L’artiste à l’époque des marques

Conclusion

Texte

Sur les quatre thèmes énoncés dans l’appel à contribution de ce numéro dédié à « l’artiste à l’époque des marques », seul trois ont reçu l’attention des auteurs des articles qui alimentent cet opuscule :

  • celui de l’esthétisation du monde (thème 1) ;
  • celui de l’interpénétration de l’univers des marques commerciales avec celui de l’art et du design (thème 2) ;
  • celui de l’art face aux marques et à leur territoire protégé (thème 4).

La convergence de la logique des marques commerciales avec celle de l’art quant à un usage commun des mythes et des récits (thème 3) n’a pas retenu l’attention des contributeurs. Le statut des artistes dans la société actuelle (Heinich1, 2018), lui-même soutenu par des mythes et des récits, explique peut-être la réticence à procéder à un rapprochement – fût-ce t-il focalisé uniquement sur les mécanismes de l’imaginaire – entre le monde profane du marketing et celui des artistes.

Conjointement, pour le quatrième thème de réflexion, si les démarches d’appropriation de marques par les artistes ont été étudiées dans un texte (celui de Laurence Graillot) – comme une forme de hacking émanant de certains créateurs – l’impact du souci constant lié à la protection juridique du territoire des marques et des œuvres sur la création artistique a suscité peu d’intérêt.

Parmi les sept textes de ce numéro, deux définissent la marque indépendamment de son usage commercial : celui d’Elena Sidorova qui concerne le concept de marque pays et celui de Lina Uzlyte et Marie Buisson qui appréhendent la marque comme un dispositif et un signe.

Dans la grande majorité des écrits, les marques sont non seulement indissociables de l’univers commercial, mais elles deviennent synonymes des entreprises ou des groupes qui les utilisent dans leurs démarches marketing.

Pour ces textes, ce sont les usages strictement commerciaux – ceux de l’extension de marque – qui sont utilisés dans le champ artistique (Alain Decrop). Ce sont également des collaborations entre le monde des marques commerciales et celui de l’Art (Vannina Alessandri), qu’elles transforment ou non l’artiste en designer (Niklas Henke, Fabienne Martin-Juchat), qui confèrent un statut commercial à la démarche artistique2. Ce sont également des logiques commerciales qui poussent certaines entreprises propriétaires de grandes marques à surveiller de près leur utilisation par le champ artistique (Laurence Graillot). Ce sont les mêmes motivations qui concernent les musées en les transformant en « marque corporate », transmutant par la même occasion le statut des expositions et des médiations culturelles (Aluminé Rosso).

Tout autre est la démarche d’Eléna Sidorova qui s’intéresse aux expositions universelles et à ce qu’elles induisent : le choix d’un artiste comme emblème d’un pays. Si ce procédé n’est pas sans rappeler ceux utilisés dans le monde des affaires (notamment la surexposition d’un objet emblématique pour forger une représentation homogène de ce qu’il doit représenter dans l’esprit de son spectateur3), il fait émerger des éléments nouveaux qui ont été peu étudiés. Ces derniers concernent la question de la mise en visibilité d’une identité, d’une abstraction ou d’une chose intangible. La question est bien celle de la représentation d’une entité immatérielle par un substrat physique visible. Pour Lina Uzlyte, Marie Buisson et Daniel Jacobi, c’est bien cette question qui est traitée en considérant la mise en exposition du lieu de création comme une marque de l’activité artistique. Dans ce processus, il est question de modeler un visage ou une image à cette dernière. De fait, la marque est pleinement la face visible d’une chose (ou l’image physique d’une chose). Ce visage peut s’appréhender comme spectacle. Il est troublant de constater que la sortie du film Le Visage d’Ingmar Bergman en 1958 s’accompagne de l’édition d’un dialogue4 où il est question du statut du cinéaste qui travaille pour le public et qui est observé en permanence par lui au même titre qu’un « acrobate de cirque qui grimpe délibérément sur la plus haute plate-forme en exécutant des culbutes sans filet » et ce au détriment de la vérité et de l’art. Comme l’indique l’un des protagonistes de ce dialogue imaginaire à la fin du texte, « si vous continuez à confondre « l’art » et « les artistes », vous serez bon, tout au plus, à devenir un critique (…) ».

Les artistes se donnent en spectacle et donnent en spectacle leurs créations. Ne jouent-ils pas en permanence avec ces visages publics ? Ces derniers ne constituent-ils pas une marque (ou des marques) ? Pour nous, la réponse est clairement affirmative.

Il nous semble que l’artiste français Daniel Buren – interviewé par Christian Drevet pour ce numéro – a remarquablement compris et assimilé ces mécanismes en choisissant, par la répétition, de mettre en spectacle ces séquences « blanche-couleur, blanche-couleur,… toujours de même largeur 5». Partant, il a très vite compris les ressorts de cet « outil visuel », à savoir celui de « faire masse » : relier chaque œuvre à d’autres sans que chacune d’entre elles ne perde son identité propre. Sur ce point, la proximité est grande avec Peter Behrens, le premier concepteur d’une démarche de design global pour la firme allemande AEG pour qui : « l’unité visuelle est à la fois la condition préalable et la preuve d’un style6 ».

La marque, unificatrice, conditionne l’émergence d’un tout qui massifie un certain nombre de cristaux7. Ce tout fait lui-même partie d’un autre, plus grand renvoyant au « monde des objets » de Kazimir Malevitch8 pour qui « en tant que réalité pratique » (…) est associé « à un ensemble de masques vides », c’est-à-dire à des décors de théâtre qui cachent une réelle absence de sens.

Ces masques permettent néanmoins de faire fonctionner un imaginaire alimenté par une kyrielle de mythes toujours vivaces qui permettent de leur donner une épaisseur laissant à l’arrière-plan le réel.

Toute la question des nuisances des marques repose sur cette épaisseur.

Si elle est prise pour cible dans des démarches militantes9 pour mettre à mal les dérives du capitalisme, elle est tout de suite réutilisée de façon conscientisée ou non.

Toute la question est de savoir si nous pouvons sortir du symbolique.

Il reste toutefois une différence notable entre la marque commerciale et celle qui concerne le monde de la création : la particularité de l’univers marchand stricto sensu lié à la standardisation – l’homogénéisation – de ce qui est placé sous cet outil visuel.

Le monde de l’Art ne peut se concevoir comme un univers gouverné par la copie de ce qui a déjà été produit (comme une fabrication d’image au sens platonicien).

Dans le dialogue imaginaire énoncé précédemment, Ingmar Bergman a exprimé, avec subtilité ce qui fait l’essence de l’art :

– le film est une forme d’art
– Indubitablement. Il en est une, de ces plantes exotiques qui fleurissent de manière inattendue et capricieuse, après de nombreuses années d’attentes et de murissement
– Vraiment ?
– Je n’en suis pas complètement sûr, mais c’est possible.

La sérendipité, l’absence de cadre et la présence d’une petite chose qui échappe à la fois au créateur et à ses publics confèrent à la marque artistique un statut particulier. C’est elle qui lui donne toute sa richesse et sa valeur précieuse.

1 HEINICH, Nathalie (2018), L’élite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, « Folio Essais ».

2 Il n’est pas anodin de signaler que Jeff Koons est pris comme référence dans les deux articles concernés.

3 Sur ce point, nous partageons la pensée de Marie José Mondzain (Le Commerce des regards, Seuil, 2003) qui considère la publicité (et le marketing)

4 DUNCAN, Paul, WANSELUIS, Bengt (dir) (2018), Les Archives Ingmar Bergman, Cologne, Taschen, 2018, p. 76.

5 BUREN, Daniel, AURIS, Armelle, BUCI-GLUCKSMANN, Christine, DÉOTTE, Jean-Louis, MATIEU, POULAIN Jacques et MAZELLIER, Thierry (1992), « L’atelier de

6 Traduction libre. SCHWARTZ, Frederic J. (1996), The Werkbund, Design Theory and Mass Culture before the First World War, New Haven, Yale University

7 En référence avec CANETTI, Elias (1986), Masse et puissance, Paris, Gallimard, « Tel ».

8 MALEVITCH, Kazimir, CONIO, Gérard (2011), Le suprématisme, le monde sans objet ou le repos éternel, Gollion, Infolio, « Collection Archigraphy », p

9 Comme l’écrit Hans Belting (La vraie image, croire aux images ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 213) : « Lorsque les images sont imposées à une société

Notes

1 HEINICH, Nathalie (2018), L’élite artiste, excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, « Folio Essais ».

2 Il n’est pas anodin de signaler que Jeff Koons est pris comme référence dans les deux articles concernés.

3 Sur ce point, nous partageons la pensée de Marie José Mondzain (Le Commerce des regards, Seuil, 2003) qui considère la publicité (et le marketing) comme programmatiques – dont le dessein est d’imposer une évidence indiscutable, une doctrine ou une opinion. Il n’est pas anodin de rappeler l’instance du marketing sur l’image de marque correspondant à l’opinion des consommateurs sur cette dernière, et ce dans l’objectif de la mettre en conformité avec les souhaits des gestionnaires.

4 DUNCAN, Paul, WANSELUIS, Bengt (dir) (2018), Les Archives Ingmar Bergman, Cologne, Taschen, 2018, p. 76.

5 BUREN, Daniel, AURIS, Armelle, BUCI-GLUCKSMANN, Christine, DÉOTTE, Jean-Louis, MATIEU, POULAIN Jacques et MAZELLIER, Thierry (1992), « L’atelier de Daniel Buren. La réalité de la peinture, c’est le lieu », Rue Descartes, no 5-6, p. 231-254 [En ligne] URL : http://www.jstor.org/stable/40978343.

6 Traduction libre. SCHWARTZ, Frederic J. (1996), The Werkbund, Design Theory and Mass Culture before the First World War, New Haven, Yale University press, 1996, p. 18.

7 En référence avec CANETTI, Elias (1986), Masse et puissance, Paris, Gallimard, « Tel ».

8 MALEVITCH, Kazimir, CONIO, Gérard (2011), Le suprématisme, le monde sans objet ou le repos éternel, Gollion, Infolio, « Collection Archigraphy », p. 90.

9 Comme l’écrit Hans Belting (La vraie image, croire aux images ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 213) : « Lorsque les images sont imposées à une société, celle-ci se venge à la première occasion en se retournant contre les détenteurs du pouvoir (…) ».

Citer cet article

Référence électronique

Patrick BOURGNE, « L’artiste à l’époque des marques », K@iros [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 10 janvier 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=872

Auteur

Patrick BOURGNE

ComSocs (Laboratoire Communication et Sociétés), Université Clermont Auvergne

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