Introduction

Introduction

Texte

Utopie ! Existe-t-il un mot qui possède à la fois un pouvoir évocateur aussi fort et une capacité à générer autant d’ambiguïté ?

Le collectif1 qui a pris en charge la coordination de ce numéro avait déjà pris un risque en proposant une réflexion sur le thème de la matérialisation de l’utopie. Ce travail collaboratif et pluridisciplinaire a conduit à l’édition de l’ouvrage collectif Matérialiser l’utopie portée par une question récurrente : comment procéder lorsque l’on veut opérer une rupture dans l’existant ? Face à cette interrogation, trois postures ont été proposées :

  • la première s’appuie sur une « image souhait » – par essence immatérielle – pour guider une intervention dans le « réel » ;
  • la deuxième, à l’opposé de la première, s’appuie sur une immersion dans le réel pour y trouver des sources de transformation ;
  • la troisième opte pour une posture intermédiaire en considérant la rupture dans l’existant à la fois comme un acte dynamique contingent et ancré comme un vecteur de modification influencé par un imaginaire providentiel.

Figure 1 : De l’ambivalence des utopies face à la matérialisation

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Étienne-Louis Boullée, Vue de la nouvelle salle projetée pour l’agrandissement de la bibliothèque du roi, 1785, Gallica BnF. Rencontres Art & Ecologie #3 « Les territoires des autres » à Saint-Setiers, 2012, La Pommerie, atelier pratique « Internet / Anonymat #3 » par Collectif RyBN et Upgrade! Paris. Yona Friedman - Dessin - Encre et Feutre – Référence : Img 745 - Archives, Dessins 1980.

Crédits : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, réserve FT 4-HA-57 (15). Photographie : Laetitia Belala. Fondation Denise et Yona Friedman avec l'aimable autorisation de Madame Marianne Friedman-Polonsky, présidente du fond de dotation.

Ces partis-pris nous ont permis de structurer un ensemble de contributions et d’esquisser quelques éléments de réponse à la question qui nous préoccupait. Ils ont cependant permis de garder un chantier ouvert enrichi d’interrogations sur la place et la nature de l’utopie dans nos environnements contemporains.

Ce sont ces dernières qui constituent le terreau de ce numéro dédié aux utopies contemporaines. Elles ont formaté l’appel à contributions diffusé dans des milieux très différents et animé par une appétence pour les démarches pluridisciplinaires génératrices de flous, d’incertitudes de divergences et de cooptations.

Trois questions centrales ont été posées aux contributeurs :

  • Que recouvre le terme d’utopie aujourd’hui ?
  • Quels sont les effets d’un « référencement » à l’utopie dans notre monde contemporain ?
  • Quelles dynamiques attendre des utopies actuelles ?

Les réponses obtenues (résumé des propositions et propositions complètes) ont été examinées par un comité scientifique caractérisé, mais aussi « perturbé » par la présence d’un grand nombre de disciplines : anthropologie, architecture, géographie, histoire, littérature, philosophie politique, urbanisme, sciences de l’information et de la communication. Cette posture, pas toujours évidente2, a nécessité – au-delà de la procédure habituelle – un examen minutieux des textes complets et remaniés (en fonction des remarques formulées par les évaluateurs), entrainant des demandes spécifiques pour les auteurs. La lourdeur de cette procédure et la quantité de travail exigé se situent au-delà des normes en termes de publication universitaire. Cette exigence est justifiée par la nature du sujet qui peut conduire assez facilement à un manque de cohérence dans les textes. Elle se trouve également légitimée par une volonté, revendiquée, de laisser une place à des approches qui sortent du cadre « académique ».

Nous laissons le soin au lecteur de juger du résultat de la démarche.

Les six textes qui composent ce numéro s’appréhendent comme un chœur à six voix (à six voies ?) dont l’harmonie n’est pas donnée, mais doit être recherchée. Ils témoignent de la vitalité utopique du monde contemporain dans toute sa richesse.

Pour Idil Basural, le caractère de « non-lieu » propre à l’utopie semble avoir disparu pour accueillir, ici et maintenant, dans le quartier Castro à San Francisco, une expérience de la communauté LGBTQ+ durable et même soutenue par l’État. Ce groupe fabrique une utopie de résistance envers l’exclusion et peut-être même envers une tendance commune à l’ostracisme. Ici, l’utopie se constitue sur sa propre histoire tout en restant vivante et ouverte à partir d’un imaginaire utopique lié aux images, aux narrations, aux paroles de cette histoire et plus précisément à l’association du visuel et du discursif qu’elle a produit.

Le texte de Culea Hong interroge précisément l’évolution et la permanence des mécanismes de l’utopie, de More à Mieville, et se demande si « nous utopions de la même manière qu’avant ». Pour l’auteur, le « récit » est un mécanisme propre à l’utopie dont l’objectif est d’inhiber suffisamment l’incrédulité et le jugement, quelle que soit l’époque. Le « cadre » ou le « cadrage » opéré par le récit utopique fait partie de cette vertu ce qui fait dire à l’auteur que l’utopie peut être considérée comme « activiste » aujourd’hui. Le traitement du futur comme un sujet ouvert indéterminé et imprévisible apparaît comme une caractéristique permanente de l’utopie, en atteste par exemple l’assemblage fortuit entre les dessins de Sant’Elia et les textes de Marinetti, Curti, Nebbia et Boccioni.

En mettant en relation les mouvements transhumanistes et les perspectives effondristes, Fabrizio Defilippi analyse ces deux utopies contemporaines à partir des écrits de Paul Ricoeur qui différencient l’idéologie comme force amenant à l’intégration des choses et l’utopie qui conduit à l’errance et à la critique du réel. Conjointement, Fabrizzio Defillipi se demande si le transhumanisme comme l’effondrisme, à des degrés différents, n’associent pas une idéologie de distorsion et de dissimulation de la réalité avec une utopie de société alternative produisant un métissage des concepts opposés.

Sonia Sánchez offre une lecture du film Fish Tank d’André Arnold dans lequel l’adolescence de son héroïne constitue une utopie en rupture avec le monde des adultes. Dans le film, l’éclairage et les variations de lumière installent des atmosphères de transition qui évoquent les moments de scission ou de passage entre rêve et réalité dont la coprésence s’avère parfois troublante. L’utopie est envisagée sous l’optique d’Ernst Bloch comme un dispositif qui mobilise une façon critique de percevoir le monde dans laquelle pointe « l’espérance » dans l’avenir. Ici, le sens de l’utopie se déchiffre à partir des gestes du corps animé par la danse « hip-hop » et non à partir d’une narration.

Dans « l’utopie bucolique revisitée par l’architecture contemporaine » présentée par Christine Kossaifi, se rencontrent les composantes de la poésie bucolique classique, à savoir mythes, codes, symboles et images archétypes visant à créer l’image du bonheur dans la simplicité naturelle d’un environnement champêtre, tel que Théocrite, Virgile ou Longus ont pu le chanter en leur temps. Purement poétique à l’origine, cette matrice du bonheur bucolique devient technique et mercantile pour accueillir le centre commercial de Wawes. Elle se traduit dans le langage architectural moderne de l’émerveillement du verre et de la lumière exaltant la coprésence du ciel, de la nature et des hommes. Cette utopie antique revisitée vise à dépayser les usagers pour leur donner un moment de bonheur artificiel afin qu’ils se ressourcent, oublient leurs soucis et retrouvent l’« espérance » dans l’avenir.

« L’utopie située » telle que la nomment les enseignants de l’ENSA de Montpellier (P. De Toudonnet, Y. Hoffert, K. Mamou) est une expérience pédagogique qui permet d’interroger la discipline architecturale dans ses dimensions sociales et politiques. C’est par elle que les étudiants peuvent resituer leur discipline à travers ce qui la fonde, c’est-à-dire l’acte de bâtir. « L’utopie située » concerne davantage un groupe ou un ensemble d’acteurs d’un territoire précis qui tente de « reprendre son avenir en main ». Cette dernière passe par un renouvellement du « faire ».

Sans surprise, ces six contributions montrent les limites d’une définition de l’utopie et d’une approche analytique de cette dernière.

Elles apportent, à leur manière, des réponses aux trois questions traitées par ce numéro et qui remettent en cause une utopie centrée exclusivement sur les visions des auteurs classiques des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles.

Sur la question « où rencontre-t-on l’utopie aujourd’hui ? », les six contributeurs ont apporté six réponses différentes :

L’utopie est présente dans des lieux attachés à des communautés (Idil Basural). Il s’agit ici de la création d’îles dont la raison d’être est avant tout communautaire, ce qui peut constituer une première distorsion à l’Utopie de Thomas More.

Elle trouve sa place dans les territoires qui doivent reconnaître leurs forces propres comme source de transformation (P. De Tourdonnet, Y. Hoffert, K. Mamou). Ici, la logique immanentiste en œuvre se trouve à l’opposé des forces transcendantes de l’Utopie de More et des nombreuses utopies des xviiie et xixe siècles.

L’utopie est également partie intégrante des concepts de transhumanisme et d’effondrement (Fabrizio Defilippi) , ce dernier concept remettant en cause (partiellement) le concept d’espérance développé par Ernst Bloch.

L’utopie est aussi liée aux récits qui peuvent servir de base à l’activisme et qui concourent à la formalisation d’espaces matériels et immatériels permettant l’expression des corps (Elisa Cuelo-Hong).

L’utopie se loge à l’intérieur des corps, et ce particulièrement au moment de l’adolescence (Sonia Sánchez).

Elle est présente dans les « concepts “métaphoriques” » qui ont traversé le temps et dont « les images », devenues ersatz, servent de supports à des constructions (Christine Kossaifi).

L’utopie, enfin, est en œuvre dans les expériences pédagogiques, notamment dans celle des écoles d’art et architecture (collectif).

Sur la question des effets de l’utopie, les six auteurs ont apporté une diversité de réponses.

L’utopie impacte la mobilisation en offrant un cadre de contestation (E. Cuelo-Hong). Elle rend possible un télescopage du passé et du présent (C. Kossaifi) comme l’avait déjà remarqué Walter Benjamin avec la notion d’image dialectique. Conjointement, elle met en évidence et active des forces propres à un territoire (P. De Tourdonnet, Y. Hoffert, K. Mamou) tout en favorisant l’appropriation de cet espace (I. Basural). D’une façon plus abstraite, elle contribue à la lutte contre l’idéologie (F. Defilippi) comme l’avait indiqué Paul Ricoeur.

En dernier lieu, l’utopie induit des transformations corporelles notamment au moment de l’adolescence (Sonia Sánchez).

Selon les textes de ce numéro, les dynamiques de l’utopie peuvent quant à elles se regrouper en trois oppositions.

L’utopie engendre des dynamiques à la fois technophiles et technophobes (F. Defilippi).

Elle conduit à des démarches « matérialisantes » (I. Basural) (C. Kossaifi) ou « dématérialisantes » (E. Hong).

Elle amène en dernier lieu à la fois à des mouvements ancrés dans la matière (collectif) et à des mouvements d’émancipation (S. Sánchez).

Les six textes du dossier seront présentés selon une logique qui tient compte de la capacité de ces dynamiques à se tourner vers le passé ou vers l’avenir. Ainsi, le premier texte rédigé par Christine Kossaifi analyse le présent (celui du centre commercial Waves) à partir d’un passé mythique et peut-être immuable. La contribution placée à la fin est celle de Fabrizio Defilippi sur le transhumanisme et l’effondrement, deux utopies contemporaines opposées, mais qui se comprennent les yeux rivés sur le futur. Entre ces deux chapitres nous avons placé, dans l’ordre :

  • la réflexion d’Idil Basural sur le quartier de Castro ;

  • l’analyse des récits utopiques et de leurs fonctions de cadrage proposée par Elisa Culea Hong ;

  • le travail autour du film Fish Tank d’Andrea Arnold et les utopies de l’adolescence réalisé par Sonia Sánchez ;

  • le développement autour des utopies situées et des expériences pédagogiques en école d’architecture (P. De Tourdonnet, Y. Hoffert, K. Mamou).

1 Ce dernier est composé (par ordre alphabétique) de Patrick Bourgne, Christian Drevet et Marie Hélène Gay-Charpin. Il comprenait

2 Nous tenons à remercier les membres du comité scientifique qui ont participé à ce travail.

Notes

1 Ce dernier est composé (par ordre alphabétique) de Patrick Bourgne, Christian Drevet et Marie Hélène Gay-Charpin. Il comprenait également Xavier Fourt pour le travail de coordination de l’ouvrage Matérialiser l’utopie paru en 2020 aux Presses Universitaires Blaise-Pascal.

2 Nous tenons à remercier les membres du comité scientifique qui ont participé à ce travail.

Illustrations

Figure 1 : De l’ambivalence des utopies           face à la matérialisation

Figure 1 : De l’ambivalence des utopies face à la matérialisation

Étienne-Louis Boullée, Vue de la nouvelle salle projetée pour l’agrandissement de la bibliothèque du roi, 1785, Gallica BnF. Rencontres Art & Ecologie #3 « Les territoires des autres » à Saint-Setiers, 2012, La Pommerie, atelier pratique « Internet / Anonymat #3 » par Collectif RyBN et Upgrade! Paris. Yona Friedman - Dessin - Encre et Feutre – Référence : Img 745 - Archives, Dessins 1980.

Crédits : Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, réserve FT 4-HA-57 (15). Photographie : Laetitia Belala. Fondation Denise et Yona Friedman avec l'aimable autorisation de Madame Marianne Friedman-Polonsky, présidente du fond de dotation.

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Hélène GAY-CHARPIN, Patrick BOURGNE et Christian DREVET, « Introduction », K@iros [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 08 juin 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=502

Auteurs

Marie-Hélène GAY-CHARPIN

Architecte DPLG, Maître de Conférences Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine, UMR Ressources-ENSA Clermont-Ferrand

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Patrick BOURGNE

Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, laboratoire Communication et Sociétés, Université Clermont Auvergne

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Christian DREVET

Architecte honoraire, membre associé UMR Ressources-ENSA de Clermont-Ferrand, ancien professeur TPCAU des ENSA

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