Conclusion générale

General Conclusion

DOI : 10.52497/kairos.210

Plan

Texte

Comment la reconfiguration de la distance modifie-t-elle le lien social dans les sociétés contemporaines ?

Les dix articles de ce numéro nous ont permis d’évoluer sur des terrains forts différents, de prendre en compte des dimensions plurielles de la notion de distance, nous permettant ainsi d’en explorer plusieurs contours, sans toutefois prétendre en avoir épuisé tous les aspects.

Cela répond au premier objectif que nous nous étions fixé. Nous avons questionné la notion de distance et évalué ses définitions afin de l’inscrire dans la problématique des modifications et/ou des ajustements du lien social. Nous constatons qu’il s’agit d’une notion mobile, plastique et indéniablement marquée dans un contexte à la fois de mobilité spatiale, technologique, culturelle…

Penser le lien social dans nos sociétés contemporaines implique de prendre en compte le contexte dans lequel il se fonde. Nous entendons ici le contexte comme le périmètre dans lequel nous nous inscrivons, qu’il soit géographique, organisationnel, privé ou professionnel. Le caractère pluriel des définitions qui ont été mobilisées, que ce soit celles de la distance et celles du lien social, nous a invités à explorer plusieurs cas de figure différents, nous offrant ainsi une richesse de perspective. Nous souhaitions par ailleurs, et à dessein, inscrire ce numéro de revue, en accord avec son orientation éditoriale, dans le champ de l’interdisciplinarité afin de nous engager dans la complexité des notions mobilisées.

On peut déjà révéler qu’il est peu question de lien social fragilisé, délité ou d’individualisation dans ce numéro consacré à la distance et au lien social. Et que, bien au contraire, dans plusieurs articles, on perçoit davantage le besoin, la volonté de construire ou de reconstruire des liens avec les autres, en groupe, dans un environnement en mutation, parfois dans un environnement contraint par des règles prédéfinies. Les auteurs qui ont contribué à ce numéro, décrivent tout un travail de mise en relation entrepris par les individus dans les différents contextes analysés. Et les TIC contribuent à cette mise en relation de multiples manières et avec des résultats mitigés. Nous aborderons leur rôle dans cette conclusion, en le combinant au concept de « bonne distance », qui apparaît comme central lorsque l’on se pose la question de création de liens sociaux.

Ainsi, dans la première partie de cette conclusion, nous reviendrons sur le concept de « la bonne distance », que les auteurs de plusieurs articles se sont attaché à définir. La reconfiguration de la distance n’a finalement pas engendré de nouvelles formes de socialité, mais a plutôt fait émerger de nouvelles manières de se confronter à l’Autre.

De la recherche de « la bonne distance »…

Dans l’introduction générale de ce numéro, nous avons apporté des éléments théoriques permettant de définir la distance et de comprendre pourquoi on pouvait évoquer sa reconfiguration. Nous avions ainsi mis en exergue que la notion de distance est relative, qu’elle est parfois mesurable de manière objective, et qu’elle est toujours à comprendre placée sur un curseur. Quelques-unes des composantes que nous avons alors identifiées ont été examinées dans différents articles qui composent ce numéro (spatiale, culturelle, temporelle, sociale, technologique, etc.) et les auteurs ont cherché à montrer de quelle manière elles impactaient le lien social entre les individus. Dans ces contributions, que cela soit formulé explicitement ou implicitement, la question de « la bonne distance » s’est posée, comme si elle était un préalable nécessaire, voire indispensable, à la mise en place d’une relation. Nous proposons d’examiner de plus près ce qu’elle recouvre.

À la lecture des différents articles, une imbrication étroite entre une distance objective, mesurable, et une distance subjective, symbolique, prend forme. Dans l’ensemble des contributions, la référence à l’espace est centrale dans la création, l’évolution, voire la disparition du lien social. Or, l’espace dont il est question ne se limite pas à une composante physique. L’espace a un langage, il est un langage qui participe à la mise en relation des individus. La façon d’occuper l’espace, de le ressentir en présence de l’Autre compte autant que la distance physique qui sépare ou relie les individus. Ce faisant, l’importance de la perception de la distance est mise en lumière et des paradoxes apparaissent : être à distance physiquement peut s’accompagner d’une grande proximité et intimité dans sa relation à l’autre, tandis qu’une proximité géographique ne sous-tend pas forcément des relations fortes.

Par exemple, dans le champ des études en management, les travaux de Pankaj Ghemawat (2001) ont montré la pertinence d’une bonne maîtrise de la compréhension des distances culturelles pour les organisations. En effet, il s’agit de prendre en considération les distances et les différences en termes de langues, d’ethnies, de religions et de normes sociales. L’opposition simple entre distance et lien social ne tient plus, comme le rappelle Alain Rallet dans la préface de ce numéro. Le lien social est produit par une combinaison de distances différentes. Ce sont ces mêmes paradoxes que révèlent plusieurs contributions, qui ont essayé de comprendre comment la distance sert à créer de nouvelles formes de lien social. Ainsi, l’article d’Agnès Bernard s’est intéressé aux couples, contraints par la distance physique d’inventer de nouvelles manières de maintenir des liens intimes, et montre comment les militaires, passant de l’usage de la plume au début du xxe siècle à celui de la vidéo avec Skype aujourd’hui, parviennent à maintenir une forme d’intimité avec leurs proches et que, finalement, la distance perçue n’est pas tant liée à l’éloignement physique qu’au contexte de conflit auquel ils sont exposés. La contribution de Camila Arêas montre comment une pratique venue d’ailleurs (le port de la burqa) crée des malaises et engendre l’incompréhension dans la société d’accueil. Dans cet article, il ne s’agit pas de confronter des pratiques ou des normes de deux pays ou zones géographiques distantes, mais au contraire, des pratiques établies sur un même territoire. Ce qui souligne que la distance culturelle n’est pas adossée immédiatement à une distance géographique et qu’il s’agit plutôt de confronter la distance dans sa dimension multiculturelle. L’article de Camila Arêas révèle ainsi combien la distance subjective peut être synonyme de mise à distance entre individus. Tony Orival a, quant à lui, questionné le devenir de la relation professeur-élèves en montrant que la distance sociale vécue par les enseignants est un déterminant important des relations qu’ils établissent avec leurs élèves.

Partant de là, il convient, à l’instar de plusieurs des contributions, de mettre en perspective l’usage de la distance objective et de la distance subjective dans la définition de ce que l’on appelle « la bonne distance ». Et la réponse à apporter n’est pas aisée. Des paradoxes apparaissent là aussi à la lecture de ce numéro thématique. Plusieurs contributions rapportent que lorsque la distance physique est présente et réelle, les individus font plus d’efforts explicites et conscients pour se rapprocher de l’Autre. Et dans ce cas, on se rend compte que, même éloignés une certaine forme d’intimité peut exister entre les individus. Manuella Jacob et Annick Rivens l’illustrent dans le cadre d’un dispositif hybride de formation d’enseignants en langue, les auteures expliquent qu’en FAD il est important de proposer plusieurs modes de communication, afin que les apprenants puissent choisir celui qui leur convient le mieux. On voit combien les outils jouent un rôle de médiateur du lien social. En FAD, comme le rappellent Manuella Jacob et Annick Rivens Mompean, l’usage des TIC est indispensable, les individus n’étant pas en présence physiquement les uns avec les autres.

De la même façon, dans la mise en place du management à distance entre des franchiseurs et franchisés, l’usage des outils est primordial, comme l’expliquent Youness Quaram et Bertrand Faure dans le contexte d’une station-service en franchise. Et en même temps, apparaît une limite importante liée à une gestion de la distance faite par les outils et qui est assez bien formulée par Youness Quaram et Bertrand Faure lorsqu’ils parlent du développement d’une forme d’inhumanité.

Pour d’autres, ces efforts de rapprochement semblent moins évidents lorsque les individus ne sont pas éloignés physiquement. Patrick Ralet et Pascal Brassier ont ainsi montré la manière dont les patientes atteintes d’un cancer du sein reconstruisaient des liens sociaux avec leur entourage lors de leur période de convalescence. Et dans le même temps, ils ont analysé l’impact du rôle et du statut des individus dans la relation entre un médecin et son patient. Patrick Ralet et Pascal Brassier montrent ainsi combien le contexte médical crée un sentiment de distance alors même que le médecin et le patient sont physiquement proches. Et dans le même temps, on voit également qu’une distance physique et symbolique forte ne veut pas forcément dire des comportements ou attitudes différents. Ainsi, Lu Liu et Sébastien Rouquette nous font partager un certain nombre de représentations assez semblables de jeunes Français et de jeunes Chinois à l’égard d’une série américaine. Ce sont ici les différences et distances culturelles qui ont été explorées. Lu Liu et Sébastien Rouquette confirment que les différences d’interprétation d’une série télévisée sont culturellement situées, même s’ils apportent quelques nuances à leur propos. Les normes sociales communément admises en France et plus largement en Occident peuvent rencontrer des points d’achoppement dans des pays comme la Chine. La diffusion et la circulation de programmes de télévision de plus en plus mondialisés viennent confirmer ce constat. Néanmoins, c’est précisément au travers de ce genre de programme que les différences culturelles se marquent et au cas échéant bousculent des cultures en mutation.

Dans l’ensemble de ces jeux d’échelle entre distance et proximité, les TIC ont un rôle important à jouer et, dans le même temps, leur usage soulève des ambiguïtés. Tout à la fois, elles permettent de réduire, d’abolir même, les distances physiques ; elles facilitent un meilleur équilibre dans la distribution de l’information en facilitant l’accès aux données pour tous. Et dans le même temps elles créent une illusion de proximité. C’est ce que la contribution d’Anaïs Théviot rend perceptible, par exemple, en analysant le cas de militants socialistes qui ont choisi d’utiliser les TIC pour recréer une proximité avec le parti et qui au final ne voient guère de changement. Nous avons cité d’autres exemples dans les conclusions de chacun des chapitres. Et cette illusion est dangereuse parce que l’individu se pense, à tort, proche de l’autre.

Au final, s’agissant de la reconfiguration de la distance, ce numéro thématique rappelle que la distance existe au quotidien dans sa relation avec l’Autre et que sa définition est complexe. Elle met en évidence que la perception de cette distance, que nous qualifions de distance symbolique, conditionne la création de lien social, tout autant que la distance physique objective. Et Olivier Dupont va plus loin, en intégrant également l’idée d’une reconnaissance intersubjective de l’épaisseur spatio-temporelle par les individus. Il n’y a donc pas de définition universelle de « la bonne distance », mais uniquement des solutions construites dans un contexte donné. Partant de ces constats, comment répondre à la problématique et envisager le lien social ?

… à l’impact sur les formes de socialité

 Toutes les contributions nous montrent que la perception de la distance, quels que soient les contextes pour lesquels la notion est interrogée est une conception relative. Comprendre la distance qui sépare chaque individu d’un autre c’est se positionner depuis un point de vue singulier qui englobe en son socle les valeurs intrinsèques de chaque individu et des sociétés dans lesquelles il évolue ou pour lesquelles il emprunte les références. Au cours de l’existence, les individus appartiennent à plusieurs groupes sociaux, (dont Serge Paugam a qualifié les types de liens sociaux), bien souvent de manière concomitante (la famille, les amis, les collègues de travail, les institutions…), qui chacun intériorise un ensemble de normes et de valeurs (Glassey, Pfister, 2004). Les contributions de ce numéro nous montrent que la dimension des valeurs et des normes est à prendre en compte pour comprendre la relation du couple distance et lien social. En effet, la frontière symbolique, poreuse, perméable, souple ou bien étanche qui peut s’établir entre chaque système de valeurs et de normes conditionne la distance/proximité entre chaque individu ou groupe d’individus. Ainsi, les contributions de Lu Liu et Sébastien Rouquette, de Tony Orival, de Camila Arêas témoignent bien que la conception de la distance ne peut être uniquement évaluée de manière objective en calcul de la distance physique. Pour bien appréhender la notion de distance, il faut intégrer à la réflexion ce que chacun a intégré (en héritage ou en acquis) dans son système de valeurs et de normes propres. C’est, entre autres, la confrontation de ses systèmes qui détermine le degré de proximité ou de distance entre les individus. Georg Simmel (1979) aborde le questionnement sous l’angle de la territorialité du lien social en introduisant la notion de « l’étranger ». Si au cours de son existence un individu traverse plusieurs groupes sociaux, il est dans un premier temps « étranger », « l’autre » préalablement à son intégration aux groupes. S’il est dans un premier temps extérieur au groupe, il se situe par conséquent à une distance plus ou moins proche de celui-ci. L’existence de traits caractéristiques communs, facilite, selon Simmel son assimilation au groupe. Les études d’Anaïs Théviot et d’Annick Rivens et Manuella Jacob soulignent bien que, même à distance physique, chacun peut converger et être assimilé à un groupe caractérisé par des liens tissés sur une trame d’intérêts communs.

Au fur et à mesure de la lecture de ce numéro, l’on se rend compte que la reconfiguration de la distance, observée ces dernières années et mise en avant sur des terrains différents dans tous les articles, n’a finalement pas engendré de nouvelles formes de socialité. En revanche, elle a plutôt fait émerger de nouvelles manières de se confronter à l’Autre. Et parmi elles, on peut insister sur le rôle grandissant de médiateur du lien social conféré aux outils et qui a été révélé dans de nombreuses contributions. Et ce de deux manières. D’abord, en réduisant les distances physiques. Ensuite, en favorisant la transmission de multiples informations. Ce faisant, il interfère sur la mise en œuvre du lien social. Cet impact peut être positif, nous en avons déjà donné des exemples. Mais il peut également être négatif en créant une illusion de proximité physique et d’équilibre dans l’information, alors que dans la réalité les informations peuvent être partielles, partiales, mal comprises, etc. et en conséquence entraîner un éloignement et pas un rapprochement entre les individus.

Nous l’avons vu, d’une part la notion de distance est une notion plurielle, qui prend en compte la distance physique mais aussi, comme nous le rappelle la contribution d’Olivier Dupont, la distance temporelle. D’autre part, l’évolution des TIC a des incidences directes sur l’appréciation objective et subjective de la distance dans l’ensemble de ses dimensions. Partant de ces constats, nous ne pouvons écarter les interrogations sur la qualité du lien social (qu’il soit faible ou qu’il soit fort) qui n’est plus soumise à la contrainte des distances objectives, mesurables par exemple en kilomètres. Une distance spatiale qui était dans le passé indivisible à la distance temporelle alors qu’aujourd’hui, l’immédiateté s’impose dans nos vies. Par le passé, et avant l’avènement de toutes les technologies que nous connaissons aujourd’hui, le fait de se trouver dans une situation d’immédiateté avec une personne, était totalement assujetti à la proximité physique entre deux individus. La contribution d’Olivier Dupont est particulièrement éclairante sur les modifications opérées ces dernières années, des modifications qui abolissent les distances physiques de la relation immédiate entre les individus. Une fois encore, la question de la bonne distance se pose dans cette dimension temporelle. En effet, l’injonction de l’immédiateté peut se révéler intrusive dans l’intimité de chacun. Le séquençage de nos vies personnelle et professionnelle se trouve bouleversé par la difficulté que nous pouvons rencontrer à mettre à distance les impératifs quotidiens qui confondent nos sphères privées et publiques.

La problématique que nous avons proposée a été analysée par différentes disciplines (les SIC, les civilisations, la sociologie, les sciences de gestion, sciences politiques). C’est la richesse d’une vision englobante qui nous permet d’envisager les notions de distance et de lien social de façon complexe. Évidemment, chacun a abordé la thématique selon ses propres méthodologies et ses cadres de références. Quels sont les points de rencontre entre chacune des contributions ? Le préalable à cette étude pluridisciplinaire est de se pencher sur un même objet d’étude. Interroger la notion de lien social par le prisme du curseur de la distance impose, pour le moins, une grille de lecture commune. L’ensemble des types de liens sociaux, tels que Serges Paugam les a qualifiés, a été mobilisé. En outre, l’ensemble des contributions s’interroge sur la proximité qui existe entre les acteurs en présence dans des environnements différents : des organisations, le milieu médical, l’enseignement, les continents, etc. Ce sont des contextes différents, porteurs de normes toutes aussi différentes. Pour autant, nous constatons que nous sommes confrontés à l’appréciation de la bonne et juste distance en tant qu’enjeu au cœur de la compréhension du lien social.

Sans prétendre avoir épuisé le sujet, l’ensemble des contributions nous offre un panorama sur un couple de notions que nous ne pouvons dissocier. Les contextes, quels qu’ils soient, sont amenés à se transformer au gré des évolutions des sociétés, le cas des évolutions technologiques est un exemple convaincant. De ce fait, la problématique que nous avons abordée est loin, sans aucun doute, d’être résolue et requerra des approfondissements. Les enseignements que nous en tirons s’appliquent dans plusieurs domaines, sans avoir focalisé les analyses sur un domaine particulier. Nous gageons que dans un avenir plus ou moins proche, la composante de distance spatiale et temporelle et essentiellement la relativité dont elle est porteuse, seront de plus en plus au cœur des problématiques des interactions entre les individus.

Citer cet article

Référence électronique

Cécilia BRASSIER-RODRIGUES et Olivia SALMON-MONVIOLA, « Conclusion générale », K@iros [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 09 juin 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=210

Auteurs

Cécilia BRASSIER-RODRIGUES

COMSOC, Université Clermont Auvergne

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Olivia SALMON-MONVIOLA

COMSOC, Université Clermont Auvergne

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