Comment la reconfiguration de la distance modifie le lien social dans les sociétés contemporaines

L’exemple des militaires en situation d’éloignement

How Does the Reconfiguration of the Distance Modify the Social Link in the Contemporary Companies? The Example of Soldiers Taking Part in Overseas Military Operations

DOI : 10.52497/kairos.153

Résumés

Résumé : Ces quelques pages interrogent la gestion de la distance et tentent de définir une évolution conforme non à l’usage des techniques de communication, mais à leur impact dans la relation intrafamiliale à deux époques différentes. Cette étude est menée à partir d’un corpus de lettres de soldats de la Grande Guerre et d’entretiens administrés auprès de militaires interarmes (air-terre-marine) et de leurs épouses/compagnes.

Abstract: These few pages question the management of the distance dependent on techniques of communication, and try to define an evolution corresponding not in their use, but in their impact in the intra-family relation. This study is led from a corpus of soldiers’ letters of the Great War and the conversations administered with serviceman combined arms (air-terre-marine) and his wives.

Index

Mots-clés

communication, intimité, réception, média

Keywords

communication, privacy, reception, media

Plan

Texte

Introduction

Ces quelques pages s’intéressent à la gestion de la distance dès lors qu’elle est tributaire des techniques de communication. Elles tentent de définir une évolution conforme non à leur usage, mais à leur impact dans la relation intrafamiliale à deux époques différentes. Cette étude est menée à partir d’un corpus de lettres de soldats de la Grande Guerre et d’entretiens administrés auprès de militaires interarmes (air-terre-marine) et de leurs épouses/compagnes.

Distance et intimité : l’analyse des relations entretenues par ces données repose sur 16 lettres et autant de doubles entretiens menés séparément. Même s’il est documenté sur les plans conceptuels et théoriques, ce travail exploratoire a une valeur heuristique. Nous le situons dans une perspective empirico-descriptive qui devrait questionner le concept de réception de la distance, hier et aujourd’hui.

D’emblée, une définition s’impose – celle du lien social – empruntée ici à Serge Paugam (Serge Paugam, 2013, p. 75). En l’occurrence, il s’agit du lien de filiation, interpersonnel :

Les relations entre l’individu et son entourage familial et amical qui dépendent de la fonction de socialisation de l’ensemble de la famille.

Comment la reconfiguration de la distance modifie-t-elle le lien social dans les rapports entre les militaires et leur famille ? La distance est-elle transcendée par l’écrit, la parole et la vue par la vidéo, par des médias censés maintenir le lien ? La perception de la distance dépend-elle du support de communication ? Nous mettrons en perspective : lettres des soldats au front, communications par téléphones fixes et portables ou cellulaires, et par Skype ou Facetime des soldats en opérations extérieures (Opex).

Une étude antérieure1 a révélé les mutations induites par le conflit de 1914-1918 dans la communication interpersonnelle. La principale d’entre elles marque le passage de l’oral à l’écrit. Nous avions recensé alors les différents bouleversements dont les relations familiales et sociétales avaient fait les frais, en relevant l’importance capitale prise par l’écrit dans les échanges entre le soldat du front et les siens, enfin en examinant l’éclipse de ces échanges lors de la permission ou de la captivité. Aujourd’hui nos entretiens qualitatifs semi-directifs menés auprès de militaires en Opex montrent combien la communication orale a retrouvé toute sa place : manque de temps pour écrire, facilité des moyens de communication – téléphone et Skype… Y a-t-il réduction de la distance propre et figurée pour autant ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre.

Tenter une définition des concepts : de l’intime, du lien social

Comment mieux mesurer « la distance » parcourue en un siècle dans l’expression de l’intime ? Par le biais de deux exemples opposés mais pertinents – un témoignage précieux et une œuvre de fiction : le courrier d’un jeune soldat dans une tranchée et un extrait du scénario d’American sniper (2015) de Clint Eastwood. Anecdotiquement, on évoquera la sémiotique du rose. Michel Pastoureau nous avise que cette couleur est associée à la féminité, à la sexualité qui affleure dans ces deux témoignages qu’un siècle sépare (1916-2016). Le girly, rose futile et tendance, émerge dans un contexte de guerre et de tragédie. Il rend à ses deux combattants leur humanité.

Ma bien aimée,
Je suis à l’abri dans la tranchée. Les tirs ont cessé. La dernière lettre que j’ai reçue de toi est datée du 11 avril. Je me sens si loin et je voudrais te toucher, caresser tes cheveux et respirer la nuque de notre petite Louise. Malgré la distance et ces nuits interminables, tes lettres me rapprochent de vous, je [me] sens près, tout près quand je respire tes mots et que je ferme les yeux. Je te revois dans ta jolie robe rose. On dit que le souvenir est la présence invisible. C’est alors ton souffle que je sens lorsque je rêve. Mais la Poste n’abolit pas la distance et je sais bien que loin de vous, je ne peux vous protéger des tourments (…).
Au revoir ma bien chère femme, je t’embrasse du fond de mon cœur. Bien des caresses aussi à notre chère Louise2.

Un siècle plus tard…

Un SEAL, militaire des forces spéciales américaines, appelle sa femme enceinte par téléphone satellitaire. Décalage du story-board : il est dans une zone de combat, en Irak, il surveille l’ennemi dans la lunette de son fusil. Il peut être amené à tirer pendant qu’il est au téléphone. Pendant ce temps son épouse est recroquevillée en chemise de nuit dans un fauteuil. Elle contemple le lit du bébé, en pièces détachées qu’elle ne parvient pas à monter.

Tu as déjà tué quelqu’un ? 
– C’est pas l’genre de chose que tu es censée me dire mon cœur.
– Je veux que tu me racontes tout.
– Il y a des choses qu’il est difficile de dire au téléphone.
– Tu m’as mise en cloque, d’accord ! Je me retrouve toute seule à assembler les morceaux d’un berceau et tu ne peux pas me parler… Vous avez bientôt terminé ?
– J’arrête pas de penser au truc rose que tu portais pendant notre lune de miel. Tu me manques énormément. 
– Cela s’appelle une chemise de nuit. Toi aussi tu me manques énormément. 
– Comment va mon garçon ?  
– Personne n’a dit que c’est un garçon… 
– Je sais pas, je le sens.
– Tu veux que je te dise des cochonneries ?
– Ça va être difficile entre mon flingue et le téléphone. 

Ils poursuivent la conversation alors qu’il tient un homme en joue.

Spéculer sur la « réduction de la distance physique » revient à s’interroger sur le devenir de l’intime à l’« épreuve de la distance », d’un siècle à l’autre. Procédons par emboitement : considérons que l’intimité est consubstantielle de la composante interpersonnelle du lien social et qu’elle reste un concept subjectif. Même si, à l’aune de l’histoire, la bienséance peut par exemple nuire à l’intimité et installer une distance entre locuteur et destinataire. De quelle sorte d’intimité s’agit-il ici ?

La notion est extensive : elle sert d’hyperbole en droit. Avec ce terme, les juristes désignent les relations sexuelles et, plus largement, les relations privées :

Les rôles et les gestes mis à nu sont décrits et recouverts d’un voile pour échapper aux rigueurs du jugement. (Laé et Proth, 2002, p. 6).

S’agissant des relations privées, Montaigne évoque de façon imagée « l’arrière-boutique », par allusion aux maisons des commerçants au xvie siècle. La pièce sur la rue est ouverte par la fenêtre au commerce, le client reste dans la rue et on lui montre ce qu’il demande sur un volet utilisé en étal. Les marchandises sont dans la pièce et on habite derrière ou à l’étage. Dans ce cas, l’« arrière-boutique » est ce qui est familial et non commercial ou invisible pour les passants. Montaigne, magistrat résidant dans un château, n’expose pas sa vie personnelle à ses contemporains. Notre corpus parle de vie personnelle et familiale, donc de vie intime, de ce « qui est le plus au-dedans et le plus essentiel ». En 100 ans qu’est devenue l’intimité ? Les militaires interrogés ont-ils la même définition de l’intimité selon leur âge, leur groupe culturel ? En effet, pour Serge Tisseron, la tradition veut que, se montrer dans son quotidien, c’est mettre son intimité à nu. Toutefois, pour la génération du « loft », l’image et l’être profond sont deux choses bien distinctes. Habituée à être photographiée et filmée sous tous les angles dès le plus jeune âge, elle s’est construite psychiquement en considérant qu’aucune image ne peut cerner l’intimité véritable. À savoir, le jardin secret d’un individu, ce qui fait son originalité physique et émotionnelle, et qui va le distinguer de tous les autres (Tisseron, 2002, p. 34).

Avant que de poursuivre l’examen du rapport entre intime et distance, s’agissant des poilus et des soldats en détachement, il faut s’arrêter un instant sur la loi 97-1019, publiée au Journal officiel de la République française, en date du 8 novembre 1997. Elle suspend la conscription des citoyens (service militaire et mobilisation en cas de guerre) et professionnalise l’armée française. Pour la guerre de 14-18, la masse des combattants est composée de citoyens mobilisables et ayant accompli leur service militaire. Le plus gros du courrier vient de ces soldats. Le front militaire est situé sur le sol national. Si l’on fait siens la classification de Paugam, les soldats qui écrivent sont éloignés de : 1) la participation de filiation ; 2) la participation élective (mais les officiers font en sorte de rapprocher les mobilisés d’une même région pour éviter le sentiment de solitude ; 3) la participation organique (milieu du travail). Pour des raisons d’évidence, on abandonne le travail que l’on avait dans la vie civile pour expérimenter une nouvelle « participation organique » : la structure militaire dans le courrier. Par exemple, grâce à son métier, Louis Perret se retrouve fourrier. Sa « participation organique » civile joue en faveur de sa « participation organique » militaire. Il participe aussi aux combats du front. Quant au point 4), la participation citoyenne, elle concerne autant l’armée professionnelle qui encadre les soldats mobilisés que les mobilisés eux-mêmes : tous sont citoyens. À quoi il convient d’ajouter les troupes de l’empire colonial : la citoyenneté ne les concerne évidemment pas, mais on y verra plutôt, de façon sans doute illusoire, la fidélité à l’empire.

La loi de 1997 va d’abord modifier la participation organique : on a désormais des soldats professionnels dont le métier est de faire la guerre sur des théâtres d’opérations situés à l’étranger ou d’assurer les conditions de pacification de conflits, toujours à l’extérieur. Ils sont éloignés de leur famille, de leurs amis, mais c’est une contrainte sinon choisie, du moins acceptée. Psychologiquement, cela change beaucoup de choses.

Comment se déploie l’intime dans l’écrit ?

De l’oral à l’écrit

La lettre est un mode de communication écrite, différée dans le temps et chargée de réduire la distance géographique et temporelle. Il y a un décalage entre le moment où elle est rédigée et le moment où elle est lue. La lettre simule un dialogue qui, lui aussi, est différé (Simonet-Tenant, 2004, p. 4). L’analyse de contenu des lettres révèle que l’écrit abolit la distance et renforce l’intimité. Pour Bernard et Vilatte qui se sont intéressés à l’évolution des pratiques de communication pendant la Grande Guerre, « l’écrit devient un substitut de la présence et contribue à resserrer le réseau familial et sociétal. Le maintien d’une vie familiale et relationnelle passe par le courrier. S’agissant des colis, si les lettres permettent de renforcer le lien avec les familles, en retour, celles-ci veillent au bien-être de leurs combattants. Tout au long de la guerre, on envoie aux siens vêtements, nourriture, tabac, journaux, photos, objets divers ». (Séque, 2009-2011, p. 145). C’est aussi un moyen de maintenir l’intimité :

La neige tombe depuis ce matin, et, diantre, il ne fait pas chaud. Les mitaines qu’on m’a envoyées de Moulins seraient excellentes, si elles ne renfermaient pas les doigts dans une seule poche. De cette façon, je ne puis ganter que la main gauche, car l’index de la main droite doit être libre pour appuyer sur la gâchette du fusil, pour faire partir le coup. Ce qu’il faudrait pour la main droite, ce serait un gant à cinq doigts ou comme ceci [un croquis reproduit un gant à trois doigts : les deux doigts essentiels pour le fusil – le pouce, l’index – et une poche pour le reste des doigts. (Séque, 2009-2011, p. 168).

On parle ici du corps, donc de l’intime.

L’écrit renforce la socialité. En 1914-1918, on assiste à la mutation de la communication. Ainsi la communication écrite et illustrée remplace les contacts de proximité, physiques et oraux de l’avant-guerre, nécessaire substitut à la vie relationnelle, familiale. La communication écrite est un facteur de socialité, qui permet de retisser le lien personnel malgré la distance spatiale, temporelle et psychique. Nous étions partis de l’hypothèse selon laquelle, l’écrit résorbe la distance et distrait le militaire du contexte. Pour Lejeune :

De qui parle-t-on dans des lettres du front indépendamment des faits de guerre ? De ses proches, de ses amours, de sa famille, mais aussi de ses amis, de ses ennemis, de ses rencontres… Pourquoi en parle-t-on ? Par curiosité humaine, certes, pour débrouiller l’expérience enrichissante qu’est le contact d’autrui, et affiner dans le temps ses observations. Mais aussi, bien souvent, pour régler des comptes, reprendre le dessus, s’opposer, se définir ! (Lejeune, 2006, p. 176).

L’objectif consiste à réduire la distance entre un quotidien difficile et les événements plus légers vécus par les civils : querelles familiales, achats de vêtements par les femmes (qu’on se rappelle l’intérêt pour le rose évoqué plus haut), l’alimentation de la famille, les premières dents des enfants. Toutefois grâce à l’analyse thématique des lettres, pour d’aucuns, l’écrit n’abolit pas la distance mais l’intimité. L’écriture est inférieure à la conversation, fixée qu’elle est sur la page. Elle ne permet pas aux lecteurs d’interroger l’écrivant. Elle peut tomber entre toutes les mains alors qu’on choisit son interlocuteur. Quid de l’intimité alors ? Elle empêche de solliciter sa mémoire. Elle ne permet pas la gestuelle, l’attitude, le sourire : le non verbal et le para-verbal. L’écriture constituerait donc un appauvrissement dans l’expression des relations humaines. Elle installe une forme de distance entre deux êtres : « Mais la Poste n’abolit pas la distance… Je ne peux vous protéger des tourments ». Peut-on considérer que les appels téléphoniques et la vidéo par Skype pallient cet épuisement du sens ?

Nous avons analysé les lettres, témoignages du quotidien et marqueurs d’une communication interpersonnelle : récepteur à l’arrière et énonciateur au front. Le témoin écrit pour un destinataire dans l’intention de transmettre une information (vraie ou fausse) sur son quotidien et restituer sa perception de l’éloignement.

Dans ses lettres, le soldat occupe la place centrale, les entrées s’interprètent par rapport à lui. Qu’il soit le principal acteur ou le témoin distancié des faits qu’il relate, il est toujours celui par rapport à qui peuvent se comprendre les analyses (Braud, 2006, p. 15).

Le neveu de Jean Séque3 parle de manière très factuelle de l’arrivée de son bébé, sans s’investir affectivement, alors qu’il relate des épisodes de combat avec passion.

La distance lexicale peut perturber l’intime. Sonia Branca-Rosoff a relevé des conventions d’écriture dans la correspondance des soldats. Les lettres de Poilus débordent de « stéréotypes emphatiques » : l’emploi systématique d’adjectifs « affectifs » (chère lettre, aimable lettre, chères nouvelles, petite Gaby) nuit à la proximité entre les deux locuteurs. En 1916, pour le rédacteur et pour les destinataires, qu’il s’agisse de l’épouse et au-delà de la famille et des amis, la formule fait partie du rituel de la lettre. Les rédacteurs utilisent ces procédés linguistiques – désuets aujourd’hui – qui semblent créer une distance lexicale (Branca-Rosof, 1990, p. 23).

Des formules pour instaurer une distance ? Des formules toutes faites sont aussi employées lorsqu’il s’agit d’évoquer ses sentiments. Le registre affectif du Tendre est peut-être gênant : les lettres sont susceptibles d’être montrées à d’autres. Parce qu’il n’y a pas de discours légitimes pour parler d’amour : on se réfugie derrière une expression codée et donc pour les lecteurs de 2016, forcément banale. D’ailleurs, au xxe siècle, Marcel Proust4, dans Un amour de Swann, utilise l’expression « faire catleya », employée « sans y penser », par les deux amants, pour « signifier l’acte de la possession physique » [p. 68]. Ce terme commémorait certes le souvenir de la première étreinte, mais il est possible de penser aussi que « cette manière particulière de dire faire l’amour », tellement élégante, s’intégrait bien, en esprit, au langage du monde de l’élite parisienne où Swann évoluait : celui de la bienséance. Un monde auquel Odette de Crécy, malgré son passé de cocotte ou de femme entretenue, projetait de s’insérer.

Ces mots dans les lettres des Poilus, patrimoine commun, « fonctionnent », permettent au sujet d’écrire l’affect, ce qui reste indicible dans la culture de l’époque :

Reçois de ton mari qui pense continuellement à toi beaucoup de caresses (Marin, 9 août 1915).

Rien [d’ ?] autre, petite épouse tant aimée. Reçois bien des mimis de ton mari qui pense à toi (Marin, 20 août 1915).

Gabrielle, destinataire des lettres, se reconnaîtra dans les mimis et les caresses, symboles de conjugalité, mais s’effaroucherait sans doute (?) de termes moins usés. La lettre la plus « précise », envoyée par Marin qui attend une visite de sa femme, a tout de même recours au sous-entendu :

Tu auras soin d’apporter pour manger en route pour ton dîner et ton souper, car moi à cette heure-là j’aurai soupé, que, en descendant, nous n’ayons qu’aller nous reposer ??? 

Les points d’interrogation sont d’origine, ils laissent imaginer l’essentiel qui ne sera pas écrit (Branca-Rosoff, 1990, p. 5).

L’intimité en 1916 s’exprimera-t-elle de la même manière un siècle plus tard ? Les mots, les sentiments ont-ils évolué en passant par le filtre de la technologie en un siècle ? Les conventions d’écriture dans la correspondance des soldats préservent-elles la bienséance d’usage tout en respectant la spontanéité des échanges intrafamiliaux ? Les Poilus parviennent-ils à dire « l’essentiel » ? Le ton des lettres est-il contraint ? Les auteurs ont parfois qualifié les écrits des Poilus de stéréotypés. Mais ne pourrait-on pas parler aussi d’une bienséance à la française affleurant dans les courriers de Poilus ? Pour Benedetta Craveri, au xviie siècle, la noblesse « s’inventera un style : à la fois des manières de vivre, de parler, de se comporter et de se divertir. La vie mondaine naît d’une volonté d’instaurer une distance symbolique entre soi et les autres. (Craveri, 2002, p. 2). L’école laïque de Jules Ferry, avec ses enseignants inculquant une morale à leurs élèves, a maintenu dans la société issue de la Révolution française, dans la Nation composée de citoyens, la nécessité du respect de la bienséance. Le courrier des soldats de la Grande Guerre en témoigne généralement, d’autant plus que les moins habiles à la composition écrite obtenaient de camarades plus aptes ou de gradés la rédaction adroite de lettres sous leur dictée maladroite. À quoi l’on voit que l’irruption de la bienséance dans les échanges épistolaires peut instaurer une distance lexicale, en tout cas du point de vue du récepteur d’aujourd’hui.

Les figures de rhétorique – litote, euphémisme – sont omniprésentes dans les lettres des soldats :

Vous m’êtes atrocement chère. Je suis loin et la guerre est partout.

On suggère en disant moins :

Heureusement que Dieu nous a permis de nous connaître avant mon départ… Je repense sans cesse à ce soir-là.

La réalité est habilement voilée. Dans les manuels de savoir-vivre, il existe des règles concernant la pudeur, mais nul chapitre pour préciser comment se conduire dans l’intimité. L’intimité échappe au savoir-vivre (Baudrillard, p. 15). Dans les correspondances de soldats, l’évocation des sujets sensibles reste codée. Comprenne qui voudra… ou pourra.

Les lettres laissent davantage de place aux émotions, à l’intime, dans le contexte de l’époque. Aujourd’hui, la pratique du courrier tend à se marginaliser, tant du côté des épouses que des militaires. Les soldats interrogés écrivent peu sauf sur les théâtres d’opérations dans le désert. Les messages électroniques sont uniquement professionnels, mais les militaires s’accordent à dire qu’il y a plus d’intimité dans l’écriture où ils parlent de l’essentiel, de « l’arrière-boutique », ce qui ne se fait pas sur Skype. Pour Jean Baudrillard « l’expression de l’intime demande une logistique quotidienne : difficile d’écrire si quelqu’un est dans la pièce, si on tourne le dos… »  (Baudrillard, 2006, p.15). Il faut les conditions nécessaires à l’expression de l’intime :

C’est sûr que dans la war room, la salle de stratégie de guerre, on n’a pas envie, pas le temps, pas la quiétude pour écrire sans retenue à sa famille.

Pour certains, Internet est devenu le théâtre des émotions, un canal de diffusion de textes, le lieu le plus réactif des échanges entre individus (Fogel, 2013, p. 6), les messages électroniques  ont-ils pris le relais des lettres d’autrefois ? Pour les vétérans « le mail est plus concis et la touche laisse une distance. L’écriture laisse des ratures, l’effaceur, le Blanco, le non-dit, le saut de ligne. On perd des infos avec Internet et Skype. Alors qu’en écrivant, les portraits de nos enfants peuplent la page blanche, ces fantômes animés n’existent pas sur le document vierge Word et en les voyant on ne les imagine plus. C’est presque dommage. » (Jean)

TICS et gestion de la distance : passage de l’écrit à l’oral

La proximité est ce qui relie, la distance est ce qui sépare (Paquelin, 2012, p. 566)

L’enquête est réalisée en « face à face », auprès d’un échantillon diversifié constitué de 16 militaires des trois armées (terre, marine, air), (50 % de sous-officiers, 50 % d’officiers) et de leurs épouses ou compagnes. S’agissant des profils, nous choisissons des répondants qui correspondent à nos critères de base (niveaux d’études différents en proportions égales). L’enquête se déroule pendant les vacances de Noël. Le tableau est réalisé à l’issue des entretiens semi-directifs. Pour définir une taxinomie des thèmes dégagés dans les entretiens, nous procédons à une analyse de contenu des entretiens – inspirée de Laurence Bardin – qui repose sur une opération de découpage des textes en unités, suivie d’une classification par regroupements analogiques.

Les entretiens offrent l’occasion de constater que les répondants ont une image de la distance fort polysémique : spatiale (80 %), temporelle (80 %), physique et affective (80 %), symbolique (50 %), sociale, cognitive. Pour la grande majorité des personnes interrogées, la distance est tout à la fois, en notoriété assistée – pourcentage de personnes qui disent reconnaître les composantes suivantes de la distance (spatiale, temporelle, etc.) présentée dans une liste par l’enquêteur.

Tableau récapitulatif 1 : Les thématiques de discours dans la gestion de la distance.

Écrit : lettres Son : téléphone Image : SKYPE
Lieu Pouvoir de l’imagination sur le cadre de vie du soldat Pas d’accès au monde virtuel du soldat du point de vue de la famille Distance/lieu Pouvoir de l’imagination sur le cadre de vie du soldat Pas d’accès au monde virtuel du soldat Distance/lieu Plus concret, degré d’iconicité (Moles), fonction référentielle de l’image (Jakobson) immersion dans le cadre de vie : 3 D Proximité/lieu
Sentiments Plus de réflexion (distance lexicale) dans l’expression (Recul sur le texte relu, corrigé avant l’envoi, Contenu intime, sentimental Proximité/sentiments Instantanéité des échanges : langage parlé, pas de « préméditation » Plus de spontanéité dans l’expression de l’intime Proximité/sentiments Instantanéité échanges : langage parlé, pas de story-board, mise à distance dans l’expression de l’intime Distance/sentiments
Temps Attente du courrier Rareté des lettres Distance/temps Échanges plus fréquents, moins précieux, perte d’aura (Walter Benjamin) Proximité/temps Échanges plus fréquents, moins précieux, perte d’aura (Benjamin) Proximité/temps
Sécurité Rassure moins (délais d’acheminement) Distance/réassurance Le militaire sait qu’il peut rassurer par rapport à ce qui est dit dans les médias Proximité/réassurance Possibilité de rassurer la famille Proximité/réassurance
Contenu Réflexion + Taux de reprise en main du courrier, nombre de lecteurs Proximité/fond Échanges éphémères Distance/fond Échanges éphémères Distance/fond
Contraintes Peur de l’absence de courrier Distance/lieu/temps Peur de l’absence de réseau Distance/lieu/temps Dépendance/réseau Distance/lieu/temps

Pour le téléphone, comme pour la vidéo, l’analyse de contenu des entretiens menés auprès des militaires en retraite et en activité révèle plusieurs thèmes : addiction à l’équipement technique, banalisation de la distance, inhibition sur la nature des échanges (intimité), contrainte du dialogue, difficulté à cacher le contexte, parfois peur de l’oubli (comme les Poilus). Du point de vue des familles interrogées : dédramatisation de la distance (physique, psychologique et temporelle), inhibition en termes de contenu des échanges. Deux points à mutualiser : la technique rassure la famille et le soldat et nous retrouvons l’anxiété liée à l’absence de nouvelles, en cas de dysfonctionnement des moyens techniques.

Le téléphone a-t-il rapproché les membres de la famille ? Il faut dissocier téléphone fixe et mobile. Historiquement, il y a d’abord eu les lettres, puis le téléphone fixe, puis le portable et enfin Skype et Facetime. Avant l’arrivée du portable, pour nos répondants les plus âgés et pour les militaires en retraite, le téléphone fixe offrait moins d’intimité que le courrier : il se trouvait dans une pièce et tout le monde pouvait profiter de la conversation. Jean : « Quand j’appelais ma femme, il y avait mes 15 gars autour… J’étais bref et concis, pas envie de m’étendre ».

Ce qui contrevient aux affirmations de Patrick Flichy qui prétend que le téléphone fixe est plus souvent l’outil d’une communication plus longue et approfondie, qu’il est un instrument de « visite à distance », qu’on y prend son temps, et qu’on aborde des sujets plus personnels et intimes. (Flichy, 2001, p. 54). Paul : « En Opex les communications sur fixe sont courtes, les gars se succèdent et ne traînent pas. » Aujourd’hui le fixe n’est plus utilisé, sauf sur des théâtres reculés. C’est un outil qui n’a jamais été très utilisé, car peu disponible pour la majorité du personnel déployé. Il ne peut être mis à disposition facilement des soldats. Seuls quelques privilégiés y ont facilement accès : ceux qui travaillent dans les bureaux, par exemple, mais il y a toujours un permanent donc les conditions sont peu favorables. Il est plus facile d’avoir accès à Internet qu’à un téléphone fixe.

Au contraire du téléphone portable qui a pour grande vertu de réduire la distance affective : il permet de rester en lien avec ses proches, de gérer « efficacement » sa vie quotidienne (Rouquette, 2015). Le mobile est davantage employé pour se coordonner en peu de temps, mais surtout il permet, dans ses formes vocales ou écrites (SMS), de maintenir le lien, de confirmer la liaison intime entre des amoureux, ou encore de solidifier des liens plus collectifs en restant en contact avec « sa tribu » (Flichy, 2001, p. 58). Pour l’ensemble des répondants, le portable maintient le lien conjugal et familial dans les cas de séparation physique.

La séparation est supprimée symboliquement par la possibilité permanente de rester liés, de pouvoir être joint. (Singly, 200, p. 4).

Pour autant, cela est loin de constituer une panacée. Louise : « Non la distance n’est pas supprimée, même s’il nous appelle. On ne veut pas qu’il se sente oublié parce qu’il est loin. » Ainsi, le téléphone semble un palliatif contre l’oubli. Autrefois, pour supporter la distance qui les séparait de leur famille et combler la « misère affective », les soldats au front entretenaient une relation épistolaire avec les leurs et maintenaient ainsi la composante de filiation du lien social.  Les Poilus redoutaient par-dessus tout l’oubli, la mise à distance. On n’en est pas très loin aujourd’hui lorsqu’on lit ce texte destiné à un soldat, qui adopte le point de vue de « l’arrière » :

Chéri, je ne peux plus continuer notre relation. La distance entre nous est trop grande. J’avoue que je t’ai déjà trompé deux fois. Ce n’est pas juste pour toi ni pour moi. Je suis désolée. Retourne-moi la photo que je t’ai envoyée. Je t’aime5 !

Ou encore, Thomas : « Encore aujourd’hui certains d’entre nous ont peur qu’on les oublie, en tout cas qu’on vive bien sans eux, mais c’est limité au conjoint. Avec le téléphone, on a l’impression de se rappeler au bon souvenir de la famille ». Louis : « Certains de mes gars sont rentrés d’Opex, l’appartement était vide… » Aussi bien, pour supporter la distance, pour bénéficier d’une sorte de résilience, les protagonistes doivent-ils ne plus penser à leur bien-aimée. Christian : « Oui, on peut chasser les visages de ceux qu’on aime pour supporter la distance surtout au bout de 5 mois ! » Hélène : « Je me force à ne pas penser à lui. Je n’écoute pas les infos. Après avoir raccroché, je suis encore plus triste. Je le sens loin ». Notre échantillon confirme les observations de Singly :

Du point de vue du partenaire, la « séparation » pendant un temps limité peut être vécue comme normale, mais elle peut être perçue au contraire comme menaçante pour la relation et pour soi. (Singly, 2003, p. 93).

Le téléphone permet l’ubiquité. Le désir d’être présent ici et ailleurs est constant chez les soldats en opérations extérieures (Jauréguiberry, 2003, p.10). Le téléphone rassure en temps réel. Tom : « Le téléphone réduit la distance, car la conversation est instantanée, on écoute la voix de l’autre et on peut appeler souvent. » Jean : « On est en contact à un instant T, pas comme avec la lettre. En période de guerre, combien de femmes ont reçu des courriers de leur époux décédé entre temps ! » Jacques : « On a l’impression d’être avec les nôtres ».

Élisa : « Sa voix me rapproche de lui ». On peut néanmoins lister un certain nombre de points négatifs, dégagés des entretiens dans la gestion de la distance par le biais du téléphone :

  • Les aléas du réseau renforcent le sentiment d’éloignement géographique, comme pour Skype. Karl : « Si le réseau ne le permet pas, on ne peut pas joindre la famille, alors la distance est amplifiée ».
  • La voix peut aussi créer une distance. « On trouve le timbre de la voix froid, donc on peut être triste. » Kevin : « Le fait de ne pas voir notre lieu de vie pour notre femme ou inversement notre enfant qui marche pour la première fois augmente la distance. La voix ne suffit pas… On doit imaginer la chambre de notre petit en train de dormir ! C’est frustrant ! » Marie Claire : « Quand il appelle, j’ai peur d’être coupée d’un coup et cela gâche le plaisir ». Jeanne : « Peu m’importe si les appels sont longs ou courts… on ne sait jamais… mais le tout c’est qu’il appelle. On va se confier si c’est long, s’apprivoiser… si c’est court, je dis vite l’essentiel : les enfants vont bien… ». Une remarque qui illustre les observations relevées ailleurs : les usagers préfèrent les appels longs passés à des moments propices, avec des conversations ouvertes, souvent longues, où l’on prend le temps de discuter. L’ouverture de dialogues, le fait de s’installer dans l’échange téléphonique constituent le signe de l’engagement dans le lien. L’autre formule est composée d’appels courts, fréquents, où le contenu peut jouer un rôle secondaire par rapport au simple fait d’appeler.

Le caractère continuel de ce flux d’échanges ponctuels permet d’entretenir le sentiment d’une connexion permanente, l’idée que l’on peut ainsi éprouver à chaque instant l’engagement de l’autre dans la relation. (Licoppe, 2002, p. 1).

Anne : « Je préfère l’avoir même 5 minutes que rien du tout… Mais évidemment les appels qui durent c’est top, il est là-bas, mais avec nous aussi… »

  • La censure peut également instaurer une distance. Elle a toujours existé… En 1914, la censure militaire recommande aux soldats de ne pas donner le nom du lieu d’où ils écrivent, non plus que les dates lors des périodes de combat. (Bernard et Vilatte, 2015). Aujourd’hui, quelle est son incidence effective sur la distance ? Pour Céline Bryon-Portet : « Le “devoir de réserve” impose des limites au militaire afin que ce dernier ne livre pas d’opinion personnelle à sa famille lorsqu’il s’exprime au nom de l’institution à laquelle il appartient6 ». Tom : « On ne peut pas dire tout au téléphone. Il y a même des mots qu’il ne vaut mieux ne pas prononcer ! Vous parliez des Poilus mais c’est un peu pareil… Même si certains sont trop bavards quand même. On a un droit de réserve ! » Du point de vue du commandement, le portable – quand bien même diminue-t-il la distance physique et temporelle – peut constituer un véritable danger contre lequel le commandement met en garde. On peut lire dans le Monde diplomatique de juin 2016 :

Évoquant le vol des portables contenant dans leur mémoire photos de famille, adresses et numéros personnels, images des installations militaires, le général Iratorza estime que les insurgés afghans pourraient en faire mauvais usage. Il fait remarquer aux soldats qu’ils n’apprécieraient sans doute pas que les coordonnées de leurs familles ou leurs numéros de téléphone tombent entre de mauvaises mains. Il souligne que, durant les opérations, les soldats s’envoient des images et des SMS, mettant ainsi en péril la situation tactique de leurs unités. Le général souligne sa crainte de voir un jour une mère appeler son fils au cours d’une patrouille de nuit. On aurait bonne mine !

Désormais, interdiction de partir en opération sur le terrain avec les téléphones GSM, ils doivent rester dans les enceintes militaires. Didier : « La censure met de la distance. On fait attention à ce qu’on dit à notre famille. »

La communication a été toujours considérée avec méfiance et maniée avec prudence par les armées. Très tôt dans l’histoire militaire, une attention de premier ordre a été accordée à la quête et à la circulation maîtrisée d’une information qui peut rapidement être convertie en désinformation. Olivier : « Des soldats inconséquents ont filmé des scènes tragiques avec leur portable et les ont postées sur YouTube. Il y a eu un concours de photos gore relayé sur Internet. Les responsables ont été sévèrement punis ». Aliénor : « Je n’ose même pas prononcer le mot Daesh, ni lui dire je t’aime. J’ai l’impression d’être espionnée ».

Il existe même un logiciel doté de mots-clés qui déclenchent la coupure des conversations. Le militaire et sa famille ne peuvent évoquer certains sujets sensibles. L’intimité se limite à la composante de filiation du lien social et non à celle de participation organique relative au travail.

Gestion de la distance à travers la communication vidéo

Si l’on en croit notre échantillon, en apparence, Skype réduirait la distance intime. Le degré d’iconicité, de représentation de la réalité permet à la famille de voir le lieu de vie du soldat et de comprendre mieux son quotidien. La famille est immergée dans le monde du militaire avec une vue en 3D de sa chambre. Kevin : « Contrairement au courrier, on n’a pas recours à l’imagination ». Skype est vécu comme une technologie positive dont bénéficie la vie quotidienne des deux parties – soldats et famille : « Un collègue au Tchad a vu sa fille naître par Skype ! La distance est abolie ». Autre argument de Maxime : « Pour moi la technique c’est être capable de rassurer. Au Rwanda, nos familles connaissaient la situation au travers des médias. Je les réconfortais en dédramatisant ».

Quand on évoque le concept de distance, les réponses divergent : certains voient l’intime, d’autres les kilomètres et la géographie. Louis : « L’intime, ce n’est pas dire je t’aime, mais rassurer sans donner des détails. Mais il est difficile de dissimuler que cela ne va pas, car on se voit. La famille découvre le contexte de notre vie dans le champ de la caméra ». Tom : « Le côté négatif de la technologie est que l’on a l’illusion de n’être pas loin mais on ne peut pas se toucher. On aimerait être avec eux, mais il y a la mission… C’est notre vie… ». Anne : « Cela réduit la distance, car on n’imagine pas, on voit mais cela ne rapproche pas pour autant ». Mais, par ailleurs, Skype augmente la sensation du danger. Pierre : « Si tu demandes à une femme si elle préfère savoir ou non si son mari est en danger, si elle voit le site, elle comprend ». Skype participe également à la mise en scène du quotidien du militaire : « On a des piaules anxiogènes, on est en treillis, tout est kaki, on peut voir des armes dans le champ de vision. Cela crée une ambiance glauque ». Paul : « Comment masquer le danger sur une base avancée ? Il y a des risques de roquettes sur le camp ».

Cela engendre des difficultés complémentaires dans la communication interpersonnelle : le dialogue avec la famille est contraint. Tom : « Je fais le pitre pour les enfants… Dans les années 1950, en Indochine, il y avait un mois de bateau, on partait pour un an, on avait juste le courrier… La vidéo améliore tout de même la séparation ». Soizic : « Quand je vois le décor et l’ambiance, je comprends que ce n’est pas le Club Méditerranée et cela me perturbe ». Skype banalise la distance. Tous les théâtres d’opérations n’ont pas accès à cette technologie. Skype abolit non pas les distances mais la représentation de la distance. Max : « Skype rend l’éloignement supportable, car la communication est facilitée en apparence, alors qu’il y a des contraintes techniques et donc une apparence de proximité. C’est agaçant, car cela remet la distance en conscience et renforce la perception de l’ambivalence de la technique positive et négative ». Jean-Claude : « Skype réduit momentanément la distance, mais après la déconnexion on retombe dans la réalité comme lorsque la lettre est timbrée dans le sac du courrier. C’est fini ». Karine : « C’est vrai depuis Skype, c’est le train-train. Parfois même, mon mari tombe mal ! Pendant le bain des enfants ou les devoirs. Avant je lâchais tout ! » Skype renforce la pudeur. Claire : « Finalement on se sent plus loin sur les sujets intimes en effet, par Skype la pudeur joue, on se voit. On se lâche plus à l’écrit ».

D’ailleurs pour certains « l’intimité est un simulacre de profondeur fait pour jouer en surface pour quelqu’un d’autre dans la distance définie par l’espace symbolique qui nous entoure. […] pour qu’un corps existe, une certaine distance est nécessaire [et pas seulement la distance à l’écran Skype, car avec les iPhone et iPad, cette distance est réduite, elle est restreinte] ; pour avoir une intimité, il faut être légèrement à distance y compris de soi-même ». (Baudrillard, 1986, p. 14). Sophie : « Je n’aime pas qu’il me voie en robe de chambre ou mal coiffée. Je préférerais qu’il y ait juste le son parfois ».

Au bout du compte, peut-on se risquer à dire que la distance nuit à l’intimité ou qu’elle oblige à l’intimité à travers un écran ? Lorsque nous demandons aux soldats ce qu’ils préfèrent de la relation épistolaire ou téléphonique dans la gestion de la distance intime, les réponses sont mitigées. Thomas : « La difficulté de “dire l’intime”, la profondeur des échanges dans les lettres, au téléphone ou par Skype dépasse le cadre militaire : c’est le cas dans tous les contextes de communication. Cela dépend de la personnalité, moi je suis plus à l’aise à l’écrit. Je suis un littéraire… ». Abraham : « Dans une lettre, on écrit l’intime, mais les paroles s’envolent et les écrits restent. Donc il y a de la pudeur et il faut considérer le taux de reprise en main de la lettre ! Tout le monde peut la lire ! » Nicolas : « Quel est le degré d’intimité ? Le curseur dépend de la personnalité. On dit qu’une lettre est plus intime. Je ne vois pas de réduction de sentiment de la distance dans la relation épistolaire. Mais c’est personnel, cela m’ennuie d’écrire. Je ne suis pas sirupeux ! » Hélène : « Je n’arrive pas à dire mon amour par Skype. Par Skype, je reste factuelle. Je suis gênée, il y a les enfants autour ».

Skype diminue et augmente à la fois la distance psychique. Jean : « Skype permet moins de souffrance de la part de la famille, car le militaire est très occupé et souffre moins que la famille. La distance fait partie de son boulot, même s’il y a des suicides en Opex ».

Christian : « Skype a ses limites, car on ne peut pas toucher les siens, on reste des animaux, on a besoin de toucher les gens qu’on aime, d’embrasser ses enfants, donc cela apporte de la frustration ». Sonia : « C’est pire de ne pouvoir le tenir dans mes bras ».

Pour notre échantillon, l’instantanéité des échanges peut générer une distance par le biais du langage parlé, pas de story-board, pas de profondeur, de fond. Skype est une façon de médiatiser l’intime :

[cela] constitue un paradoxe ; pratiquer l’intimité comme on ferait du jogging, c’est se brancher. Ce qui menace l’intimité dans nos sociétés est la transparence des flux, la communication au sens moderne du terme, la nécessité d’être branché, en contact. Or pour être dans sa propre intimité, il faut être hors circuit comme dans les lettres » (Baudrillard, 1986, p. 15).

Ainsi, Skype peut-il réduire la qualité des échanges, la qualité de l’intime. Tom : « C’est un langage parlé, on n’a pas de story-board comme dans un film. On n’ose pas parler à sa femme de ses sentiments profonds devant les enfants ».

De facto notre échantillon précise que Skype peut augmenter la distance dans l’intime par la régularité des échanges. Si, pour reprendre la fameuse formule de Walter Benjamin (Benjamin, 1939), la reproductibilité technique des images réduit leur aura, c’est un peu pareil pour la valeur des échanges et le fond de la conversation, dès lors qu’ils transitent par des techniques de plus en plus perfectionnées. Paul : « On ne creuse pas puisqu’on pourra se redire les mêmes choses du quotidien le lendemain ou le soir même. On ne parle pas philosophie. C’est de l’information brute ». Marie-Sybille : « Je crois que je préfère le téléphone. C’est plus intime. On imagine le visage de l’autre et on lui dit des mots doux. Cela a plus d’impact ». Mercier a construit une hypothèse qui corrobore nos résultats : les appels longue distance et longue durée seraient au service de relations « virtuelles », de substitution, au contact face à face. L’appel a pour objet de compenser autant que possible l’impossibilité pratique de se rencontrer. Sa valeur est plus grande, l’échange se veut moins désinvolte, plus profond. Cette téléphonie de remplacement, paradoxalement, tend à différencier plus nettement l’échange de ce qu’il pourrait être en face à face – à la limite, le modèle semble en être davantage le courrier. Elle est, majoritairement, le fait des femmes auxquelles est traditionnellement délégué le rôle d’ambassadrice du ménage, ici chargées du maintien à distance de son réseau de sociabilité (ce sont d’ailleurs elles qui écrivent encore dans les rares ménages où subsiste une pratique épistolaire) (Mercier, 2002, p. 53).

Conclusion

Pour conclure, il s’est agi, dans les lignes qui précèdent, de s’intéresser à la distance et aux problèmes – matériels et psychiques – induits par la séparation dans le cadre d’un conflit. Lettres, téléphone, vidéo – autant de techniques destinées à compenser l’absence ? Notre étude montre que le grade et l’âge n’interfèrent pas sur les résultats. Nous pensions que les plus jeunes trouveraient Skype plus utile pour gérer la distance et l’intimité que le téléphone et plus encore la lettre. Il n’en est rien. Quels que soient l’âge et le niveau d’instruction des militaires et de leurs épouses, le passage de l’oral à l’écrit n’a pas été forcément une bonne chose pour la préservation de l’intime. La distance s’avère très polysémique : spatiale, temporelle physique, symbolique, affective, sociale, psychologique, ce dont témoignent abondamment l’ensemble des entretiens réalisés.

Le rôle de l’écriture est de « maintenir à distance » l’espace et le temps et de transcender la distance par le langage. Elle peut être lexicale à l’aune de la bienséance, comme c’est souvent le cas au début du siècle dans les lettres des Poilus. Son rôle peut également passer par le recours aux clichés, par peur d’être censuré. Autre façon d’instaurer une distance. Et puis, après tout, tous les Poilus n’étaient pas Apollinaire, si explicite dans ses fameuses lettres à Madeleine. Nos soldats d’aujourd’hui n’ont plus le temps d’écrire, mais s’accordent sur un point : la lettre est plus intime que les moyens de communication modernes. Et pourtant, quelle différence y a-t-il entre une conversation téléphonique et un échange écrit ? Pour certains auteurs, des études montrent que ce n’est pas leur contenu qui diffère, mais le degré d’engagement des personnes (Zbignew Smoreda, 2005, p. 1). Victor Hugo l’avait dit : « La forme c’est le fond qui remonte à la surface » (Hugo, 2002, p. 575.) La forme de l’écrit influe sur le contenu. Pour preuve, le langage des courriels si différents du ton des lettres… Nous avions initialement et intuitivement la conviction que Skype réduisait la distance. L’enquête semble démontrer qu’il nuit à l’intimité, car il n’y a pas de formalisation de la communication, c’est-à-dire pas de mise en récit comme dans un court métrage, une sorte de story-board de la part du militaire et de sa famille pour se raconter. La possibilité de tout dire en vidéo n’est pas exploitée. La facilité crée l’inhibition, car il n’est pas soumis à la rareté, contrairement au courrier. Jean : « Dans la vie, on n’a pas l’occasion de dire les choses importantes, alors on en profite dans les lettres pour parler franchement alors que par le truchement de la vidéo, on n’ose pas forcément ».

On observe aussi que les soldats introduisent une distance critique par rapport aux TICS, qu’ils s’en méfient. Ils sont dépendants d’outils qu’ils survalorisent. Skype inaugure une forme nouvelle de coprésence : l’éloignement n’est plus l’absence. Nous avons pu également vérifier des observations relatives au couple : lorsque la séparation est légitime pour les deux, ni la confiance ni le sentiment d’insécurité ne sont affectés. Reste à chacun, d’une part, à pondérer le poids des pratiques communes et des pratiques séparées et, d’autre part, à convertir son partenaire au fait que la séparation ponctuelle n’est pas annonciatrice, bien au contraire, d’une séparation définitive.

1 Bernard, Agnès et Vilatte, Sylvie (2015), « Les pratiques de communication à Moulins pendant la Grande Guerre : l’exemple du Journal d’un

2 Lettre de Félix Bressac, 14 septembre 1917.

3 Au moment où la guerre éclate, Jean Sèque (1862-1930) a 52 ans. Il exploite sa propriété rurale et dirige une prospère et moderne entreprise de

4 Marcel Proust, Un amour de Swann, Paris, Gallimard, « Folio », 1984, p. 65-68 ; première publication, 1919.

5 http://www.gbich.com, consulté le 21 janvier 2017.

6 Bryon-Portet, Céline, « Quand la Grande Muette communique : exemple d’une conduite de changement », Communication et organisation, n° 28, 2006, p. 

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Notes

1 Bernard, Agnès et Vilatte, Sylvie (2015), « Les pratiques de communication à Moulins pendant la Grande Guerre : l’exemple du Journal d’un entrepreneur », Questions de communication, n° 27, 2015, p. 233-260.

2 Lettre de Félix Bressac, 14 septembre 1917.

3 Au moment où la guerre éclate, Jean Sèque (1862-1930) a 52 ans. Il exploite sa propriété rurale et dirige une prospère et moderne entreprise de vidange à Moulins. Autodidacte, il décide, le 25 juillet 1914, de tenir un journal, sans se douter de la durée de l’entreprise et de l’avenir de sa rédaction.

4 Marcel Proust, Un amour de Swann, Paris, Gallimard, « Folio », 1984, p. 65-68 ; première publication, 1919.

5 http://www.gbich.com, consulté le 21 janvier 2017.

6 Bryon-Portet, Céline, « Quand la Grande Muette communique : exemple d’une conduite de changement », Communication et organisation, n° 28, 2006, p. 138-149.

Citer cet article

Référence électronique

Agnès BERNARD, « Comment la reconfiguration de la distance modifie le lien social dans les sociétés contemporaines », K@iros [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 28 mars 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=153

Auteur

Agnès BERNARD

Communication et société, Université Clermont Auvergne

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