Thierry Paquot, Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Saint-Mandé, Éditions Terre Urbaine, coll. « L’Esprit des villes », 2020, 264 p.

Texte

Avec Demeure terrestre, Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, renoue avec le problème de l’habiter et de ses représentations qu’il a déjà abordé dans de nombreux ouvrages tels Habiter, le propre de l’humain avec Michel Lussault et Chris Younès (La Découverte, 2007), Petit Manifeste pour écologie existentielle (Bourin, 2007), Un philosophe en ville (Infolio, 2011), Mesure et démesure des villes (CNRS, 2020), etc. L’ouvrage se présente comme « une enquête vagabonde sur l’habiter », qui privilégie de fait le recours aux témoignages personnels et dans le même temps un vagabondage à travers les idées et les concepts philosophiques de tous ordres, auxquels il est fait appel.

Évoquant parents et grands-parents, les confidences permettent une prise de conscience du caractère vivant de la mort, comme élément constitutif de ce qui nous héberge et protège. « Notre séjour sur la terre est celui d’un mortel conscient de cette réalité temporelle limité. C’est donc à partir de cet être-pour-la-mort qu’il est possible de penser notre habiter, c’est-à-dire notre présence-au-monde-et-à-autrui ». La démarche est concrète, passant tout à tour de l’Inde aux SDF parisiens, pour témoigner qu’habiter un monde dont les contours échappent n’est pas chose simple.

Recourant à Winnicott, la maison est pensée comme « espace potentiel », territoire hétérogène, autant imaginaire que réel. C’est dire que les représentations jouent un rôle essentiel chez l’architecte comme chez l’urbaniste victimes consentantes de l’air du temps. D’où l’importance de la philosophie, propre à « faire le point ». Par exemple en pointant l’oubli du corps, un problème éminemment philosophique qui a des répercussions sur l’échelle architecturale et les ménagements urbains. Aussi le chapitre consacré à la maison de Bachelard apparaît-il comme essentiel dans l’étude des représentations de l’habiter, à travers tout un imaginaire dont l’archétype serait la maison d’enfance, nourri de la force et du mouvement de l’imagination. C’est cette « maison onirique » dont l’image devient une sorte de réconfort et de protection. Les sites de notre vie intime suivant cette topo-analyse sont pour Bachelard la verticalité et la concentration. Verticalité de la cave au grenier et concentration comme conscience de la centralité. Et Thierry Paquot résume cela en une belle formule :

La maison de Bachelard est active dans son immobilité, dynamique dans sa stabilité, ouverte dans sa fermeture, ascensionnelle dans son enracinement (p. 74).

Tout en montrant que Bachelard et Heidegger n’ont pas la même conception de l’habiter ni de la phénoménologie, en réfléchissant sur les diverses représentations culturelles du dedans et du dehors, du public et du privé (je ne peux m’empêcher de citer l’exemple savoureux de l’homo telephonicus qui se croit partout chez lui au milieu des autres, vociférant en public dans son portable « je peux te le dire, nous sommes entre nous » !) , l’auteur en vient aux représentations de la cabane, du chalet, en passant par la hutte heideggerienne, le cabanon de Le Corbusier et la petite maison dans la forêt de Thoreau. La cabane, abri des possibles, constitue un site dont l’auteur donne l’étymologie. Car ayant depuis longtemps dans sa besace l’ouvrage de Heidegger Acheminement vers la parole, Thierry Paquot attache une importance légitime à la définition des mots, à leur sens et à leur étymologie.

Un autre chapitre est consacré à Le Corbusier et sa machine à habiter dont l’auteur rappelle l’histoire et les représentations liées au machinisme susceptible d’apporter tout ce dont l’habitant peut avoir besoin. Critiquant La Charte d’Athènes il rappelle combien derrière l’idéologie du machinisme se tiennent des représentations fascisantes. L’habitabilité d’un appartement en série, son confort, ses normes sociales et techniques reposent sur le fonctionnalisme, la planification et le machinisme méconnaissant « l’essence de la technique » et ses répercussions sociales. Thierry Paquot dénonce une charte absurde qui méconnaît les phénomènes politiques, sociaux, environnementaux, communicationnels et culturels aux temporalités différenciées, touchant des populations de grande diversité. Aussi l’auteur condamne-t-il l’urbanisme contemporain comme « le moment occidental, masculin et productiviste de la fabrication des villes » (p. 168).

Cela dit, on peut s’étonner que si l’idéologie de Le Corbusier est violemment critiquée, il n’en soit pas de même avec Heidegger. Au lieu de ravaler l’habitation et l’urbanisme au rang d’« outil » et d’« outillage » comme Le Corbusier, Heidegger les élève à celui de l’« être ». Mais habiter pour lui ne peut se faire que dans une « langue de l’être », or celle-ci ne peut être pour lui que le grec ou l’allemand, ce qui limite singulièrement l’accomplissement de l’essence de l’homme pour les autres. On aurait pu aller plus loin avec Levinas quand il écrit :

La possibilité pour la maison de s’ouvrir à Autrui, est aussi essentielle à l’essence de la maison que les portes et les fenêtres closes.

Ainsi va-t-on avec Levinas vers la notion de l’hospitalité. Or il ne peut y avoir de conception de l’habiter, sans celle de l’hospitalité, ce que nombre de théoriciens semblent oublier, à commencer par Heidegger.

L’auteur, spécialiste des questions d’habitation et de l’urbanisation planétaire, réfléchit en citant les multiples théoriciens de la question, ce qui fait de l’ouvrage une synthèse précieuse des théories évoquées au fil de la plume dans un dense chapitre, « Habiter, géohistoire d’une notion », à commencer par celles d’Henri Lefebvre, de Françoise Choay, de Jacqueline Palmade, d’Hubert Tonca, de l’architecte norvégien Norberg-Schulz, d’Augustin Berque, de Radkowski et d’Ivan Illich.

Avec le chapitre « du bon usage de la topophilie » des exemples d’expériences individuelles (« toute maison est un jardin »), celles de Gilles Clément, Jean-Paul Kauffmann et Edmond Goncourt (La Maison d’un artiste), témoignent que la maison est un lieu de rassemblement de soi et qu’elle condense et exprime notre manière d’être au monde et à autrui. Les expériences d’autobiographie environnementale sont à cet égard d’un grand apport. Mais l’humain topophile, avec le dérèglement territorial participant d’un écocide généralisé, est bien contrarié par la globalisation, ses valeurs économiques et son imaginaire consumériste conduisant à la précarisation des lieux par le brutal productivisme, au point de pouvoir parler de la fin du paysage et d’un acheminement vers la banlieue totale.

Mais avec l’artificialisation des sols marchandisés peut-on encore rêver l’image selon laquelle « le bonheur est dans la maison » ? Sans doute habiter, souligne à juste titre l’auteur, est un processus actif, qui tisse des liens et crée de l’harmonie avec son entour et l’architecture pourrait se définir comme l’attente d’une présence et l’ouverture à la présence d’autrui et au monde.

Il nous semble dans ces très riches réflexions que le vagabond reste un peu victime de ses lectures bachelardiennes et heideggeriennes en définissant « la demeure terrestre [comme] un sourire et deux bras qui enserrent » (p. 196). Nos propres analyses au CELIS concernant « l’habiter ailleurs » soulignent la diversité de « l’habiter » et des sens divers qu’il peut prendre dans l’histoire et les cultures, même si cela ne remet nullement en cause les thèses présentées par l’auteur qui livre avec sensibilité son propre vécu affectif et intellectuel.

Aussi ce vagabondage riche en perspectives se termine-t-il par des « confidences bibliographiques » très fournies d’une quarantaine de pages qui sont un parcours commenté de tous les ouvrages attachés à cette question de l’habiter qui concerne des domaines aussi variés que l’architecture, la géographie, la sociologie, l’urbanisme, l’anthropologie et la philosophie. Une somme attachante par le vécu et le sens à la fois philosophique et poétique qui en font la richesse.

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Référence électronique

Alain MONTANDON, « Thierry Paquot, Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter, Saint-Mandé, Éditions Terre Urbaine, coll. « L’Esprit des villes », 2020, 264 p. », Sociopoétiques [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 09 novembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1260

Auteur

Alain MONTANDON

CELIS-EA 4280, Université Clermont Auvergne

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