Je souhaiterais avant toute chose remercier vivement l’organisatrice de ce colloque, Léa Murigneux, de m’avoir contactée et de m’avoir conviée à parler d’un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Je suis ravie de pouvoir partager les résultats de mes recherches doctorales et de constater que le thème de la « jurisprudence locale » et, plus précisément, celui de la jurisprudence administrative clermontoise, suscite l’intérêt.
La question de savoir ce qu’est une jurisprudence locale, c’est‑à‑dire une jurisprudence des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, revient à se demander quelles sont les conditions de son existence. Lors du colloque organisé par l’Université de Lyon 3 consacré à la jurisprudence administrative locale, Fabrice Melleray qualifiait cette question de « redoutable1 ». En effet, de nombreux auteurs se sont interrogés sur l’existence d’une jurisprudence des tribunaux et des cours, signifiant qu’ils émettaient un doute quant à sa réalité. Notamment, la récente célébration des vingt ans de la cour administrative d’appel de Douai a constitué l’occasion pour Anne Jennequin de chercher s’il était envisageable de « parler d’une jurisprudence des cours administratives d’appel2 » et pour Frédéric Rouvière d’étendre cette réflexion à l’existence d’une jurisprudence des juges du fond3.
Les réponses à cette question sont souvent négatives. Par exemple, Stéphane Rials reconnaît dans sa thèse « l’audace4 » jurisprudentielle de plusieurs jugements de tribunaux administratifs mais conclut finalement à l’idée que « parler de la jurisprudence des tribunaux administratifs est un mythe5 ». Anne Jennequin convient également que les cours administratives d’appel contribuent de manière « incontestable6 » à l’élaboration de la jurisprudence administrative. Pour autant, et paradoxalement, elle juge « contestable » la qualification de jurisprudence des cours administratives d’appel7 et réaffirme que le Conseil d’État demeure « l’auteur essentiel et le régulateur de la production jurisprudentielle8 ».
À l’heure où 97 % des litiges sont définitivement tranchés par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, l’affirmation péremptoire selon laquelle ceux‑ci sont incapables de produire de la jurisprudence semble néanmoins contestable. L’objet de cette contribution est donc d’interroger la pertinence de ce discours. Évidemment, se demander s’il existe une jurisprudence locale suppose tout d’abord de se demander ce qu’est une jurisprudence. Or ce vocable recèle un sens multiple. Il s’agit donc de définir dans un premier temps la notion de « jurisprudence » (I). Il sera ensuite possible de se prononcer sur la question de savoir si elle peut être locale (II).
I. Les définitions de la jurisprudence
Le terme de jurisprudence – l’un des plus importants qui soient dans le vocabulaire juridique – demeure en même temps l’un des plus difficiles à saisir9.
Plusieurs auteurs évoquent l’absence de définition10 d’une telle notion ou encore la difficulté d’en « donner une définition synthétique11 ». En réalité, selon la définition retenue, les réponses apportées à la question d’une jurisprudence locale sont variables. Il s'agira donc d'abord d'exposer les définitions jugées compatibles par la doctrine avec l'existence d'une jurisprudence locale (A), puis celles qui ne le sont a priori pas (B).
A. Les définitions jugées compatibles avec l’existence d’une jurisprudence locale
Plusieurs définitions conduisent certains auteurs à conclure à l’existence d’une jurisprudence locale ou, du moins, à la contribution des juridictions contrôlées à l’élaboration de la jurisprudence. De manière générale et dans sa signification contemporaine, la jurisprudence est étroitement liée à l’activité juridictionnelle. Fabrice Melleray a néanmoins distingué plusieurs sens de cette acception.
Tout d’abord, la jurisprudence serait l’« ensemble des décisions de justice rendues pendant une certaine période soit dans une matière (jurisprudence immobilière), soit dans une branche du Droit (jurisprudence civile, fiscale, etc.), soit dans l’ensemble du Droit12 ». Si l’on envisage la jurisprudence comme telle, cela revient à dire que « faire jurisprudence […] signifie faire application du droit à l’occasion du règlement du litige13 ». L’acte de jurisprudence se confond alors avec l’acte juridictionnel. De ce point de vue, il paraît évident que les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et les juridictions administratives spécialisées « participent à la formation de la jurisprudence14 ». Fabrice Melleray indique en outre que « cette conclusion est […] renforcée par le fait que, quantitativement, la plupart des décisions définitives du juge administratif émanent de juridictions territoriales15 », 97 % des litiges étant réglés définitivement par les tribunaux et les cours.
Ensuite, la jurisprudence est définie comme une source du droit. Là encore, cette définition renvoie à plusieurs significations. Elle peut être abordée sous l'angle d'une approche dynamique et désigner :
L’habitude de juger dans un certain sens et, lorsque celle‑ci est établie (on parle alors de jurisprudence constante, fixée), résultat de cette habitude : solution consacrée d’une question de droit considérée au moins comme autorité, parfois comme source de droit16.
Au regard de cette définition, l’existence d’une jurisprudence locale source de droit est admise par une partie de la doctrine. Ainsi, Fabrice Melleray explique que lorsque l’on entend « la jurisprudence [comme] une sorte de tendance, au sens d'“ensemble des décisions concordantes rendues par les juridictions sur une même question de droit” […] il existe nécessairement une jurisprudence locale17 », car l’on peut aisément déceler des habitudes de juger des juridictions contrôlées. Toutefois, l’autre définition, plus commune, de la jurisprudence source du droit tend à exclure l’existence d’une jurisprudence locale.
B. Les définitions a priori incompatibles avec l’existence d’une jurisprudence locale
La notion de jurisprudence source du droit peut également être appréhendée au terme d’une approche statique. Elle correspond au résultat de l’approche dynamique et désigne l’ensemble des règles jurisprudentielles appliquées uniformément au sein de l’ordre juridictionnel.
La règle jurisprudentielle suppose alors la réunion de deux éléments. D’une part, l’innovation : en tranchant un litige et en déterminant le droit applicable, la juridiction ajoute un élément nouveau à l’ordre juridique. Elle interprète, précise ou complète les textes ou la jurisprudence antérieure. L’existence de la règle jurisprudentielle suppose d’autre part la répétition de l’innovation par l’ensemble des juridictions de l’ordre, de laquelle naît la normativité de la solution.
Toutefois, cette notion de jurisprudence est rarement dissociée des décisions rendues par le Conseil d’État. Certes, les tribunaux et les cours peuvent développer certaines habitudes de juger, et sont ainsi susceptibles de produire une jurisprudence. Néanmoins, elles sont réputées ne pouvoir dégager des solutions qui s’imposent à l’ensemble de l’ordre juridictionnel. Seul le Conseil d’État disposerait d’un tel pouvoir. Fabrice Melleray indique ainsi « qu'il ne saurait par contre y avoir de jurisprudence locale18 » lorsque l’on entend la jurisprudence comme « “les arrêts de principe rendus par les cours suprêmes”, ceux dont on considère que leur solution s'impose aux différentes juridictions de l'ordre juridictionnel19 » ou comme « l'infime part des décisions judiciaires dont des enseignements généraux sont usuellement retirés20 ».
Voilà ce à quoi les juridictions contrôlées ne peuvent prétendre contribuer. Or l'accessibilité progressive du public aux jugements et arrêts des tribunaux et des cours permet de constater qu’ils exercent une influence remarquable sur l’élaboration de ces règles jurisprudentielles, contrairement à ce qui est communément admis.
II. Les caractéristiques locales de l’élaboration des règles jurisprudentielles
Il s’agit de constater que les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel contribuent notablement à l’élaboration des règles prétoriennes et ce, à tous les stades du processus. Ainsi, les tribunaux et les cours contribuent à l’innovation (A) ainsi qu’à la construction de la normativité de la jurisprudence (B).
A. Des innovations locales
Les innovations sont profondément locales et ce, à deux points de vue. D’une part, la jurisprudence est locale en ce que les innovations sont produites au niveau de chaque juridiction.
En effet, toutes les juridictions disposent d’un pouvoir normatif. L’article 4 du Code civil et la prohibition des dénis de justice contraignent le juge à interpréter ou à compléter la loi lorsque celle‑ci est incomplète ou lacunaire. Sur ce fondement, les tribunaux et les cours doivent donc, au même titre que le Conseil d’État, innover lorsqu’ils sont saisis d’une question juridique nouvelle.
Les innovations des tribunaux et des cours sont, en pratique, extrêmement nombreuses : le tribunal administratif de Paris a par exemple jugé en 2018 que la Légion d’honneur ne pouvait être retirée à titre posthume à un étranger21. De même, le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ont admis que l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des attroupements et des rassemblements était susceptible de réparer les préjudices subis par les personnes privées, mais également par les personnes publiques22. À cet égard, on peut noter que la volonté de créer et de mettre en lumière la création dépend de la personnalité des conseillers de tribunaux et de cours. Et il faut reconnaître que les membres de la cour administrative d’appel de Lyon ainsi que des tribunaux de son ressort sont particulièrement enclins à exercer cette fonction créatrice23.
Par ailleurs, il faut ajouter que l’intervention du Conseil d’État n’annihile pas le pouvoir d’innovation des juridictions contrôlées. À l’instar des textes législatifs, les solutions de la Haute juridiction nécessitent d’être précisées, complétées, ou leur champ d’application délimité, ce à quoi les juridictions procèdent lorsqu’elles les mettent en œuvre24. Les tribunaux et les cours peuvent également, même si cela n’est pas courant, tenter de faire évoluer la jurisprudence. Les tribunaux de Lille, Bordeaux et Nantes25 ont dans les années 1950 directement remis en cause l’arrêt « Bondurand26 » dans lequel le Conseil d’État refusait fermement d’indemniser la douleur morale.
D’autre part, la jurisprudence peut avoir une dimension territoriale. Cela signifie qu’il est parfois nécessaire de s’intéresser, en particulier, aux décisions de certaines juridictions contrôlées.
Elles sont tout d’abord les premières à se prononcer sur certaines questions de droit nouvelles ou sur la mise en œuvre de législations nouvelles27. Les jugements et arrêts rendus par les tribunaux et les cours constituent ainsi un premier état des lieux de la jurisprudence, lesquels n’accèderont parfois jamais au Conseil d’État28.
Ensuite, certaines juridictions contrôlées sont les seules à se prononcer sur certains contentieux : lorsque l’on recherche de la jurisprudence relative à l’application de l’article L. 121‑8 du Code de l’urbanisme, lequel pose le principe de l’urbanisation en continuité dans les zones littorales, il est possible de constater que les décisions juridictionnelles sont principalement rendues, en dehors de celles du Conseil d’État, par les cours administratives d’appel de Marseille, de Nantes, de Bordeaux et les tribunaux de leur ressort. En réalité, ces contentieux sont moins locaux que spécialisés. Il s’agit du même principe que celui de l’exercice de compétences juridictionnelles d’attribution, telles que les compétences exercées par la Cour nationale du droit d’asile ou celles attribuées au tribunal administratif et à la cour administrative d’appel de Nantes en matière de visas. Les solutions que ces juridictions rendent suscitent donc un intérêt jurisprudentiel particulier.
Enfin, les juridictions contrôlées peuvent être saisies de questions particulièrement locales. Elles n’innovent pas en droit, mais la manière dont elles vont appliquer la règle constitue la norme appliquée à ces spécificités locales. La cour administrative d’appel de Lyon est ainsi la seule à trancher le contentieux de la loi « littoral » autour du Lac Léman et du Lac d’Annecy. Elle est donc à l’origine de cette jurisprudence spécialisée.
Les innovations sont ainsi naturellement locales. La question est désormais de savoir si les juridictions contrôlées peuvent dégager des solutions qui s’imposent à l’ensemble des juridictions. Or il convient de constater que la construction de la normativité de la jurisprudence dépend également des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
B. La normativité dépendant des juridictions locales
L’idée est généralement admise que seul le Conseil d’État est capable de dégager des solutions prétoriennes dont l’application s’impose à l’ensemble des juridictions de l’ordre. Dès lors, sur ce fondement, il ne pourrait y avoir de jurisprudence locale dans la mesure où seules les solutions de la Haute juridiction auraient vocation à être répétées.
Or, d’une part, le Conseil d’État confirme régulièrement les solutions dégagées par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel. Pour donner un fameux exemple, la solution selon laquelle les brouillons manuscrits de télégrammes écrits par le Général de Gaulle entre décembre 1940 et décembre 1942 sont des archives publiques dont l’État pouvait ordonner la restitution29, a été confirmée par l’Assemblée plénière de la Haute juridiction. Elle avait en effet été dégagée par le tribunal administratif de Paris30. La répétition des innovations dégagées par les juridictions contrôlées peut donc indirectement être assurée par le Conseil d’État.
Il convient d’autre part de remarquer que l’autorité du Conseil d’État n’est pas suffisante pour assurer la répétition des solutions qu’il dégage. Il ne contrôle que 3 % des solutions rendues par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel. Il ne peut, dans ces conditions, vérifier que toutes les solutions qu’il dégage sont correctement appliquées par les tribunaux et les cours.
Par ailleurs, les juridictions contrôlées refusent parfois de mettre en œuvre une solution jurisprudentielle du Conseil d’État lorsqu’elles n’y adhèrent pas. Par exemple, en 1996, le tribunal administratif de Nice31, confirmé sur ce point par la cour administrative d’appel de Marseille en 199832, a considéré que la Convention de Berne était invocable par les requérants dans un litige, sans vérifier si elle était dotée d’effet direct, alors que le Conseil d’État l’avait exclu en 1995. Il en résulte que, si les juridictions contrôlées peuvent tenir en échec la répétition des solutions dégagées par la Haute juridiction, cela signifie qu’elles jouent un rôle actif dans la répétition et donc dans la normativité de la jurisprudence du Conseil d’État.
En définitive, non seulement les tribunaux et les cours contribuent à la créativité de la jurisprudence, mais ils contribuent également à sa normativité. Il s'agit finalement de s'interroger sur la pertinence de la notion de jurisprudence locale, au sens de règle de droit dont l’autorité est locale. Il résulte de l’ensemble de ces développements que l’innovation provient bien de l’inventivité de chaque juridiction, mais sa normativité dépend de toutes les autres. La répétition implique ainsi que l’élaboration de la jurisprudence est collective. Dès lors, il n’existerait pas de jurisprudence « locale », mais il n’existerait pas non plus, à ce titre, de jurisprudence du Conseil d’État. L’ensemble des juridictions administratives contribuerait à l’élaboration de « la » jurisprudence administrative.