Laurent Guido, Martine Hennard Dutheil de la Rochère, Brigitte Maire, Francesco Panese et Nathalie Roelens (dir.), Visages. Histoires, représentations, créations,

Lausanne, Éditions BHMS, 2017, 410 p., 150 illustrations et deux leporelli d’Olivier Roller

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Laurent Guido, Martine Hennard Dutheil de la Rochère, Brigitte Maire, Francesco Panese et Nathalie Roelens (dir.), Visages. Histoires, représentations, créations, Lausanne, Éditions BHMS, 2017, 410 p., 150 illustrations et deux leporelli d’Olivier Roller

Texte

Miroir de nos émotions, siège visuel et désormais biométrique de notre identité, comme en témoignent les recherches actuelles en matière de reconnaissance faciale, source d’inspiration pour les peintres et les photographes, le visage a donné lieu, de la philosophie à l’histoire de l’art, à de nombreux travaux. Pour Emmanuel Levinas, le visage est ainsi une métaphore du dénuement et de la vulnérabilité nécessaires à l’établissement d’une relation sociale. D’autres ont étudié le visage dissimulé ou travesti grâce au masque, au voile ou au fard. D’autres encore, le visage contemporain démultiplié par la pratique du selfie (Marion Zilio, Faceworld : le visage au xxie siècle, 2018).

Le grand mérite et l’originalité de l’ouvrage collectif Visages. Histoires, représentations, créations réside dans le fait d’interroger son objet de manière interdisciplinaire, en associant chercheurs en sciences humaines et sociales (histoire de l’art, histoire de la médecine, études cinématographiques, littérature, philosophie, neuropsychologie), chercheurs en sciences médicales et criminelles – l’ouvrage est d’ailleurs publié par la Bibliothèque d’Histoire de la Médecine et de la Santé de Lausanne – aux compétences desquels s’ajoutent l’expertise et les travaux d’un prothésiste facial et d’un photographe. Richement illustré et documenté (reproduction de photogrammes et d’œuvres de la collection de l’Art brut de Lausanne notamment), l’ouvrage est aussi un bel objet que l’on a plaisir à regarder et à lire. Saluons aussi le fait que chaque contribution est suivie d’une bibliographie abondante.

L’ouvrage est introduit par un « Prélude » de Jean-Jacques Courtine, lequel a notamment dirigé, avec Alain Corbin et Georges Vigarello, les trois volumes de l’Histoire du corps (XVI-XXe siècle) aux éditions du Seuil. Précédemment, lui-même avait co-écrit, avec Claudine Haroche, un livre consacré au visage dans une perspective anthropologique et historique (Histoire du visage Exprimer et taire ses émotions, du XVIe siècle au début du XIXe siècle, Payot, 1988).

Visages. Histoires, représentations, créations comporte six grandes sections respectivement intitulées « Cinéma », « Arts », « Lettres », « Identités », « Caractères » et « Cliniques », à leur tour composées de trois à quatre contributions complémentaires. Un leporello amovible réalisé par le photographe Olivier Roller est inséré à la fin du volume.

La première section s’intéresse à l’expressivité et à la photogénie du visage au cinéma, à travers notamment l’emploi des mimiques et des grimaces dans les « films à expressions faciales » (p. 39) qui connurent un vif succès au début du xxe siècle, ouvrant bientôt la voie à l’usage du close up, l’iconique « gros plan ». Une autre contribution s’intéresse à la « cinéplasticité » (phénomènes de mutation faciale comme en 1931 dans le Docteur Jekyll et M. Hyde de Rouben Mamoulian), laquelle participera succès du cinéma de genre tout en constituant, avant le perfectionnement des effets spéciaux, un véritable défi technique.

La section « Arts » interroge et relativise les notions de beauté idéale, en s’appuyant à la fois sur des travaux de plasticiens (Micha Klein et Patrick van Roy) et des œuvres de l’Art brut, dans lesquelles « la représentation des visages est omniprésente » (p. 108), par exemple chez Edmund Monsiel, Aloïse ou Theodor Harold Gordon. La section se clôt sur un entretien avec Olivier Roller, photographe et auteur du leporello qui accompagne et prolonge le volume. L’artiste y parle de ses travaux autour de la notion de pouvoir (politique, économique, médiatique), articulée à la tradition du portrait.

Dans la section « Lettres », le visage est interrogé dans la littérature (de Lucain à Primo Levi en passant par Marcel Proust) et la philosophie. L’approche « éthique » du visage proposée par Levinas laisse place, chez Gilles Deleuze, à une conception post-anthropocentrique de la rencontre. Tout cela afin de répondre à une question persistante et jusque-là sans réponse : comment dépasser l’incompréhensibilité du visage de l’Autre (p. 183) ?

La section intitulée « Identités » pointe la difficulté de l’établissement d’un lien social derrière le masque, qui transforme l’individu et ses particularités (rides, cicatrices, etc.) en persona, à travers l’exemple du roman de Kôbô Abé, La Face d’un autre. Au risque de la dépersonnalisation s’ajoute, dans le cas d’une défiguration accidentelle, l’impossibilité d’une identification que le geste de la greffe faciale et de la chirurgie réparatrice tentera de contrer en réassignant au visage mutilé sa fonction de « signe d’identité le plus saillant » (p. 221).

La section « Caractères » se penche sur la physiognomonie antique et ses prolongements à partir du XVIe siècle. Base de la construction d’une hiérarchie entre les êtres humains sur la base de critères morphologiques, l’anthropologie physique sera à l’origine de funestes dérives raciologiques. Une autre contribution traite, dans le domaine des sciences criminelles, du rôle de l’analyse faciale dans les enquêtes policières, des limites de celle-ci et des questions éthiques qu’elle ne manque pas de soulever.

La dernière section, « Cliniques », propose une approche médicale qui va de l’Antiquité à la pratique contemporaine de l’épithésiste Pascal Byrde, qui se considère comme un « passeur de visages ».

Visages. Histoires, représentations, créations tient assurément la promesse faite par Jean-Jacques Courtine dans sa préface : traiter le visage – à la fois objet d’étude et lieu fondamental de subjectivité – dans sa complexité, en tenant compte des nombreux champs qu’il intéresse. L’ouvrage apporte ainsi une pierre fort utile à l’édifice de l’histoire culturelle et plus spécifiquement à l’histoire du corps et à celle des émotions. Le sujet, bien sûr, ne saurait être épuisé à la fin de cet épais volume, mais on en salue la richesse et l’audace : en choisissant de décloisonner les approches disciplinaires, les responsables de la publication ont permis qu’émergent, grâce à des éclairages croisés et pertinents, de nouvelles perspectives prometteuses, pour la sociopoétique notamment.

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Référence électronique

Anne-Sophie GOMEZ, « Laurent Guido, Martine Hennard Dutheil de la Rochère, Brigitte Maire, Francesco Panese et Nathalie Roelens (dir.), Visages. Histoires, représentations, créations, », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 13 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1083

Auteur

Anne-Sophie GOMEZ

CELIS, Université Clermont Auvergne

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