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Inquiétants dépaysements : Les voyages mélancoliques de Germaine de Staël (1802-1814)

Troubled Disorientation. The Melancholy Travels of Germaine de Staël (1802-1814)
Stéphanie Genand

Résumés

Cercle de penseurs autour de 1800, le groupe de Coppet inscrit le déplacement et le passage des frontières au cœur de ses productions. Né d’un sentiment de désappartenance nationale, le groupe joue un rôle expérimental fondateur pour la conscience du sujet dans les récits viatiques. Sollicitant le voyage autant dans l’exploration d’un pays que dans la philosophie et la connaissance, De l’Allemagne de Germaine de Staël est à la fois un récit de voyage et un bréviaire métaphysique. Sur un ton proche de l’autobiographie, l’auteure observe davantage une région intérieure qu’un pays étranger.

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Texte intégral

  • 1 Voir notamment sur cette question, pour Bonstetten : Doris et Peter Walser-Wilhelm, « Karl-Victor (...)
  • 2 La préface de De l’Allemagne, retraçant la geste éditoriale d’un texte censuré en 1810 et dont les (...)
  • 3 Cette mutation intervient en 1804, lorsqu’au retour d’un voyage en Italie, Bonstetten entreprend l (...)

1Cerner la spécificité du voyage dans l’œuvre de Germaine de Staël requiert, en préambule, de réinscrire ce corpus, à une plus vaste vaste échelle, dans la réflexion menée sur cette problématique par le Groupe de Coppet au moment 1800. La question occupe de fait une place à la fois prépondérante et singulière dans le cercle réuni autour de G. de Staël, après l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, et où figurent, pour ne citer que les acteurs plus importants, Benjamin Constant, Simonde de Sismondi et Charles-Victor de Bonstetten. Plusieurs raisons expliquent, sous leurs plumes, l’importance stratégique du voyage : la première, biographique, tient à la trajectoire transfrontalière d’écrivains au carrefour de plusieurs cultures nationales et dont l’entrée en écriture s’accompagne de translations géographiques et linguistiques1. L’histoire littéraire a rendu célèbres les déboires de Staël, alternativement parisienne, suisse et suédoise, et à qui De l’Allemagne vaut en 1810 le reproche de composer des ouvrages qui ne sont « point français2 », pour reprendre le verdict prononcé par le duc de Rovigo. On connaît moins, en revanche, le parcours européen de Bonstetten, né à Berne mais qui choisit, au terme de plusieurs voyages en Italie, en France et dans le nord de l’Europe, la nationalité danoise en 1798, changement qui s’accompagne aussi, chez lui, d’un abandon de la langue allemande au profit du français3 : rarement donc une association de penseurs aura aussi profondément inscrit le déplacement et le passage des frontières au cœur de ses productions. La pensée, à Coppet, naît de ce qu’on pourrait appeler une désappartenance nationale et le voyage, loin de constituer un simple motif, y joue d’abord le rôle d’une expérience fondatrice, aussi bien pour la création que pour la conscience du sujet.

  • 4 De l’Allemagne, t. 1, p. 21.
  • 5 Charles-Victor de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’homme du Nord, ou l’Influence du climat, Genève (...)
  • 6 Charles-Victor de Bonstetten, La Scandinavie et les Alpes, Genève-Paris, Paschoud, 1826.

2Cette résonance existentielle explique, deuxième raison, l’indétermination et la prolifération génériques du voyage dans les écrits de Coppet. Irréductible à un modèle fixe ou à un type esthétique, il fonctionne davantage comme un coefficient d’altérité affecté à l’ensemble d’une production moins soucieuse d’offrir une relation pittoresque que le déploiement et l’émergence problématique d’une pensée. Les titres en témoignent, qui ne dissocient pas, sous la plume de Staël et de Bonstetten en particulier, le modèle viatique du traité anthropologique ou philosophique : De l’Allemagne est ainsi présenté comme un récit de voyage, mais aussi comme le bréviaire métaphysique de ce que la préface appelle « la patrie de la pensée4 », tandis que Bonstetten rédige, à partir de ses expéditions en Italie et en Islande, des considérations générales – L’Homme du midi et l’homme du Nord, ou l’influence du climat5 – et des tableaux aussi bien géographiques que métaphysiques, à l’image de La Scandinavie et les Alpes6, publié en 1826 et qui s’ouvre sur un programme explicitement pluriel :

  • 7 La Scandinavie et les Alpes, p. v-vi.

Il est bien difficile de passer de longues journées en face des grands phénomènes que présentent les hautes ruines du globe, sans scruter les causes de ces bouleversements, auprès desquels nos révolutions politiques sont des mouvements de fourmillères7.

  • 8 Le Groupe de Coppet et le voyage, Libéralisme et connaissance de l’Europe entre 1700 et 1800 (Il G (...)
  • 9 Ibid., p. xxii.

La trame viatique se confond ici avec le miroir de l’existence humaine et cette ambivalence constitue la marque d’un corpus où, pour reprendre la formule de François Rosset dans l’introduction du volume publié en 2006 sur cette question, « le voyage n’est jamais une finalité d’écriture suffisante8 » : il engage, à Coppet, autant l’exploration et la découverte d’un pays que l’aventure philosophique et le processus général de la connaissance. « [L’] écrivain-voyageur [de Coppet], ajoute F. Rosset, n’est pas d’abord un homme ou une femme en voyage, mais un écrivain en mouvement9. » Les Carnets de voyage rédigés par G. de Staël lors de ses déplacements portent la trace de cette diversité d’objectifs :

  • 10 Simone Balayé, Les Carnets de voyage de Mme de Staël, Contribution à la genèse de ses œuvres, Genè (...)

Mais je n’ai point de sujet dans cet écrit, écrit-elle, et ne cherche-t-on pas autant dans un voyage le mouvement qu’il donne à notre esprit que les objets qu’il donne à notre curiosité10 !

  • 11 La formule « moment 1800 », pour désigner les années charnières qui embrassent le tournant des Lum (...)

Cette analyse souligne ici la position stratégique d’un corpus emblématique des mutations du récit de voyage au moment 180011 : au carrefour de l’itinéraire livresque et du périple égotiste, les auteurs de Coppet expérimentent la métamorphose d’une expérience désormais distincte de la convention aristocratique du « Grand Tour » et qui privilégie l’ébranlement de l’ensemble des repères, scientifiques, épistémologiques et métaphysiques : jadis reconnaissance d’un parcours rendu familier par la tradition et l’uniformité des lieux fréquentés, le voyage, à Coppet, devient une confrontation avec l’inconnu et l’étranger. Rien n’y est davantage valorisé, dans cette optique, que l’incompréhensible ou l’altérité, qu’il s’agisse de pays alors méconnus en Europe – l’Allemagne ou l’Islande au cœur du récit publié par Bonstetten en 1826, La Scandinavie et les Alpes – ou de mœurs radicalement différentes – celles du sud de l’Italie par exemple, en marge du Grand Tour et qui juxtaposent à la vitrine brillante des sites romains et de leurs lieux mondains le versant brut d’un pays doté de ses propres coutumes et où la vie, plus âpre et moins policée, livre une image sauvage du pays :

  • 12 C.-V. de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’homme du Nord, op. cit., p. 146-147

Pour bien voir l’Italie et pour connaître les Italiens, il faudrait sortir quelquefois de ces routes battues, rechercher les sociétés qui ne voient pas les étrangers, parcourir toutes les classes d’hommes, et s’arrêter dans les petites villes12.

  • 13 Le Groupe de Coppet et le voyage, op. cit., p. xx.

Un tel face-à-face avec l’altérité ne va pas sans risques. Préférer la différence à la perpétuation rassurante des connaissances coûte au sujet la perte de ses certitudes et là réside sans doute la caractéristique la plus frappante du voyage, sous la plume du Groupe de Coppet, qu’il devient synonyme de désappropriation. L’individu y subit en effet l’épreuve d’une disparition : du savoir, l’enjeu du déplacement étant de redéfinir les fondements de la vérité, et de l’identité, le moi expatrié mesurant, dès lors qu’il quitte ses racines familières, la puissance effrayante de la nouveauté. Cette inquiétude infléchit considérablement la nature et la fonction du voyage : elle détermine d’abord la couleur personnelle de trajectoires qui tracent autant de nouvelles routes qu’elles bouleversent les contours intimes d’un moi lui aussi invité à reconsidérer ce qu’il sait, au profit de ce qu’il croit savoir. Le voyage, pour ces auteurs, se confond dès lors avec un miroir biographique : « Ce qu’il faut d’abord mettre en évidence, souligne encore F. Rosset, c’est moins l’art du périple en lui-même que la personnalité du voyageur13 ». Il ne s’agit pourtant pas de renouer ici avec le motif de la confession : l’extension intime du voyage ne dessine, à Coppet, qu’un horizon incertain et incomplet, l’ouverture à l’autre exigeant l’exténuation progressive des repères et la perte de soi. Voyager, comme l’explicite Bonstetten, c’est avant tout faire l’épreuve de la méconnaissance :

  • 14 C.-V. de Bonstetten, La Scandinavie et les Alpes, op. cit., p. 1-2.

La première chose qui frappe un voyageur qui passe d’un pays à un autre, c’est la différence ou les rapports de ce qu’il voit avec ce qu’il était accoutumé de voir. […] Ce n’est pas seulement parce qu’on aperçoit des objets nouveaux que les voyages sont utiles ; ils le sont parce qu’ils nous renouvellent nous-mêmes, en nous faisant sortir de nos habitudes14.

  • 15 Voir, sur cet infléchissement du voyage au moment 1800, Nicole Hafid-Martin, Voyage et connaissanc (...)
  • 16 Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, Paris, PUF, 19 (...)
  • 17 Ibid., p. 24.

Cette défamiliarisation, désormais constitutive du voyage, le transforme en une expérience privative : le passage des frontières inaugure une dépossession au cours de laquelle l’âme ne trouve pas immédiatement le bénéfice de l’expatriation15. Cette douleur, a priori paradoxale, déclenche en réalité le processus de l’ouverture à l’autre : comme Pierre Macherey l’a mis en évidence dans son essai, À quoi pense la littérature16 ?, seules les cultures nationales incomplètes, ou capables d’analyser lucidement ce qui leur manque, s’ouvrent à l’étranger, tout comme les âmes déracinées reçoivent d’autant plus intensément une autre culture qu’elles marchent à sa rencontre vacillantes, incertaines et déjà séparées de ce qui les constitue. L’échange et le transfert culturel présupposent donc une faille qui autorise et libère la médiation de l’autre. Le cosmopolitisme, P. Macherey le rappelle, ne saurait fonctionner qu’à condition d’être un « cosmopolitisme perpétuellement ouvert17 », c’est-à-dire vacant, lacunaire et de ce fait prédisposé au dialogue des nations :

  • 18 Ibid., p. 25.

L’universalité qu’il fonde est une universalité négative ; elle échappe à une saisie définitive, et ne se livre qu’au cours d’une perpétuelle errance, seule forme visible de sa permanence. Les singularités d’une culture, se révélant à travers ses défauts et ses manques, qui l’inachèvent dans son ordre propre, suggèrent du même coup les apports, nécessairement extérieurs, dont elle a besoin pour se développer et se compléter18.

Cette théorie met au jour la vocation paradoxale du voyage : fondée sur une perte – un « négatif » donc – devenue instrument et condition de la connaissance, elle présuppose, au cœur du dépaysement, une mélancolie qui subordonne aux fêlures de la conscience les vertus de l’extraction. Impossible, pour le dire autrement, de rien découvrir à qui ne souffre pas ni ne vit le passage des frontières comme un deuil symbolique.

  • 19 Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie (1807), réed. Simone Balayé, Paris, Gallimard, 1985, p. 32.

3Cette dimension négative constitue la principale caractéristique de l’œuvre staëlienne. Le voyage y est à la fois spectaculairement omniprésent et déceptif, qu’il s’agisse de l’expérience personnelle de l’auteur, condamnée en 1802 à douze années d’exil et qui ne doit qu’à l’interdiction du territoire français son exploration européenne, ou de l’itinéraire de ses personnages, errants et malheureux et à qui le départ n’apporte que la douleur et l’amertume, conformément à la maxime qui ouvre le chapitre 2 de Corinne ou l’Italie : « Voyager est, quoiqu’on en puisse dire, un de plus tristes plaisirs de la vie19. » Cette profondeur mélancolique ne tient pourtant pas aux seules circonstances qui valent à l’auteur de Delphine sa proscription : les décrets napoléoniens contraignent certes G. de Staël à subir une expatriation jamais choisie, et qui lui inflige une souffrance d’autant plus importante qu’elle la prive des derniers jours de son père, mort en avril 1804 et dont le deuil associe pour jamais la route de Berlin au souvenir du tombeau et à la culpabilité de l’éloignement. L’inquiétude du voyage staëlien repose, plus profondément, sur l’expérience d’une altérité intérieure : la conscience, jusqu’ici familière, s’y transforme en un territoire inconnu et dont l’ampleur désoriente le sujet, soudain sommé de vivre avec une famille de pensées qu’il ne soupçonnait pas, des passions qui ne lui étaient jamais apparues distinctement et une violence qu’il doit désormais, sinon comprendre, du moins apprivoiser. Cette expérience morale constitue, pour Staël, une conséquence de la Révolution. L’homme déraciné de 1800, et à qui le voyage n’offre plus qu’une plongée dans l’inconnu, est le survivant aveugle de la Terreur, qu’il a traversée sans pouvoir l’analyser ni mesurer les ressorts des passions qui l’ont paradoxalement motivée :

  • 20 G. De Staël, Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui d (...)

L’avenir n’a point de précurseur. Le guide de la vraisemblance, de la probabilité n’existe plus. L’homme erre dans la vie comme un être lancé dans un élément étranger. […] L’univers entier semble jeté dans le creuset d’une création nouvelle, et tout ce qui existe est froissé dans cette terrible opération. […] On nous peint et le chaos et la naissance du monde comme précédant celle de l’homme ; mais de nos jours, au contraire, l’être sensible assiste au changement, au renouvellement général, et sur son âme portent tous les coups dont la terre est ébranlée20.

  • 21 G. de Staël, De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), réed. (...)

La génération staëlienne reçoit donc en héritage, au lendemain de 93 et de ce que De l’Influence des passions appelle encore « des jours de sang21 », une énigme anthropologique : qu’est-ce que l’homme ? Et quelles forces recèle-t-il, qui peuvent ainsi lui rendre familières l’idée de la mort et la possible négation de l’humanité ? Le voyage, de motif pittoresque, devient, dans un tel contexte, l’instrument emblématique de la relation inquiète au savoir : comme elle, il déracine, exige le deuil des certitudes, soumet le sujet à l’épreuve symbolique de sa propre mort et l’invite à passer sur une autre rive, à la fois familière et étrangère. La scène, récurrente dans le corpus staëlien, caractérise notamment le franchissement du Rhin puis l’arrivée à Weimar dans les Carnets de voyage :

  • 22 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 53.

Il y a des caractères et des imaginations pour qui le voyage est une distraction salutaire, agréable ; moi, je me sens saisie d’une tristesse profonde quand je voyage. […]. Je ne sais si les autres ont éprouvé la même impression que moi, mais en voyageant, j’ai pris pour la première fois une véritable terreur de la mort ; non pas à cause des dangers du voyage, qu’il est si facile d’éviter, mais pour le sentiment d’isolement qu’on éprouve. Si l’on survivait à soi-même, si l’on pouvait voir passer ses propres funérailles, ne serait-on pas ainsi ? Ne sentirait-on pas tous ses liens brisés, la communication de toutes ses idées interrompue22 ?

  • 23 Voir notamment Béatrice Le Gall, « Le paysage chez Madame de Staël », Revue d’Histoire Littéraire (...)
  • 24 Germaine de Staël, Correspondance générale, éd. Béatrice Jasinski et Othenin d’Haussonville, Genèv (...)
  • 25 De l’Allemagne, op. cit., t. IV, p. 172.
  • 26 Ibid., p. 173.

4Étranger à lui-même, le sujet traverse ainsi l’épaisseur de ses propres pensées et cette angoisse confère aux voyages staëliens une dimension explicitement anthropologique : c’est moins un pays qu’il s’agit à présent d’explorer – plusieurs études ont de fait souligné le déficit pittoresque des voyages staëliens, et plus généralement coppétiens, qui accordent une place mineure aux paysages23 – qu’une région intérieure. En témoigne la confusion lexicale des registres : la métaphore géographique, si elle n’a plus pour vocation de décrire un réel paradoxalement assourdi dans ce corpus, offre en revanche à la réflexion morale une langue qui verbalise la nouvelle étendue du sujet : « Il y a toujours des découvertes à faire dans le pays de la douleur24 », écrit G. de Staël à son ami Claude Hochet le 16 décembre 1811, préfigurant la cartographie psychique qui lui inspire, notamment dans De l’Allemagne, plusieurs images saisissantes du sujet dédoublé, « assist [ant] soi-même à sa pensée et [croyant] la voir passer comme l’onde25 », ou encore juxtaposant « le moi toujours le même, qui voit passer devant son tribunal le moi modifié par les impressions extérieures26 ». Le paysage fracturé traduit dès lors les lignes de faille d’une conscience non seulement étrangère à elle-même, mais aussi à l’ordre du temps : sous la plume de Bonstetten, ce sont les Alpes ou d’une manière plus générale les chaînes de montagnes qui figurent les ruptures d’une âme aussi bien séparée de sa propre unité que du monde englouti de l’Ancien Régime :

  • 27 L’Homme du Midi et l’homme du Nord, op. cit., p. 203-204.

Nous voyons les Alpes séparer des peuples qui ne se ressemblent point. Il en est de même de cette grande Cordillère placée entre deux siècles ; elle sépare des hommes si différents d’eux-mêmes, que ceux qui comme moi ont vécu dans les deux époques, sont étonnés d’être les mêmes hommes27.

  • 28 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 116.

Cette étrangeté intérieure explique aussi, chez Staël, le désir d’un voyage non livresque : il ne conduit plus le sujet sur des lieux rendus familiers par la culture et l’uniformité sociologique des espaces fréquentés. Il l’invite au contraire à s’écarter de la civilisation pour découvrir son envers ou ses zones d’ombre, autrement dit l’immaîtrisé et le sauvage qui guident désormais la curiosité du voyageur et l’attirent vers les régions reculées ou les circonstances les plus à même de faire surgir l’énergie brute d’un pays. Dans l’œuvre de Staël, cette révélation a lieu sur le sol italien. Alors qu’elle parcourt la péninsule du Nord au Sud, entre 1805 et 1807, pour tenter d’adoucir la perte de son père et nourrir, au passage, le projet de fiction déjà élaboré en Allemagne et qui deviendra Corinne ou l’Italie, Staël consigne ses impressions sous la forme de notes écrites sur le vif. Ces réactions brutes, réunies dans les Carnets de voyage publiés par S. Balayé en 1971, juxtaposent à la révélation italienne une écriture elle aussi affranchie des codes et des contraintes : formés d’associations et de raccourcis fulgurants, les Carnets staëliens dévoilent, en filigrane, des images ou des situations croquées au cours des visites ainsi que les mouvements d’une imagination libre de composer, à partir de la matière sensible et personnelle de l’auteur, un tableau subjectif et non médiatisé du paysage exploré : « Le midi, souligne Staël, a quelque chose d’actif qui vous parle comme un ami ou vous réveille comme une fête28 ».

  • 29 Corinne ou l’Italie, op. cit., p. 242.

5L’itinéraire, délaissant alors les circuits officiels du Grand Tour, révèle à la voyageuse le double visage de l’humanité : la culture et la civilisation, incarnées dans les monuments romains et les discussions brillantes sur l’art et la littérature qui nourriront la première partie de Corinne, et le sauvage ou le pulsionnel. Ce dernier surgit d’abord à l’occasion de circonstances transgressives : celles qui libèrent les passions de la foule et offrent le spectacle d’une conscience collective affolée, notamment lors du carnaval, présenté au livre X de Corinne comme « un souvenir des Saturnales29 », et qui, note Staël, remet le peuple en liberté :

  • 30 Ibid.

Il y a donc, pendant le carnaval, un mélange complet de rangs, de manières et d’esprits ; et la foule et les cris, et les bons mots et les dragées dont on inonde indistinctement les voitures qui passent, confondent tous les êtres mortels, ensemble, remettent la nation pêle-mêle, comme s’il n’y avait plus d’ordre social30.

  • 31 Ibid., p. 244.

Ce surgissement inaugure le trouble d’une pensée soudain spectatrice de sa profondeur immaîtrisée : sa violence lézarde le paysage et introduit, au cœur d’une scène de la vie quotidienne, l’angoisse d’une puissance hors de contrôle, à l’image des « chevaux barbes31 » lancés à la poursuite les uns des autres lors des festivités romaines et dont Staël associe la course sans cavaliers à l’extension d’une intériorité emballée :

  • 32 Ibid., p. 245.

On s’étonne de voir ces chevaux libres ainsi animés par des passions personnelles ; cela fait peur, comme si c’était de la pensée sous cette forme d’animal32.

  • 33 C’est la traduction d’unheimliche proposée, en 1919, par Marie de Bonaparte. Simone Korff-Sauce et (...)

Une telle discordance, juxtaposant au spectacle de mœurs pittoresques l’inconnu intérieur, préfigure ce que Freud théorisera, en 1919, sous le nom d’unheimliche ou « inquiétante étrangeté33 » :

  • 34 Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 251.

Un effet d’inquiétante étrangeté se produit souvent et aisément, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée, quand se présente à nous comme réel quelque chose que nous avions considéré jusque-là comme fantastique34.

6Associée, à titre d’exemple, à l’animation d’objets inertes, cette fêlure du réel matérialise l’angoisse du sujet confronté au retour de ses propres terreurs ou souvenirs oubliés. Ils revêtent, chez Staël, la forme de scènes terrifiantes inspirées par la visite, près de Pompéï, du site de Portici :

  • 35 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 136.

Masques : pour le comique, on les aime ; cela évite au visage humain de se dégrader. Mais pour le tragique, ils déplaisent. Effet désagréable des masques des pleureuses sur les tombeaux à Pompéia. […] Immense quantité de manuscrits roulés et en cendre. Effroi qu’on éprouve en les voyant, dans la crainte que le souffle n’enlève l’irréparable35.

7Les masques accolés aux statues, suggérant qu’elles vont prendre vie et se mettre à parler, transforment la visite des ruines en un tableau proche du cauchemar et où la mort se confond avec la vie au point de la mimer ou de ne s’en plus distinguer :

  • 36 Ibid., p. 137.

Herculanum. Ce théâtre sous terre. Moins d’effet que Pompéia. C’est trop près de la mort mimée. La mort fait surtout effet avec l’apparence de la vie, la danse des morts fait plus d’effet que les tombeaux ; quand vous exigez la terreur, elle vient moins36.

  • 37 La visite du volcan fait partie des stéréotypes culturels de l’époque : voir l’ouvrage classique d (...)

Ces inquiétantes étrangetés ne surgissent pas par hasard lors de la visite de Pompéï. Stratégiquement située au pied du Vésuve37, la ville engloutie partage avec le volcan un paysage indéterminé, à mi-chemin entre la vie et la mort et qui sollicite indistinctement les références littéraires et le rêve d’oublier tous les livres :

  • 38 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 120.

Voyage du Vésuve. Désert, terre noire sans végétation, sans oiseaux. […] Empire de l’enfer qui commence, apparition de la nuit, marche silencieuse de la lave scintillante, un gouffre de feu, un bruit semblable à celui du vent et de l’eau. […] Le souvenir des poètes, Milton, Virgile, est la seule chose qui diminue l’impression de ce spectacle. On voudrait le voir en sauvage sans avoir rien lu38.

8La force sublime de la nature inscrit ainsi, au cœur du voyage staëlien, le fantasme d’une régression qui engage aussi bien le sujet, invité à ne plus rien savoir, que les nations elles-mêmes, mises en concurrence anthropologique et parmi lesquelles Corinne valorise l’énergie primitive, à l’image de celle qui anime encore la Dalmatie, aperçue au loin, depuis le clocher de Venise :

  • 39 Corinne ou l’Italie, op. cit., p. 429.

Cette Dalmatie que vous apercevez d’ici, et qui fut autrefois habitée par un peuple si guerrier, conserve encore quelque chose de sauvage. […] Je me plairais à voir, continua Corinne, tous les pays où il y a dans les mœurs, dans les costumes, dans le langage, quelque chose d’original. Le monde civilisé est bien monotone, et l’on en connaît tout en peu de temps ; j’ai déjà vécu assez pour cela39.

  • 40 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, p. 120.

L’éruption du Vésuve consacre, dans un tel contexte, le triomphe des puissances souterraines sur la raison et l’existence. Soulignant, dans ses Carnets, l’effroi suscité par « ce monde physique qui semble changé en un être malfaisant40 », Staël expérimente, en lieu et place du voyage, un dépaysement autrement plus impressionnant vers les prémices de ce qui s’appellera, quelque cent ans plus tard, l’inconscient :

  • 41 Corinne ou l’Italie, p. 293-294.

Mais tout à coup l’étonnement que doit causer l’univers se renouvelle à l’aspect d’une merveille inconnue de la création : tout notre être est agité par cette puissance de la nature, dont les combinaisons sociales nous avaient distrait longtemps ; nous sentons que les plus grands mystères de ce monde en consistent pas tout dans l’homme, et qu’une force indépendante de lui le menace ou le protège, selon des lois qu’il ne peut pénétrer41.

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Notes

1 Voir notamment sur cette question, pour Bonstetten : Doris et Peter Walser-Wilhelm, « Karl-Victor von Bonsetettens Polyglotte Statur, Erweb und Aspeckte sprachlicher Kompenentz », dans Les Écrivains suisses alémaniques et la culture francophone au xviiie siècle, M. Crogiez Labarthe, S. Battistini et K. Kürtös (dir.), Genève, Slatkine, 2008, p. 381-387, et « Charles-Victor de Bonstetten : esprit cosmopolite », Œuvres et critiques. Revue internationale de la réception critique des œuvres littéraires de langue française, XXXVII, 2, 2012. Pour G. de Staël : Stéphanie Genand, « Germaine de Staël ou la belle étrangère. Une identité entre la France et la Suisse », XVIII.ch, Annales de la Société suisse pour l’étude du xviiie siècle, vol. 4, 2013, p. 35-51.

2 La préface de De l’Allemagne, retraçant la geste éditoriale d’un texte censuré en 1810 et dont les exemplaires sont saisis puis détruits chez l’éditeur, sur ordre de l’empereur, cite l’ordre ainsi formulé par le duc de Rovigo, alors ministre de la police : « Votre dernier ouvrage n’est point français » : Germaine de Staël, De l’Allemagne, Paris, Hachette, « Les grands écrivains de la France », 1958, t. I, p. 6.

3 Cette mutation intervient en 1804, lorsqu’au retour d’un voyage en Italie, Bonstetten entreprend la rédaction d’un Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide, suivi de quelques observations sur le Latium moderne (Genève, Paschoud, an XIII). Il commente cette décision dans sa brève autobiographie, Histoire de ma vie pensante (1820, réed. Doris et Peter Walser-Wilhelm, Italiam ! Italiam ! Charles-Victor de Bonstetten redécouvert, Bern, Peter Lang, 1996, p. 42) : « Revenu à Genève, je sentis que la langue allemande me devenait inutile, et Madame de Staël, dont l’amitié pouvait tout sur moi, me persuada d’écrire en Français. Mon Latium fut mon premier ouvrage écrit dans cette langue ».

4 De l’Allemagne, t. 1, p. 21.

5 Charles-Victor de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’homme du Nord, ou l’Influence du climat, Genève-Paris, Paschoud, 1824.

6 Charles-Victor de Bonstetten, La Scandinavie et les Alpes, Genève-Paris, Paschoud, 1826.

7 La Scandinavie et les Alpes, p. v-vi.

8 Le Groupe de Coppet et le voyage, Libéralisme et connaissance de l’Europe entre 1700 et 1800 (Il Gruppo di Coppet et il viaggio. Liberalismo e conoscenza dell’Europa tra Sette e Ottocento), Actes du 7e colloque de Coppet, Florence, 6-9 mars 2002, dir. Maurizio Bossi, Anne Hofmann, François Rosset, Florence, Leo S. Olschi, 2006, p. xxii.

9 Ibid., p. xxii.

10 Simone Balayé, Les Carnets de voyage de Mme de Staël, Contribution à la genèse de ses œuvres, Genève, Droz, 1971, p. 45.

11 La formule « moment 1800 », pour désigner les années charnières qui embrassent le tournant des Lumières (1780-1820), apparaît pour la première fois sous la plume de Marcel Gauchet et Gladys Swain (La Pratique de l’esprit humain, 1980, réed. Paris, Gallimard, 2007) et s’est depuis imposée comme l’une des étiquettes possibles pour cette période : voir récemment Philip Knee, L’Expérience de la perte autour du « moment 1800 », Oxford, SVEC, 2014.

12 C.-V. de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’homme du Nord, op. cit., p. 146-147

13 Le Groupe de Coppet et le voyage, op. cit., p. xx.

14 C.-V. de Bonstetten, La Scandinavie et les Alpes, op. cit., p. 1-2.

15 Voir, sur cet infléchissement du voyage au moment 1800, Nicole Hafid-Martin, Voyage et connaissance au tournant des Lumières (1780-1820), Oxford, Voltaire Foundation, 1995 et Yves Citton et Lise Dumasy (dir.), Le Moment idéologique. Littérature et sciences de l’homme, Lyon, ENS éditions, 2013 et plus précisément dans ce volume Sarga Moussa, « Orientalisme et idéologie. La représentation d’Alexandrie chez Volney et Denon », p. 165-176.

16 Pierre Macherey, À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, Paris, PUF, 1990.

17 Ibid., p. 24.

18 Ibid., p. 25.

19 Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie (1807), réed. Simone Balayé, Paris, Gallimard, 1985, p. 32.

20 G. De Staël, Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la République en France (1796, non publié), réed. Lucia Omacini et Bronislaw Baczko, Œuvres complètes de Madame de Staël, III-1, Paris, Champion, 2013, p. 288.

21 G. de Staël, De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), réed. Florence Lotterie et Laurence Vanoflen, Œuvres complètes de Madame de Staël, I-2, Paris, Champion, 2008, p. 134.

22 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 53.

23 Voir notamment Béatrice Le Gall, « Le paysage chez Madame de Staël », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1966, t. LXVI, p. 38-51 et Simone Balayé, « Absence, exil, voyage », dans Mme de Staël et l’Europe, Paris, Klincksieck, 1970, p. 227-241.

24 Germaine de Staël, Correspondance générale, éd. Béatrice Jasinski et Othenin d’Haussonville, Genève, Slatkine, 2008, t. VII, p. 524.

25 De l’Allemagne, op. cit., t. IV, p. 172.

26 Ibid., p. 173.

27 L’Homme du Midi et l’homme du Nord, op. cit., p. 203-204.

28 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 116.

29 Corinne ou l’Italie, op. cit., p. 242.

30 Ibid.

31 Ibid., p. 244.

32 Ibid., p. 245.

33 C’est la traduction d’unheimliche proposée, en 1919, par Marie de Bonaparte. Simone Korff-Sauce et Olivier Mannoni lui préfèrent, plus récemment, le terme d’« inquiétant familier » : Sigmund Freud, L’Inquiétant familier, Paris, Payot, 2011.

34 Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 251.

35 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 136.

36 Ibid., p. 137.

37 La visite du volcan fait partie des stéréotypes culturels de l’époque : voir l’ouvrage classique d’Hélène Tuzet, Voyageurs français en Sicile au temps du romantisme (1802-1848), Paris, Boivin, 1945 ; Marie-Madeleine Martinet, Le Voyage d’Italie dans les littératures européennes, Paris, PUF, 1996 et plus récemment Jan Herman et alii (dir.), Dupaty et l’Italie des voyageurs sensibles, Amsterdam/New York, Rodopi, 2012.

38 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, op. cit., p. 120.

39 Corinne ou l’Italie, op. cit., p. 429.

40 Les Carnets de voyage de Mme de Staël, p. 120.

41 Corinne ou l’Italie, p. 293-294.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Stéphanie Genand, « Inquiétants dépaysements : Les voyages mélancoliques de Germaine de Staël (1802-1814) »Viatica [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 16 mars 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/565 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica565

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Auteur

Stéphanie Genand

CÉRÉDI, Université de Rouen

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Droits d’auteur

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