Introduction
Si les concepts de territoire et d’innovation ont respectivement et conjointement donné lieu à une bibliographie abondante, la notion de « territoire d’innovation », elle, est à notre sens principalement mobilisée dans le champ politique. Elle est proposée dans un contexte contemporain marqué par l’innovation, laquelle est présentée, depuis le xixe siècle, comme une « réponse » aux enjeux majeurs de développement des pays dits « développés » (révolution industrielle, passage du fordisme au post-fordisme, réponse à la concurrence des pays à faibles coûts de production). Caractéristique de nos sociétés modernes, l’innovation n’est plus conçue comme un phénomène aspatial mais comme un processus économique et social à la fois issu d’un milieu spécifique et en constantes interactions avec celui-ci. Cette approche moderne de l’innovation comme processus territorialisé est consacrée dans les discours et documents officiels par la notion de « territoire d’innovation ».
L’expression est aujourd’hui omniprésente dans les documents de planification et de promotion territoriale, à l’ensemble des échelles spatiales et politiques (européenne, nationale, régionale…). Utilisée comme label dans le marketing territorial ou comme outil de développement territorial, la notion de territoire d’innovation tient plus du discours que d’applications concrètes. À travers ces discours, l’accent est mis, notamment par les pouvoirs publics, sur le rôle déterminant et actif de certains territoires dans l’émergence et la diffusion des processus d’innovation. En appréhendant la notion de territoire d’innovation comme un ensemble de discours, la spécificité même de ces territoires est amenée à être interrogée dans cet article. La confrontation d’une analyse des discours relatifs aux territoires d’innovation et d’une analyse bibliographique sur le lien entre innovation et territoire permet à l’article de distinguer un archétype de territoires d’innovation métropolitains, dans le discours dominant.
La mobilisation d’une bibliographie pluridisciplinaire amène à remettre en question l’exclusivité des métropoles comme territoires d’innovation pour envisager des territoires d’innovation pluriels. Illustré par une étude de cas dans le Maine-et-Loire (département des Pays de la Loire), l’article propose de s’intéresser aux initiatives inédites portées par la société civile dans des territoires dits « périphériques » ou « marginalisés » par leur faible intégration dans le modèle de développement économique, social, culturel ou idéologique dominant. Cette réflexion propose les jalons d’une typologie de territoires d’innovation et questionne indirectement leurs leviers spécifiques.
Le propos est structuré en trois parties. La première met en avant l’existence d’un discours dominant autour de la notion de territoire d’innovation et examine les fondements conceptuels de l’archétype métropolitain. La deuxième propose d’élargir la conception de l’innovation, en intégrant l’innovation sociale, pour envisager des territoires d’innovations pluriels. Enfin, la troisième interroge les caractéristiques des « territoires d’innovation sociale » et l’émergence d’un discours alternatif.
Discours dominant et fondements conceptuels
Archétype du territoire d’innovation
Dans un contexte, où l’innovation est présentée dans les pays occidentaux comme un stimulant de la croissance économique et du développement des territoires, la notion de territoire d’innovation semble faire l’objet d’un discours dominant dont les fondements conceptuels peuvent être interrogés. La mobilisation de cette notion dans les politiques publiques, dans le champ pédagogique ou plus largement dans le sens commun participe de l’établissement de ce discours. Ainsi, la définition pédagogique proposée par la Wikiuniversité le synthétise en définissant un territoire d’innovation comme « un espace où se concentrent des lieux d’enseignement, de recherches et de production, les trois travaillant en synergie : les entreprises produisent les produits et services développés par les chercheurs, finançant ces derniers en retour ». La notion de territoire d’innovation, dans le discours dominant, est donc centrée autour de la reconnaissance d’une tendance à la concentration géographique des activités innovatrices, « associée à des sites comme Silicon Valley, Research Triangle Park ou la Route 128 (près de Boston) aux États-Unis, comme Wireless Valley en Finlande, Oxford et Cambridge, ou Singapour ». En référence à la pensée d’Alfred Marshall, les économistes qui étudient la dimension spatiale de l’innovation voient dans cette concentration géographique, des économies d’échelles et des « gains de productivité dus à la coexistence de la recherche-développement industrielle et de la recherche-développement universitaire ». Au-delà des effets d’agglomération, la géographie de l’innovation met également en avant l’existence d’externalités (spillovers) de connaissances localisées, pour identifier la concentration géographique comme déterminant de l’intensité de la production d’innovation dans un territoire. Dans la poursuite de ces réflexions, un vaste mouvement de création de pôles d’innovation s’est développé dans les années 1970-1980, dans différents pays occidentaux, appelés « science parks » par les Anglo-saxons et « technopôles » en France. La concentration géographique est ainsi promue dans les technopôles à travers le concept de fertilisation croisée qui défend l’idée que l’agglomération en un même lieu d’activités innovatrices facilite « les contacts personnels entre ces milieux, [et] produit un effet de synergie d’où peuvent surgir des idées nouvelles, des innovations techniques et donc susciter des créations d’entreprises ». La politique de création des pôles de compétitivité, en 2005, en France s’intègre également dans ce discours en faisant l’hypothèse que la promotion de l’innovation « implique de favoriser la coopération entre les différents acteurs concentrés sur un même territoire ».
Par la suite, la localisation de territoires emblématiques de l’innovation (Silicon Valley ou la Route 128, par exemple) à proximité de villes, voire de très grandes villes, a amené une réflexion spécifique autour du caractère urbain des territoires d’innovation. L’innovation de plus en plus considérée comme ouverte1 introduit une attention spécifique aux interactions développées par les entreprises avec « le milieu, avec les compétiteurs, les collaborateurs, les universités ». L’urbanité et plus encore la proximité métropolitaine s’est donc ajoutée à la concentration géographique dans la construction d’un discours dominant :
Les établissements des secteurs considérés comme innovants sont très concentrés géographiquement : la proportion de ces établissements est très élevée dans les aires d’influence des espaces métropolisés.
La notion de « masse critique » nécessaire aux interactions inhérentes aux processus d’innovation ainsi que la diversité des acteurs présents sont à l’origine de « l’avantage métropolitain » qui fait de la métropole l’archétype du territoire d’innovation , ainsi :
Les systèmes métropolitains sont les lieux où s’opère la transition vers une économie tertiaire, de la connaissance et de l’innovation.
Les travaux de Richard Florida relatifs à la créativité spécifique des habitants des métropoles (les classes créatives) contribuent à penser les métropoles comme des foyers d’innovation. Cet archétype métropolitain du territoire d’innovation constitue donc un discours dominant dans la mesure où :
Decision makers in large cities have fully embraced the idea that cities are key players in the innovation game, and urban elites—the creative class—have likewise been receptive to (and have actively promoted) the message that they are key players in economic innovation2 (Shearmur, 2007).
Questionner l’exclusivité de l’archétype métropolitain
Un ensemble de réflexions autour des socles conceptuels qui fondent le discours dominant amène à mettre en doute l’exclusivité de l’archétype métropolitain comme territoire d’innovation. Une première série de réflexions relatives à la mesure de la concentration géographique des activités innovantes permet de comprendre la construction de l’archétype du territoire d’innovation métropolitain. De nombreux travaux autour de la dimension spatiale de l’innovation mobilisent les brevets comme indicateurs d’innovation (Breschi & Lissoni, 2001 ; Feldman & Lendl, 2012 ; Jaffe & Trajtenberg, 2002 ; Sedgley & Elmslie, 2011 ; Thompson & FoxKean, 2005 ; Acs, Anselin, & Varga, 2002 ; Sedgley & Elmslie, 2011) et leur prédominance dans les villes et les grandes villes pour témoigner de la concentration géographique et métropolitaine des activités innovantes, ainsi :
La répartition géographique de la demande de brevet dans les villes américaines montre bien la domination des villes de l’est et de l’ouest en termes d’innovation sur les villes du centre des États-Unis […].
Le recours, plus récurrent, au brevet dans les grandes entreprises que dans les PME tend à limiter la portée de cet indicateur dans la mesure où « les grandes entreprises sont plus souvent métropolitaines, alors qu’en région éloignée on trouve une prédominance de petites entreprises ». Au-delà de la focalisation sur les grandes entreprises, l’indicateur « brevet » présente la limite de ne pas systématiquement constituer une innovation puisqu’un nombre croissant de firmes brevettent uniquement pour empêcher un concurrent d’exploiter une simple idée. Enfin, le brevet concerne principalement des innovations de produits quand les innovations de procédés sont généralement plus présentes dans « les industries traditionnelles » implantées dans des régions non métropolitaines. La mobilisation majeure des brevets dans la cartographie et l’analyse spatiale des activités innovantes tend à la fois à amplifier le poids des activités innovantes métropolitaines tout en mesurant moins celles des régions non métropolitaines. Cette réflexion autour des indicateurs de l’innovation ne réfute pas le caractère innovant des métropoles, mais permet de prendre du recul vis-à-vis de l’importance accordée aux métropoles dans le discours dominant sur les territoires d’innovation.
Ce discours se construit autour d’un paradigme ambiant selon lequel l’innovation ouverte induit le fait que « plus le milieu local est dense en sources d’informations et de connaissances, plus les établissements y seront innovants ». La notion de territoire d’innovation se focalise donc sur ces dynamiques d’innovation pour considérer les territoires au sein desquels les processus d’innovation sont les plus présents, tendant de fait, à faire abstraction des stratégies d’innovation alternatives. Plusieurs travaux mettent pourtant en avant des processus d’innovation hors métropoles à l’initiative d’un type d’innovateur « plus introverti (interactions moins fréquentes avec ses interlocuteurs) et plus dépendant d’informations institutionnelles et scientifiques ». Les stratégies d’innovation alternatives à la colocalisation, qui mobilisent prioritairement d’autres types de proximité (proximité cognitive, institutionnelle ou proximité géographique temporaire) tendent également à être ignorées par l’archétype métropolitain. L’importance des métropoles dans le discours dominant sur les territoires d’innovation peut également être déconstruite par la mise en évidence d’interactions dynamiques entre les territoires tout au long du processus d’innovation. Effectivement, si des innovations voient le jour depuis des territoires périphériques, les métropoles jouent cependant un rôle prédominant dans leur diffusion et leur développement. Cette fonction dans le processus d’innovation suggère le fait que les métropoles sont considérées comme des territoires d’innovation typiques principalement car :
Agents with the social and market power to promote them (wherever they were initiated) tend to reside and work in cities3(Yeung, 2005).
De manière plus générale, le lien causal qui fonde l’archétype métropolitain du territoire d’innovation peut être interrogé :
Do city dynamics cause innovation, or do policy decisions cause innovation to emerge in cities4?
Le caractère dominant du discours autour des territoires d’innovation tend d’autant plus à s’autorenforcer que l’innovation non métropolitaine est peu théorisée. Face aux difficultés rencontrées par les territoires qui ne présentent pas une concentration géographique spécifique pour innover, les travaux – même s’ils ne forment pas un ensemble homogène – autour des processus d’innovation extramétropolitains posent les jalons d’une réflexion autour d’une pluralité de territoires d’innovation. Concevoir des formes d’innovation différentes de celles observées dans le modèle métropolitain suggère d’autres rapports entre innovation et territoire qui ne se cantonnent pas à la concentration géographique.
Conception élargie de l’innovation
Approche économique de l’innovation
Si le discours relatif aux territoires d’innovation tend à être polarisé par l’archétype de la métropole faisant de fait, abstraction de stratégies d’innovation alternatives hors des métropoles, la conception de l’innovation retenue dans la définition de la notion prête également à débat. Effectivement, l’ensemble des éléments de discours autour de l’expression « territoire d’innovation » mobilisent une conception technologique et marchande de l’innovation. Si la désormais célèbre définition de l’innovation proposée par Schumpeter en 1911 distinguait cinq formes d’innovation (innovation de produit, innovation de procédé ou organisationnelle, innovations commerciales, le développement de nouvelles sources d’approvisionnement et les nouvelles structures de marché), « il apparaît que paradoxalement, l’analyse économique s’est longtemps, essentiellement concentrée sur l’innovation technologique ». La conception de l’innovation mobilisée dans le discours dominant relatif aux territoires d’innovation conçoit l’innovation comme une extension du concept d’invention c’est-à-dire comme une invention développée dans un objectif de commercialisation. Cette conception n’est pas spécifique à la notion de territoire d’innovation ; ainsi « s’il est difficile d’établir le moment où la notion d’innovation est apparue dans le discours de la recherche, force est de constater qu’elle y est entrée par la porte de la technologie ». L’identification des entreprises privées et des centres de recherche comme principaux acteurs de l’innovation dans la réflexion autour des pôles d’innovation témoigne de la prégnance d’une conception technologique de l’innovation dans le discours initial sur les territoires d’innovation. Cette conception de l’innovation prend sens dans un contexte spécifique dans les années 1970-1980, quand l’introduction de nouvelles technologies est source de nouveaux marchés et de créations d’emplois.
Les années 1990 marquent l’élargissement de cette conception et l’avènement d’une conception interactionniste et ouverte de l’innovation aujourd’hui mobilisée dans la notion de territoire d’innovation. Ainsi l’Organisation de Coopération et Développement Économiques ne reconnaît plus seulement l’innovation de produit, mais prends également en compte les innovations de procédés comme en témoigne la seconde édition du Manuel d’Oslo. Héritière des approches interactionnistes et processuelles de la fin du xxe siècle et des apports des modèles territoriaux d’innovation, l’innovation technologique est désormais pensée comme un processus dynamique et systémique. Les interactions, qu’elles soient formelles ou informelles, marchandes ou non marchandes sont placées au cœur des processus d’innovation et considérées dans le système territorial qui les produit. Le paradigme de l’innovation ouverte (open innovation) renforce cette conception en supposant la nécessité de nombreuses interactions entre des parties prenantes diverses dans un contexte de connaissance distribuée. Cette conception de l’innovation façonne le discours dominant autour des territoires d’innovation et contribue à désigner la métropole comme archétype en mettant en avant la densité d’acteurs de l’innovation (entreprises, centres de recherche, mais également classes créatives) et l’importance de leurs interactions – favorisées par la proximité géographique – dans les processus d’innovation. La conception de l’innovation convoquée dans ce discours s’est donc élargie en appréhendant l’innovation comme un processus et en ne se focalisant plus uniquement sur les innovations-produits.
Intégration de l’innovation sociale
Cependant, l’innovation dans la notion de territoire d’innovation reste uniquement appréhendée à travers une ontologie économique c’est-à-dire que « toute forme de relation sociale et d’organisation socioéconomiques n’a de légitimé et de clé d’analyse qu’au travers son intérêt pour la production marchande ». Cette approche exclut de fait un ensemble de processus sociaux innovants situés en dehors du marché et qui participent pourtant aussi du développement des territoires. C’est à ce titre que le concept d’innovation sociale peut être envisagé comme « un concept analogue (plutôt que complémentaire) à celui d’innovation technologique dans l’analyse de la dynamique économique. L’innovation peut aussi être un concept opératoire dans l’analyse de la dynamique sociale, de son évolution, de ses crises et de ses transformations ». Le concept d’innovation sociale fait son apparition dès le xviiie siècle à travers les travaux de Benjamin Franklin qui l’associait à des modifications de faible envergure et ponctuelles dans l’organisation des communautés. Remobilisée au xxe siècle, par Weber puis par Durkheim pour étudier la transformation des rapports sociaux, l’innovation sociale concentre à nouveau l’attention au début des années 1990, en tant qu’alternative au marché. Si l’O.C.D.E. peine à la définir en raison de « l’aspect moins tangible de son produit et de ses extrants », le Conseil de la Science et de la Technologie au Québec, définit l’innovation sociale comme « toute nouvelle approche, pratique ou intervention, ou encore tout nouveau produit mis au point pour améliorer une situation ou résoudre un problème social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des communautés ».
Au-delà de cette définition globale, le caractère multidimensionnel du concept amène à distinguer trois approches distinctes de l’innovation sociale. En premier lieu, l’innovation sociale peut être envisagée comme un outil de modernisation des politiques publiques dans le cadre, notamment, du New Public Management et des impératifs d’efficience des services publics. Dans le contexte de l’entreprise sociale, l’innovation sociale est également mobilisée dans deux conceptions différentes. Dans la poursuite des travaux de l’Harvard Business School en 1993, l’école des recettes marchandes considère l’entreprise sociale comme une organisation qui résout les problèmes de financement des organisations non lucratives en développant des activités économiques – des innovations sociales – dont les recettes sont destinées à la mission sociale des organisations. Dans une autre perspective, l’école de l’innovation sociale considère l’innovation sociale comme le fruit de la créativité d’un entrepreneur (au sens schumpétérien) motivé par des finalités sociales. En Europe, les moyens mobilisés (organisation non lucrative, démocratie interne...) par l’entreprise sociale pour produire ces impacts sociaux sont pris en compte dans cette conception de l’innovation sociale. Enfin, une troisième approche dite institutionnaliste de l’innovation sociale peut être distinguée. Elle fait référence à une catégorie mobilisée en sciences sociales, depuis les années 1970, pour expliquer les nouveaux procédés, lieux ou services expérimentés sous la pression d’un mouvement social et qui participent à la transformation des rapports sociaux. L’innovation sociale est alors considérée comme une initiative ascendante, non gouvernementale et locale qui par son processus tend à renforcer les capacités d’agir des communautés locales pour transformer les rapports sociaux. Ces différentes formes d’innovations sociale en étant, le plus souvent, en dehors du marché échappent au discours dominant alors même qu’elles contribuent, à leur échelle, au développement des territoires. Étudier ces processus semble donc nécessaire pour reconnaître la diversité des processus d’innovation et des rapports entretenus avec le territoire et, de fait, penser des territoires d’innovation pluriels.
Territoires d’innovation pluriels
Ainsi, le dispositif des Locaux-Moteurs exploré dans le cadre d’une commande d’évaluation et mobilisé dans cet article comme étude de cas, permet de témoigner de rapports innovation-territoire alternatifs au discours dominant, dès lors qu’une conception large de l’innovation est retenue. L’association « Locaux-Moteurs » fondée en 2015 dans le Maine-et-Loire s’était donnée pour objectifs d’améliorer l’efficacité des dispositifs des politiques publiques et de soutenir les dynamiques locales de solidarité. Dans la première expérimentation, elle intervenait dans le cadre d’une Opération Programmée de l’Amélioration de l’Habitat (OPAH) pour lutter contre le non-recours aux subventions publiques et aux conseils (gratuits) en matière de rénovation de l’habitat privé5, dans des territoires ruraux (Baugé-en-Anjou et Noyant-Village [49]). L’association recrutait, salariait (quelques heures par semaine) et formait des acteurs locaux (habitants avec une fine connaissance du territoire) aux aides disponibles dans le cadre de l’OPAH pour qu’ils puissent porter ces informations à domicile et dans leurs réseaux. Le pari de l’ancrage et de la légitimité locale des habitants était fait, pour porter des informations, gratuitement, à des publics parfois en grande précarité économique et sociale. Si Emmanuel Bioteau – qui a également étudié ce terrain –, souligne que le dispositif s’apparente plus à une conception entrepreneuriale de l’innovation sociale qu’à une initiative ascendante, non gouvernementale et locale renforçant les capacités d’agir des communautés locales, cette étude de cas permet tout de même d’illustrer l’émergence de processus innovants dans des territoires non métropolitains. Au prisme de la définition du Conseil de la science et de la technologie québécois, ce dispositif s’apparente bien à une forme d’innovation sociale dans la mesure où il est inédit, qu’il vise à améliorer un problème social et qu’il est mobilisé par des institutions (communautés de communes, département…).
Ce dispositif innovant de lutte contre le non-recours fait écho à un ensemble plus vaste d’initiatives inédites qui « font appel à l’inventivité des populations locales, sans être obligatoirement liées à un fort niveau d’industrialisation ou de spécialisation productive ». Dans différents secteurs d’activité, des processus innovants tels que les circuits courts, les AMAP ou encore les coopératives d’activité et d’emploi, par exemple, se font écho en relevant d’une forme de mobilisation citoyenne et présentant des caractéristiques communes : proximités entre les acteurs, partage de connaissances, démocratie participative, accroissement des capabilités… Ces innovations sociales qui naissent depuis des territoires à faible intensité technologique nous obligent à envisager de nouvelles grilles d’analyse pour penser les territoires d’innovation. Effectivement loin de se cantonner à un archétype de territoires, ces processus d’innovation sociale s’orientent sur des thématiques et des besoins différents selon qu’ils naissent dans des contextes urbains, métropolitains, périurbains, ou ruraux. Ainsi l’élargissement de la conception de l’innovation conduit à appréhender un ensemble plus large d’innovation, à l’image des Locaux-Moteurs, mais également de nouveaux types de territoires d’innovation, tels que les territoires ruraux, qui pourtant, ont longtemps été assimilés à des sociétés conservatrices, traditionnelles voire routinières. Dans un contexte « de mutations (J. Bonnamour), de rupture (B. Hervieu), de crise (R. Béteille), de choc (J.-P. Charvet), de renaissance (B. Kayser) », identifier ces processus d’innovation et envisager ces territoires comme des territoires d’innovation, amène notamment à questionner « l’émergence discrète d’un nouveau style de développement pour la valorisation des ressources territoriales et, plus largement, de nouveaux territoires ruraux ».
Pluralité de territoires d’innovation et émergence d’un discours alternatif ?
Territoires d’innovation sociale
Intégrer les innovations sociales et leurs rapports aux territoires dans la réflexion autour des territoires d’innovation contribue à mettre en doute l’exclusivité de l’archétype métropolitain dans le discours dominant pour envisager des territoires d’innovation pluriels. Sans réfuter la concentration d’activités innovantes dans les métropoles, il s’agit de poser les jalons d’une typologie de territoires d’innovation à défaut d’un archétype dominant, et indirectement ceux d’une réflexion autour de la pluralité des leviers d’innovation. Intégrer une conception large de l’innovation, amène, en premier lieu, à considérer des acteurs de l’innovation pluriels ainsi « l’innovation sociale émerge plus souvent d’initiatives citoyennes et, en amont ou en aval, des retombées de la recherche en sciences sociales et humaines, voire en arts et en lettres ». Si l’approche entrepreneuriale de l’innovation sociale accorde une place importante à l’individu, la dynamique des processus d’innovation sociale est en général collective et avant tout l’occasion de « faire ensemble » pour un usage collectif qui dépasse la consommation individuelle. Appréhender une conception large de l’innovation demande d’intégrer à la notion de territoire d’innovation, des processus qui ne relèvent pas uniquement de dimensions technique ou économique, mais également du champ culturel ou organisationnel et de logiques d’acteurs sociaux. La prise en compte de ces processus implique donc une évolution du discours dominant qui fait des professionnels (grandes entreprises, PME, centres de recherche, classes créatives) les principaux acteurs de l’innovation pour y adjoindre les acteurs de la société civile. Si elle peut être présentée, comme un espace de lutte contestataire des pouvoirs contemporains ou plus largement comme le rassemblement de l’ensemble des acteurs différents de l’État, la société civile peut avant tout être comprise comme une forme de lien social. L’importance accordée aux interactions sociales dans le discours dominant sur les territoires d’innovation (à travers les réflexions relatives aux proximités, notamment) semble prendre d’autant plus d’ampleur quand « l’efficacité sociale des réseaux » est pensée comme fonction des processus d’innovation sociale. Le capital social, défini de manière générale comme les « réseaux ainsi que les normes, valeurs et convictions communes qui facilitent la coopération au sein des groupes ou entre ceux-ci », et appréhendé par Pierre Bourdieu, James Coleman et Robert Putnam, apparaît comme déterminant dans ces processus d’innovation sociale. Les interactions sociales, leur densité et leurs natures pourraient, alors, constituer les caractéristiques majeures d’un type de territoires innovants : les territoires à forte densité d’innovation sociale.
Les multiples approches de l’innovation sociale ainsi que les différentes initiatives citoyennes inédites observées dans des secteurs pluriels ont également en commun d’être le produit d’un contexte territorial spécifique. La diversité des territoires en France et en Europe au sein desquels sont observés des processus d’innovation sociale témoigne d’un contexte territorial spécifique qui n’est ni défini par un degré d’urbanité, ni par un degré de concentration d’activité. Ces initiatives citoyennes inédites, en répondant à des besoins sociaux laissés jusque-là sans réponse par le marché ou les politiques publiques, éclosent de fait dans des territoires avant tout caractérisés par le fait qu’ils sont « en marge des modèles économiques, sociaux, idéologiques dominants ». Dans la poursuite des travaux d’Hirschman, cette conception de l’innovation donne à penser des territoires d’innovation en fonction non plus de leurs dotations (en centres de recherche, en organismes de financement…) ou de leurs degrés d’urbanité, mais plus en fonction de leur organisation socioéconomique. Ainsi, sans remettre en cause l’archétype du territoire d’innovation métropolitain, la conception élargie de l’innovation questionne son caractère exclusif en considérant, des territoires peu industrialisés, ou touchés par la crise de l’industrie, des banlieues, des villes moyennes en désertification, des territoires montagnards ou encore des espaces ruraux agricoles comme des territoires d’innovation.
La récurrence et le nombre important de ces initiatives inédites de la société civile dans certains territoires tels que le Plateau des Millevaches dans la Creuse, Le Mené dans les Côtes-d’Armor ou encore les Mauges dans le Maine-et-Loire, témoigne au-delà d’une forme de marginalité, de l’importance du contexte territorial global. En tant que processus territorialisés, ces innovations sont « path dependent » et leur émergence dépend de la trajectoire historique, du cadre institutionnel et de la disponibilité des différentes ressources et des capitaux. Les trajectoires historiques militantes, les cultures associatives ou encore la force du tissu communautaire de certains territoires contribuent ainsi à favoriser l’émergence de processus innovants. Pour autant, la dépendance des innovations vis-à-vis du sentier ne signifie pas qu’elles sont prévisibles. Schumpeter en 1932 affirmait ainsi que si les structures expliquaient le contexte dans lequel apparaissaient les innovations, le rôle de l’innovateur (individuel ou collectif) était cependant stratégique. C’est donc dans la relation entre le territoire – et ses multiples dimensions – et les acteurs que tient l’imprévisibilité de l’innovation (Nussbaumer & Moulaert, 2007). Ainsi le dispositif des Locaux-Moteurs dans les communes nouvelles de Baugé-en-Anjou et Noyant-Village (49), ne s’intègre ni dans une culture associative locale spécifique ni dans un tissu d’interactions sociales et communautaires denses ; son émergence tient principalement dans la relation des membres de l’association au territoire. Si une initiative citoyenne inédite ne semble pas suffisante pour caractériser un territoire comme innovant elle contribue, indéniablement, par le processus social qui caractérise les innovations sociales à subtilement infléchir les trajectoires de développement. Dans le cas des Locaux-Moteurs, seul le temps long du territoire permettra de peut-être témoigner du développement d’un vivier d’initiatives citoyennes inédites, faisant de Baugé-en-Anjou et Noyant-Village des territoires d’innovation. Cette réflexion autour de l’élargissement du concept d’innovation permettant de penser des territoires d’innovation pluriels fait écho dans le champ politique à l’émergence d’un nouveau discours autour de l’innovation.
Innovation sociale, pluralité de territoires d’innovation : un discours émergent ?
À l’échelle européenne, nationale, régionale et locale ce discours émergent semble plus constituer un discours complémentaire qu’alternatif à l’archétype du territoire d’innovation métropolitain. Depuis la crise économique de 2008, l’innovation sociale a connu un regain notable d’intérêt qui s’est notamment traduit par l’inclusion de l’innovation sociale dans le Common Strategic Framework for Research and Innovation 2014-2020. Le Fonds social européen ainsi que le Fonds européen de développement régional ont également été renforcés pour accompagner et financer l’innovation sociale, particulièrement dans les territoires ruraux avec le programme LEADER. À l’échelle nationale française, l’appel à manifestation d’intérêt relatif au programme territoire d’innovation de grande ambition (TIGA) en 2017 traduit une forme d’ouverture du discours quand il est spécifié :
L’innovation pouvant émaner de tous les territoires, il est rappelé que l’action est ouverte aux métropoles, comme aux villes moyennes, territoires ruraux ou périurbains.
Si dans le programme TIGA, des territoires non métropolitains sont envisagés comme territoires d’innovation, l’innovation sociale, elle, n’est pas mentionnée. Pour autant, à l’échelle nationale un discours autour de l’inclusion de l’innovation sociale dans la conception dominante de l’innovation prend également de l’ampleur. Ainsi, en 2012, selon l’Association des régions de France, près d’un quart des régions avaient intégré à leur stratégie régionale d’innovation (SRI) un axe relatif à l’innovation sociale. La construction d’un discours nouveau autour des territoires d’innovation à partir d’une conception large de l’innovation reste fortement soumise et contrainte par le discours dominant relatif à la conception économique de l’innovation et à l’archétype du territoire d’innovation métropolitain. En effet, si l’appel à manifestation du programme TIGA témoignait d’une certaine ouverture, les lauréats sont majoritairement composés des acteurs traditionnels de l’innovation. La composition – obligatoire pour bénéficier du programme – d’un consortium de « collectivités territoriales ou établissements publics compétents, des entreprises – grandes et petites – [et] des acteurs de la recherche » démontre bien l’omniprésence de l’ontologie économique dans la conception de l’innovation. En effet, le document n’appréhende pas les acteurs de la société civile comme des acteurs majeurs de l’innovation. L’émergence d’un discours relatif aux potentiels d’innovation des territoires non métropolitains semble rester marginale. Effectivement, si le « Lab Innovation et Territoires » défend que « l’ouverture récente de la Commission européenne et des pouvoirs publics français à une définition élargie de la notion d’innovation […] constitue une remarquable opportunité pour permettre aux territoires de faible densité de participer davantage à l’effort commun en faveur de l’innovation » (ministère de la Cohésion des territoires et commissariat général à l’égalité des territoires), ces territoires d’innovation sont considérés au titre de l’égalité des territoires et non pas comme l’archétype métropolitain au titre du développement des territoires ou de la promotion de l’innovation. La création du French Impact, en janvier 2018 contribue à soulever des questionnements quant à la nature de l’émergence de ce nouveau discours : entre conception élargie de l’innovation pour des territoires d’innovation pluriels et nouvelle forme de labélisation pour une diversification du marketing territorial.
Conclusion
La notion de territoire d’innovation, en tant que discours, est polarisée par l’archétype du territoire d’innovation métropolitain notamment caractérisé par une concentration géographique d’activités innovantes, de centres de recherche et de classes créatives. Décortiquer les fondements théoriques de ce discours dominant conduit l’article à mettre en lumière les limites des indicateurs de l’innovation et permet de prendre du recul vis-à-vis de l’importance accordée aux métropoles dans le discours dominant, sans pour autant réfuter leur caractère innovant. La focalisation de la notion de territoire d’innovation sur les dynamiques d’open innovation est également mise en exergue pour montrer comment ce discours tend à ignorer les stratégies d’innovation alternatives. Interroger ces fondements théoriques conduit à déconstruire l’exclusivité de la notion de territoire d’innovation et à mettre en évidence des stratégies d’innovation diverses et du même fait des territoires d’innovation pluriels. Dans cette perspective, une prise de distance avec l’ontologie économique de l’innovation et une intégration de l’innovation sociale dans la conception de l’innovation permettent de considérer des initiatives citoyennes inédites et de reconnaître un potentiel d’innovation pour la société civile. Ainsi, le dispositif des Locaux-Moteurs, dans le Maine-et-Loire, illustre une conception large de l’innovation qui oblige à intégrer à la notion de territoire d’innovation, des processus qui ne relèvent pas uniquement de dimensions technologiques ou économiques, mais également du champ culturel ou organisationnel et de logiques d’acteurs sociaux. Cet élargissement conceptuel de l’innovation donne à penser des territoires d’innovation pluriels et tend à remplacer l’archétype dominant par une typologie. Caractériser les « territoires d’innovation sociale » par l’expression de besoins sociaux insatisfaits et d’un capital social important amène à dépasser l’analyse des territoires en termes de dotations au profit d’une analyse de l’organisation socioéconomique des facteurs d’innovation. Si cette pluralité de territoires d’innovation fait écho à l’émergence d’un nouveau discours, ce dernier reste, cependant contraint par le discours dominant. À l’échelle européenne, nationale, régionale et locale il semble plus constituer un discours complémentaire qu’alternatif et amène à se demander s’il ne correspond pas seulement à une nouvelle forme de labélisation : outil supplémentaire de diversification aux mains du marketing territorial.
Le caractère pluridisciplinaire de la réflexion permet de concevoir un nouveau type de territoires d’innovation et de mettre en lumière le caractère déterminant du rapport entre interactions sociales et territoires dans l’émergence de subtiles inflexions des trajectoires de développement. La reconnaissance de ces processus appelle une analyse approfondie de leur dynamiques sociales et spatiales pour renforcer le cadre théorique de l’innovation hors métropole et appréhender les dynamiques qui infléchissent les trajectoires de développement et font de ces territoires considérés comme « moins bien dotés » des territoires d’innovation.