On sait que Nicolas Bouvier exerçait la profession d’iconographe, terme qu’on pouvait trouver dans l’annuaire genevois à côté de son adresse professionnelle : il rassemblait des images qu’on lui demandait, pour tel ou tel ouvrage, sur les sujets les plus divers1. Cette activité, qu’on serait tenté de considérer dans un premier temps comme simplement « alimentaire », fut en réalité capitale2.
Si le lien entre voyage et iconographie, dans l’œuvre de Bouvier, n’a pas été négligé par la critique3, on sait assez peu que celui-ci collabora aussi avec des cinéastes. Il s’associa ainsi au réalisateur genevois Alain Bordier pour faire, au début des années 1980, un film sur le pacifisme européen (« La peur ou la paix »), film destiné à l’émission « Temps présent » de la Télévision suisse romande. On était encore en période de guerre froide, et il est tout à fait remarquable que Bouvier se soit intéressé aux milieux culturels alternatifs allemands et au rôle des églises protestantes hollandaises pour montrer qu’il existait en Europe occidentale un mouvement pour la paix (il préférait cette expression à celle de « pacifisme ») – mouvement qu’il prit très au sérieux et qu’il sut défendre avec intelligence et fermeté, face à un journaliste manifestement convaincu que tous ceux qui plaidaient, en Europe de l’Ouest, pour un désarmement général, étaient « téléguidés » par Moscou, comme on le voit dans un entretien à la TSR réalisé en 1983, avant même la projection de ce film4.
On ne veut évidemment pas dire par là que Bouvier fut un intellectuel engagé : sa méfiance à l’égard de toutes les idéologies l’a sans doute toujours empêché d’adhérer à celle qui eut de nombreux sympathisants parmi les intellectuels, écrivains et artistes d’après-guerre, le communisme. Pour autant, il ne fut nullement un auteur insensible aux questions politiques et sociales de son temps, questions que ses nombreux déplacements ne pouvaient manquer de susciter – et qui le conduisirent, parfois, à une mise à distance de son propre milieu d’origine. Ses collaborations avec des cinéastes y ont sans doute contribué.
On prendra ici l’exemple du scénario de film intitulé « Ouest-Est – voyage en Orient ». Ce film n’a jamais vu le jour, mais il nous reste un tapuscrit, daté de 19725, et dû à la plume de Nicolas Bouvier, qui s’était associé pour la circonstance au réalisateur suisse Peter Ammann. Celui-ci, né en 1931 à Zurich, a fait des études de musicologie et de psychologie, mais il a aussi connu une carrière de cinéaste, après avoir été assistant de Fellini pour le Satyricon (1969). Ainsi, en même temps que le projet « Ouest-Est – voyage en Orient », il avait produit le film Der rote Zug (Le Train rouge, 1972), qui traite du thème des immigrés italiens en Suisse6.
Lorsque nous avons contacté Peter Ammann pour lui demander dans quelle mesure le scénario de « Ouest-Est » était bien dû à la plume de Bouvier, il nous a donné les précisions suivantes : l’idée initiale du film vient de lui, Ammann, qui voulait faire un film au croisement du documentaire et de la fiction7 ; ce premier projet de film n’ayant pas obtenu de financement, un second projet a vu le jour, à la suite de la rencontre d’Ammann avec Bouvier, lequel est bien l’auteur du scénario, même s’il est écrit sur la base des idées initiales du réalisateur. Ce second projet fit l’objet d’une nouvelle demande de financement, elle aussi refusée8. Les raisons de ce refus ne sont pas connues, mais il n’est pas exclu que des considérations politiques y aient joué un rôle9. Le film devait durer entre 90 et 120 minutes et aurait été destiné à la fois au cinéma et à la télévision.
Si l’on revient maintenant au tapuscrit de ce projet, on peut le décrire rapidement de la façon suivante : précédé de deux citations en exergue (l’une de Lévi-Strauss, l’autre de Henry Miller), il est composé de deux grandes parties : la première, intitulée « Propos du film », est elle-même divisée en deux sous-parties, « Actualité et pérennité du voyage en Orient », d’une part, « Les voyageurs » de l’autre ; la seconde partie, « Synopsis de la route », comporte une « Introduction », puis elle décline « Les étapes », occupant les pages 18 à 40 (grand interligne) : c’est le scénario proprement dit.
Géographie et histoire : les étapes du voyage
Ce scénario entretient, à l’évidence, des liens étroits avec L’Usage du monde, puisqu’il s’agit d’un voyage en Orient dont les étapes coïncident en grande partie avec le récit de voyage de Bouvier. Indiquons-les rapidement : le couple de voyageurs, nommés simplement « IL » et « ELLE », et dont on apprendra qu’ils sont des acteurs, partent en train (avec l’Orient-express) de Lausanne ou de Zurich pour Vienne (« Adieu à l’Occident10 ») ; de là, ils se déplacent à travers l’ex-Yougoslavie – le mode de locomotion n’est pas toujours précisé : il est question de la gare de Belgrade, mais aussi d’un trajet en « cariole-stop » pour accéder à un « marché aux chevaux ou fête tzigane » (p. 22) ; étape à Istanbul (p. 24) et traversée de l’Anatolie, où les voyageurs empruntent une « charrette tortue » pour arriver à Bogazköy, un site archéologique hittite (p. 26) ; halte à Téhéran (p. 30), puis traversée de l’Iran avec des camionneurs (p. 31) et partage de la vie d’une tribu nomade dans le désert de Yezd ; étape à Kaboul et visite de communautés hippies avec des chevaux de louage (p. 34) ; halte dans la ville pakistanaise de Banou, où l’on vend « un excellent opium au kilo » (p. 34) ; visite d’un site archéologique dans la vallée de l’Indus ; enfin, les deux dernières étapes concernent le centre de l’Inde : d’abord dans la région de Gwalior-Shivpuri (considérations sur les « foires aux épouses » [p. 36]), puis Badrinath, aux sources du Gange (le couple d’acteurs se lie à un couple indien pour faire à pied ce pèlerinage dans les contreforts himalayens [p. 39]). Bouvier conclut : « Ce sera l’occasion d’introduire dans le film une dimension verticale et de vivre sur un parcours relativement court presque tous les aspects (odieux ou admirables) de la religiosité indienne » (p. 40).
On constate d’emblée une grande ressemblance avec l’itinéraire de Bouvier et Vernet, en 1953-1954, mais on observe aussi que l’Inde, totalement absente de L’Usage du monde11, constitue au contraire le point d’orgue de ce scénario de voyage. Autre élément de comparaison : le couple de voyageurs occidentaux est volontairement anonyme, ce sont des anti-vedettes : « Il faut qu’ils sachent écouter, regarder, attendre, s’effacer, faire place au paysage et aux personnages » (p. 14), écrit Bouvier qui, en tant que scénariste, rejoint parfaitement l’esthétique de la disparition qu’on a pu repérer non seulement dans son premier récit de voyage, mais aussi, bien sûr, dans Le Poisson-Scorpion12. Bouvier précise d’ailleurs, dès la première page du scénario : « Son sujet [celui du film], son héros véritable, c’est une route » (p. 3). On pense bien sûr à Kerouac (On the road, 1957), sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit, ici, d’un clin d’œil ou d’une simple parenté d’esprit.
On observe par ailleurs que, comme dans L’Usage du monde, les étapes de ce parcours sont rarement de grandes villes. Il s’agit bien d’un voyage en Orient, dont Bouvier retrace d’ailleurs une sorte de brève histoire, mais aucune des étapes traditionnelles, chez les écrivains voyageurs du xixe siècle, n’apparaît dans le scénario « Ouest-Est », à l’exception d’Istanbul, perçue ici comme l’entrée dans le monde islamique. Même lorsqu’il est question de l’Inde, aucune des métropoles où pourtant Bouvier a séjourné, en 1954, comme Dehli ou Bombay13, ne fait l’objet d’une description dans le voyage du couple d’acteurs. Ceux-ci, en revanche, cultivent l’exploration des marges, que ce soit en allant voir le théâtre de marionnettes de Karaghöz dans les banlieues d’Istanbul (p. 25), ou en se rendant dans les montagnes afghanes à la rencontre de communautés hippies « retournées à l’état primitif » (p. 33). On reconnaît le goût de Bouvier pour les zones frontières, favorables à ce que Foucault nomme des « hétérotopies », des espaces à la fois autres, extérieurs aux grands centres, et capables de produire des formes de créativité qui constituent en retour un potentiel critique.
Bouvier écrit, dans une parenthèse consacrée à l’étape de Sungurlu, en Turquie – épisode où il est question de la civilisation hittite –, que « le voyage se fait aussi dans le temps » (p. 29). En effet, c’est l’un des aspects importants de cette pérégrination, à laquelle le scénariste donne une profondeur historique encore plus grande dans une sous-partie de son commentaire introductif intitulée « La tradition » :
Le magnétisme que la vieille Asie exerce sur notre jeunesse, et cette migration vers l’Est qui deffraie [sic] la chronique ne sont qu’un accès récurrent d’une fièvre extrêmement ancienne, d’une attirance millénaire dont il nous faut examiner la nature.
[…]
L’Orient […] d’où vient la lumière, où les textes sacrés placent le Paradis Perdu, d’où nous sont venus la plupart de nos mythes et de nos dieux est le lieu naturel où nous irions chercher les anciennes recettes de vie et les réponses à un certain désarroi contemporain.
Symboliquement, le « Voyage vers l’Est » équivaut à une recherche des origines, à la restauration d’une unité aujourd’hui perdue.
Cette perte a été ressentie très tôt : Hérodote à travers ses « Enquêtes » souhaite passionnément réconcilier la jeune pensée grecque et « sa mère » la Perse. Alexandre le Grand marie par centaines ses soldats avec de jeunes Iraniennes, et ses successeurs, voisins sur l’Indus de la grande dynastie des Gouptas organisent des colloques conservés dans les « Entretiens de Milinda » où sages védantistes et philosophes pythagoriciens confrontent leur vision du monde (p. 8-9).
Le scénariste poursuit sur deux pages cette généalogie des contacts entre Orient et Occident, placée sous le signe d’une quête spirituelle, dont le roman Sidharta de Hermann Hesse, « livre de chevet des hippies des années 1970 » (p. 10), ne serait qu’un avatar moderne. Bouvier est un passionné d’histoire, et même d’une histoire que nous dirions aujourd’hui « globale ». Il a d’autre part une manière qui n’est qu’à lui de situer tel ou tel phénomène dans la longue durée, mais d’en faire aussi, parfois, une présentation synthétique qui lui donne la force des analyses percutantes – ici, dans un esprit « postcolonial » avant la lettre :
L’opium et ses dérivés, c’est la revanche de l’Asie pauvre contre l’Europe coloniale. Au xixe, l’Angleterre fait une guerre à la Chine pour lui imposer l’opium indien. Aujourd’hui la Chine ne fume plus, l’Angleterre est remplie de drogués. Juste retour de bâton (p. 34).
Signalons enfin, dans cette réactivation d’une mémoire spatiale qui fait du voyageur une sorte d’intermédiaire prédestiné entre l’Orient et l’Occident, l’épisode des fouilles de Mohenjo-Daro et de Harappa, au Pakistan. Ces deux villes de la vallée de l’Indus ont fait l’objet de fouilles importantes à partir des années 1920. Elles ont émergé vers 2600 avant J.-C., ont disparu vers le xviiie siècle av. J.-C., et ont abrité des dizaines de milliers d’habitants. Elles témoignent d’un état de développement urbain déjà très avancé, avec un tracé des rues rectiligne et des habitations construites selon des dimensions standardisées. Bouvier en fait la lecture suivante, à la fois surprenante et extrêmement intéressante par l’« écrasement » temporel que dénote sa comparaison avec le monde moderne :
Ces villes exhumées vieilles de 4 ou 5000 ans expriment un cafard certain. Rues tracées au cordeau, immenses manufactures pour un prolétariat pré-industriel. Dortoirs et mangeoires collectifs. « Quartiers ouvriers aux logements identiques » (Lévy-Strauss [sic]) et quartiers « bourgeois » monotones et cossus. Pas d’art monumental ou presque. Ces villes « industrielles » de la civilisation de l’Indus préfigurent une culture mécaniste et prolétarienne qui fait penser au cauchemar d’Orwell (p. 35)14.
Puis Bouvier ajoute deux éléments illustrant l’actualité de ce qu’il perçoit comme une utopie négative : « Les conditions prolétariennes dans l’Inde urbaine d’aujourd’hui. Extraits des Temps modernes. Flash-back sur le travail à la chaîne en Occident15 » (p. 36). Ainsi le passé peut-il éclairer le présent, mais aussi déconstruire une opposition souvent réductrice entre Orient et Occident, fût-ce pour donner une version pessimiste de cette rationalité dont le grand anthropologue Jack Goody essaiera de démontrer, quelques décennies plus tard, qu’elle n’est nullement une prérogative de la civilisation occidentale, mais que, replacée dans la très longue durée, elle constitue un phénomène qu’on peut observer également en Asie16.
Une réécriture de L’Usage du monde
Examinons maintenant de plus près en quoi le scénario du film « Ouest-Est » renvoie à certains épisodes de L’Usage du monde, mais aussi en quoi il les modifie et en déplace parfois le sens.
On peut repérer, pour commencer, quelques quasi-citations. Dans la partie « Introduction » du « Synopsis de la route », Bouvier écrit ceci : « De plus, à mesure que l’on chemine, le voyage modifie le voyageur : on ne fait pas un voyage mais c’est le voyage qui vous fait » (p. 16) – écho d’une profession de foi devenue entre-temps célèbre, et qui figure à la fin de l’Avant-propos de L’Usage du monde (« On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait17 »).
Autre exemple d’emprunt, mais avec cette fois-ci un travail de déplacement : dans la 5e étape du scénario, celle consacrée à Istanbul, Bouvier note : « Le voyageur sent dans ses os que dès la rive d’Asie (Skutari) la géographie change d’échelle18 et que les distances se multiplient par trois » (p. 23) – on reconnaît une expression très proche qui se trouvait dans L’Usage du monde, mais associée à l’entrée en Anatolie, sur la route de Sungurlu : « Cette fois-ci, le monde a changé d’échelle, c’est bien l’Asie qui commence !19 ». Il y a là le signe d’un déplacement d’accent, à une dizaine d’années d’intervalle : alors que la ville nommée ironiquement « Constantinople », dans L’Usage du monde20, apparaissait déjà fortement occidentalisée, donc souvent dépourvue de tout charme proprement oriental, « Istanboul », dans le scénario du film « Ouest-Est », est au contraire le lieu même où passe la frontière entre l’Orient et l’Occident, et où les voyageurs ont le sentiment de basculer dans un nouvel univers : « C’est à Istanboul qu’on prend conscience de la séparation des sexes en terre d’islam » (p. 24). Sur les raisons de cette « orientalisation » d’Istanbul, on ne peut qu’émettre des hypothèses. L’une d’elles serait que, s’adressant potentiellement à un plus large public en rédigeant le scénario d’un film, Bouvier intègre des représentations largement partagées et issues des voyageurs du xixe siècle, âge d’or du voyage en Orient, où Constantinople apparaissait encore, malgré les réformes à l’européenne déjà en cours, comme un espace largement islamisé – ainsi chez Gautier qui, dans Constantinople (1853), fait observer qu’on ne voit que très peu les femmes, notamment dans les lieux publics, ce qui lui permet de contester de manière humoristique le cliché d’un Orient comme lieu d’une sexualité facile21. On voit que même replacé dans la tradition des voyageurs romantiques, Bouvier se situerait plutôt dans une perspective anti-exotique, refusant de jouer sur l’obsession occidentale du dévoilement orientaliste.
Voici un dernier exemple de ce type de réemploi. Dans la partie iranienne de l’itinéraire que parcourt le couple d’acteurs, Bouvier se livre à une très belle description de la piste conduisant de Surmak à Yezd :
Désert rouge et noir coupé d’étendues de sel blanc. Incroyable transparence de l’air. On voit de très loin les rares bourgs poussés sur des sources. Ce sont d’énormes châteaux crénelés complètement fermés qui s’élèvent dans ce paysage minéral (p. 32).
Le scénariste emprunte ici au voyageur qui avait déjà parlé, dans L’Usage du monde, des « étendues rouges et noires semées de taches de sel22 » du désert qu’il fallait traverser pour arriver à Yezd. Mais ce qui frappe, c’est que la réécriture de ce passage neutralise le sujet de la perception. Alors que, dans le texte viatique, nous avions encore affaire au récit d’une aventure, avec deux sujets confrontant leur perception respective (« cette construction, là-bas, sous un arbre isolé, combien de kilomètres ? Thierry dit quatorze ; moi, dix-sept23 »), dans le scénario, le sujet percevant est réduit à un « on » généralisant, évacuant la dimension personnelle de l’aventure au profit de l’aspect proprement visuel du paysage décrit, tel que l’image cinématographique pourrait la construire.
Certains renvois à L’Usage du monde peuvent donner lieu à des développements plus importants dans le scénario de « Ouest-Est ». Ainsi, à propos du site archéologique de Bogasköy, entre Ankara et Malatya, en Turquie. Bouvier évoque d’abord le « grincement d’essieux d’une mélancolie invraisemblable » des vieilles charrettes à buffles anatoliennes (p. 26) – reformulation synthétique d’un passage magnifique du récit de voyage, qui commençait par « il faudrait pouvoir “bruiter” l’Anatolie24 ». Mais dans le texte du scénario, Bouvier ajoute aussi des éléments nouveaux, peut-être à la suite de lectures faites entre-temps, et, sans doute, avec l’idée de revenir à des souvenirs non utilisés dans son récit de voyage :
Le village. Aujourd’hui composé de quelques maisons à galeries le long d’une ruelle en pente bordée de saules, Bogasköy fut voici 3500 ans une des capitales de l’empire hittite. À l’époque où nous y sommes passés (N. Bouvier), les archéologues qui vivaient dans la plus grosse maison du village ne savaient plus s’ils parlaient allemand, turc ou akadien. À force de vivre au deuxième millénaire avant J.-C., ils avaient fini par ressembler aux dieux camus sculptés dans les falaises voisines du village dont ils déchiffraient les secrets. Ils vous offraient de la soupe, un coin de cuisine pour dormir, et parlaient merveilleusement de ce que le voyageur pourrait voir le lendemain. Peut-être n’y sont-ils plus, mais je suis certain que ceux qui les ont remplacés sont affligés du même complexe de Shéhérazade (p. 27).
Une page comme celle-ci est évidemment quelque chose comme un supplément aux Mille et une Nuits25, avec cette figure inattendue de l’archéologue en dispensateur d’une parole vive et enchanteresse, en prise directe sur l’Orient et sur son passé, immergé de surcroît dans une réalité linguistique plurielle et hybride, vécue de manière harmonieuse.
Le dernier élément qu’on voudrait mettre ici en évidence est celui du voyage en Orient comme forme de critique, directe ou indirecte, de la société de départ. Ce type de réflexion figurait de manière éparse dans L’Usage du monde. Ainsi Bouvier note-t-il au détour d’une phrase, lorsqu’il se trouve en Macédoine, que « dans nos climats […] le mental s’est tellement développé au détriment du sensible26 ». Ou encore lorsqu’il se trouve avec Thierry Vernet sur la route d’Ispahan : « Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien27 », écrit-il en une allusion transparente aux Lettres persanes (1721) de Montesquieu. Or, on retrouve ce thème de la critique de l’Occident dans un paragraphe intitulé « l’attitude occidentale » qui précède le scénario du film « Ouest-Est » :
Enfin, l’expérience du voyage, le renouvellement qu’il apporte, le dépaysement qu’il entraîne permet aux voyageurs de jeter sur l’Occident dont ils s’éloignent un regard objectif et neuf. Le bénéfice est donc double : découverte de l’Orient et prise de conscience du monde dans lequel on a jusqu’alors vécu (p. 7).
Sans avoir la radicalité de la critique d’une forme d’eurocentrisme qu’Edward Said, quelques années plus tard, appellera le « discours orientaliste28 », la vision comparative de Bouvier doit se mettre au service d’un relativisme culturel, voire d’une mise à distance d’une norme prétendument universaliste – qu’on l’appelle la raison, le progrès ou le capitalisme. Bouvier, ici, se situe clairement dans une tradition littéraire qui remonte au moins au siècle des Lumières, et qui fait du déplacement dans l’espace l’occasion d’un regard subversif sur son propre univers de référence, que cette critique soit politique, économique, sociale, religieuse ou culturelle. On ne veut pas dire pour autant que L’Usage du monde soit une sorte de prolongement des utopies rousseauistes, tel le Supplément au voyage de Bougainville (1772) de Diderot. Mais on voudrait attirer l’attention sur la dimension « anti-occidentale » présente chez Bouvier29, et qui se renforce à l’occasion du scénario « Ouest-Est », dans la mesure où l’auteur interprète lui-même le voyage des Occidentaux se rendant en Inde, dans les années 1970, comme l’expression d’une « contestation de notre ordre social » (p. 6) : c’est tout l’intérêt de ce texte que de traduire une sensibilité au voyage comme forme de réflexivité critique.
Thèmes nouveaux
Parmi les éléments totalement nouveaux qu’apporte le scénario du film « Ouest-Est » par rapport à L’Usage du monde, nous en citerons quatre.
Il y a premièrement – et cet élément apparaît dès le début du scénario – la présence des travailleurs étrangers qui viennent d’Europe orientale en Europe occidentale, et qui croisent des voyageurs occidentaux se déplaçant dans le sens opposé en quête d’une spiritualité orientale. Bouvier dit très bien le paradoxe de ce croisement aveugle : « Les pèlerins qui souhaitent apprendre à jeûner et les émigrants qui veulent manger à leur faim se côtoient ainsi tous les jours sur les bancs de la gare de Belgrade, dans une incompréhension probablement totale » (p. 6). Bouvier se montre ici tout à fait sensible à la légitimité de ce que nous appellerions aujourd’hui une émigration économique. Il faut rappeler que le contexte politique suisse avait changé, entre le début des années 1960 et la décennie suivante : il suffit de rappeler les séquelles politiques laissées par l’apparition, en 1970, de l’« initiative Schwarzenbach », du nom d’un homme politique zurichois qui souhaitait lutter contre « contre l’emprise étrangère ». L’initiative en question fut refusée par la majorité du peuple et des cantons, comme le Conseil fédéral avait appelé à le faire. Mais elle continua de nourrir une xénophobie ambiante. C’est donc dans le contexte de la critique d’un discours anti-immigrés qu’il faut replacer les considérations de Bouvier sur les travailleurs étrangers venant chercher du travail en Suisse, considérations qu’on retrouve à plusieurs reprises dans le scénario de « Ouest-Est », ainsi lors de l’étape de Belgrade, ce qui donne lieu à quelques rappels historiques salutaires, comme le fait que de nombreux Suisses quittèrent aussi leur pays, au xixe siècle, pour chercher du travail à l’étranger, exactement comme les travailleurs du « Sud », au xxe siècle, migrèrent pour trouver une vie meilleure en Europe occidentale :
Dans les villages yougoslaves, on fête le départ des travailleurs comme on fêtait autrefois celui des conscrits. Musique, danses, festin, beuverie, malgré la tristesse de l’occasion.
ILS [le couple d’acteurs] se font inviter à l’une de ces fêtes. ILS récoltent les récits de ceux qui sont revenus au pays après quelques années chez Volkswagen ou Citroën.
(Flash-back éventuel : fêtes, banquets ou diplômes offerts autrefois chez nous à ceux qui partaient pour le Service Étranger, ou pour les colonies lointaines après la famine de 1816)30.
C’est aussi, bien sûr, dans le contexte cinématographique qu’il faut situer l’apparition de cette thématique. Analysant la figure du saisonnier dans le « nouveau cinéma suisse », Marthe Porret montre que le film Le Train rouge (1972) de Peter Ammann – exactement contemporain du projet inabouti « Ouest-Est » – constitue un outil d’analyse sociale mettant en valeur la figure anonyme du travailleur italien, obligé de rentrer périodiquement chez lui avant de pouvoir revenir en Suisse pour une période limitée31.
Un deuxième élément nouveau apparaît dans le scénario du film de Ammann, celui du « phénomène hippie » (p. 4). Tout en affirmant que « le mouvement hippie ne constitue pas l’objet de ce film » (p. 5, souligné dans le texte), Bouvier n’en insiste pas moins sur un point central : en replaçant ce mouvement dans une longue tradition, c’est-à-dire comme un avatar moderne du voyage en Orient, il lui donne une légitimité, au moins comme phénomène qu’il faut prendre au sérieux sous la forme d’un « refus occidental » dont il dit que « les raisons sont plus complexes que le simple anarchisme, la paresse ou la toxicomanie » (p. 5). La 9e étape du scénario « Ouest-Est », consacrée à l’Afghanistan, est sous-titrée « Grandeur et misère des hippies » :
Les hippies sont moins nombreux à Kaboul que voici quelques années mais ils se regroupent, dans les montagnes de Hazardjat et en Bactriane en communautés quasiment retournées à l’état primitif. On y vit, on y meurt sans que la police s’en soucie trop. On établit des rapports prudents avec les tribus autochtones qui fournissent viande, laitages et parfois hasch. C’est le hippisme sauvage et communautaire avec ses forces et ses faiblesses. Sous la tente ou à la belle étoile. Grandes fêtes à l’occasion d’un « mariage » ou d’une naissance, à l’aube tout le monde a son compte par musique, drogue, ou alcool. On trouve là des épaves qui ne reverront jamais l’Europe, et des jeunes qui font une expérience tonique et positive. C’est là qu’il faut examiner le phénomène et recueillir les témoignages.
Sagas personnelles racontées autour des feux de camp et qui peuvent donner lieu à des flash-back nombreux. On peut, à travers ces récits, refaire comme un puzzle la carte et la critique de l’Europe (p. 33 ; souligné dans le texte).
Ce qui nous semble intéressant dans cette séquence, c’est d’une part le choix d’accorder une attention de type ethnographique aux « communautés » hippies, et d’autre part le signal négatif que ces communautés fuyant l’Europe renvoient à cette dernière. Même si Bouvier ne le dit pas explicitement, il est évident que sa propre démarche de voyageur cherchant à vivre en immersion au sein des populations locales entretient des liens avec celle d’un certain nombre de ces hippies, d’autant que certains d’entre eux, comme dit le scénariste, vont revenir en Europe après avoir fait une « expérience tonique et positive ». Loin de réduire les voyageurs de la « route du hasch » à une bande de dégénérés, il cherche à comprendre les motivations profondes d’une jeunesse en rupture de ban et rejetant le modèle d’une société bourgeoise et capitaliste.
Troisième élément nouveau, celui d’une présence féminine, dans le scénario de 1972, puisque les voyageurs sont désormais un couple, un homme et une femme. On peut interpréter ce partage du regard, en termes de genre, comme la conséquence implicite d’un événement majeur qui venait de se produire en Suisse, l’année précédente : le droit de vote venait enfin d’être accordé aux femmes sur le plan fédéral, après consultation du « peuple » – c’est-à-dire de la partie uniquement masculine de celui-ci32 ! Bouvier ne commente pas cela directement, mais on peut néanmoins déceler une allusion plus ou moins cryptée à cette réalité helvétique dans l’étape de Bogasköy, où le scénariste se lance dans des considérations sur la civilisation hittite, dont il dit que « l’image qui s’en dégage est extrêmement sympathique » (p. 27). Or l’une des particularités de cet empire est son panthéon, dans lequel figure un certain nombre de « grandes divinités femelles solaires chtoniennes (qui ont toujours le dessus en Inde) » (p. 28), comme le précise Bouvier – il les oppose aux « dieux mâles et patriarcaux qui règnent sur la psyché occidentale (voir Freud) et auxquels le “Women’s lib.” fait aujourd’hui la guerre » (p. 29). Malgré le soupçon d’ironie qu’on peut entendre, ici, à l’égard de l’attitude agressive du Mouvement de Libération des Femmes aux États-Unis, il nous semble que Bouvier veut surtout mettre l’accent sur le fait qu’une prise en compte du monde asiatique (et en particulier du rôle que les femmes y ont joué dans l’Antiquité) doit permettre de relativiser la supposée supériorité occidentale au xxe siècle : recontextualisée dans la longue durée et au regard de l’histoire indienne, c’est bel et bien l’Europe qui apparaît comme particulièrement « retardée » !
Le quatrième élément nouveau qu’on voudrait mettre en évidence est l’avant-dernière étape du scénario « Ouest-Est », sous-titrée « L’Inde et l’eros ». Alors que l’Inde est totalement absente de L’Usage du monde, et que Le Poisson-Scorpion, qui constitue la suite du même voyage, a pour cadre unique Ceylan, l’actuel Sri Lanka, on constate que Bouvier revient, à l’occasion de ce scénario, sur ce qu’il a appelé sa « descente de l’Inde33 ». Il s’attache, dans le scénario, à un aspect particulier des relations sociales dans la région de Gwalior Shivpuri (au nord de l’État de Madhya Pradesh, en Inde centrale), à savoir les « foires aux épouses », dont il s’empresse de préciser qu’« il ne s’agit absolument pas de vendre à l’encan les jeunes filles qui s’y rendent. De part et d’autre on s’embellit, on se pare, on échange lazzis et répliques, les “fiancés” potentiels (eux aussi jugés) toujours en troupes créent des bousculades pour s’autoriser quelques privautés » (p. 37). Bouvier se garde de porter un jugement de valeur qui traduirait immédiatement un point de vue ethnocentrique. Il prétend moins parler d’expérience (comme il le fait à d’autres endroits de ce scénario) que par l’intermédiaire de livres ou d’articles, en l’occurrence ceux de l’indianiste Jean-Luc Chambard34. C’est cependant, pour le voyageur genevois qui a conservé une grande discrétion à l’égard d’une brève liaison qu’il eut lors de son séjour en Inde, une façon de l’évoquer indirectement, donc de dire quelque chose qui lui tient à cœur sans pour autant l’assumer pleinement35. Par ailleurs, le propos de Bouvier prend parfois un tour général qui ouvre la voie, de manière implicite, au comparatisme interculturel :
La civilisation indienne intègre totalement l’eros à la vie. Partout, et dans toutes les formes de l’hindouisme les symboles sexuels les plus clairs sont exposés et honorés. La sculpture érotique indienne est la plus belle et la plus sereine qui soit (p. 37).
Ces considérations relevant de l’anthropologie culturelle servent aussi, la suite du texte est assez claire à ce sujet, à porter en retour un regard critique sur la sexualité en Occident (« côté névrotique et “spécialisé” de l’érotomanie occidentale » [p. 38]). Il y a sans doute, dans ces pages sur la sexualité indienne, que Bouvier présente comme une chose naturelle, sans culpabilité, une critique indirecte de la façon dont le corps, dans des sociétés occidentales encore marquées par le souvenir du péché originel, fait toujours l’objet d’un soupçon, voire d’un tabou (ou de son rejet violent) s’agissant de la sexualité – sans doute faut-il lire aussi, de manière plus précise encore, une mise en cause de la morale protestante rigoureuse que ses parents voulurent inculquer à leur fils, qui dira au détour d’une phrase, dans Le Poisson-scorpion, que son « éducation huguenote » lui valut « presque une hémiplégie36 ».
En conclusion, tâchons de dégager quelques éléments montrant ce qu’aurait pu apporter le traitement cinématographique de ce voyage en Orient, à partir du scénario qu’en a laissé Bouvier.
On aura remarqué, dans plusieurs citations, la présence de l’expression « flash-back ». Bien entendu, cette technique existe aussi en littérature, qu’elle l’emprunte ou non au cinéma. Mais l’insistance avec laquelle elle revient, dans le scénario « Ouest-Est », dénote une volonté comparatiste qui n’est pas du tout aussi présente dans L’Usage du monde. Avec ces effets de retour, le voyage ne se fait pas seulement dans la direction de l’Orient, mais il permet aussi d’éclairer le milieu d’origine du couple d’acteurs, à savoir une Europe occidentale qui représente elle-même une force d’attraction pour des travailleurs étrangers – par exemple lors de la quatrième étape, à Belgrade : « Flash back éventuel : visite médicale à l’arrivée dans une usine allemande, buffet de la gare de Zurich où la moitié des serveurs parlent serbe ou macédonien » (p. 22). Ces retours en arrière conduisent aussi, parfois, à porter un regard critique sur l’Europe. Ainsi la présence de ces serveurs serbes et macédoniens à Zurich est-elle un démenti en actes à l’idéologie d’extrême droite prônée au début des années 1970 par Schwarzenbach : la Suisse, comme la France au même moment, a en réalité un grand besoin de main-d’œuvre étrangère.
Notons un second élément d’ordre cinématographique portant sur cette réécriture de L’Usage du monde : le scénario « Ouest-Est » se termine sur une « FIN OUVERTE » (p. 40). Bouvier insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas, à l’issue de la dernière étape, celle du pèlerinage de Badrinath, de « donner au film une conclusion “morale” » (ibid.), mais d’offrir la possibilité aux voyageurs de revenir sur leur expérience et d’en faire un premier bilan. Or, ce couple a manifestement vocation à éclairer, de manière différenciée, le monde oriental qu’il parcourt. On peut certes rappeler qu’un double regard était déjà présent dans le voyage réellement effectué en 1953-1954, et qu’il s’est traduit par un livre à la fois écrit et illustré, chaque médium étant censé refléter une vision propre. Mais, en réalité, ce double regard était assez déséquilibré : même si Nicolas Bouvier a tenu à ce que toutes les éditions de L’Usage du monde contiennent les dessins de Thierry Vernet, c’est d’abord le livre d’un écrivain que nous lisons, et qui a été reçu comme tel dès sa parution. En revanche, on peut faire remarquer qu’en imaginant un couple voyageur pour le scénario du film « Ouest-Est », Bouvier donnait corps à l’idée du double regard, et notamment à la possibilité qu’une voyageuse, à qui l’accès aux milieux féminins est facilité en terre d’islam, puisse à la fois apporter des informations et traduire des réactions spécifiques. Bouvier explique cela de manière assez détaillée dans la partie intitulée « Les voyageurs » qui précède le scénario proprement dit : « Un couple, parce que cette formule, dans sa complémentarité, nous paraît être celle qui peut le mieux refléter les diverses facettes du voyage : l’homme et la femme réagissent différemment à l’événement, ils interviennent différemment dans l’établissement des contacts, dans la rencontre ou la négociation » (p. 12 ; souligné dans le texte)37. Ce point est repris et illustré à l’intérieur d’un paragraphe intitulé, dans une formule évoquant peut-être lointainement Montesquieu, « L’islam et le sérail » :
C’est à Istanboul qu’on prend conscience de la séparation des sexes en terre d’Islam. Même en milieu bourgeois, et malgré les réformes ataturkiennes, les femmes sont presque absentes de la vie publique et le plus souvent voilées.
[…].
ELLE et LUI feront séparément leurs expériences et confronteront leurs observations (p. 24-25).
Bouvier a toujours été attiré par une histoire inscrite dans la longue durée, d’où sa conviction de pouvoir retrouver, dans le présent du voyage, des signes tangibles renvoyant au passé des populations rencontrées. Il n’en reste pas moins que, dans le scénario du film de Peter Ammann « Ouest-Est – voyage en Orient », il ne se contente pas d’exploiter les ressources narratives de L’Usage du monde en vue d’une adaptation cinématographique qui aurait visé simplement une diffusion accrue de son récit de voyage, mais qu’il en développe aussi un certain nombre de potentialités critiques révélant un écrivain préoccupé par les questions politiques et sociales de son temps.