Entretenant des liaisons dangereuses, la Justice et les médias semblent s’enfermer dans une « alchimie douteuse1 ». Guidée par la mélodie d’un « je t’aime… moi non plus », leur relation vacille et oscille au rythme des litiges. L’exaspération du professeur Serge Slama à l’encontre des propos juridiquement approximatifs tenus par les journalistes de la chaîne d’information BFMTV, au sujet de l’expulsion de l’imam Hassan Iquioussen2, illustre cette confrontation latente entre la Justice et les médias.
Prima facie, ces deux contre‑pouvoirs3 agissent séparément et indépendamment l’un de l’autre, malgré une quête commune, celle de la vérité. Dans une acception stéréotypée de leur relation, la Justice se cantonnerait à la recherche d’une vérité juridique caractérisée par une production jurisprudentielle. Imprégnée d’une réflexion scientifique nécessaire et d’un vocabulaire inhérent au juriste, la jurisprudence, qu’elle soit administrative ou judiciaire, s’enroberait d’une complexité4 difficilement appréhendable par le profane. Ce dernier, en dépit d’un éventuel intérêt pour les affaires juridiques, ne pourrait, faute de connaissances et de méthode, parvenir à assimiler toutes les subtilités et références proposées par le juge. En conséquence, s’instaurerait une distance entre la Justice et le citoyen, qui se verrait renforcée par la démultiplication des normes édictées par le législateur5. De surcroît, l’opacité et le secret naturel dans lesquels se meut la Justice reviendraient à altérer son rôle démocratique6.
Ainsi, les rapports entre la Justice et le citoyen impliqueraient l’existence d’une entité intermédiaire en capacité de traduire le discours des juridictions. C’est dans ce contexte que les médias, en tant que « moyens ou procédés permettant la diffusion, la distribution ou la communication d’œuvres, documents ou messages sonores ou audiovisuels7 » s’insèreraient. Incarnés dans des « acteurs économiques8 », les médias auraient la délicate tâche de diffuser une information objective et constructive. Ils seraient perçus comme des médiateurs dont le rôle serait d’instaurer un dialogue apaisé entre la Justice et le citoyen. Néanmoins, leur position monopolistique en matière d’outils médiatiques leur accorderait la possibilité de traiter9 l’information juridique selon leur bon vouloir. Il en résulterait une vérité tronquée et alimentée par des pratiques nauséabondes visant à accaparer et instrumentaliser la portée des décisions de justice au détriment d’un traitement intègre.
Une telle conception de la relation entre la Justice et les médias reviendrait à considérer les juridictions comme inaptes à proposer des canaux d’information. Or, la médiatisation – comprise comme les « opérations conceptuelles, ainsi que les processus créatifs et techniques qui aboutissent à une “mise en média” des contenus, des connaissances, des informations qui font l’objet de communication10 » – n’est pas l’apanage des médias. Autrement dit, rendre médiate une information par sa médiatisation est une action qui n’est pas propre aux médias. Assimiler les médias à la médiatisation aboutirait à une vision généralisante, simplificatrice et non représentative des rapports qu’entretiennent la Justice et les médias.
Dès lors, les juridictions administratives – lesquelles seront les seules à retenir notre attention ici – ont la capacité de s’ériger en médiatrices de leur propre information. Cette opportunité est d’autant plus souhaitable au regard de l’article L. 2 du Code de justice administrative, qui érige un principe de publicité des décisions de justice. Celui‑ci se matérialise notamment par le fait que les jugements des tribunaux administratifs et les arrêts des cours administratives d’appel et du Conseil d’État sont rendus au nom du peuple français. Louable et démocratique, cette formule implique‑t‑elle que les décisions de justice soient également rendues pour le peuple français ? En d’autres termes, sont‑elles portées à la connaissance du peuple ? La réponse est ici plus délicate à fournir. Vraisemblablement, les citoyens paraissent éloignés de la Justice eu égard au déficit communicationnel des juridictions sur leurs décisions.
Toutefois, les juridictions, et notamment celles de l’ordre administratif, réalisent graduellement la nécessité d’investir l’espace médiatique afin de répondre aux revendications citoyennes. Elles s’emploient à développer et déployer des outils de communication de façon à renforcer l’accessibilité et la transparence de leurs décisions. Faisant l’expérimentation de pratiques empruntées aux médias, les juridictions sont animées par le désir d’une meilleure connaissance de leur fonctionnement et d’une plus forte proximité avec les citoyens. À cet égard, elles optent délibérément pour un traitement médiatique autonome de leur jurisprudence.
Cependant, les médias, en tant que « chiens de garde de la démocratie11 » ne peuvent ignorer des décisions de justice susceptibles de se répercuter sur la vie des citoyens. Construits autour de finalités différentes de celles des juridictions, ils informent et influencent l’opinion publique par un traitement alliant paradoxalement émotions12 et considérations économiques13. Critiqués par leur quête du sensationnel et rarement complimentés pour la justesse de leurs informations, les médias s’érigent parfois en juges d’un tribunal médiatique.
Dans un tel contexte de concurrence du traitement médiatique des décisions de justice, il apparaîtra pertinent d’en esquisser les formes et d’en admettre la pluralité. Cette analyse conduira notamment à identifier le rôle et les évolutions substantielles des acteurs en présence.
Méthodologiquement, la réduction du spectre géographique aux jurisprudences administratives clermontoises ne déforme en rien les relations qui peuvent s’observer à l’échelle nationale. Bien au contraire, réduire la focale de l’étude permet de mettre en exergue la complexité des jeux d’influence macrosociologiques entre la Justice et les médias. Par ailleurs, la notion d’ordre public se révèle ici accessoire. Utile dans l’illustration mais non indispensable dans la démonstration, l’ordre public lié aux traitements médiatiques ne semble pas retranscrire de spécificités. Il convient, néanmoins, de concéder que les décisions de justice relatives à cette notion suggèrent un traitement médiatique d’une plus forte intensité, compte tenu de leur sensibilité sociale.
De l’ensemble de ces considérations, il conviendra de mettre en lumière deux phénomènes qui traduisent une mutation des fonctions propres aux médias et à la Justice.
Initialement opaque et peu intégrée à la sphère médiatique, la Justice se médiatise. L’élaboration d’outils législatifs et de management à portée communicationnelle nécessite de repenser les finalités de la Justice et de son implication dans les médias (I).
Simultanément, les objectifs et valeurs inhérents aux médias traduisent une volonté de supplanter la Justice. Dénaturant la portée des décisions rendues par la Justice pour en imposer leur propre interprétation, les médias s’érigent en juges (II).
I. Des juridictions médiatiques
Force est de constater que les juridictions pénètrent dans la sphère médiatique. Si bien que le législateur s’attache, avec plus ou moins d’habilité, à promouvoir la diffusion des décisions de justice. Complétant ce dispositif législatif, les juridictions développent des outils de communication pour créer une proximité avec les citoyens et les médias (A). Cette tendance à la médiatisation de la Justice génère une réflexion, plus profonde, quant à ses finalités. Dépendantes des enjeux liés à une médiatisation efficace de leurs décisions, les juridictions pourraient avoir un intérêt à professionnaliser leur communication (B).
A. Des outils de communication défectueux
La Justice intrigue en ce qu’elle se déploie autour d’un paradoxe. Éloignée du citoyen du fait de son caractère institutionnel et hermétique, elle n’en demeure pas moins omniprésente dans son quotidien. Les décisions de justice rendues se répercutent avec plus ou moins d’intensité sur le comportement et les usages des individus. Cependant, elles ne sont pas couramment portées jusqu’à la place publique en raison des difficultés d’accès. Il en résulte un manque de connaissance concernant le fonctionnement de la Justice et de ses rapports avec la Société.
Prenant progressivement conscience des enjeux d’une meilleure communication avec les citoyens, le législateur s’est attelé à renforcer l’accès aux décisions de justice par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique14, dite loi « Lemaire ». Cette initiative aurait dû se concrétiser par « une mise à disposition du public de l’ensemble des décisions rendues par les juridictions des ordres judiciaire et administratif15 » et ce, dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Malheureusement, le décret d’application relatif à cette mesure n’a jamais été adopté16 eu égard aux difficultés pratiques attachées à « l’épineuse question des données à caractère personnel17 ». Afin de pallier cet obstacle, une mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture au public des décisions de justice fut planifiée dès 2017 par l’ancien ministre de la Justice, Jean‑Jacques Urvoas. Présidée par Loïc Cadiet, cette mission se matérialisa par un rapport intitulé « L’Open Data des décisions de Justice18 », riche de vingt recommandations visant à consolider les modalités liées à la protection des données personnelles des justiciables, des magistrats et des secrets protégés par la loi19. S’inspirant de ce rapport, le législateur est venu réviser les dispositions de la loi « Lemaire » par la récente loi du 23 mars 2019 de programmation 2018‑2022 et de réforme pour la justice20, dite loi « Belloubet ». Symbolisant une avancée considérable dans l’ouverture et la publicité des décisions de justice, les dispositions de la loi modifient l’article L. 10 du Code de justice administrative. Celui‑ci prévoit désormais en son deuxième alinéa que :
Sous réserve de dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique.
Répondant à la problématique des données personnelles des justiciables21, les dispositions législatives se sont également concrétisées par la création, le 30 juin 2022, du site Internet « opendata.justice-administrative.fr22 ». L’ouverture de cette plate‑forme numérique permet d’accéder aux jugements des tribunaux administratifs écartés de la base de données « Ariane Web » créée en 2011.
Ce vaste mouvement d’Open Data des décisions de Justice œuvre à renforcer « la confiance des citoyens par une meilleure transparence », tout en améliorant « la sécurité juridique par une plus grande connaissance de la jurisprudence23 ». Il est indéniable que cette initiative s’accorde avec les demandes répétées des citoyens et des médias de mieux comprendre et connaître la Justice. Pour autant, la pratique s’accorde‑t‑elle avec les félicitations doctrinales24 ? En réalité, le sentiment ne peut être que nuancé. Le citoyen peut dorénavant accéder à toutes les décisions rendues par le Conseil d’État, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs. Toutefois, la prolifération de « fichiers zippés25 » ne facilite pas la recherche. De même, il aurait été intéressant de procéder à un classement des décisions par thématiques, afin de ne pas s’égarer dans la documentation. Ambitieuse et salutaire dans son intention de fortifier la communication avec le public, l’ouverture des décisions de justice reste à parfaire dans son fonctionnement.
Cette volonté de rapprocher la Justice des citoyens et des médias n’est pas exclusive au législateur. Concourant aux mêmes objectifs de transparence et d’une meilleure connaissance de la Justice, les juridictions développent des outils de communication spécifiques. Participant principalement à l’explication et à la vulgarisation des décisions rendues, ces instruments prennent la forme de communiqués, de dossiers et de conférences de presse. Parfois qualifiés de « discours péri‑décisionnels26 » en raison de leur caractère extérieur à la décision de justice, ils apportent :
Une contribution à la connaissance de l’énoncé de la règle contenue dans les décisions […] en adoptant une approche pédagogique27.
Par leur accessibilité et leur « absence de formalisme28 », ils sont fréquemment réutilisés par les médias pour retranscrire, avec précision, les dires du juge.
Ces méthodes ne peuvent être qu’approuvées. Elles stimulent l’interaction entre la Justice et les médias et permettent de créer un intermédiaire entre la complexité juridique et le citoyen. En s’appropriant des usages proches du journalisme, les juridictions se médiatisent. Selon toute apparence, il existe une intention de communiquer et de médiatiser autour de la jurisprudence. Toutefois, une question persiste quant au choix des décisions de justice faisant l’objet d’une communication. Le professeur Olivier Renaudie relève deux catégories de décisions. La première comprendrait les décisions présentant un intérêt juridique important. Il pourrait s’agir d’un revirement de jurisprudence majeur ou d’une décision particulièrement technique. La seconde, davantage ancrée dans notre réalité sociale, regrouperait les décisions relatives à un sujet sensible et susceptible d’être abondamment traité par les médias29. Ces derniers seraient fortement tentés de se les approprier. Dès lors, pour éviter toute dérive médiatique, la juridiction concernée communiquerait par anticipation.
À cet égard, le Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a consacré une rubrique dédiée à sa jurisprudence. Intitulée « Lettre de jurisprudence », elle regroupe « les principaux jugements rendus par cette juridiction » qui comportent « une difficulté juridique, de procédure ou de fond, ou/et comportant un intérêt pratique dans le cadre des relations entre les citoyens et l’administration30 ». Non actualisé depuis le 17 avril 2020, cet outil de communication ne reflète qu’un échantillon de décisions sélectionnées sur la base de critères laissés à la discrétion de la juridiction. Il en est de même pour les décisions et conclusions des rapporteurs publics, qui ne sont reproduites que sous réserve de répondre à l’un des deux critères nébuleux précisés sur le site de la juridiction : un intérêt local particulier ou un intérêt juridique.
Concernant la cour administrative d’appel de Lyon, la diffusion des décisions est atypique. Elle s’opère au biais de l’Association Lyonnaise de Droit Administratif (ALYODA), qui repose sur un partenariat entre les magistrats lyonnais, les enseignants chercheurs de l’équipe de droit public de l’Université Jean Moulin Lyon 3 et les avocats spécialistes de droit public du barreau de Lyon. Créée en 2010, cette association a notamment pour but de promouvoir :
Les échanges d’idées et d’expériences sur les questions relatives au droit public, à la jurisprudence administrative, à la recherche et à la formation des juristes […]31.
Éditant, depuis 2011, une revue numérique gratuite qui rassemble et commente « les décisions les plus significatives de la cour administrative d’appel de Lyon et des tribunaux administratifs de son ressort32 », l’association ALYODA reflète une initiative intelligente et collaborative de transmission du savoir juridique. Tout citoyen peut facilement accéder aux décisions de justice et bénéficier d’une analyse juridique d’une complexité variable. Néanmoins, et c’est là où le bât blesse, cette diffusion déléguée de la jurisprudence administrative n’est‑elle pas symptomatique d’un manque de moyens permettant à la cour administrative d’appel de Lyon d’offrir, par elle‑même, une analyse des décisions de justice ?
B. La professionnalisation de la communication
Bien que le législateur et les juridictions participent communément à l’amélioration de la communication et de la publicité de la Justice, il s’avère que son image ne résiste pas aux critiques axées sur son opacité. Il devient courant de relever certains propos fustigeant les compétences communicationnelles de la Justice. Qualifiée de lourde, lente et coutumière de la langue de bois, la communication des juridictions serait :
Totalement inadaptée au temps médiatique et à la nécessité d’une information claire et explicite33.
Également, face « au silence dans lequel les magistrats doivent se cantonner […], la complexité des institutions et la technicité du langage juridique34 », les citoyens seraient victimes d’un fort sentiment d’incompréhension.
Or, le fonctionnement de la Justice doit être gouverné par le dialogue « qui n’est en aucun cas contradictoire avec l’indépendance35 ». Les échanges avec les acteurs nationaux et locaux, tels que les collectivités territoriales ou associations, devraient être renforcés et ce, dans le but de créer une atmosphère collaborative et d’effacement des frontières, si épaisses, entre la Justice et les citoyens. Cessant d’être « une bureaucratie opaque pour s’ouvrir au regard d’autrui36 », la Justice pourrait assoir sa légitimité.
La réalisation de cet effort d’accessibilité et de visibilité permettrait d’apaiser les tensions, entre la Justice et les médias. Un comportement plus laxiste et tolérant envers les objectifs poursuivis par les médias, couplé à une connaissance approfondie de leurs logiques de fonctionnement, génèrerait une meilleure perception des « attentes du public vis‑à‑vis de la Justice37 ». L’acceptation et l’assimilation des méthodes employées par les organes médiatiques constitueraient un double avantage pour les juridictions lorsque celles‑ci communiquent sur une décision. D’une part, la « communication juridictionnelle38 » gagnerait en efficacité à utiliser des outils propres aux médias. Les interventions médiatiques des juridictions seraient davantage adaptées aux expectatives des citoyens. D’autre part, un rapprochement de la Justice vers les médias aurait pour conséquences de pacifier leurs relations et de créer un vecteur commun d’information. L’opinion publique serait alors guidée et construite par une médiatisation unifiée et complète de l’information. L’essor d’une véritable communication juridictionnelle veillerait donc « à la qualité, à l’exactitude et à l’absence d’équivoque des messages qu’elle diffuse » et serait « un vecteur de connaissance et de confiance du public en ses institutions39 ».
Lucides quant à l’importance de faire émerger de telles pratiques de médiatisation, les juridictions semblent enclines à mettre en œuvre des politiques de communication reflétant une coopération volontaire avec les médias40. À destination tant du public que des médias, ces politiques feraient intervenir des acteurs peu familiers de la sphère médiatique, les magistrats. Ces derniers recevraient des formations dédiées aux relations médiatiques afin d’adopter un discours transparent et intelligible. À titre d’illustration, l’ancien président du Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a pu s’essayer au jeu des médias lors d’une conférence de presse concernant l’interdiction d’organiser une prière catholique en plein air41. Jouant un rôle fondamental dans « une plus grande ouverture aux stratégies de rapprochement avec les journalistes42 », la figure du juge connaît une mutation. Placé sur le devant de la scène médiatique, le juge est « réincarné, personnifiée, nommé par son nom43 ». Photographié, enregistré et interviewé, le juge est attendu et entendu.
Cette stratégie semble s’inscrire dans une « finalité démocratique liée à la connaissance par les citoyens du fonctionnement de l’État44 ». Le juge satisfait en réalité à deux objectifs en s’exprimant médiatiquement. Le premier est pédagogique car il facilite la réception de la jurisprudence par le citoyen. Par ses efforts de vulgarisation, d’explication et de contextualisation, il donne au citoyen les éléments nécessaires pour comprendre les tenants et aboutissants de la décision. Intimement lié au premier objectif, le second se traduit par la recherche d’une plus forte proximité avec le citoyen. S’écartant temporairement de sa zone de confort pour rentrer en contact direct avec les médias et les citoyens, le juge souhaite établir un lien de confiance et de transparence.
Cette tendance à professionnaliser la communication des juridictions trouve une signification particulière vis‑à‑vis des ambitions européennes, qui incitent les tribunaux et les autorités judiciaires à élaborer une stratégie de communication. En ce sens, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a pu préciser, dans un guide relatif à la communication des tribunaux et des autorités judiciaires avec les médias et le public, que :
Les institutions judiciaires ne peuvent pas se contenter d’améliorer ponctuellement leur communication, quel qu’en soit l’objet. Cette communication devrait au contraire s’inscrire dans une stratégie générale45.
En proposant de définir un « public‑cible » et de déterminer, en amont, un « message » à transmettre, la CEPEJ s’inspire du champ lexical de la pensée mercatique46. Transposée aux juridictions de l’ordre administratif, cette démarche stratégique impliquerait la création de services consacrés à la communication de la juridiction. Bien que le Conseil d’État soit d’ores et déjà composé d’une direction de la communication, la cour administrative d’appel de Lyon et le Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand ne semblent pas bénéficier d’un tel service.
II. Des médias juges
S’arguant de détenir la vérité juridique, les médias ont une forte tendance à se positionner en tant que juges. En réalité, leur intérêt pour les décisions de justice est tronqué par des pratiques faussement démocratiques fondées sur des considérations autres que la satisfaction de l’intérêt général (A). Néanmoins, si la critique est aisée, l’art est difficile et il serait malhonnête d’admettre que les médias ne soient qu’instrumentalisation et exploitation déviante des décisions de justice. L’hypothèse d’une conciliation saine et durable des médias avec la Justice permettrait de renforcer le dialogue démocratique (B).
A. Des pratiques faussement démocratiques
Largement décriés en matière pénale, les médias bafoueraient des principes cardinaux tels que la présomption d’innocence et remettraient en cause les solutions jurisprudentielles présentées par les juges47. Ils s’attacheraient davantage à une vérité commercialement rentable aux dépens d’une vérité objective permettant de nourrir sainement l’opinion publique. Au nom d’une diffusion transparente et démocratique de l’information, les médias agissent indépendamment des contraintes imposées par la sphère juridique. De ce constat, généralisable à l’ensemble des juridictions, il est possible de relever une série de comportements générant un traitement médiatique faussé des décisions de justice.
En premier lieu, les médias ne prennent pas suffisamment en compte l’autorité du vocabulaire juridique. Incompris, galvaudés, dévoyés, les termes et notions juridiques sont parfois employés indifféremment et ne retranscrivent aucune réalité juridique. Gage d’une légitimité professionnelle faussement acquise, l’usage du lexique juridique par les médias ne sert que de « paravent déontologique48 ». Il devient ainsi difficile d’admettre que les propos relayés par la sphère médiatique soient scientifiquement honnêtes et contribuent à informer le citoyen. À l’instar des chroniqueurs judiciaires49, les journalistes auraient tout intérêt à perfectionner leurs connaissances juridiques afin de gagner en fiabilité et sérieux. Cependant, une maîtrise acceptable de la terminologie juridique demanderait une implication plus prononcée des journalistes dans la vie des juridictions. À titre d’exemple, certains médias ont évoqué l’annulation par le Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand d’arrêtés anti‑confinement. Vague, cette formulation renvoie en réalité aux arrêtés pris par certains maires de Haute‑Loire visant à autoriser l’ouverture des commerces de produits non essentiels durant la période de crise sanitaire.
En deuxième lieu, le choix des médias quant à la diffusion des informations liées aux décisions de justice est de moins en moins dirigé par l’exigence démocratique d’une meilleure connaissance de la Justice. Privilégiant les affaires‑spectacles susceptibles de générer de fortes audiences et ventes, les médias désinforment et favorisent « l’invisibilisation d’autres questions de justice pourtant très sensibles50 ». Le « magistrat‑citoyen51 », Pierre Truche, résumait avec justesse cette tendance en précisant que :
Si la justice doit répondre à tout ce dont elle est saisie, la presse choisit ce qui l’intéresse52.
En conséquence, certaines décisions juridiques font l’objet d’une surmédiatisation pouvant conduire à la désinformation alors que d’autres, tout aussi importantes pour les citoyens, ne sont pas traitées. Cela s’illustre notamment lors des affaires politico‑financières. D’un intérêt juridiquement moindre, la décision de justice est pourtant accaparée par les médias qui développent une romance juridique fondée sur sa dimension politique. Inversement, les décisions rendues par le juge administratif ne sont que trop peu présentes dans l’espace médiatique, alors qu’elles représentent une limite posée à la puissance publique dans ses relations avec les citoyens53. De même, leur retranscription dans les médias est le plus souvent erronée et incomplète. À ce titre, les articles relevant de l’affaire des cirques avec animaux sauvages54 ou de la suspension de l’arrêté préfectoral autorisant l’ouverture dominicale des commerces clermontois55 ne reprennent que partiellement la réflexion du juge et se limitent à dupliquer des extraits de la décision sans en fournir une explication. Plus encore, certains articles relatifs à l’annulation de l’arrêté préfectoral autorisant l’extension d’un élevage de chiens dans la commune de Gannat s’attachent principalement à des propos qui ont trait au droit de l’urbanisme et survolent la problématique du bien‑être animal entre deux publicités. Juridiquement lacunaires, les contributions journalistiques clermontoises font également preuve d’une neutralité surprenante. Il est rare de lire des observations critiques envers les décisions rendues par le Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand. Les journalistes semblent davantage intéressés par le fait de recueillir les témoignages des parties ou d’interviewer les avocats. Le fond juridique de l’affaire s’en voit automatiquement dénaturé au profit d’une superficialité médiatique.
En troisième et dernier lieu, les réseaux médias s’accordent un droit d’ingérence dans la Justice en imposant leurs valeurs56. Majoritairement composés de journalistes non‑professionnels, ces nouveaux médias sont dotés d’une puissance grandissante capable d’influencer la Justice et de questionner le bienfondé d’une décision57. S’érigeant en véritable tribunal médiatique constitué d’« internautes‑juges58 », les réseaux médias aspirent à incarner un rôle démocratique qui n’est qu’illusoire. Les décisions de justice sont contestées, surinterprétées et cela, sans apporter la moindre preuve. Les émotions primaires mêlées aux convictions politiques exacerbées génèrent des dérives populistes et des lynchages médiatiques59. Difficilement contrôlable, ce vacarme médiatique met à mal la légitimité des décisions de justice. Malgré son caractère exécutoire, la jurisprudence est parfois socialement surpassée par le tribunal des réseaux médias, dans lequel :
Les principes du droit sont oubliés, balayés, vidés de leurs fonctions modératrices60.
Il suffit de parcourir les réseaux sociaux des médias locaux tels que « La Montagne » ou « France Bleu Pays d’Auvergne » pour constater la violence des propos tenus. L’affaire des « arrêtés anti‑pesticides » pris par les maires de Clermont‑Ferrand, Cournon‑d’Auvergne et Ceyrat a donné lieu à une vague d’injures exempte de tout raisonnement social et juridique. Ce phénomène s’est également produit lorsque le Tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a suspendu l’arrêté d’interdiction du maire de Cournon‑d’Auvergne concernant la tenue du spectacle « La Bête immonde » de Dieudonné.
Ces dérives médiatiques s’expliquent, en partie, par le fait que les médias et la Justice ne fonctionnent pas sur le même rythme61. Les médias s’empressent de découvrir leur vérité juridique et procèdent à une réception anticipée et précaire de la décision de justice. Dans une perpétuelle recherche du sensationnel, ils refusent de « consacrer à une affaire le temps de la justice62 ». Ils empruntent des raccourcis et n’hésitent pas à revêtir le statut de juge en proposant leurs propres conclusions63. A contrario, la Justice a besoin de silence et de sérénité64 pour fournir au citoyen une analyse commentée, détaillée et réfléchie d’une affaire. Il existe donc « une contradiction entre la logique à court terme de l’information [des médias] et le rythme judiciaire, qui a besoin de recul65 ».
En tout état de cause, l’appropriation par les médias du prononcé d’une vérité juridique trompeuse conduirait à envisager l’hypothèse d’une délocalisation de la Justice dans les médias66. Rapidement exposée sur la place publique, la Justice proposée par les médias satisferait aux demandes d’une démocratie directe effective67. Or, une Justice dénuée de son cadre scientifique et intellectuel reste chimérique. Des décisions médiatiques déformalisées ne sauraient se substituer aux décisions de justice fondées sur une application méthodologique de la règle de droit.
B. La conciliation des contrepouvoirs
Opposés tant dans leurs objectifs à atteindre que dans leur fonctionnement, les médias et la Justice sont pourtant conciliables dans leur finalité, l’émergence d’une vérité.
D’une part, les décisions de justice rendues participent à la « régulation du système démocratique68 » en proposant une interprétation des lois et en comblant les vides juridiques existants. Plus précisément, la jurisprudence administrative s’érige en rempart aux dérives de la puissance publique et participe à l’affirmation d’un État de droit. Sanctionnant les comportements illégaux des entités publiques, les juridictions administratives prouvent que le citoyen possède des droits qu’il doit faire valoir.
D’autre part, les médias, en tant que symboles du pluralisme des opinions et d’une liberté d’expression libérale, contribuent à promouvoir le dialogue démocratique. Ils apportent un éclairage aux citoyens sur l’activité jurisprudentielle69 par une médiatisation des décisions. Plus largement, leur volonté d’instaurer un principe de transparence au sein des institutions juridictionnelles concourt à placer le citoyen au centre de la société.
Ainsi, les rapports conflictuels entre la Justice et les médias demandent à être démystifiés au profit d’une conciliation. En ce sens, ces acteurs démocratiques auraient tout à gagner à tirer profit des avantages de chacun70 pour affirmer leur légitimité71.
Un rapprochement des médias vers la Justice par une meilleure connaissance de leurs fonctionnements et une plus forte estime de leurs principes, générerait une retranscription vertueuse, pour le citoyen, des décisions de justice.
Inversement, un rapprochement de la Justice vers les médias pourrait se répercuter favorablement sur l’efficacité des moyens affichés pour améliorer la publicité et la diffusion des décisions de justice. Dès lors, accepter que les médias s’emparent d’une décision de justice serait un moyen de les valoriser publiquement par un prisme médiatique autre que celui développé par les juridictions. La prise en charge médiatique d’une décision de justice pourrait avoir pour conséquence de lui octroyer une plus‑value ainsi qu’une plus forte visibilité.
Le processus de réconciliation de la Justice avec les médias doit également faire face au comportement détracteur du politique. Omniprésent, le politique peut exercer une influence profonde et masquée sur les médias et la Justice. En effet, lorsqu’une décision de justice touche à son champ de compétence ou vient dénigrer son image, le politique a la capacité de multiplier les interventions médiatiques afin de s’approprier et d’instrumentaliser la portée de la décision. Les médias sont alors perçus par les citoyens comme un outil au service du politique et contre la Justice. Cette dernière voit également sa légitimité remise en cause et son image fragilisée par des discours parfois virulents et populistes allant à l’encontre de sa jurisprudence.