Thomas Bouchet, Utopie, Paris, Anamosa, coll. « le mot est faible », 2021, ISBN : 978-2-38191-001-7, 96 p.

Texte

Chaque entrée dans la collection « Le mot est faible » dirigée par Christophe Granger chez Anamosa ambitionne de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire1 ». Depuis la première entrée en 2019, Peuple de Deborah Cohen, sont apparus neuf autres titres, dont Révolution de Ludivine Bantigny, École de Laurence De Cock, Démocratie de Samuel Hayat et Race de Sarah Mazouz. Le temps venu au mot « utopie », l’historien de la pensée politique Thomas Bouchet nous fait voyager avec une érudition admirable entre les nombreux usages et sens du mot depuis son apparition dans Utopia de Thomas More en 1516, se concentrant en particulier sur des débats des deux derniers siècles. À travers ce court livre, la plume de Bouchet vagabonde de façon agréablement décomplexée entre œuvres littéraires, pensées philosophiques, mouvements politiques et artistiques, publicités actuelles, dictionnaires et variations de sens – uchronie, dystopie, hétérotopie, contre-utopie… –, le sens que peut prendre ce mot dans la bouche d’un politicien « socialiste » comme Manuel Valls, ou encore des diagnostics critiques de l’utopie de la part de ceux qui déterrent des germes totalitaires sous ses rêves ou de ceux qui révèlent sa futilité pour la lutte des classes.

Après une insistance introductive sur le caractère polysémique et la grande disponibilité du mot, accommodé « à toutes les sauces », Bouchet choisit comme point de départ la critique classique (pour ne pas dire « standard ») de l’utopie, celle qui insiste sur le fait que sa face « radieuse » serait intrinsèquement liée à une face « sombre ». Exigeant de la réalité de se transformer en la société idéale de son futur radieux, l’utopie menacerait en tout instant de devenir un cauchemar autoritaire dont la conséquence ultime serait le totalitarisme. Autrement dit, l’utopie, obstinément orientée vers l’harmonisation future de l’ensemble des éléments humains, nourrirait des « séductions de l’irrationnel » qui sont en vérité des germes totalitaires. Nous pouvons trouver une telle critique par exemple chez Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis2 quand il dénonce les « sociétés closes » à l’instar de la République de Platon, ou chez Claude Lefort quand il oppose l’irréductible ouverture démocratique à la « clôture » totalitaire3. Bouchet revient aussi brièvement sur la scission opérée au sein de la tradition socialiste elle-même entre socialisme et utopie. Ce sont évidemment Karl Marx et Friedrich Engels qui occupent ici le devant de la scène avec leur fameuse critique du socialisme « critico-utopique » dans le Manifeste ainsi que leur distinction, sur laquelle Engels en particulier insistera, entre socialisme utopique et socialisme scientifique.

La parole donnée d’abord aux détracteurs de l’utopie, on s’attendrait à ce que Bouchet – dans ce livre sur l’utopie qui ambitionne de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir […] pour le rendre à ce qu’il veut dire » – chercherait d’une manière ou d’autre à donner la parole aux utopistes, en s’intéressant par exemple à leurs écrits, ambitions, imaginaires et expériences, ou en évaluant la justesse des critiques vis-à-vis des expérimentations utopiques concrètes et les bilans qu’on peut en tirer ou que les utopistes elles-et eux-mêmes en ont tirés. Or, bizarrement, ce sont les détracteurs qui parlent fort dans le livre de Bouchet tandis que les protagonistes ont tendance à se taire. Plutôt que débattre ces critiques, Bouchet saute à la conclusion suivante : « Le paradoxal attelage socialisme-utopie semble n’avoir aujourd’hui rien perdu de sa fragilité4. » Je me permets d’insister sur ce point pour du moins surprenant : dans le livre de Bouchet, pas un mot sur les expérimentations sociales, économiques et architecturales ni des utopistes socialistes ni celles d’autres utopistes se réclamant comme tels ; pas un mot, concrètement, sur le phalanstère de Charles Fourier (ni son dessin ni les tentatives de réalisation), l’utopie coopérative de Robert Owen (et New Harmony dans l’Indiana aux États-Unis), la Familistère de Guise de Jean-Baptiste André Godin (la communauté utopique ayant duré le plus longtemps), les communautés saint-simoniennes, l’Icarie d’Étienne Cabet et ses bilans…

De l’histoire de l’utopie Bouchet tire avant tout l’affaiblissement du mot, même si nous ne savons pas très bien ce qui a été affaibli. Il cherche confirmation dans l’emploi actuel du mot comme slogan chez les « théoriciens des outlets et des centres commerciaux »5, promettant une expérience parfaite vouée toute entière à la consommation, par exemple à l’Utopia Hôtel en Belgique, à l’Utopia World en Turquie, à l’Huttopia en France et ainsi de suite. Cette récupération est pour Bouchet source de grande préoccupation puisqu’elle engendre une acceptation de l’utopie « plus morte que vive, soumise à des forces qui la brisent, l’étouffent, la dissolvent, la digèrent puis l’expulsent, méconnaissable6. » Cette récupération menacerait de vider le mot « d’un ensemble de significations, de promesses et d’incertitudes formulées ou mises en application depuis un peu plus de cinq siècles7 ». Mais quel est alors cet ensemble ? Quelle est cette utopie « vive » qui aurait été à ce point brisée, étouffée et dissolue ? Il est en effet difficile de trouver des éléments de réponse dans le livre de Bouchet.

Quand Bouchet se met alors à la poursuite de « persistances utopiques » qui maintiennent l’utopie « vive » contre ce qui la menace d’étouffement et de dissolution, il se contente de lister en bloc des penseurs pour qui ce mot joue un rôle important : Joseph Déjacque, William Morris, Ernest Tarbouriech, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Karl Mannheim, Martin Buber, Michael Löwy, Miguel Abensour ou Michèle Riot-Sarcey entre autres. En soi cette érudition est bienvenue, mais Bouchet ne présente ni la pensée ni le contexte de ces penseurs, ni ne soulève de points de rupture ou de convergence, ni n’entre en débat avec aucun d’entre eux. Au lieu de les mobiliser pour soulever des nœuds problématiques ou pour expliquer pourquoi ce mot en particulier a retenu leur attention, il s’en sert simplement pour démontrer que le mot est utilisé dans certaines traditions de pensée, en s’appuyant sur des constats superficiels comme « leurs idées ne sont pas interchangeables ; elles se rencontrent, se complètent, se répondent, s’affrontent parfois8 » sans qu’il donne la moindre indication pour permettre au lecteur de saisir en quoi consistent « leurs idées ». La conclusion qu’il tire de ces « persistances utopiques » est illustrative :

Utopies : mot fragile, mot sensible, mot qui file entre les doigts, mot disponible, et tout cela fait peut-être, paradoxalement, sa force9.

Le problème général du livre de Bouchet, à mon sens, est que son approche qu’il revendique être celle d’un observateur sans parti pris est en fait soutenue par une philosophie de l’utopie. Autrement dit, il me semble que Bouchet dissimule une conception philosophique, pour le moins discutable à mes yeux, quant à la question de savoir ce que c’est l’utopie. C’est cela qui l’amène à faire des concessions importantes vis-à-vis des détracteurs et à mettre entre parenthèses une portion considérable, voire peut-être la plus expérimentale et radicale, de cet « ensemble de significations, de promesses et d’incertitudes formulées ou mises en application depuis un peu plus de cinq siècles » dont il parle. Il me semble que cette philosophie dissimulée est fortement inspirée de Miguel Abensour – qui est d’ailleurs le seul penseur que Bouchet convoque pour soutenir son propre propos. Comme il écrit dans l’introduction :

[Les utopies] sont en tout cas diverses, insaisissables et complexes. C’est pourquoi l’objectif n’est pas de les réhabiliter, de les défendre contre les charges qu’elles ont subies et subissent encore. Il serait dérisoire d’opposer une certitude à une autre. Miguel Abensour en appelle à « une pensée de l’utopie qui fait violence à elle-même, qui inclut dans son mouvement la critique de l’utopie ». Du mouvement, ici encore, pour un mot qui ne peut vivre en captivité et qui a besoin d’air. Un mot qui nous parle de notre relation au monde, aux autres, à nous-mêmes ; un principe d’action et une ouverture vers quelque chose d’autre. (12)

Que les utopies soient « diverses » et « complexes » est évidemment vrai, mais entre ces deux qualificatifs Bouchet en glisse un autre qui relève d’une toute autre question : « insaisissables ». Et à quelles expériences Bouchet se réfère-t-il quand il constate que l’utopie « ne peut vivre en captivité » ? Quelle « captivité » menace l’utopie ? Ne fait-il pas allusion justement, à l’instar des critiques d’Abensour, aux communautés des utopistes socialistes du xixe siècle, voire même au retournement des rêves utopiques en cauchemar totalitaire à l’instar des critiques de Popper ? Tout comme Abensour, Bouchet considère en effet que « l’immobilité est sans doute pour l’utopie une menace beaucoup plus directe que la fluidité »10. Pour cette raison, c’est dans la multiplicité d’usages du mot que Bouchet trouve sa force vivante, sans vouloir classifier ou qualifier les usages. Les « mille courants [...] en mouvement » dont l’utopie « se métisse »11 sont donc à comprendre comme la vitalité même d’un mot qui n’existerait véritablement qu’en étant incessamment en mouvement, peu importe au fond comment le mot mobilise ou est mobilisé, ou de quels imaginaires, de quels registres et de quelles intentions, chaque fois, il s’agit.

S’il importe d’insister sur le fait que Bouchet, malgré ce qu’il dit, mobilise bel et bien une philosophie de l’utopie – qui n’est pas sans parti pris et qui s’oppose à d’autres conceptions de l’utopie –, c’est parce qu’il partage avec Abensour un axiome qui est, à mon sens, particulièrement problématique : la phobie du « figé », de la sclérose, du « schématisme » (ce qui par ailleurs chez Abensour, suivant Claude Lefort dans sa relecture démocratique de Machiavel, est encore lié à une critique radicale de toute rationalité de moyens et de fins). C’est pour cela que l’utopie est « sans cesse » – toujours « sans cesse » – en train d’alimenter des mouvements au fond « insaisissables » afin de faire face à l’immobilisation menaçante qui équivaut à « vivre en captivité ». Le problème, ou du moins le risque, d’une telle philosophie de l’utopie – utopie comme engagée dans un mouvement perpétuel vers l’altérité grâce à une autocritique incessante visant à conjurer sa propre sclérose, craignant plus que tout une prise de consistance « immobilisée » qui ne pourrait que se traduire en domination –, est qu’elle peut conduire à la considération que toutes les prises de position utopiques s’équivalent comme des moments d’un mouvement global ayant pour principe fondamental sa propre relance incessante. Une telle mise en équivalence comporte une certaine indifférenciation des positions, voire une indifférence quant aux enjeux, aux imaginaires et aux politiques de l’utopie. Ne serait-il pas précisément pour cette raison que Bouchet ne laisse parler aucun utopiste qui, justement, prend position à partir d’une conviction concrète, élaborée et (du moins partiellement) « immobilisée » à propos de la société future pour laquelle il faut œuvrer, ou des moyens à employer pour combattre le capitalisme ?

Ce problème général du livre devient particulièrement sensible dans le seul chapitre dédié en entier à un utopiste autoproclamé : « Un “écart absolu” : Fourier ». On pourrait s’attendre ici à entrer enfin dans la matière : la minuterie théorique de Fourier dans sa réflexion sur la communauté phalanstérienne, cette communauté censée résoudre les maux de la société capitaliste en libérant les passions de l’homme à travers, notamment, une réorganisation du travail ; sa réflexion anthropologique sur les douze passions radicales et les 810 idéaux-types d’hommes et de femmes et leur mélange idéal dans la communauté utopique ; les multiples tentatives de réalisation du phalanstère et les bilans tirés historiquement ou qui pourraient en être tirés aujourd’hui ; une discussion enfin sur la politique utopique « classique » entendue comme l’expérimentation et l’incarnation des principes utopiques dans une société-miniature en devenir et éventuellement sur l’actualité de cette politique aujourd’hui. Certes, engager une discussion sérieuse sur tous ces aspects dans le petit format de cette collection serait bien trop ambitieux, mais on pourrait au moins s’attendre à ce que Bouchet au moins en évoque certains. Or le phalanstère et ses principes, ainsi que les expériences historiques de cet imaginaire utopique, ne sont même pas mentionnés ! Bouchet convoque Fourier parce qu’il « reflète et radicalise l’essentiel de ce qui a été proposé jusqu’ici12 » (dans le livre). Et qu’est-ce donc que cela ?

À longueur de textes, milliers de pages manuscrites ou imprimées, cet adepte inconditionnel de « l’écart absolu » pousse à ses dernières limites l’idée de mouvement sous toutes ses formes, jusqu’à ses conséquences les plus ahurissantes13.

En mettant entre parenthèse ce qui fait de Fourier un socialiste utopique, Bouchet le présente uniquement comme quelqu’un qui maintient « vive la puissance contestataire poétique [que le mot utopie] porte en lui14 ». Pour insister : que le phalanstère avec ses théories et expériences historiques ne soit même pas jugé digne d’un seul commentaire par Bouchet dans le seul chapitre dédié à un des utopistes phares du socialisme au xixe siècle dans un livre intitulé Utopie censé « prendre le mot pour ce qu’il veut dire », souligne à mon sens avec force tout le problème du livre : que la dissimulation de sa propre prise de position philosophique cache une sélectivité imposante qui écarte des portions très centrales et importantes de l’histoire de l’utopie (j’entends cette « histoire » minimalement ici comme l’histoire de celles et ceux qui se sont autodésignés comme utopistes ou qui ont explicitement doté ce mot d’une importance singulière). Cette sélectivité explique à la fois l’attention démesurée donnée aux détracteurs de l’utopie qui convergent sur la critique de l’utopie que nous pouvons ici nommer « substantielle ». « Substantielle » au sens de principes de base d’une société meilleure ou, pour le dire encore plus crûment, des vrais projets de nouvelles sociétés partant des convictions fondamentales « immobilisées », et qui se distinguent justement du sens que lui donne Bouchet : l’utopie comme ouverture perpétuellement renouvelée vers l’altérité, au fond insaisissable et toujours en mouvement.

Un dernier problème crucial, à mon sens, concentre les différents points déjà évoqués. À deux reprises Bouchet désigne des « moments » utopiques pour exemplifier ses propos. La première fois il passe des expérimentations artistiques et architecturales du mouvement Bauhaus en Allemagne de 1919 « jusqu’au coup d’arrêt imposé par les nazis en 193315 », à la reprise par les employés de Lip de l’usine de Palente en 1973, au mouvement des gilets jaunes en 2018. Les trois sont qualifiés comme des utopies « en pratique », sans que nous sachions précisément pourquoi. On serait tenté ici de jouer l’avocat du diable : pourquoi les nazis qui imposent le coup d’arrêt en 1933 ne devraient-ils pas être considérés dans leur rapport à l’utopie au même titre que les artistes socialistes du Bauhaus (qui par ailleurs, à ma connaissance, ne s’autodésignent pas comme « utopistes ») ? N’y a-t-il aucun rapport à l’utopie à considérer dans le projet de purification des races visant la fondation d’une société radieuse sur le mythe d’une suprématie raciale naturelle ? Connaissant la « loi de Godwin », je m’empresse de souligner que cette question sert à problématiser l’absence chez Bouchet de débats et de nœuds problématiques internes à la tradition utopique, comme par exemple la distinction entre utopie et mythe ou encore entre utopie et idéologie comme chez Paul Ricœur. N’y aurait-il pas aussi à considérer des différences de fond qui touchent à l’essence même de ce qu’on peut entendre par le mot « utopie » en entrant davantage dans les enjeux concrets entre les utopies anarchiste, autogestionnaire, socialiste, fasciste, libérale, néolibérale, nationaliste, anarcho-capitaliste ? Ces enjeux, peuvent-ils vraiment être pensés, comme Bouchet le suggère, simplement en termes d’« anti-fatalisme » utopique, entièrement axé sur la distinction entre mouvement et sclérose ? Ne convient-il pas de mettre en discussion la dimension potentiellement émancipatrice de l’utopie, par exemple en différenciant les imaginaires et les horizons des luttes minoritaires des imaginaires et horizons des politiques ultra-identitaires ou des projets capitalistes mégalomanes ? Ces questions, qui sont typiquement au centre des débats là où le mot utopie « fait sens », là où il est à « prendre au mot » au sens fort, sont totalement absentes du livre de Bouchet.

La deuxième fois que Bouchet désigne des « moments » utopiques est dans la conclusion du livre. Il souhaite souligner l’actualité voire la vivacité de l’utopie en soulevant trois cas actuels : les ZAD et les gilets jaunes en France et le mouvement zapatiste au Mexique. Or si nous nous arrêtons un moment pour considérer les rapports entre les gilets jaunes et le mouvement zapatiste, le rapport à l’utopie ne va aucunement de soi. Concernant les gilets jaunes, il serait même possible de défendre que la dimension utopique – si on entend par là des imaginaires forts d’une société autre – était globalement plutôt faible. Sans doute est-ce pour cela que Samuel Hayat considérait en 2018 que les gilets jaunes incarnaient une sorte de rémanence de « l’économie morale » théorisée par E. P. Thompson à propos des mobilisations populaires du xviiie siècle16. On pourrait même défendre que la vision autoritaire et néolibérale du « macronisme », si ce terme nous est autorisé, intégrait une charge utopique beaucoup plus importante que les revendications pragmatiques, souvent bien modérées et appuyées sur des réalités sociales de nombreux gilets jaunes. Par contre, le mouvement zapatiste installé dans des territoires semi-autonomes au Mexique met en œuvre des principes forts afin de construire hic et nunc une société anticapitaliste au sein du capitalisme globalisé, pouvant servir de modèle à d’autres expérimentations sociales. Ces différences pourtant fondamentales ne font pas hésiter Bouchet : manifestement il « va de soi » que l’expérience du Bauhaus, l’expérience du Lip, l’expérience des ZADs, l’expérience des gilets jaunes et l’expérience des zapatistes sont utopiques au même titre. La classification et la qualification des différentes utopies comptent-elles pour quelque chose ou se réduisent-elles simplement à la tâche « dérisoire d’opposer une certitude à une autre17 » comme le dit Bouchet ? La question se pose alors de savoir si on n’est pas livré, avec sa conception de l’utopie, à une sorte de carte blanche qui permet de qualifier comme « utopique » à peu près tout ce qui dans l’hémisphère gauche peut être perçu comme émancipateur ? Quel enjeu reste alors pour « l’utopie » quand Bouchet insiste sur le fait que le « mot [utopie] file entre les doigts » et que les expériences utopiques sont partout, du moins partout où se manifeste une quelconque « soif d’altérité », un quelconque besoin de révolte, ou une quelconque mise en mouvement contre « l’immobilité » du statu quo ?

Je conclus en faisant un détour par le livre Révolution de Bantigny dans la même collection – collection que je trouve par ailleurs particulièrement stimulante et réussie. Sa stratégie pour le mot « révolution » est toute autre que celle de Bouchet. Elle repère bien, tout comme Bouchet, l’affaiblissement général du mot (le point de départ critique de collection), mais elle fait parler les ouvriers, les poètes, les révolutionnaires, les penseurs. Elle revient sur les épisodes historiques où ce mot était sur les lèvres de tout le monde, où il était au centre d’enjeux tout à fait cruciaux. Elle ne prend pas position mais, et c’est tout ce qui manque chez Bouchet, elle montre clairement comment il y a des prises de position fortes qui ont fait de ce mot un véritable enjeu, ce qui montre a fortiori comment il a actuellement été « dévoyé par la langue au pouvoir ». Bouchet, s’arrêtant sur la faiblesse du mot pour y trouver sa force en écartant ses moments historiques forts et en sélectionnant à leur place des mobilisations politiques et artistiques pêle-mêle, risque donc de faire du mot « utopie » exactement ce que la collection prétend combattre : « la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place ».

1 Présentation de la collection sur la troisième de couverture.

2 Cf. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis [1945], Paris, Seuil, 1979.

3 Cf. Claude Lefort, Essais sur le politique (xixe-xxe siècles), Paris, Seuil, 1986.

4 Thomas Bouchet, Utopie, Paris, Anamosa, coll. « le mot est faible », 2021, p. 31.

5 Ibid., p. 42.

6 Ibid., p. 40.

7 Ibid., p. 42.

8 Ibid., p. 46.

9 Ibid., p. 47.

10 Ibid., p. 8.

11 Ibid., p. 44.

12 Ibid., p. 73.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 82.

15 Ibid., p. 58.

16 Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir » (05/12/2018) disponible sur le blog de l’auteur : https://

17 Thomas Bouchet, Utopie, op. cit. p. 11.

Notes

1 Présentation de la collection sur la troisième de couverture.

2 Cf. Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis [1945], Paris, Seuil, 1979.

3 Cf. Claude Lefort, Essais sur le politique (xixe-xxe siècles), Paris, Seuil, 1986.

4 Thomas Bouchet, Utopie, Paris, Anamosa, coll. « le mot est faible », 2021, p. 31.

5 Ibid., p. 42.

6 Ibid., p. 40.

7 Ibid., p. 42.

8 Ibid., p. 46.

9 Ibid., p. 47.

10 Ibid., p. 8.

11 Ibid., p. 44.

12 Ibid., p. 73.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 82.

15 Ibid., p. 58.

16 Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir » (05/12/2018) disponible sur le blog de l’auteur : https://blogs.mediapart.fr/edition/mondes-possibles-cycle-de-rencontres/article/070219/les-gilets-jaunes-l-economie-morale-et-le-pouvoir-samuel-hayat

17 Thomas Bouchet, Utopie, op. cit. p. 11.

Citer cet article

Référence électronique

Anders FJELD, « Thomas Bouchet, Utopie, Paris, Anamosa, coll. « le mot est faible », 2021, ISBN : 978-2-38191-001-7, 96 p. », K@iros [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 26 mai 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=592

Auteur

Anders FJELD

Chercheur associé au Laboratoire du Changement Social et Politique, Université Paris Diderot-Paris 7.

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