Faut‑il penser une motivation spécialisée ? L’exemple du mineur

DOI : 10.52497/revue-cmh.1061

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Texte intégral

Depuis que notre procédure a redécouvert l’écrit, les décisions de justice sont en principe motivées, et cette motivation permet l’exercice effectif des voies de recours. Mais il faut croire que la « simple » motivation n’est pas toujours suffisante pour que le législateur ait jugé utile, parfois, de parler de motivation « spéciale ». Tel est particulièrement le cas en droit pénal des mineurs délinquants.

Le Code de la justice pénale des mineurs, comme autrefois l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante, fait assez fréquemment référence à l’exigence d’une « motivation spéciale », ou, plus précisément, à une « décision spécialement motivée ».

J’ai relevé près d’une dizaine d’occurrences de la motivation spéciale dans le code, et au‑delà de ce chiffre, la motivation spéciale est notamment exigée pour tout prononcé d’une peine d’emprisonnement, avec ou sans sursis (article L. 123‑1 du CJPM reprenant l’article 2 al. 3 de l’ordonnance de 1945). De fait, la motivation spéciale est classique en droit pénal des mineurs, au point que l’on ne s’y intéresse finalement pas vraiment.

Le fait est que, bien qu’ayant un peu écrit en ce domaine, je ne m’étais pas interrogé jusqu’alors à cette motivation spéciale qui innerve largement le droit pénal des mineurs, et je crois qu’en réalité personne ne s’était véritablement intéressé à la spécificité de la motivation en droit pénal des mineurs.

Deux questions se posent, finalement.

La première est de déterminer pourquoi la motivation spéciale est exigée en droit pénal des mineurs (délinquants), et négativement, pourquoi elle ne l’est pas. La seconde est de préciser comment est réalisée cette motivation spéciale, et de préciser ce qui fait que la motivation passe de générale à spéciale. Ce sont les deux temps que je vous propose : pourquoi une motivation spéciale (I) et comment motiver spécialement (II).

I. Pourquoi une motivation spéciale ?

Pourquoi une motivation spéciale en droit pénal des mineurs ? Plus précisément, pourquoi une motivation spéciale est‑elle parfois exigée… et parfois non. Le premier élément de réponse conduit à préciser le domaine de la motivation spéciale, en considérant que l’on motive spécialement parce que les textes le prévoient. Mais, au‑delà de la lettre, c’est l’esprit de la matière qui justifie l’exigence de motivation spéciale.

A. La lettre des textes et la motivation spéciale

J’indiquais en introduction avoir relevé près d’une dizaine d’occurrences dans le Code de la justice pénale des mineurs faisant référence à la motivation spéciale, ou aux décisions spécialement motivées. Je ne vais pas, ici, en dresser la liste exhaustive, mais simplement souligner celles qui me semblent les plus caractéristiques, et qui concernent tantôt la peine, tantôt la procédure.

La motivation spéciale est d’abord liée à la peine. L’obligation de motivation spéciale des peines d’emprisonnement est particulièrement connue et représentative de la motivation spéciale du droit pénal des mineurs. L’article L. 123‑1 du code (qui reprend l’article 2 alinéa 3 de l’ordonnance de 1945) dispose :

Une peine d’emprisonnement avec ou sans sursis ne peut être prononcée par le tribunal pour enfants et la Cour d’assises des mineurs qu’à la condition que cette peine soit spécialement motivée.

La motivation spéciale des mineurs s’applique ainsi à toutes les peines d’emprisonnement, ferme ou avec sursis, et on peut même considérer qu’elle doit s’appliquer aussi à la peine de détention à domicile sous surveillance électronique, prévue par l’article L. 122‑6, qui s’apparente à une peine d’emprisonnement. On peut citer aussi, dans une perspective similaire, l’article L. 121‑7 du code qui prévoit les conditions dans lesquelles la juridiction peut écarter la diminution légale de peine pour les mineurs âgés d’au moins seize ans. Selon ce texte,

Si le mineur est âgé de plus de seize ans, le tribunal de police, le tribunal pour enfants et la Cour d’assises des mineurs peuvent, à titre exceptionnel et compte tenu des circonstances de l’espèce et de la personnalité du mineur ainsi que de sa situation, décider qu’il n’y a pas lieu de faire application des règles d’atténuation des peines mentionnées aux articles L. 121‑5 et L. 121‑6. Cette décision ne peut être prise que par une disposition spécialement motivée.

La motivation spéciale vient ici permettre d’écarter le principe de la diminution légale de peine.

Parfois la motivation spéciale intervient dans une perspective davantage procédurale, pour justifier une rigueur particulière et dérogatoire, notamment en matière de mesure de sûreté. Ainsi, l’article L. 123‑2 dernier alinéa du code prévoit que lorsque le tribunal pour enfants statue en audience unique et prononce une peine d’emprisonnement sans sursis à l’encontre d’un mineur qui était sous contrôle judiciaire ou assignation à résidence avec surveillance électronique, il peut par décision spécialement motivée, après avoir constaté la violation de la mesure de sûreté, décerner mandat de dépôt ou d’arrêt contre le mineur, quelle que soit la durée de la peine prononcée. Dans une perspective similaire, on peut citer l’article L. 521‑3 du code qui prévoit que lorsque l’affaire n’est pas en état d’être jugée, la juridiction peut renvoyer l’examen de l’affaire à une prochaine audience dans un délai qui ne peut excéder trois mois, et dans ce cas, la juridiction statue au préalable, par décision spécialement motivée, sur le prononcé, le maintien ou la modification d’une mesure éducative judiciaire provisoire et d’une mesure de sûreté.

B. L’esprit des textes et la motivation spéciale

Quel est l’esprit de l’exigence de motivation spéciale en droit pénal des mineurs ? Pour quelles raisons le code a‑t‑il considéré qu’une simple motivation ne suffisait pas, et qu’une motivation spéciale était nécessaire ? La première réponse est d’ordre technique : il s’agit d’encadrer une dérogation apportée à une règle protectrice. La seconde réponse est plus large, et permet de considérer que la motivation spéciale prolonge, dans les domaines considérés comme sensibles, la protection indispensable des mineurs et finalement, la primauté de l’éducation sur la répression.

De prime abord, on constate que la motivation spéciale est requise lorsqu’il s’agit de déroger à un principe de faveur, ou une règle protectrice du mineur. Il en va ainsi, par exemple, lorsque la juridiction envisage d’écarter la diminution de peine. Le principe, posé par l’article L. 11‑5 du code est que :

Les peines encourues par les mineurs sont diminuées conformément aux dispositions du présent code.

Cette exigence de diminution des peines a même valeur constitutionnelle, depuis la décision du 29 août 2002. Il est cependant possible d’écarter cette diminution de peine, seulement pour les mineurs âgés au moment des faits d’au moins seize ans ; mais dans ce cas, une motivation spéciale est requise (article L. 121‑7). De même, lorsque l’article L. 123‑1 du code impose une motivation spéciale pour prononcer une peine d’emprisonnement – avec ou sans sursis –, c’est parce qu’en droit pénal des mineurs, l’emprisonnement ne doit avoir qu’une place exceptionnelle, le principe étant l’application des mesures éducatives. Il en va de même, sur un plan procédural, lorsque la juridiction décide de décerner mandat de dépôt ou d’arrêt contre un mineur lors de l’audience unique (article L. 123‑2) ; ici aussi, on pressent bien que la solution normale n’est pas le mandat de dépôt à la barre, et que ce n’est qu’au terme d’une motivation spéciale que cette décision sévère peut être prise.

Plus profondément, l’exigence de motivation spéciale apparaît comme une garantie de préservation de l’autonomie du droit pénal des mineurs et de ses différentes manifestations. La motivation d’une décision a, classiquement, un double objectif. Il s’agit d’abord de faire preuve de pédagogie à l’égard du justiciable et de lui expliquer pourquoi il a été condamné, à cette hauteur, et avec cette peine. La motivation a également pour but de permettre l’exercice d’un contrôle de la décision rendue, par une juridiction supérieure. Ces objectifs ne sont évidemment pas absents en droit pénal des mineurs, mais ils répondent à l’exigence d’une motivation simple, « normale ». Lorsque l’on exige une motivation spéciale, c’est vraisemblablement parce que l’on demande au juge d’aller plus loin, d’être plus précis. On retrouve un peu ici la différence que les pénalistes connaissent bien entre le dol général et le dol spécial. L’exigence d’une motivation spéciale correspond alors au souci de s’assurer que les principes du droit pénal des mineurs, comme la primauté de l’éducation sur la répression, ont été préservés, même lorsque la décision est sévère, et tend à s’éloigner des solutions protectrices. C’est pour cela que parfois, on peut être tenté d’exiger une motivation spéciale même si le texte ne le prévoit pas expressément, parce que l’intérêt du mineur et l’esprit de la matière commandent une telle solution. Par exemple, l’article L. 11‑3 du code pose implicitement le principe de la primauté de l’éducation sur la répression et dispose ainsi que :

Les mineurs déclarés coupables d’une infraction pénale peuvent faire l’objet de mesures éducatives et, si les circonstances et leur personnalité l’exigent, de peines.

Ce texte pose donc pour principe que la réponse pénale à l’encontre d’un mineur délinquant est d’abord éducative, et que ce n’est que si les circonstances de l’infraction et sa personnalité que la juridiction envisagera une peine. Les circonstances de l’infraction et la personnalité du mineur sont donc des éléments venant justifier, à condition d’être expliqués dans une motivation spéciale, que l’on vienne déroger à la primauté de l’éducation et qu’on applique au mineur une peine.

À ce stade, on sait mieux pourquoi le droit pénal des mineurs exige, parfois, une motivation spéciale. Il reste à déterminer comment motiver spécialement.

II. Comment motiver spécialement ?

Qu’est‑ce qu’une motivation spéciale ? Le code ne donne guère d’indication sur la manière dont les juges doivent motiver spécialement. La jurisprudence n’est guère plus éclairante… Ainsi, dans un arrêt du 26 juillet 1960 (Bull. crim., n° 397), la chambre criminelle de la Cour de cassation avait jugé que les juges avaient suffisamment motivé leur condamnation pénale en disant que cette condamnation était apparue indispensable « au vu des renseignements fournis »… Il me semble qu’on peut – et qu’on doit – se montrer plus exigeant, et souvent le code fait référence aux circonstances de l’infraction et à la personnalité de son auteur. Dans cette perspective, la motivation spéciale requise apparaît comme une motivation circonstanciée et personnalisée.

A. Une motivation circonstanciée

La motivation spéciale est d’abord une motivation circonstanciée. C’est une évidence, une motivation spéciale est… spéciale, concrète, par opposition à une motivation générale. Le juge doit donc prendre en compte les circonstances de l’affaire, les circonstances de fait, les circonstances de l’infraction.

Les circonstances de l’infraction renvoient à une infinité d’éléments, dont on peut donner quelques illustrations. Ce sera le cas de la gravité de l’infraction, de l’existence ou non d’une victime, de la gravité des dommages éventuellement causés à cette victime, de la manière dont l’infraction a été commise… Les circonstances de l’infraction en disent parfois beaucoup sur son auteur, et pourront amener le juge à une répression plus grande. Je pense ici notamment à une affaire où un mineur âgé de dix‑sept ans avait assassiné sa petite amie avec une rare sauvagerie, et cette circonstance a certainement joué dans la décision de la Cour d’assises des mineurs d’écarter la diminution de peine, pour prononcer la peine maximale qui était à l’époque de la réclusion criminelle à perpétuité.

Précisément, les circonstances jouent semble‑t‑il le plus souvent contre le mineur, puisque la motivation spéciale est généralement requise pour écarter une solution de faveur, une règle de protection.

La référence aux circonstances renvoie donc aux circonstances de l’infraction, envisagée du côté de l’auteur comme de la victime.

B. Une motivation personnalisée

La motivation spéciale est ensuite et surtout une motivation personnalisée, qui va prendre en compte la personnalité de l’auteur. Ainsi, on s’intéressera à la récidive, ou à la réitération, même si évidemment les deux notions n’ont pas le même régime. On regardera aussi avec intérêt l’âge de l’auteur, indépendamment du jeu des mécanismes de diminution de peine en fonction de l’âge.

La motivation prendra aussi en considération, évidemment, les investigations menées sur la personnalité du mineur, depuis le recueil de renseignements socio‑éducatif en début de procédure jusqu’à la mesure judiciaire d’investigation éducative, réalisée durant l’information judiciaire ou, en matière correctionnelle, pendant la période de mise à l’épreuve éducative. À cet égard, les juges s’appuieront donc volontiers sur le personnel de la Protection judiciaire de la jeunesse, et sur le dossier unique de personnalité.

Le comportement du mineur durant la procédure est, classiquement, un des ressorts de la motivation spéciale, précisément lorsqu’il s’agit d’écarter une mesure de faveur. Il en va ainsi, par exemple, de la bonne ou mauvaise volonté dont le mineur aura fait preuve dans la mise en œuvre d’une mesure éducative judiciaire, durant la période de mise à l’épreuve éducative, entre l’audience de culpabilité et l’audience sur la sanction.

En définitive, la motivation spéciale en droit pénal des mineurs apparaît comme une manière de s’assurer de la prise en compte de la spécificité de la minorité, notamment lorsqu’il est question de faire preuve d’une sévérité exceptionnelle, ou de remettre en cause un régime de protection. C’est donc un vecteur de l’autonomie du droit pénal des mineurs. Mais, bien évidemment, la motivation ne concerne que les juges… et pas le parquet, même si sa place en droit pénal des mineurs ne cesse de croître…

Citer cet article

Référence électronique

Philippe BONFILS, « Faut‑il penser une motivation spécialisée ? L’exemple du mineur », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=1061

Auteur

Philippe BONFILS

Professeur à Aix‑Marseille Université, Directeur de l’Institut de sciences pénales et de criminologie, Doyen honoraire de la faculté de droit et de science politique, Avocat au barreau de Marseille

Droits d'auteur

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