La politique, voilà un mot qui sent la poudre1 ! Et lorsqu’il est attaché à celui de « justice », l’embrasement n’est jamais loin. Justice et politique : une alliance de termes détonante pour certains, dissonante pour d’autres. « Les deux mots de justice et de politique semblent jurer d’être accouplés2 », relevaient Joseph Barthélemy et Paul Duez, quand Georges Vedel affirmait qu’« en pure logique, il ne peut y avoir de justice politique ; les deux mots sont contradictoires3 ».
Cette méfiance, si ce n’est cette défiance, pour cette union locutoire repose sur une construction intellectuelle qui assigne au juge un rôle restreint et au chercheur en droit une charge tout aussi limitée. L’analyse de ce scepticisme exigerait une contribution en propre, tant elle prend racine dans une histoire politique et intellectuelle emmêlée. On se bornera donc à la résumer succinctement. D’une part, la justice administrative française s’est construite sur le leg révolutionnaire de la suspicion permanente à l’égard de la figure du juge. Le souvenir de la rébellion des parlements d’Ancien Régime contre la Monarchie subsiste et s’incarne encore dans le spectre4 mythique5 d’un « gouvernement des juges » administratifs6. Simple « bouche de la loi » (Montesquieu) et véritable « automate à syllogismes » (Max Weber), le juge n’aurait pour seul rôle que d’appliquer le droit, aucunement de le créer, fût‑ce par son interprétation. C’est pourquoi une partie de la théorie générale de l’État du xxe siècle7, laquelle structure encore la dialectique juridique contemporaine, pousse à dissocier strictement d’un côté le politique, qui ne serait que l’affaire du législateur, et de l’autre le droit, qui relèverait seulement du juge. D’autre part, le juriste n’aurait pour objet d’étude que le droit positif entendu comme les règles juridiques expressément posées, formalisées et désignées comme telles. Tout ce qui se situe en dehors de l’espace assigné à la juridicité ne le concernerait pas et ne saurait être pris en compte pour exercer son office véritable : commenter la « technologie juridique8 ». Ce « modèle doctrinal français9 » – qui peut être qualifié de « positivisme techniciste10 » (ou de « positivisme technologique11 ») – fut illustré par Marcel Waline, lequel jugeait que :
L’étude du droit […] ne serait‑elle qu’une simple technique, qu’elle aurait déjà ses lettres de noblesse du fait de son utilité évidente12.
Selon lui :
Le rôle du juriste est uniquement un rôle d’interprète, d’exégète et de commentateur13.
Partant, le juge et le juriste sont placés et se placent d’eux‑mêmes à distance « du » et donc de « la » politique. Et pourtant, le second aurait sans doute beaucoup à apprendre de l’œuvre du premier si elle était admise pour ce qu’elle est : un objet politique. Derrière des allures polémiques, le propos ne veut porter aucune offense. Il ne s’agit pas de démontrer que le juge administratif est « un » politique. Loin l’idée d’écrire que le juge administratif exerce son office dans une logique partisane ou qu’il serait tout entier tributaire du pouvoir politique. Il n’est pas non plus question de dire qu’il statue seulement en opportunité et qu’il applique sa propre volonté à la société – « son éthique propre14 » écrirait Prosper Weil –, indépendamment des processus démocratiques constitués. Plutôt, la thèse défendue ici consiste à reconnaître que, d’une part, la jurisprudence administrative est nécessairement politique, indépendamment de la volonté du juge, mais que d’autre part, cette dimension politique est d’intensité variable.
Cela étant, pour appuyer ce propos, encore faut‑il s’entendre sur le sens à donner au mot « politique ». La charge est vertigineuse tant les entreprises de définitions ont été nombreuses et souvent remaniées par chaque discipline académique. D’autant que le terme « politique » est androgyne – « le » ou « la » politique – ce qui participe à dévoiler la richesse sémantique du mot autant que sa profonde ambiguïté. Pour être concis, « le » politique, source de « la » politique, est un phénomène ontologique à toute société humaine organisée – « l’homme est un animal politique15 » écrivait Aristote – qui se destine à structurer la vie de la Cité. Ce phénomène prend la forme d’un ensemble de forces institutionnalisées qui exercent le ou du pouvoir, et qui sont susceptibles d’interagir entre elles. Autrement dit, il est une confusion enracinée dans l’imaginaire collectif qu’il convient d’écarter : le « politique » n’est pas l’équivalent du « partisan », ni même de « l’élection ». Ceux‑là ne sont qu’une mise en action particulière du politique et, ainsi, constituent des facettes de la politique.
Alors, plusieurs arguments permettent de justifier que la jurisprudence administrative est immanquablement politique. Primo, le droit, lequel constitue la matière première des décisions du juge, est politique. Le droit « chimiquement pur » n’existe pas. Il est le résultat de choix politiques, il dépend d’un grand nombre de faits politiques et il exprime des valeurs qu’une société se reconnaît à un moment donné. L’affirmation vaut aussi pour la justice. Déjà dans Les Politiques16, Aristote affirmait :
La justice est quelque de chose de politique, car la justice introduit un ordre dans la communauté politique, et la justice décide de ce qui est juste17.
Même si le juge se bornait à appliquer des règles prédéterminées, il jouerait déjà un rôle politique dans la mesure où il assurerait l’efficacité d’une volonté politique et participerait à l’édification d’un ordre politique particulier. Deuxio, le rôle du juge administratif est de soi‑même politique. Le droit administratif est en grande partie un droit jurisprudentiel. Par conséquent, le juge ne se contente pas de dire le droit, mais il peut aussi le créer. Pour reprendre les mots de René Chapus18 :
Parce que le droit administratif n’est pas codifié (au sens où l’est le droit civil), parce qu’aucune loi n’a jamais déterminé ses notions fondamentales et ses principes dominants, il est revenu au juge administratif de se faire, à proprement parler, jurislateur19.
Quoi de plus politique qu’une telle démarche constructive ? De surcroît, en qualité de juge de l’Administration, le juge administratif examine une concrétisation de la politique gouvernementale faisant de lui le « juge des rapports entre le Pouvoir et les citoyens20 ». En se prononçant sur la validité d’un acte administratif, qui est le résultat (direct ou plus distant) d’une décision politique, le choix du juge pourra avoir une résonance politique21. Tertio, le contexte politique peut influencer le raisonnement du juge administratif. Dès lors que l’acte de juger est accompli par un être social, ses facteurs explicatifs sont immanquablement pluriels. Certes, la logique juridico‑normative demeure l’épine dorsale du raisonnement juridictionnel, mais d’autres intermédiaires peuvent aussi l’orienter22. Le juge n’est pas exilé dans une thébaïde. Il arrive d’ailleurs qu’il reconnaisse lui‑même la prise en considération du contexte politique pour rendre sa décision. Quarto, la jurisprudence administrative peut entraîner des conséquences politiques. Lorsque le juge procède à une innovation jurisprudentielle, bien sûr. Mais, même si ses décisions ne contribuent pas à un changement de fond des règles de droit à l’œuvre, elles peuvent, en tant que telles, avoir des effets qui dépassent les formes habituelles du droit, confirmer une ligne directrice que suit le juge et engendrer des réactions d’autres acteurs, notamment politiques.
Conséquemment, c’est sans pudeur qu’il est possible de dire que :
Le droit administratif [est] un droit éminemment politique23.
La proposition n’a d’ailleurs rien d’inédit. Certains auteurs ont, dès longtemps, appelé de leurs vœux et cherché à accomplir une analyse politique du droit24 et, tout spécialement, du droit administratif. Qu’il soit fait mention aux travaux des Professeurs Prosper Weil25, Danièle Lochak26, Jacques Caillosse27, Jacques Chevallier28 ou encore André Demichel et Laurent Cohen‑Tanugi29. Une entreprise réactivée récemment avec la publication du premier volume des Grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative30 en 2019, dont le deuxième tome est en préparation.
Cependant, il ne s’agit pas de défendre un point de vue absolu. La dimension politique de la jurisprudence administrative est affaire de degrés. L’objet du litige, les potentielles innovations du juge, l’état de l’opinion publique, la réception de sa décision par la Cité et le traitement médiatique qui en est fait, sont autant d’éléments qui détermineront sa puissance politique. Somme toute, la politicité31 de la jurisprudence administrative est une permanence contingente. Une donnée irréductible qui peut varier selon les cas d’espèce. S’il est admis ces présupposés, l’identification de la dimension politique de la jurisprudence administrative clermontoise en matière d’ordre public (ci‑après JACMOP) est à portée de main32. Elle n’en reste pas moins singulière dans la mesure où la doctrine a, le plus souvent, souligné la portée politique de la jurisprudence du Conseil d’État33. Un autre enjeu de ce propos est donc de vérifier qu’une analyse politique de la jurisprudence administrative est transposable à l’échelon local et, en l’espèce, au tribunal de Clermont‑Ferrand. Et si l’on en croit l’analyse du Professeur Chevallier selon laquelle « le niveau local apparaît comme le lieu privilégié d’expression et de cristallisation des enjeux politiques34 », il y a fort à parier que les tribunaux locaux n’ignorent pas – sans forcément le regarder comme tel – le politique.
Enfin, pour que cette démonstration soit complète, il eut fallu prendre en compte l’ensemble des décisions du juge administratif clermontois relatives à l’ordre public. Cependant, d’une part, la masse de données est colossale. D’autre part, le cadre temporel est tout aussi vaste, puisque le tribunal administratif clermontois a été créé en 1953 et qu’il faudrait remonter à cette date pour avoir un point de vue systémique. Même, la définition d’une « jurisprudence administrative en matière d’ordre public » pourrait être discutée. Se réduit‑elle seulement aux décisions relatives à la police administrative – ce qui reviendrait à amalgamer les notions d’« ordre public » et de « police administrative » – ou intègre‑t‑elle tous les jugements qui mentionnent le syntagme « ordre public » ? Ces questions resteront ici en suspens et ne seront pas tranchées dans le cadre de cette contribution. Ce propos concentre ses observations sur les décisions évoquées dans le cadre de cette manifestation, lesquelles sont significatives et révélatrices, tout en les agrémentant de quelques autres décisions. L’auteur de ces lignes n’a donc aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit seulement d’esquisser des pistes de réflexion.
En plus d’une possible « dimension jurisprudentielle35 », l’étude de la jurisprudence clermontoise en matière d’ordre public laisse entrevoir sa ou plus exactement « ses » dimensions politiques. Si compte tenu de leurs objets, leurs contextes et leurs conséquences, les décisions clermontoises connaissent une certaine portée politique (I), elles révèlent aussi la politique portée par le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand en matière d’ordre public (II).
I. La portée politique de la jurisprudence administrative clermontoise en matière d’ordre public
Dans le cadre du contentieux clermontois de l’ordre public, le juge administratif est mis en présence de débats politiques qu’il doit trancher, révélant la portée politique « originaire » de ces décisions, c’est‑à‑dire liée intrinsèquement à l’affaire traitée (A). Mais en sus, ces dernières peuvent avoir une portée politique « dérivée » si elles connaissent des suites politiques (B).
A. Une portée politique originaire
À rebours d’une probable intuition initiale, le contentieux de l’ordre public regorge de situations dans lesquelles le politique occupe une place importante, si ce n’est centrale. Le juge administratif se trouve « transformé malgré lui en acteur politique36 » dans la mesure où il devra arbitrer des différends politiques. Cette confrontation, dont le juge se passerait certainement, résulte généralement de la rencontre entre d’une part, une affaire intrinsèquement politique ou un sujet politique sensible et d’autre part, un contexte politique que le juge va pouvoir prendre en considération pour appuyer son raisonnement.
L’ordonnance « Mme Marion Maréchal et autres » du 31 mars 2022 constitue une illustration typique d’une affaire éminemment politique. En l’espèce, un contrat de location avait été conclu entre la commune de Thiers et le parti politique « Reconquête ! » aux fins d’organisation d’une réunion publique en présence, notamment, de Marion Maréchal Le Pen. Mais, la veille de l’évènement, le maire de Thiers a usé de ses pouvoirs de police pour annuler, par voie de presse37, la tenue de cette réunion. Dans cette affaire, le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a constaté qu’une visite des lieux avait été organisée une semaine plus tôt en présence des deux parties, que les clés de la salle avaient remises aux organisateurs et, ainsi, a jugé que :
Par son comportement aussi soudain qu’invalidant l’activité de ses propres services, la veille de la tenue de cette réunion publique, le maire a porté une atteinte grave et manifestement illégale à l’exercice de la liberté fondamentale de réunion, dans le contexte de la campagne officielle des élections présidentielles38.
D’abord, volens nolens, le juge clermontois a ici arbitré un conflit politique. Le maire de Thiers, Stéphane Rodier, est un ancien membre du « Parti socialiste », du « Parti de Gauche », aujourd’hui il se revendique « Divers Gauche », et a parrainé Jean‑Luc Mélenchon lors de la dernière élection présidentielle. On peut donc raisonnablement penser qu’il ne partage pas tout à fait la même ligne politique que le parti d’Éric Zemmour. D’autant que lors du conseil municipal qui s’est tenu à la même heure que le meeting controversé, M. Rodier a affirmé : « nous ne leur souhaitons pas la bienvenue39 », et s’est félicité que la ville de Thiers accueille des réfugiés ukrainiens, marquant ainsi « son opposition aux discours de haine, et notamment l’un d’entre eux, bien connu, lors de cette élection présidentielle40 ». Ensuite, des circonstances de fait ont influencé l’interprétation du juge, favorisant sa liberté dans l’interprétation des règles juridiques. Ici, il reconnaît prendre en considération le contexte politique qui est celui de la campagne de l’élection présidentielle, puisque la réunion publique devait se tenir dix jours avant le premier tour. Derrière l’enjeu local se dessinait un enjeu plus large : la promotion de la sincérité du vote à venir et la protection d’un moment crucial dans la vie démocratique et citoyenne d’un pays, celui des élections.
De la même manière, le juge va pouvoir jouer « un rôle modérateur et d’apaisement41 » face à une question politique délicate. L’exemple de la décision relative à l’interdiction des cirques avec animaux sauvages arrêtée par le maire de Clermont‑Ferrand est éloquent42. Par un raisonnement juridictionnel cohérent, attendu et, à notre sens, bienvenu43, le tribunal a annulé l’arrêté d’interdiction. Néanmoins, le juge a reconnu dans son propos que :
Il est immoral, donc contraire au bon ordre […] de maltraiter les animaux44.
Derrière l’apparente neutralité de cette brève formule, la juridiction témoigne de son attachement à favoriser la réception de sa décision en marquant son souci de la défense de la cause animale. Car ce jugement s’inscrit dans un contexte politique particulier. Depuis la fin des années 1990, le bien‑être animal est devenu un enjeu politique. La reconnaissance, en 2015, selon laquelle « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité45 » a d’ailleurs marqué une étape symbolique de ce combat. Depuis lors, davantage de parlementaires se sont saisis du sujet, toutes tendances politiques confondues, et le nombre de propositions de lois le traitant ont significativement augmenté46. D’ailleurs, fin 2020, une proposition de loi visant à lutter contre la maltraitance animale fut débattue au Parlement, et à la date de la décision clermontoise, le texte était déjà adopté par l’Assemblée nationale en première lecture47. Et si les responsables réagissent, c’est qu’ils sont attendus sur ce sujet. En 2020, 72 % des Français trouvaient important que dans leur commune, les candidats aux élections municipales s’engagent sur des mesures concrètes en matière de protection animale48. En fait, lorsqu’elle est replacée dans son contexte, la décision du tribunal administratif prend un autre sens. La prégnance des circonstances peut avoir conditionné l’état d’esprit du juge, fût‑ce par ricochet. Celui‑ci a souhaité protéger une certaine conception de l’ordre public, tout en évitant d’apparaître comme un conservateur insensible à la maltraitance animale. Pour le dire autrement, le refus de consacrer la condition animale comme composante autonome de l’ordre public ne doit pas masquer le souci du juge pour la protection animale et, plus largement, sa vigilance face aux mouvements de l’opinion qui le conduit à anticiper les contrecoups de sa décision. Pour reprendre l’expression de Sylvie Salles, c’est ce que l’on pourrait appeler le « conséquentialisme49 » de la jurisprudence administrative.
En définitive, lorsqu’il est confronté à un litige empreint de politique, le juge clermontois ne fait pas que juger. Plus exactement, il se situe en juge de paix : il oscille entre une position arbitrale et médiatrice. Une façon pour lui de se préserver tout en exerçant son office. Cela étant, la portée politique de la JACMOP peut aussi se mesurer à travers les conséquences qu’elle connaît.
B. Une portée politique dérivée
En supplément des facteurs mentionnés, l’audience qui est donnée à une décision, sa capacité à alimenter le débat public, si ce n’est le droit positif, peut potentialiser sa dimension politique. L’affaire « Dieudonné » servira ici de fanal, notamment l’ordonnance clermontoise du 5 février 201550.
La portée politique de cette affaire est considérable. Avant tout, à l’instar des exemples évoqués précédemment, elle connaît une portée politique originaire51. Mais aussi, cette ordonnance a une portée politique dérivée dans la mesure où elle a emporté des conséquences politiques au sens large. Premièrement, les réactions de responsables politiques n’ont pas tardé. Le maire de Cournon‑d’Auvergne, lequel avait pris l’arrêté d’interdiction litigieux, a dit « regretter [la] décision » du tribunal et a appelé à ce que :
Les députés prennent leurs responsabilités et adoptent des lois pour encadrer les propos de ces individus qui ne sont pas des humoristes, mais des prédicateurs d’extrême droite52.
De surcroît, alors que le maire de Saint‑Étienne envisageait d’interdire la tenue du même spectacle, il a finalement renoncé à prendre un tel arrêté53 après la décision clermontoise confirmée par le Conseil d’État54.
Deuxièmement, le juge clermontois a fait preuve d’une initiative constructive. En rendant une solution différente de celle adoptée par le Conseil d’État en 2014, le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a pris ses distances avec la jurisprudence en vigueur. Même, puisqu’il a finalement été suivi en appel, le juge clermontois a permis à la jurisprudence « Dieudonné » d’être précisée et clarifiée tout en rassurant sur la portée des premières décisions. Alors que le match‑aller de cette affaire en 2014 montrait que « la Haute Assemblée peut faire œuvre originale là où les tribunaux ne se le permettraient sans doute pas55 », le match‑retour de 2015 oblige à nuancer ce propos. En lançant un « ballon d’essai56 », le tribunal clermontois témoigne de sa participation – ou en tout cas de sa capacité à participer – à la modulation de l’ordre normatif.
Partant, et troisièmement, cette ordonnance a aussi une portée politique « en interne ». Elle met en perspective les relations entre une juridiction locale et le Conseil d’État. Ce dernier, autant que les tribunaux administratifs, sont des institutions, donc des lieux de pouvoir. Par cette décision, le juge clermontois marque sa possible autonomie par rapport au Palais Royal. Sans bouleverser la cohérence de l’ordre normatif, il use de sa liberté de ton en modulant la jurisprudence établie. Un pied de nez à ceux qui réduiraient les tribunaux administratifs à des vassaux du Conseil d’État.
Quatrièmement, l’ordonnance du 5 février 2015 a nourri le débat politique et tout spécialement la discussion parlementaire. En 2018, une proposition de loi a été déposée par la majorité sénatoriale pour lutter contre les Blacks‑blocs57. Entre autres, il s’agissait de permettre aux préfets d’interdire à toute personne susceptible de représenter une menace pour l’ordre public de prendre part à une manifestation. Or, dans son rapport pour la Commission des lois de l’Assemblée nationale, la députée Alice Thourot a émis quelques réserves sur le dispositif proposé. Selon elle, il y avait un risque que le législateur génère un déséquilibre entre la préservation de l’ordre public et le respect des libertés fondamentales, alors que le juge administratif veille habituellement au maintien de cet équilibre58. Et pour justifier cette idée, la députée Thourot s’est fondée sur l’arrêt du Conseil d’État du 6 février 2015, lequel avait confirmé le raisonnement clermontois. Certes, la députée visait la jurisprudence du Conseil d’État et, in fine, le mécanisme n’a pas été amendé. Pour autant, on voit ici qu’une décision d’un tribunal local peut alimenter le débat d’idées, ne serait‑ce que modestement. Pour le dire autrement, des solutions clermontoises peuvent être une source de la fabrique de la loi.
La dimension politique de la JACMOP peut donc se mesurer à travers sa portée politique originaire et dérivée. Mais plus fondamentalement, les décisions du tribunal administratif de Clermont‑Ferrand laissent apparaître la conception de l’ordre public qu’elles soutiennent et, ainsi, dessinent la politique portée par le tribunal clermontois en la matière.
II. La politique portée par le tribunal administratif clermontois en matière d’ordre public
Sans s’arrêter sur l’opportunité de l’expression « politique jurisprudentielle » et du pléonasme qu’elle pourrait constituer59, l’échantillon des décisions sélectionnées signale que le tribunal clermontois n’est pas neutre dans son appréciation de l’ordre public. Que notre propos soit bien compris : il ne s’agit pas de remettre en cause l’indépendance et l’impartialité du juge. Plutôt, il convient de reconnaître que la JACMOP a un contenu politique fort et qu’elle est agencée selon une certaine conception de la vie en commun. De surcroît, l’idée n’est pas de dire que c’est une position proprement clermontoise. La proposition est sans doute – et même certainement – transposable à d’autres tribunaux administratifs. Mais notre démarche consiste à identifier des constantes et non des spécificités de la jurisprudence clermontoise. Ceci étant, il est possible de remarquer que le juge clermontois participe à la défense d’un certain libéralisme (A) autant qu’il incarne l’une des sentinelles de l’État (B).
A. La défense d’un ordre libéral
C’est un lieu commun que de le dire, en France, la préservation de l’ordre public est fondée, autant qu’il a été pensé, sur un principe de liberté. La formule de Louis Corneille est d’ailleurs citée à l’envi pour résumer ce topos :
La liberté est la règle et la restriction de police l’exception60.
Pourtant, si la cause est entendue, il n’est pas inutile d’interroger sa réalité, ni même de rapporter son caractère hautement politique. Ainsi, le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand s’attache à contrôler les mesures de police en conciliant l’exigence de préservation de l’ordre public et la protection de l’exercice des libertés61. Pour cela, il vérifie qu’une mesure de police est nécessaire, adaptée et proportionnée à leur finalité62 et, dans le cas contraire, il n’hésite pas à censurer le dispositif arrêté63.
Même, le tribunal clermontois peut contribuer à renouer avec la conception libérale de l’ordre public qui fut parfois ébranlée par le Conseil d’État, notamment par son usage de la notion de « dignité humaine ». Le juge de Clermont‑Ferrand semble enclin à limiter la portée de cette composante autonome de l’ordre public qui rend, de facto et de jure, licites des mesures de police par nature attentatoires aux libertés. Par exemple, dans l’affaire des cirques avec animaux sauvages, on peut voir le malaise à reconnaître de nouvelles composantes immatérielles de l’ordre public dans le sillage de la dignité humaine (en l’espèce le respect de « la condition animale »). Aussi, l’ordonnance sur l’affaire « Faurisson64 » est une autre illustration – a priori contre‑intuitive – de cette tendance. Selon l’analyse de Thomas Hochmann, avec l’ordonnance « Faurisson » :
Sont considérablement réduites les incertitudes tenant à l’invocation par chaque maire ou chaque juge de la dignité humaine pour restreindre la liberté65.
Dans ce cas d’espèce, le déjeuner‑conférence controversé a été annulé en raison des « risques d’atteinte à la dignité humaine et de propos susceptibles de constituer des infractions pénales66 ». Partant, le juge clermontois limite les craintes suscitées par l’ordonnance « Dieudonné » de 201467. La réunion n’a pas été interdite en raison de la conception subjective que se ferait le juge de la dignité humaine ou à cause de la probabilité brumeuse que soit commise une infraction pénale. Plutôt, elle le fut en considération du risque presque certain que soit commis un délit singulier – le négationnisme – qui constitue, notamment en raison de sa particulière gravité, une atteinte à la dignité. Autrement dit :
Si tout comportement incriminé ne porte pas atteinte à la dignité humaine, toute atteinte à la dignité humaine fait l’objet d’une incrimination68.
Le juge clermontois donne donc une certaine matérialité à un « concept “fourre‑tout”69 » et contribue à fixer sa signification exacte, réduisant, ultimo, les dérives liberticides.
Cela dit, le juge de Clermont‑Ferrand fait preuve d’un libéralisme modéré, de compromis, voire relatif. Notamment, la rigueur du contrôle juridictionnel sur les mesures de police va fluctuer selon le contexte. Par exemple, les décisions rendues dans le contentieux lié à la Covid‑19 font montre d’un juge réservé, pour ne pas dire réticent, à l’idée d’annuler des mesures fortement attentatoires aux libertés. La plupart du temps, les entorses à la liberté de culte70, à la liberté de commerce et de l’industrie71 ou à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle72, ont été cautionnées. Certes, en raison du règne de l’état d’urgence sanitaire qui nécessitait une adaptation du contrôle juridictionnel, ces décisions peuvent se justifier. Elles n’en demeurent pas moins accommodantes avec les autorités et symbolisent la prévenance du juge avec le pouvoir en situation de crise. Les plus pessimistes y verront un renoncement, les autres pourront y voir l’embarras du juge d’avancer sur un terrain miné, tant le sujet est politiquement inflammable.
Pour autant, cette mansuétude est sans doute plus profonde qu’elle n’y paraît. Dans ces périodes de crise, les choses sont exacerbées et deviennent plus visibles encore. Par suite, les décisions du juge clermontois témoignent d’une diligence, non pas tant pour le pouvoir politique, mais singulièrement pour le pouvoir de l’État.
B. La diffusion de la raison d’État
S’il est plus courant de reconnaître que le Conseil d’État est placé « au cœur de l’État73 », l’affirmation est plus rare s’agissant des tribunaux administratifs. Pourtant, ils sont aussi composés de grands corps de l’État, ils prennent place dans le même ordre juridictionnel que le Palais Royal et ils participent tout autant à asseoir la place centrale de l’État en France. Car s’il est un rôle, parfois éclipsé, qui incombe au juge administratif français, c’est bien de diffuser « la raison d’État74 ». Et le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand est loin de s’y soustraire, notamment dans le cadre du contentieux de l’ordre public.
On en veut pour preuve le traitement fait par le juge des concours entre polices administratives générale et spéciale. À ce sujet, le contentieux des arrêtés anti‑pesticides peut être mobilisé. Dans trois jugements rendus le 29 avril 202175, le tribunal a reconnu qu’au regard du Code rural et de la pêche maritime, les maires de Clermont‑Ferrand, Cournon‑d’Auvergne et Ceyrat ne peuvent :
Édicter une réglementation portant sur les conditions générales d’utilisation des produits phytopharmaceutiques sans entacher son arrêté d’incompétence.
Ainsi, quand bien même il était invoqué le principe constitutionnel de précaution76, les arrêtés interdisant l’utilisation de pesticides dans les communes intéressées ont été annulés en raison de l’organisation d’une police spéciale confiée à l’État.
Loin d’être surprenants au regard du droit positif77, ces jugements révèlent en creux la vision de la décentralisation, et même de l’étendue des pouvoirs locaux en matière environnementale, retenue par le tribunal clermontois. En effet, en cas de concours entre une autorité de police générale et spéciale, le juge administratif applique habituellement le principe d’exclusivité d’après lequel :
C’est l’autorité formellement désignée qui, à l’exclusion de toute autre, agit dans les formes éventuellement prescrites78.
Dans cette hypothèse, sauf si des circonstances locales le justifient79, le maire (police générale) ne peut mettre en œuvre son pouvoir d’interdiction en lieu et place de l’État (police spéciale). Cela dit, l’application orthodoxe de la jurisprudence du Conseil d’État n’en reste pas moins défavorable pour les collectivités locales, puisqu’elle neutralise leur possible intervention. Ici encore :
La tentation de cultiver une forme de jacobinisme de l’exercice du pouvoir est tangible80.
Comme le relevait Patrick Wachsmann au sujet du contentieux des compteurs Linky – qui aurait pu servir d’exemple à la même enseigne ici :
Aux grandes options de politique sanitaire, les collectivités locales ne peuvent accéder : l’État y est omniscient et, partant, seul compétent pour en connaître81.
Certes, les critiques ne sauraient être concentrées sur le tribunal clermontois. Il n’est que le maillon d’une chaîne plus grande, fermée par le Conseil d’État. Pour autant, il peut aussi être regretté que le juge clermontois n’ait pas fait montre d’un certain panache en lançant un de ses ballons d’essai mentionné plus haut. Possiblement, il aurait relancé un débat dans lequel se joue, plus fondamentalement, la réalité du caractère décentralisé de la République. Plutôt, en faisant le choix du conformisme, voire d’un certain conservatisme – justifié juridiquement, tant s’en faut –, le juge clermontois participe à faire de l’État le centre de décision principal, là où la strate de collectivité la plus proche des citoyens est sans doute la commune.
Pour conclure, de politique, la JACMOP en est constellée. Selon nous, la raison est double. D’une part, cela tient à la manière dont on peut penser le droit. Force est de constater qu’il y a entre le droit et la politique une « tension nécessaire82 », de telle sorte qu’une stricte séparation entre l’un et l’autre a tous les apparats d’un artefact. Comme le résume Jacques Caillosse :
Avec le droit, on découvre le politique à l’œuvre83.
Si le rôle du juriste est de décrire un tant soit peu le réel, la conduite d’un renouveau épistémique, pour observer le droit à travers sa dimension politique, semble tout indiquée. D’autre part, cela tient à la façon dont on peut se représenter l’ordre public. La politicité de la jurisprudence étudiée semble exacerbée par son objet particulier, l’ordre public. Et si l’on y réfléchit bien, cet ordre public fait la jonction entre deux notions, celles de police et de politique, lesquelles s’unissent par leur étymologie commune, la politeia. La police et la politique sont conceptuellement et fonctionnellement reliées par une finalité semblable : régler les conflits inhérents à la vie en société et ordonner son mouvement permanent. C’est probablement là le foyer d’un feu que le chercheur en droit, autant que le juge administratif, doivent accepter de regarder pour mieux le maîtriser.