Théophile Gautier séjourne à Constantinople pendant l’été 1852. Libéré pendant deux mois de ses obligations de journaliste à La Presse, c’est dans ce quotidien qu’il publie d’abord, sous forme de feuilletons, les différents chapitres qui seront ensuite repris pour former Constantinople, récit de voyage paru chez Lévy en 1853. Gautier, à cette époque-là, est tout à la fois un poète, un romancier et un critique tourné vers toutes les formes d’art. Ses Voyages, déjà nombreux, se nourrissent de cette production, et du savoir qu’elle véhicule. Aussi, il ne faut pas croire trop vite à la feinte modestie du narrateur, qui se présente comme un simple « daguerréotypeur littéraire1 ». Si Gautier est certes un observateur hors pair, il est aussi, avant tout, un écrivain qui, tout en donnant à voir le réel, réorganise littérairement celui-ci et révèle du même coup sa propre vision du monde – un monde où l’art serait consubstantiel à la vie quotidienne.
La capitale ottomane est à cet égard exemplaire : dans les bazars, dans les cafés, dans les rues, partout le promeneur en quête du divers retrouve, notamment à travers la multiplicité des peuples et des religions qui s’y côtoient (Turcs, Grecs, Arméniens, Juifs…), le chatoiement des costumes que célèbrent, tout au long du xixe siècle, les peintres orientalistes2. Son regard, on le sait, est largement conditionné par les Salons parisiens qu’il fréquente assidûment, et, lorsqu’il se rend en Égypte, à la fin de sa vie, à l’occasion de l’ouverture du canal de Suez, c’est encore à travers un célèbre tableau de Marilhat qu’il perçoit la place de l’Ezbekieh, au Caire3. Mais l’Orient de Gautier n’est pas qu’un « tableau » vivant. Ou plus exactement, sa nature visuelle est plus complexe, puisqu’il constitue aussi une sorte de scène qu’on retrouve, de manière condensée, dans le théâtre populaire de Karagheuz, auquel tout un chapitre de Constantinople est consacré4.
Il s’agit d’un théâtre constitué de marionnettes composées de figures plates, colorées et articulées, fixées sur une baguette et déplacées derrière un écran éclairé. Ce théâtre d’ombre, joué pendant la période du Ramadan, renvoie à une tradition orale qui semble être originaire d’Égypte et qui se serait ensuite développée, à partir du xvie siècle, dans l’empire ottoman, où il s’est implanté dans les grandes villes, pour décrire « les types et les mœurs de la population bigarrée de la capitale », selon l’Encyclopédie de l’Islam5. Un certain nombre de pièces ont été rassemblées et mises par écrit au xxe siècle, d’abord en Allemagne, par Helmut Ritter6, mais aussi en Turquie, bien sûr, où Metin And, spécialiste du théâtre turc, donne du personnage principal la définition suivante :
Karagöz a un visage rond, ses yeux sont vifs et hardis, marqués de grandes pupilles noires, de là son nom « œil noir » ou « l’homme aux yeux noirs ». Il a un nez camus et une épaisse barbe noire frisée et taillée en rond. Son crâne, complètement chauve, est entouré d’un énorme turban […]7.
C’est une figure licencieuse, subversive, et relevant de la caricature, comme tous les autres personnages qui apparaissent dans ce théâtre populaire turc, dans lequel Gautier devait évidemment retrouver des échos des nombreux spectacles populaires (diorama, marionnettes, mimes, acrobates…) dont il rendait compte dans la presse française8. Lorsqu’il s’assied « au premier rang, tout à fait en face du théâtre de Karagheuz9 », le narrateur de Constantinople n’est donc pas en terrain complètement inconnu. Sans doute Gautier ne sait-il pas le turc. Mais il est accompagné, dans ses pérégrinations urbaines, par un guide-interprète que lui avait recommandé Maxime Du Camp10. C’est l’« ami constantinopolitain » avec lequel il assiste à ce spectacle de marionnettes11.
Gautier n’est pas le premier Européen à s’intéresser à la figure de Karagheuz. Son ami Nerval, avant lui, y avait consacré un chapitre de son Voyage en Orient12. Et d’autres voyageurs, peu après lui, s’y attacheront aussi dans leur récit, tels Méry, Énault ou Ubicini. Mais il est le seul à intégrer cette figure dans la représentation globale qu’il donne de Constantinople : situé entre le chapitre XIII consacré au « Cimetière de Scutari », donc au monde des morts, et le chapitre XV intitulé « Le sultan à la mosquée – dîner turc » (retour au monde des vivants), le théâtre de Karagheuz apparaît comme une sorte de lieu transitionnel, à la fois mise en abyme et envers de la société turque, elle-même représentée au théâtre à travers un certain nombre de personnages caricaturaux, tels le nain, l’ivrogne, l’opiomane, mais aussi différents peuples vivant à Constantinople (Kurdes, Grecs, Persans…), parodiés à travers l’amplification de leurs traits supposés caractéristiques.
Karagheuz, le héros de ce théâtre de marionnettes, s’exprime en langage populaire. Gautier, en référence à la tradition de la Commedia dell’arte, l’appelle le « polichinelle turc13 ». Celui-ci a pour compère « Hadji-aïvat » (Hacivad, selon la graphie turque moderne), « mi-parti de Mascarille et de Bertrand14 », écrit le narrateur de Constantinople en renvoyant respectivement à la comédie moliéresque et aux Fables de La Fontaine15. Comme il le fait souvent, Gautier « traduit » l’Orient, non pas pour le réduire à un calque (ou une forme dégradée) de l’Occident, mais d’abord par souci d’intelligibilité – il montre ainsi, du même coup, que l’expérience qu’il accomplit en tant que voyageur est partageable, qu’elle peut être revécue en imagination par ses lecteurs restés en France16, mais aussi, corollairement, que ces deux mondes que l’on dit si différents l’un de l’autre, voire « opposés » ou « ennemis », peuvent en réalité être très proches, par exemple sur le plan de la culture populaire17. Ainsi, la figure de Karagheuz est pour Gautier une variante d’un type, certes issu de l’art populaire turc, mais dont les caractéristiques et la signification ont une portée universelle.
Le monde à l’envers
Gautier, comme Nerval, visite Constantinople à l’époque du Ramadan. D’où l’atmosphère de fête qui se dégage de son récit : au moment de la rupture du jeûne, lorsque le soleil se couche, les rues s’animent et les musulmans peuvent désormais boire et manger. Ils assistent aussi à des spectacles, et c’est dans ce contexte que s’inscrivent les représentations de Karagheuz, lesquelles peuvent avoir lieu soit dans les cafés (le public est alors masculin), soit dans des appartements (les femmes peuvent alors y assister), soit encore dans un lieu dédié, comme le petit jardin décrit par Gautier et situé dans le quartier de Péra (aujourd’hui Beyoglu), là où se trouvaient les hôtels et les ambassades européennes. Voyons comment il rend compte de la première représentation à laquelle il assiste :
Le jardin décrit tout à l’heure renferme une beauté mystérieuse, une houri de Mahomet qui excite au plus haut degré les désirs libidineux de Karagheuz. Il voudrait pénétrer dans ce paradis défendu par des gardiens farouches, et invente, pour y réussir, toutes sortes de ruses successivement déjouées : tantôt c’est un eunuque qui le menace de son sabre, tantôt un chien aux dents aiguës, aux abois turbulents, qui se jette après ses jambes et lui pille les mollets ; Hadji-aïvat, non moins libertin que son maître, tâche de se substituer à Karagheuz et de se glisser à sa place auprès de cette belle. Il complique la situation par toutes sortes de balourdises perfides, causes d’altercations et de luttes comiques entre lui et son patron. Cette canaille n’a même pas la vertu de Mascarille, qui ne fait pas la cour aux maîtresses de Lélie.
Un nouveau personnage se présente. C’est un jeune homme, un fils de famille, vêtu de la redingote et coiffé du tarbouch, comme un jeune Turc d’ambassade. Il tient à la main un pot de basilic, symbole de l’état de son âme, déclaration d’amour visible et permanente ; Karagheuz avise ce naïf amoureux et s’attache à lui ; il lui soutire de l’argent en lui promettant de le faire parvenir jusqu’à celle qu’il aime, et le promène comme un valet de Molière, un Valère ou un Éraste bien idiot et bien crédule ; son espoir est d’entrer à la suite de l’effendi dans ce paradis défendu par des Noirs à la cravache flamboyante, et de lui souffler scélératement sa belle.
Des Persans, attirés par la réputation de cette beauté, viennent aussi faire pied de grue devant les grilles du jardin. Ils sont montés sur des chevaux tigrés et caparaçonnés de harnais bizarres. De hauts bonnets de peau d’Astracan s’élèvent sur leurs têtes, et ils tiennent à la main leurs haches d’armes inséparables. Karagheuz tâche de se concilier les nouveaux venus, et leur conte toutes sortes de bourdes plus absurdes les unes que les autres, mais proportionnées à la stupidité que les Turcs supposent aux Persans. Hadji-aïvat les capte aussi de son côté, et cette concurrence produit une dispute qui se termine par une prodigieuse volée de coups de pied et de coups de poing que Karagheuz administre à son confident. Pendant cette rixe, l’amoureux se glisse dans le harem, dont la porte se referme sur le nez des Persans ébahis, qui, se ravisant, tombent de concert sur Karagheuz et Hadji-aïvat, et forment une mêlée générale accueillie par les rires inextinguibles de l’auditoire18.
Nous sommes ici, clairement, dans un monde « carnavalesque », au sens bakhtinien du terme – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Gautier, dans ce même chapitre, fait allusion à Rabelais, dont il dit qu’il faudrait utiliser le « dictionnaire » (c’est-à-dire le langage spécifique) pour rendre compte des « gaudrioles hyperboliques » de Karagheuz19. Toutes les valeurs qui ont cours habituellement dans la société ottomane sont ici inversées. Alors que les contacts entre les sexes sont strictement codifiés, Karagheuz fait tout pour pénétrer dans le « jardin », métaphore ou seuil du harem qui abrite une beauté orientale. Les « désirs libidineux », fortement contrôlés dans la vie de tous les jours, s’expriment ici librement, bien que médiatisés par une représentation théâtrale que l’atmosphère de fête nocturne autorise. À l’instar du Carnaval dans la culture paysanne française décrite par Bakhtine, où le corps désirant et les jouissances matérielles font l’objet d’une revalorisation, le théâtre de Karagheuz apparaît, dans le contexte urbain ottoman, comme une forme de libération du désir, tolérée et ritualisée à l’époque du Ramadan.
La « libération » sexuelle de Karagheuz entraîne avec elle une tentative de revanche sociale, à travers un renversement hiérarchique parfaitement visible dans le deuxième paragraphe de l’extrait cité. En effet, alors que Karagheuz a clairement des origines populaires, il parvient à duper un « fils de famille » qui, tout en maîtrisant parfaitement le code de la séduction amoureuse, se fait promener « comme un valet de Molière » devant le jardin de sa bien-aimée. Le jeune effendi parviendra certes, in fine, à entrer dans le harem, mais il y aura laissé, de manière hautement symbolique, une partie de sa bourse. Quant à Karagheuz, il prend sa revanche d’une autre façon en administrant « une prodigieuse volée de coups de pied et de coups de poing » à Hadji-aïvat, dont Gautier pense à tort, sans doute parce que son modèle principal est le théâtre de Molière, qu’il est le serviteur, alors qu’il incarne en réalité un milieu social plus élevé, celui du petit-bourgeois cultivé mais qui fait état de son savoir20. Il est vrai qu’à l’intérieur de la pièce telle qu’elle est décrite dans Constantinople, ce renversement des rôles n’est que provisoire, puisque tout se termine de manière bouffonnement « égalitaire », dans une mêlée généralisée.
Karagheuz peut d’ailleurs apparaître aussi comme une victime qui se fait gruger par plus malin que lui. Ainsi, dans la seconde pièce à laquelle Gautier assiste, intitulée Le Mariage de Karagheuz : alors même qu’il respecte toutes les exigences (dont celle de la chasteté) précédant la cérémonie du mariage, il se retrouve « père le jour même de ses noces, phénomène qui l’étonne singulièrement et auquel il finit par se résigner comme un mari parisien21 ». Outre une allusion à la prolifération des vaudevillistes sur les scènes françaises, dont l’un des plus connus reste Scribe, il y a là, très certainement, un clin d’œil à Nerval, qui disait avoir vu, à Constantinople, une pièce de théâtre, au titre étonnant de Karagheuz victime de sa chasteté22. D’ailleurs, au narrateur du Voyage en Orient, qui s’étonnait, dès le début de son chapitre « Caragheuz », que des enfants soient mis en présence de « cette indécente figure », pour en tirer la conclusion que « l’Orient a d’autres idées que nous sur l’éducation et sur la morale »23, Gautier répond implicitement, après avoir assisté à une représentation où des petites filles rient de bon cœur à la vue des prouesses érotiques de Karagheuz :
Comment accorder ce spectacle si libre avec des mœurs si sévères ? N’est-ce pas parce qu’il faut toujours quelque rondelle fusible à la chaudière trop poussée, et que la morale la plus exacte doit laisser un échappement à la corruption humaine24 ?
Bakhtine, en anthropologue de la culture, exprimerait en d’autres mots un point de vue sans doute très proche sur cette liberté ponctuellement tolérée, parenthèse nécessaire et régénératrice à l’intérieur même du cadre des contraintes sociales.
Une subversion esthétique
Karagheuz est aussi l’occasion, pour Gautier (qui, en ce sens, reste proche du romantisme), de se livrer à une contestation du canon esthétique traditionnel. Le « polichinelle turc », en effet, est qualifié par le narrateur de Constantinople de « figurine grotesque25 ». Nul jugement de valeur dépréciatif dans ce prédicat, mais une référence à un « genre » inspiré de l’Antiquité et que la peinture de la Renaissance affectionnait, ainsi qu’à un style pratiqué par des écrivains, essentiellement du xviie siècle (Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Scarron…), auxquels Gautier avait consacré une série d’articles publiés dans un recueil qu’il avait précisément intitulé Les Grotesques. Il y montrait que ces poètes et prosateurs, précisément parce qu’ils s’étaient éloignés de la « pureté classique », avaient donné à leurs compositions « une bien plus large place à la fantaisie, au caprice régnant26 ». Contre la ligne droite (aussi bien dans la réalité du voyage que sur le plan de la poétique viatique27), les deux amis valorisent la courbe, l’arabesque, le zigzag, le détour…
Bien entendu, le sens pris par le mot grotesque, associé à Karagheuz, est plus proche de celui que nous connaissons aujourd’hui (« qui prête à rire par sa bizarrerie »), mais il n’en continue pas moins à véhiculer la dimension esthétique des ornements fantaisistes caractéristiques du style des ornements redécouverts au xvie siècle lors des fouilles qui mirent au jour la Domus aurea de Néron. Autrement dit, si les différents prédicats employés par Gautier pour caractériser le théâtre de Karagheuz ne sont pas toujours indemnes d’une certaine distanciation – manière, sans doute, d’anticiper la réaction d’un public français moins cultivé que lui et qui pourrait s’offusquer de tant d’étrangeté –, ils ne sauraient non plus être réduits à des jugements de valeur purement négatifs, au rejet d’un Orient « autre », y compris lorsqu’il est question de la « gothique barbarie » de ces marionnettes, dont le narrateur de Constantinople précise aussitôt que « ces figurines, comme tout ce qui est primitif, ont un caractère que leur ôterait une plus savante exécution28 ». Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que ce dernier interprète l’art populaire de la marionnette turque comme une machine de guerre anti-classique. Le lexique qu’il emploie pour parler de Karagheuz est révélateur à cet égard : outre le « grotesque », déjà cité, on trouve dans le même chapitre les notions de « burlesque29 », de « comique30 », de « parodie31 », enfin de « caricature32 » – l’ensemble de ces termes ayant pour point commun de se situer en opposition à toute forme de sérieux.
Si les aventures de Karagheuz suscitent une franche hilarité chez les spectateurs du théâtre de marionnettes turc, il est d’autres figures de Constantinople qui comportent également une dimension grotesque, mais face auxquelles le voyageur, lui, ne rit plus, éprouvant au contraire un sentiment d’horreur. On en trouve des exemples aussi bien en amont qu’en aval du chapitre consacré à Karagheuz, comme si celui-ci constituait la variante parodique de toute une série de personnages orientaux dont le corps apparaît comme déformé. Ainsi dans le chapitre consacré aux derviches hurleurs (moines soufis), Gautier s’attarde sur un « fou » placé à l’entrée de leur monastère :
Je n’oublierai jamais ce masque court, camard, élargi, qui semblait s’être écrasé sous la pression d’une main puissante, comme ces grotesques de caoutchouc qu’on fait changer d’expression en appuyant le pouce dessus ; de grosses lèvres bleuâtres, épaisses comme celles d’un nègre ; des yeux de crapaud, ronds, fixes, saillants ; un nez sans cartilage, une barbe courte, rare et frisée, un teint de cuir fauve, glacé de tons rances et plus culotté de ton qu’un Espagnoleto, formaient un ensemble bizarrement hideux, tenant plus du cauchemar que de la réalité. Si, au lieu de ses haillons sordides ce monstre eût porté un surcot mi-parti, on eût pu le prendre pour un de ces fous de cour qu’on voit dans les anciens tableaux d’apparat, un perroquet sur le poing ou tenant un lévrier en laisse33.
On est ici, clairement, dans une version horrifiante du grotesque, un grotesque noir, qui serait comme l’émanation d’un « cauchemar » – on observera au passage que c’est, comme par hasard, à la figure d’un « nègre », représenté de façon caricaturale, qu’est comparé ce « monstre », mi-homme, mi-bête : les représentations raciologiques du Noir sont parmi celles qui, traditionnellement, sont le plus systématiquement dévalorisantes34, et, il faut bien le dire, Gautier, comme du reste nombre de ses contemporains, tombe dans le piège de ce discours stéréotypé35. Du reste, on trouve dans Constantinople plusieurs figures comparables, en particulier lorsqu’il est question des eunuques noirs, affectés à la garde du harem. Ainsi, juste avant de parvenir au théâtre de Karagheuz, le narrateur peut observer, devant une caserne, des courses de chevaux, dont certains sont montés par des « eunuques noirs, aux joues bouffies et glabres, aux jambes démesurées36 ». On retrouvera cette figure au chapitre XX, celui consacré à la fête du Beïram (qui suit le Ramadan), où défilent tous les personnages qui accompagnent le sultan lors de sa prière à la mosquée Saint-Sophie – parmi ceux-ci, « le kislar-agassi [le chef des eunuques noirs] est assez hideux, avec sa noire figure glabre, peaussue, et glacée de tons grisâtres37 ». La caricature vire ici au monstrueux, à l’horrible, bref à une forme de grotesque qui trahit une fascination esthétique (c’est-à-dire un double mouvement d’attrait et de rejet) pour le corps déformé.
Le chapitre sur Karagheuz joue donc un rôle central, à la fois par sa place dans Constantinople et par la façon dont il rayonne, par un feu sombre, dans l’ensemble du récit de voyage de Gautier, jusque dans le chapitre sur l’Elbicei-Atika, le musée des anciens costumes de l’empire ottoman, où le narrateur retrouvera des mannequins parmi lesquels des « nains fantasquement accoutrés », qualifiés de « petits monstres […] grotesquement hideux38 », qui renvoient à des personnages réellement vus lors de la prière du sultan à la mosquée. Même s’il affectionne le pittoresque enchanteur et les scènes de genre colorées, Gautier a aussi un imaginaire sombre de la capitale ottomane, voire une vision cauchemardesque qui doit peut-être plus aux Orientales de Hugo (pensons à des poèmes comme Les Têtes du sérail ou Les Djinns) qu’à des peintres orientalistes comme Decamps et Marilhat, que par ailleurs il affectionnait beaucoup.
Variations sur l’œil noir
En guise de conclusion, on peut revenir un instant sur l’étymologie de Karagheuz, « œil noir ». D’où vient cette appellation ? Il ne semble pas que les spécialistes aient une réponse bien claire à ce sujet. Metin And y voit un indice de l’origine tsigane de Karagheuz39. L’article qui lui est consacré dans l’Encyclopédie de l’islam précise : « Il se déclare tzigane ; bien que forgeron de métier, il est souvent chômeur […]40. » Sans doute les Tsiganes, qui séduisaient Gautier et dont il savait qu’ils venaient d’Inde41, avaient en général la peau foncée. Gautier en parle à plusieurs reprises dans ses récits de voyage, et il évoquera encore de manière passionnée, lors de son voyage en Russie, les chants des femmes tsiganes « aux yeux de charbon allumé42 ». Mais les voyageurs en Turquie contemporains de Gautier ne font pas ce rapprochement43, et à aucun moment, le narrateur de Constantinople ne suggère que Karagheuz pourrait avoir une origine tsigane. En revanche, il est parfaitement conscient du caractère moralement subversif que véhicule ce théâtre turc, et il insiste, on l’a vu, sur « les désirs libidineux de Karagheuz44 ». Étant d’une « nature très inflammable45 », celui-ci cherche à pénétrer dans les harems où il met en scène ses « lubriques exploits46 ». Du coup, cette sexualité démultipliée peut nous inciter à établir un lien, fût-il d’ordre fantasmatique, avec l’autre grande figure orientale de la puissance sexuelle, celle du sultan, dont Karagheuz serait alors comme l’envers secrètement parodique – car, certains voyageurs contemporains de Gautier en témoignent, si tous les personnages de l’empire pouvaient faire l’objet d’une satire, le premier d’entre eux restait une personne absolument sacrée, et il n’était pas question de le représenter sous la forme d’une marionnette47. Si le rapprochement peut paraître à première vue incongru, remarquons au moins que Karagheuz et le sultan sont liés par un trait physique commun : la couleur sombre de leurs yeux. Abdul-Medjid, dont le narrateur de Constantinople brosse un portait saisissant, et dont le caractère mélancolique fait déjà l’objet d’une représentation topique chez plusieurs de ses prédécesseurs48, apparaît comme un être solitaire dont les yeux sont comparés à des « soleils noirs arrêtés dans un ciel de diamant49 », – clin d’œil, une fois encore, à l’ami Nerval, qui avait parlé, dans son propre Voyage en Orient, du « soleil noir de la mélancolie50 », en référence à la célèbre gravure de Dürer, Melencolia I (1514). Le sultan de Gautier, comme l’artiste idéalisé avec lequel il partage une solitude altière, a donc les yeux tout à la fois sombres et brillants. Karagheuz, son double inversé, a lui aussi les yeux noirs, mais ceux-ci, bien entendu, n’ont aucun rayonnement propre51. Sur ce plan-là, il constitue un double dégradé du padischah. Mais tous les autres éléments physiques de ces deux figures seront désormais antithétiques : alors que Karagheuz, offrant « une caricature assez bien réussie du type turc », a un nez « en bec de perroquet52 », le sultan, lui, a un nez qui « n’a pas cette courbe aquiline du type turc53 ». D’ailleurs, si la physionomie d’Abdul-Medjid est « extra-humaine », comme si son regard était déjà tourné vers le monde de l’au-delà, celle de Karagheuz, toute terrestre, « présente un mélange de bêtise, de luxure et d’astuce54 ».
En tout cas, contrairement au sultan qui, disposant librement de toutes ses concubines, apparaît comme un être blasé et presque mort au monde, Karagheuz parvient à maintenir une libido frémissante, subversive et de surcroît source de plaisir partagé – y compris chez de toutes jeunes spectatrices, comme ces petites filles de 8 ou 9 ans aux « beaux yeux étonnés et ravis, épanouis comme des fleurs noires55 ». Il y a ici, sans doute, une parenté baudelairienne chez le narrateur de Constantinople – mais sans la culpabilité qui hante le poète des Fleurs du mal. En terminant son chapitre sur Karagheuz par la vision de ces « petits anges naïvement corrompus56 », Gautier anticipe sur un sujet promis à un bel avenir : celui de la sexualité enfantine. Mais il n’est bien sûr pas un psychanalyste avant l’heure. En revanche, il est bel et bien un écrivain dont la vision du monde est très largement matérialiste : la notion chrétienne de péché originel est pour lui un obstacle à une jouissance de l’être qui, pour être pleine et entière, doit être aussi corporelle57. D’où l’attraction qu’exerce sur lui, autant que sur les petites filles à côté desquelles il est assis, cet œil noir, dont on retrouverait la trace ailleurs dans son œuvre, par exemple dans la nouvelle fantastique Arria Marcella (1852)58. En tout cas, il est certain qu’à travers cette marionnette turque, c’est bien la question du désir et de sa représentation artistique qui est traitée.
Alors qu’il était très apprécié de son public oriental, Karagheuz ne plaisait pas à tous les voyageurs, surtout à l’époque du Second Empire, on s’en rendra compte si l’on se reporte à ce qu’en disait Louis Énault, écrivain aujourd’hui bien oublié, mais fort connu de son temps, et qui assurait en 1855 :
L’unique théâtre national de Constantinople n’est ouvert que pendant les fêtes du carême musulman. Ce théâtre est celui de Karagheuz – l’Homme aux yeux noirs. – Nous lui devons une mention pour être complet, mais non pas une place, dans ce livre qui veut respecter la pudeur59.
Gautier, lui, aura fait mieux que lui accorder une place : une dignité littéraire.