Ces pays, on le constatera, sont en somme parfaitement naturels.
On les retrouvera partout bientôt…
Naturels comme les plantes, les insectes, naturels comme la faim, l’habitude, l’âge, l’usage, les usages, la présence de l’inconnu tout près du connu.
Derrière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, menaçait d’être, et qui entre des millions de « possibles » commençait à être, mais n’a pu parfaire son installation… (Michaux, 1948).
Cet article s’appuie sur des dispositifs pédagogiques que nous déployons en master dans le domaine d’études situation-s à l’ENSA Montpellier. Depuis presque quatre années, nous travaillons sur des territoires agricoles, ruraux ou péri-urbains, en nous intéressant plus précisément à la manière dont l’intervention par le projet d’architecture peut accompagner la re-territorialisation agricole et nourrir le regard que portent les acteurs locaux sur leur propre territoire. Ce travail se fait en partenariat avec l’INRA, Supagro et le CEN LR1, ainsi que des acteurs locaux2.
En partant d’expériences pédagogiques situées (c’est-à-dire en dehors de l’école, dans la société), l’article ambitionne de répondre à deux principaux objectifs. Nous tentons d’une part de donner à voir ces pédagogies situées en tachant de montrer en quoi elles constituent tout autant des espaces de déploiement d’actions que de réflexion autour des utopies situées. Nous souhaitons d’autre part contribuer au renouvellement de ce que peut constituer aujourd’hui une définition de l’utopie, en développant plus précisément ce que nous nommons l’utopie située. In fine, nous visons à fonder les prémisses d’une théorie pratique de l’utopie située et à constituer un outil pédagogique qui interroge la discipline, la profession d’architecte dans ses dimensions sociales et politiques. Comment engager au sein de l’école une pensée de rupture / transition ? Notre hypothèse est que ces expériences situées et la mobilisation conjointe de la fonction utopique contribuent à transformer la place de l’architecte dans la société.
En nous appuyant notamment sur les notions de situation (Dewey, 2010) et de territorialisation (Magnaghi, 2003)3 nous tentons d’interroger la notion d’« utopie située ». Ce travail s’opère dans une forme de recherche-action puisque nous expérimentons et interrogeons dans le même temps ces utopies situées, par le biais de dispositifs pédagogiques qui visent à transformer les situations dans lesquelles elles prennent part (Lewin, 1951 ; De Cock et Pereira, 2019). Le projet participe ainsi à créer une connaissance transformatrice. Nous mobilisons conjointement les approches territoriales et architecturales dans la pensée et la pratique du projet. Nous rappelons qu’il s’agit d’un atelier d’architecture dans le cadre d’une école d’architecture. Il ne s’agit donc pas d’une « entrée » par le projet urbain, projet de territoire, ou projet de développement local. Partir de l’architecture c’est aussi ancrer d’emblée le processus dans l’esthétique et le sensible, générant des productions singulières support de nouveaux imaginaires. Les situations pédagogiques développées prennent la forme d’ateliers de projet (140 heures), format spécifique des écoles d’architecture autour de l’enseignement par projet. Des séminaires (40 heures) s’adossent à ces ateliers en développant la part réflexive4 et le référencement théorique.
Le territoire envisagé se situe dans un périmètre proche de Montpellier pour permettre l’immersion voire l’occupation : péri-urbain, cœur et vallée de l’Hérault, Lodévois, Larzac…
À l’origine, le groupe d’enseignants s’est construit autour d’une conception commune de la pédagogie et la nécessité de la repenser notamment au regard de l’utilité sociale de l’étudiant et de son action et inscription dans un territoire. L’école, et son cadre organisationnel, deviennent une situation pédagogique que les étudiants sont invités à co-construire par leur action et expérience. Les transitions, notamment écologiques et sociales, nécessitent de s’appuyer sur une transition pédagogique, qui permet entre autres de repenser les questions de transmission des savoirs, de rapports entre enseignants et étudiants et de la place de l’expertise dans la transformation des territoires et des situations. Il s’agit de mettre en place les conditions d’émergence de nouveaux paradigmes et de nouvelles valeurs.
Suite à cet ancrage commun sur la question pédagogique en école d’architecture, et à travers des rencontres et des préoccupations propres, un certain nombre de thématiques ou objets d’étude guident les approches de projets. Ainsi, le territoire rural ou péri-urbain, envisagé notamment à travers les mutations agricoles ou la désertification des centre-bourgs, est devenu le support des projets étudiants sur les quatre années passées. Cette orientation est aussi un positionnement par rapport au phénomène de métropolisation. Ainsi, les thématiques de re-territorialisation (avec notamment des affinités pour le mouvement des Territorialistes), de pratiques émergentes et d’économie faible, irriguent notre enseignement.
Figure 1 : Restitution de l’approche cartographique du territoire, Fabrègues (34).
Présentation in situ au CEN et à la Commune, du travail collectif réalisé par les étudiants. Promotion 2018 du Master M2 Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Yannick Hoffert.
Nous empruntons en particulier aux théories d’Alberto Magnaghi, autour de la critique d’une urbanisation néo-libérale globale qui dé-territorialise, c’est à dire qui réduit le territoire à un support d’appui ou le lien être humain-territoire-nature est rompu. La notion de local est entendue dans une dimension politique et écologique. Ainsi, le développement local auto-soutenable, en déployant les ressources locales (patrimoine, communs), est par nature durable. Les notions de bio-régionalisme et de re-territorialisation ont été particulièrement remobilisées et médiatisées pendant la crise sanitaire, montrant la nécessité de repenser les échelles de nos organisations. Notre préoccupation ces dernières années s’inscrit ainsi dans un contexte paradoxalement global et de nécessaire retour au local. Le local et le territoire restent néanmoins difficiles à définir en termes d’échelle. Nous lui préférons la notion de « situations » plus ouverte et flexible, une manière de faire co-exister des réalités sociales, de proximité à partir des spécificités de contacts physiques, de convergence avec un territoire. Nous voyons ainsi dans l’enseignement par le projet (pédagogique et architectural) en situation, un levier pour penser les utopies situées.
Pensée du projet / pensée utopique : théorie et pratique en situation et re-définition d’un outillage
La pensée du projet entretient avec l’utopie un lien en ce qu’elle imagine un « pas encore là ». Concevoir en architecture, s’est très souvent accepter un caractère fondamentalement utopique : le projet propose une anticipation cohérente (Boutinet, 1990) fondée sur la manipulation de scénarios imaginaires dans l’objectif de penser plus loin que les limites du présent ou de rendre tangibles des vérités prématurées. Majoritairement, elle s’en différencie par cette volonté, présente dans la pratique de la profession comme dans l’enseignement de maîtriser et de définir dans ses détails ce « pas encore ». L’architecte propose des « fictions cohérentes » qui à la fois ouvrent et enferment.
En effet, ces valeurs de maîtrise, d’anticipation, de cohérence, associées à des valeurs de continuité d’un actuel sont dominantes. Elles sont issues directement des objectifs que recouvre la pratique professionnelle, à savoir la « maîtrise d’œuvre ». Fréquemment, le projet se confond alors avec ce que dans les écoles d’architecture nous appelons « rendu », qui se matérialise sous forme de panneaux avec plans et vues, et de maquettes, préfigurant le plus précisément possible le projet. Le terme de projet recouvre ainsi dans le même temps le processus et sa finalité, son « résultat ». À cette tentation d’un idéal maitrisé et maitrisable, proche du côté « obscur » de l’utopie, nous tentons de ré-activer le projet dans sa dimension de trajet, de mouvement qui se construit dans le présent, collectivement, tendant vers des horizons, à chaque fois renouvelés. La fonction utopique dans le projet devient alors un opérateur d’ouverture et de mouvement, un idéal à atteindre, mais qui ne fait qu’orienter l’action, avec la conscience que l’idéal ne sera jamais atteint. L’ailleurs devient le « vers quoi » l’on tend, qui au fur et à mesure se reconstruit et se re-définit. En retour, il ré-interroge l’actuel et le réel de la situation. L’expérience en situation, dans l’instant, repose sur l’hétérogénéité d’un collectif, qui cherche et se met en quête : « Un semestre qui se termine comme un beau brouillon, dans la joie » (Tom Eberhard, étudiant ENSAM S9, 2019).
Pour Paul Virillo, « la critique la plus courante que l’on oppose à l’utopie, c’est son inefficacité : c’est une fin qu’elle recherche, mais sans mettre en pratique les moyens pour la réaliser » (Virillo, 2005 : 3).
L’utopie située teste en quelque sorte les moyens avant de s’arrêter sur une quelconque forme définitive. Elle re-mobilise l’expérimentation, dans sa dimension à la fois critique et imaginante.
Mobiliser la fonction utopique en situation nous a amenés à redéfinir un outillage spécifique, soit alternatif soit par reconsidération des outils académiques de la discipline. Concernant ces derniers, nous nous arrêterons sur quatre d’entre eux : la carte, la coupe, l’image fertile et le récit. Depuis l’Utopie de Thomas More (1516), la carte a toujours été le support d’une inscription géographique d’un idéal. Avant d’être projection, nous utilisons la carte comme support de représentation du réel pour rendre visible des pré-existants, des pratiques faibles ou alternatives. Il s’agit de représenter les germes porteurs d’un ailleurs. La représentation devient interprétation et par là lecture critique d’un existant, premier temps de la fonction utopique. L’intention de changer notre rapport au monde passe par une représentation autre et notamment la représentation de phénomènes nouveaux, en particulier les données relatives au monde du vivant. Reconfigurer le réel à travers sa représentation participe de la mise en place des conditions pour penser l’utopie. Au-delà d’une visée fonctionnaliste, la vue en coupe, envisagée comme outil de conception et outil de représentation, interroge quant à elle le rapport au territoire, sur le modèle de la Valley Section de Patrick Geddes (Geddes, 1925 : 322-324) dans sa dimension de co-évolution homme-nature, mettant en perspective la technique et l’habiter. De même, nous empruntons à l’architecte Lucien Kroll la notion d’images fertiles (Kroll, 2012). Représentations ouvertes et sensibles, média de concertation collective, elles représentent une esthétique des possibles pour interroger le maintenant, en s’adressant d’abord aux affects, aux percepts plutôt qu’aux concepts. Elles remplissent la fonction imaginante de l’utopie, en re-déployant des imaginaires sensibles pour les aspects techniques, d’usages, politiques. Ces supports sensibles servent d’ancrage et de partage pour de nouveaux imaginaires face à la « misère symbolique » (Stiegler, 2013). En effet, l’industrie et la technique se sont emparées de la symbolique que peuvent comporter nos objets. L’architecture, tout comme tout autre objet technique n’échappe pas au marketing néo-libéral, substituant le conditionnement à l’expérience, et empêchant ainsi les possibilités d’accès au sensible, et à une acuité technique émancipatrice construisant de nouveaux imaginaires communs. L’outil du récit opère le lien. Qu’il soit récit textuel, iconographique, interactif ou confondu avec l’action (occupation, co-fabrication, etc.), il permet au collectif étudiant de se « raconter des histoires » et de les partager avec les acteurs de la situation. Le récit utopique situé fonde alors une programmation générative du territoire.
Figure 2 : Images fertiles pour les projets du mas de Mirabeau (2018) et de Montpeyroux (2016).
Master M2 - Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Etienne Long et Leanna Grassies (a), Simon Geneste (b).
Enfin, le faire, outil alternatif non académique, mais de plus en plus présent dans les études d’architecture à travers la pédagogie expérientielle, est envisagé comme processus d’expérimentation ancrant la pensée utopique dans la matérialité du monde.
Penser le faire d’un point de vue longitudinal, comme la confluence de forces et de matières, et non plus latéralement, comme la transposition d’une image sur un objet, c’est concevoir la génération de la forme, ou la morphogenèse, comme un processus (Ingold, 2013 : 61).
Mobiliser l’utopie à travers une pédagogie située
L’organisation pédagogique a pour objectif de placer un groupe d’étudiants au plus près du réel – « ce réel auquel on se cogne » – afin de l’éprouver par l’expérience (Dewey, 1995, 2003), l’agir, et le comprendre dans le même mouvement pour en dégager des possibles de projets. Se « cogner » contre le réel c’est aussi se le ré-approprier, l’in-corporer. La pensée utopique (ou fonction utopique) prend une dimension particulière car elle est mobilisée en situation, en immersion et non hors-sol ou in vitro dans l’enceinte de l’école. Il s’agit d’ancrer et de faire naître la pensée utopique de la singularité de l’évènement, de l’originalité du réel et de l’instant. Par cette entrée, nous cherchons à donner un fondement différent à la notion d’utopie, à la mobiliser par et dans la situation. Penser les déplacements, les pas de côté, s’organise, au-delà de la rupture, dans une forme de compromis pratique et instable. Dans le même temps, la mobilisation de la fonction utopique devient un outil, dans sa fonction critique et imaginante, pour sortir de la prison de l’actuel, s’extraire du contingent, et conférer à la pensée du projet la capacité à renseigner ce réel pour en produire une connaissance supplémentaire. Nous envisageons la situation comme une forme de pragmatisme expérimental où la dimension utopique se construit simultanément sur des horizons lointains et sur des imaginaires ordinaires pré-existants. Les étudiants sont ainsi invités, dans une forme de réflexivité, à reconsidérer le regard qu’ils portent sur un territoire, sur des projets et des valeurs données. Ils doivent être attentifs aux pratiques faibles et émergentes, à partir de leur expérience d’une situation et de son éventuelle transformation (Dewey, 2003).
Figure 3 : Installation au Mas de Mirabeau, Fabrègues (34), 2018.
Atelier Hors les murs - Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Yannick Hoffert.
Les expériences pédagogiques
Notons que ces expériences s’inscrivent dans des situations de projet plus ou moins définies, et investissent des postures plus ou moins inductives. Ainsi s’agit-il, dans une approche pragmatiste, de laisser les processus les plus ouverts possible, sans présager de ce que le réel a à nous dire, dans une attitude volontairement ouverte et neutre (en mettant de côté ses prénotions, diraient les sciences sociales), et sans présager non plus de ce que pourraient être les transformations à opérer. Les approches thématiques sont issues d’affinités relationnelles au sein du territoire montpelliérain et de préoccupations larges autour des questions agricoles, du rapport urbain-rural, du mouvement d’intensification des territoires en alternative au phénomène de métropolisation. La suite du texte croise des éléments de contexte, de méthode et les bénéfices de quatre expériences pédagogiques menées en master à l’ENSAM : le projet d’une ferme agro-écologique sur le domaine de la Vallette, le projet de mutation d’un centre bourg rural à Aspiran, le projet de regroupement des constructions agricoles sur la commune de Montpeyroux et le projet d’agro-écopole à Fabrègues.
Les situations de projet s’étendent sur un semestre ou sur plusieurs selon deux questionnements : comment la situation « prend » ? Comment le temps pédagogique rencontre le temps opérationnel ? Le démarrage du travail en situation repose sur une demande ou un pré-texte déclencheur de la situation. Pour le projet de la Vallette, la demande est à la fois opérationnelle et pédagogique. Montpellier SupAgro portait en 2016 un projet de ferme agroécologique sur le domaine de la Valette5, frange urbaine délaissée entre Montpellier et Castelnau-le-Lez. Nous avons profité de l’opportunité du montage de deux nouveaux parcours (« Situation-s » à l’ENSAM en semestre 7 et Agroecology à SupAgro en semestre 8) pour co-construire un dispositif pédagogique permettant de travailler ensemble sur le même projet, de combiner les apports des enseignants des écoles d’architecture et d’agronomie et de permettre aux étudiants architectes et agronomes de se former mutuellement. Le décalage des deux parcours (semestres 7 et 8) nous a conduits à imaginer un dispositif en relai. Toujours en lien avec Supagro, mais plus précisément dans le cadre d’une recherche-action de l’INRA (portée par l’UMR Innovation) la deuxième expérience pédagogique porte sur le regroupement de constructions agricoles. La commande de la commune de Montpeyroux et du groupe de viticulteurs-vignerons est large et peu définie.
Le dispositif pédagogique initié en 2018 au sein du projet d’agro-écopole se poursuit encore aujourd’hui. Il concerne le mas de Mirabeau à Fabrègues, commune située à une quinzaine de kilomètres de Montpellier. Le domaine de Mirabeau s’étend sur 220 hectares, entre mer et plaine agricole. De la polyculture locale à la production viticole intensive puis à son obsolescence, le mas incarne l’un des aspects d’une dé-territorialisation. En 2017, il devient site pilote pour la reconquête de la biodiversité dans le cadre d’un PIA6. L’entrée dans le projet se fait via l’INRA, partenaire depuis trois ans dans nos situations de projet, qui nous met en lien avec le CEN LR7, porteur du projet avec la commune de Fabrègues.
La situation pédagogique de 2018 sur la commune d’Aspiran est déclenchée par la rencontre avec l’agence d’urbanisme montpelliéraine Actions Territoires travaillant sur l’élaboration du PLU. L’approche est large et la « matière » du projet est donnée par l’observation sensible puis thématisée du village, situé à 40 minutes de Montpellier. Les étudiants ont l’occasion de prendre part au spectacle de l’Agence de Géographie Affective8 en résidence à Aspiran. Émerge alors un enjeu particulier autour de l’École Saint Joseph. Ancienne école privée désaffectée depuis peu, elle apparaît intuitivement à la municipalité comme un patrimoine culturel constitutif de l’identité de ce village de 1 623 habitants.
Figure 4 : Extrait du journal réalisé par l’Atelline.
Journal de bord de la résidence de l’Agence de Géographie affective à Aspiran, mai 2018.
Crédit : Atelline, lieu d’activation art et espace public - https://www.latelline.org/.
Les dispositifs pédagogiques ont en commun de mettre l’accent sur l’expérience et le ressenti physique de l’espace architectural, du paysage et d’un territoire. Il s’agit de rentrer en contact, d’abord à travers la marche (longue la plupart du temps) pour la première « rencontre avec le site ». Depuis le centre urbain de Montpellier pour rejoindre le mas de Mirabeau ou le domaine de la Valette, l’expérience lente engage le corps à travers l’effort, en dehors de la route et permet d’éprouver les limites qu’elles soient physiques, administratives ou sociales. Les étudiants esquissent alors de nouvelles représentations du territoire. Dans un second temps, la déambulation et l’observation des sensations concourent à une lecture intime du site d’intervention par filtres thématiques. Sur le village d’Aspiran, les étudiants ont défini collectivement les axes d’observations suivants : l’eau et le paysage, l’identité - la mémoire - l’héritage, les limites, les seuils et ruptures, la densité et les déplacements. Quelques jours de camping sur place en début de semestre permettent un arpentage sur des temporalités longues, diurnes et nocturnes. Comment alors être les détectives d’un réel subjectif, autrement dit en s’engageant avec son propre regard dans la situation ? Comment être les acteurs d’un futur désirable ? Au gré des rencontres impromptues avec les habitants, des échanges nourris avec les acteurs locaux, la question première du devenir de l’école de ce village s’étoffe, mobilisant à plus large échelle le territoire de la commune devenu territoire de projets. Par la pratique de terrain, la problématique de projet s’est cristallisée autour de lieux supports comme l’école, mais aussi autour de nouvelles entrées non préalablement définies, mais issues de ces arpentages-enquêtes.
Pour le projet d’agro-écopole au mas de Mirabeau à Fabrègues, la modalité pédagogique propose d’étirer encore la présence sur site par l’occupation : un hors les murs qui place les étudiants au cœur de la situation de projet. Le mas devient alors le lieu (pré)-occupé, depuis lequel on interroge le territoire et le projet opérationnel en train de se faire9. Les projections des étudiants orientent et épaississent la définition programmatique opérationnelle. Ainsi, en partant d’un élément fort du patrimoine – in fine, par itérations successives – des notions proches de celles de l’écosystème (entre ressources matérielles et immatérielles) sont abordées. Cette expérience pédagogique en situation vise à accompagner, par le projet d’architecture, de paysage et d’urbanisme, des modes de gouvernances renouvelés. Cette année10, le dispositif pédagogique s’est inscrit dans une réponse à l’appel à projet « fab-city campus 2020, les cycles de la matière », portée en partenariat avec les acteurs locaux11, en proposant une approche située et territoriale de cette thématique. L’entrée est double et met en relation la question de la construction et du territoire. Les constructions à échelle 1 au sein du mas s’attachent à mobiliser les ressources disponibles sur le territoire. Le ré-emploi envisagé comme démarche processuelle intégrant incertitude et expérimentation (Ingold, 2013) nous semble être une entrée particulièrement féconde pour repenser le lien entre conception et fabrication, et pour expérimenter ce qui pourrait constituer des « utopies situées ». L’occupation du lieu, augmentée d’expérimentations de construction-transformation, engage l’étudiant sur un travail de projet et de fabrication, modifiant à la fois le projet et le lieu du projet.
La notion de projet, communément entendue en école d’architecture comme résultat et présentation graphique de ce résultat, est élargie à l’ensemble du processus, mais aussi aux interactions au sein d’une situation. Ces dernières nécessitent une attitude réflexive développée par les étudiants pour expliciter leur position, leurs outils, leur pensée projectuelle et conceptuelle. Pour le projet de ferme agro-écologique de la Valette, les étudiants ont élaboré des propositions de requalification de ce site délaissé pour y envisager de nouveaux usages, en lien avec l’installation prochaine d’une ferme agro-écologique. Ces éléments ont été présentés aux étudiants-agronomes et modulés par les remarques formulées en cours d’élaboration. Ensuite, les étudiants-agronomes ont travaillé pour concevoir des scénarios et en évaluer la pertinence à différents niveaux d’échelle. Pour les étudiants en architecture, l’obligation d’expliquer clairement leur perception de l’existant puis leurs intentions à des non-architectes les a incités à affiner leur propos, et par là-même la qualité de leur réflexion conceptuelle. Les remarques formulées par les agronomes les ont conduits à mieux prendre en compte la dimension du vivant et de la temporalité dans le « déjà-là ». Pour les agronomes, le travail des architectes a permis de bien appréhender le contexte et les enjeux territoriaux du projet, mais aussi de se projeter dans les transformations possibles que pourrait permettre cette ferme. La présentation des jeunes architectes sous la forme d’un récit a quelque peu désarçonné les étudiants-agronomes, plus habitués à une argumentation fondée sur des faits objectivables dans leur formation d’ingénieur. Aussi, placer les étudiants-architectes (et agronomes aussi certainement) au cœur de situations d’altérités leur permet de déconstruire (mais pas de rejeter) leur subjectivité. Il s’agit bien ici d’un travail d’objectivation des subjectivités qui nécessite d’apprendre à (se) connaître pour pouvoir se situer par rapport aux autres. Cela pousse aussi à amener les apprenants à comprendre qu’il n’y a pas de connaissance objective dans l’absolu, mais toujours objectivée en fonction d’une situation précise. Cette objectivation passe par un langage (Wittgenstien, 2014), en l’occurrence un récit ici. Cette inter-culturalité a notamment permis aux agronomes de voir que l’invention de nouvelles formes d’agriculture passe par une narration pour donner un sens aux transformations, mettre en cohérence et convaincre les partenaires. Il s’agit d’élaborer un récit partagé. Elle a aussi permis de montrer que les approches d’ingénierie venaient renforcer cette argumentation en éprouvant sa faisabilité et en évaluant ses impacts.
Pour le regroupement du bâti agricole sur la commune de Montpeyroux, le travail par projet s’accompagne d’une réflexion sur la définition d’une posture programmatique basée sur la compréhension d’une situation à travers l’immersion. L’attention à l’usage, à la réception de l’architecture par ses habitants, s’appuie sur une pratique des ateliers in situ à travers des dispositifs comme l’observation participante, la co-conception, ou encore le débat. En plus de ces apports de la discipline, la situation inédite envisagée a positionné le groupe étudiant comme un tiers facilitateur d’expérimentation : un tiers entre les membres du groupe d’agriculteurs, entre ce groupe et la commune, et entre ce groupe et l’INRA porteur de la recherche. Les approches thématiques ont permis d’élargir le champ de réflexion à partir des projets et d’y engager les acteurs. Parmi ces thèmes, en référence à la figure de la cave coopérative, la question du rapport entre individuel et collectif a été envisagée et mise en questionnement. Sur la base de dispositifs architecturaux prospectifs, c’est la structuration d’une profession qui est interrogée, notamment à travers des propositions de nouvelles formes de collaboration : de la cave coopérative à la cave collaborative.
Figure 5 : Projet « la vignette », cave collaborative à Montpeyroux, 2016.
Promotion 2016 - master M2 - Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Clara Baudy
Les différentes occupations – immersions toujours associées à des préfigurations de projets – ont donné à voir des possibles sensibles, caractérisés par leur esthétique, créant un nouvel environnement de débat et de questionnements. Dans chacune des situations, ces éléments ont permis de rendre explicites des positionnements, des valeurs, de redéfinir les enjeux et de générer de nouveaux éléments programmatiques en faisant entrevoir « des possibles12 ». Sur la commune d’Aspiran par exemple, les étudiants ont représenté – à travers des récits illustrés par des cartes, des images fertiles, des coupes et des maquettes – des intuitions de projets agissants pour le territoire. Leur enthousiasme projecteur est devenu pour l’équipe municipale une raison d’être à son action, l’amenant à porter un nouveau regard sur son propre avenir.
Figure 6 : Projet de micro-bibliothèque, Aspiran (34), 2018.
Promotion 2018 - master M1 - Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Emma Buard et Paul Susini.
Nous qualifions ainsi ces utopies car elles prennent place dans des situations, entendues comme des réalités vécues et expérimentées dans lesquelles des acteurs multiples ont des marges d’action (Dewey, 2010). Ces situations s’inscrivent dans des logiques territorialistes, c’est-à-dire dans une volonté de préserver des qualités fortes d’un territoire (que celles-ci soient paysagères, agricoles, architecturales ou encore sociales). Ces qualités constituent des réalités avec lesquelles il faut penser l’utopie. Cette dernière est bien localisée, et elle agit en situation.
En nous appuyant principalement sur ces quatre années d’expériences pédagogiques respectives13, nous avons dégagé deux entrées que nous partageons et qui nous permettent de poser des jalons à une définition de ce que nous pouvons communément entendre par « utopie située ». Ces entrées constituent des conditions, et dans le même temps un cadre d’analyse, aux utopies situées.
Utopie située entre global et local : déploiement en situation
Nous voyons la nécessité d’une remise en question de l’utopie comme une vision et visée surplombante, dominante et qui renvoie à une échelle supra-politique (nationale, voire de plus en plus internationale), et non pas quotidienne (c’est-à-dire plus proche des citoyens, et plus directe). De plus, l’utopie doit être appréhendée dans un contexte où le rapport que les sociétés entretiennent notamment avec la nature tend à évoluer. Nous prenons conscience que l’être humain ne peut pas tout, que ses ressources sont limitées, et que les technologies qui ont accompagné une certaine vision du progrès montrent aujourd’hui leurs limites. L’utopie, qui a souvent été associée à un projet de société ayant un objectif global, demeure bien souvent l’œuvre, la création, ou la pensée d’une seule personne ou de quelques élites. Dans une vision critique, on associe d’ailleurs (encore) souvent l’utopie à l’utopiste. L’utopie située concerne ainsi davantage un groupe, qui loin de vouloir absolument faire pour tous, tente de reprendre son avenir en main. Cette « prise en main » passe d’ailleurs souvent par un rapport renouvelé au faire. Pour pouvoir advenir, nous posons comme hypothèse que l’utopie située nécessite une bonne connaissance de la situation dans laquelle elle se déploie. La fonction critique (en tant que capacité à interroger le monde) passe par une connaissance fine, et éprouvée, du réel : en ce sens, elle se fabrique en situation, avec des acteurs, des ressources locales, matérielles et immatérielles, etc. Ainsi, c’est bien la connaissance, et la pensée critique à la fois globale et propre à la situation, qui permettent de repérer les leviers à même de rendre pensables des transformations. L’utopie située doit aussi se référer aux contextes dans lesquels elle se déploie pour être appréhendée au plus près, et principalement à ceux de la production architecturale et agricole.
Aussi, nous re-mobilisons dans notre approche l’idée d’utopie concrète d’Ernst Bloch reprise par Alberto Magnaghi. Pour Bloch, l’idée principale repose sur le « quelque chose manque » dans le réel qui nous pousse vers un ailleurs, à travers un mouvement (« le réel est riche de possibles non encore réalisés »). La deuxième appréhension de la notion (et augmentée encore par Magnaghi) suppose que les traces de ces utopies pré-existent dans le réel, à travers des pratiques faibles qui lézardent le territoire.
Le scénario stratégique esquisse un avenir possible, non parce qu’il tient compte, de façon « raisonnable », des tendances en actes ou des actions de transformation potentielles des acteurs dominants, mais parce qu’il se fonde sur la désignation des énergies, des acteurs, des utopies diffuses et des « petites utopies » qui « zèbrent » le territoire, l’enrichissent de leurs réseaux et les orientent vers de nouvelles finalités (Magnaghi, 2003 : 80).
Dès lors, il « suffit » de repérer ces utopies, de leur porter attention et de les augmenter pour engendrer une transformation du territoire. Cela nécessite une connaissance fine de la réalité et des potentialités. À cela s’ajoute le constat d’une ré-utilisation massive de ce terme dans les débats d’aujourd’hui et en particulier sous un angle qui nous intéresse, augmentant encore la notion d’utopie concrète : on parle d’utopie par le faire, d’utopie debout, en action, d’utopies modestes (Gwiazdzinski, 2016), d’utopies pragmatiques. Des groupes se forment en communauté d’expérience et vivent des utopies, font l’expérience de l’alternative, d’un ailleurs…Tout en étant dans l’action et le maintenant, l’utopie entretient une relation avec un avenir ouvert (en opposition à l’immédiateté des projets d’aujourd’hui) à fabriquer collectivement et au fur et à mesure. Ces constellations d’utopies actuelles ont en commun avec nos pédagogies la ré-activation au sein de l’école de la pensée politique, souvent contestataire et critique, certainement nécessaire dans une période de transition écologique où l’institution « école » continue majoritairement à se construire sur des valeurs dominantes insuffisamment ré-interrogées. Elles ont en commun également leur rapport au lieu (espace public, zone à défendre, …) occupé et transformé dans le même mouvement, lieu qui devient le support d’une vie collective partagée.
Dans ce sens, les situations pédagogiques que nous déployons privilégient les entrées « par le bas » dans l’attention aux pratiques émergentes. Elles s’attachent à penser d’autres possibles que ceux dominants de la compétition territoriale et du développement productiviste, souvent portés par les experts et les élus. Nous avons l’intuition que nos localisations de situations pédagogiques (petites villes et territoires ruraux) sont plus favorables à l’émergence d’autres horizons, d’autres façons de faire qu’en situation métropolitaine, car s’inscrivant dans un rapport plus direct à la fois à la matérialité d’un territoire et à l’organisation politique. Les acteurs rencontrés travaillent le territoire souvent à travers des pratiques agricoles, en ont une connaissance fine sur la durée, notamment pour les élus. Les décisions prises ont un impact direct sur la transformation de ce territoire en faisant écho aux propositions développées par Michel Lussault sur les néolocalismes (Lussault, 2017 : 241). Dans le même mouvement, face à la montée du caractère générique et interchangeable, on voit s’opérer une re-spatialité, un retour vers la spécificité du lieu, par le bas, en postulant l’horizontalité de position des protagonistes. Ainsi, c’est à partir des lieux de vie au quotidien, qu’une expérimentation de la sobriété et d’une pensée éco-systémique peut s’opérer. Dans ce cadre, le rôle que prend le groupe d’étudiants est aussi celui de la médiation. En accroissant la réflexivité des acteurs en appui sur la pensée utopique, les référentiels de valeurs et de pratiques des uns et des autres sont ré-interrogés. À ce titre, concernant le regroupement du bâti agricole, les travaux des étudiants avec le groupe de viticulteurs et des élus à Montpeyroux a permis entre autres de ré-envisager la notion de mise en commun dans sa dimension pratique et politique. Par la médiation et les propositions des étudiants, à la fois les habitants, les agriculteurs, et les élus ont pris conscience que le bâti agricole dépassait la question technique et fonctionnelle, qu’il était constitutif de la construction d’un paysage et de pratiques et d’usages partagés.
Rapport au réel et à la matérialité du monde
Il y a toujours un « hiatus » (Brand appelle cela un « hic ») entre le monde réel et l’idée que nous nous en faisons (Ingold, 2013 : 112).
La question de la connaissance du réel constitue un axe fort de notre pédagogie, nécessaire, selon nous, au développement d’une pensée critique, c’est-à-dire ouverte sur le monde. En architecture, urbanisme ou paysage, on va d’ailleurs plus souvent parler de territoires, même si ce terme recouvre une définition souvent plus restrictive. Notons que le réel constitue une donnée ambigüe (certainement plus que le territoire que les étudiants pensent être en mesure d’appréhender beaucoup plus facilement). Les étudiants découvrent, cela prend un certain temps, car ce réel ne peut s’appréhender que dans l’action (engagée dans une situation et dans une expérience propre). Ils sont alors confrontés à l’incompréhension du réel, leur analyse et appréhension d’une situation ne reposent pas toujours sur une connaissance fondée sur l’expérience. Cela mobilise aussi le « ne pas savoir » dans l’action ou encore le : « je ne connais pas la réponse à la question que je pose ». Si cette absence de savoir peut à priori représenter une limite, en réalité elle représente bien plus aussi une force, celle d’un inédit, d’un neuf à découvrir. Dans ce rapport au réel, la nécessité de l’expérience et de l’immersion dans une situation pour en dégager des éléments de compréhension, constitue autant d’occasions de remettre en question le rapport de l’enseignant à l’étudiant.
De fait, nous faisons l’hypothèse que le rapport et la connaissance du réel se fabriquent par l’expérience et le contact : prendre parti, agir sur la situation pour en comprendre les effets, même mineurs. En ce sens, il n’y a pas de réel ou de réalité absolue, ces réalités sont toujours situées. Nous approchons ainsi de près les travaux des pragmatistes qui montrent aussi la nécessité d’opérer les transformations de façon collective. Ainsi, c’est le partage et la mise en commun au sein du groupe étudiant (ce qui est loin des pratiques existantes dans les écoles), puis les enseignants, les partenaires, acteurs, du projet, etc., qui permettent à l’idée utopique de garder contact avec le réel, dans son rapport à l’hétérogénéité, condition nécessaire de l’altérité.
C’est alors dans l’inscription d’une situation (quelle qu’elle soit) et de façon collective que la connaissance d’une situation (en vue de sa transformation) peut se construire. Dans l’enseignement du projet (d’architecture, d’urbanisme, de paysage, mais aussi dans le projet social ou politique) la question du faire constitue alors un levier et dans le même temps un préalable. Des utopies debout, ou utopies par le faire ré-interrogent aujourd’hui la place de l’individu dans son rapport à la production, comme une forme d’émancipation.
Le réel lui-même est riche de possibles non encore réalisés, le « noch-nicht-sein » (1977) de Ernst Bloch, et ces possibles s’inscrivent dans la matérialité et la texture du monde. Cette approche trouve une résonance particulière pour des étudiants en architecture et nous l’avons envisagé en mobilisant la pédagogie par le faire. Le studio de projet mené au mas de Mirabeau en 2019 et 2020, a envisagé la relation à la matérialité du monde de la façon la plus directe, en engageant le groupe d’étudiants dans la fabrication. Guidé par les thématiques de ré-emploi et de cycle de vie de la matière, l’objectif a été de faire uniquement à partir des ressources existantes sur site, posant comme hypothèse générale la pratique du métier dans un monde de ressources finies. Cet engagement des étudiants en architecture et des jeunes architectes pour la fabrication renvoie à des pratiques sociales plus vastes (comme le mouvement des makers) et reconsidère plus largement notre rapport à la technique. L’organisation collective d’un groupe d’étudiants « néophytes » en techniques constructives, la contrainte d’une situation, la non-définition d’un objectif et/ou d’un but à atteindre présentent selon nous un cadre propice à l’exploration. L’expérience du mas de Mirabeau, en engageant directement une pratique du faire, sans plan et sans projet, ouvre les conditions de l’inédit, sur la base d’une pensée critique du système de production actuelle (système de production de la construction BTP, industriel). Dans un effet miroir aux pratiques architecturales, la découverte de pratiques agricoles alternatives comme la permaculture ou l’agroécologie qui s’opposent au modèle hérité d’après-guerre (industrialisation de l’agriculture, pratiques intensives avec entrants, encore soutenu majoritairement par la PAC et les chambres d’agriculture) a constitué pour nous un référent. Des structures comme « l’atelier paysan »14ré-interrogent les outils dans le but d’une souveraineté technique, à travers l’auto-construction de bâtis et de machines agricoles, condition nécessaire pour des pratiques, aujourd’hui en dé-connexion. Les étudiants re-situent leur discipline et leur pratique à travers ce qui la fonde : l’acte de bâtir, dans sa matérialité, ses techniques et l’organisation du travail qui le porte.
Figure 7 : Construction d’un pavillon en ré-emploi au mas de Mirabeau, Fabrègues (34), 2019.
Atelier Hors les murs - Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Jean Paul Laurent, Maître de Conférences - Sciences et techniques de l’architecture (STA).
La proposition d’une pensée utopique par et dans la matérialité du monde, repose pour l’architecte la question du lien entre penser et faire, conception et réalisation, lien fortement dissocié et hiérarchisé depuis la Renaissance : opposition entre les savoirs abstraits et les savoir-faire concrets.
Loin de se tenir à distance d’un monde passif en attente de recevoir les projets qui lui seraient imposés de l’extérieur, le mieux qu’il puisse faire est de s’insérer dans les processus déjà en cours, lesquels engendrent les formes du monde vivant qui nous environne (Ingold, 2013 : 60).
En remettant en cause « l’hylémorphisme » (Ingold, 2013 : 62), à savoir la primauté de l’idée sur la forme, Tim Ingold nous invite à penser avec et par la matérialité, dans le faire, en s’inscrivant dans le paradigme écologique. Cette « prise en main » retravaille de manière plus fluide le lien entre imaginaire technique et matériel et imaginaire social et politique et invite à mobiliser la pensée utopique en l’ancrant dans le processus d’une situation.
Figure 8 : Détail du pavillon en ré-emploi, mas de Mirabeau, Fabrègues (34), 2018.
Domaine d’études Situation-s à l’ENSA Montpellier.
Crédit : Paul Susini.
La relation au réel localisé et à la matérialité du monde nous permet de poser et de penser différemment notre rapport à l’écologie, à partir des expérimentations. L’écologie peut ici se définir comme l’ensemble des ressources et contraintes locales et par la capacité à faire « véritablement avec ». Nos collaborations avec le CEN, les actifs agricoles, éleveurs et maraichers en permaculture ont permis aux étudiants architectes de s’immerger en participant à la transformation de ces situations, d’éprouver les rapports au vivant, tant par la sauvegarde de la biodiversité portée par le CEN que par la mise en place de modèles agricoles durables. « Se mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder » (Hache, 2019 : 74) peut alors constituer des conditions favorables pour penser et agir selon de nouveaux paradigmes écologiques, plus profonds, à partir des situations.
L’assertion fondamentale de la nouvelle écologie est que l’unité de la survie n’est pas l’individu ni l’espèce, mais l’organisme et son environnement. « Être » est un phénomène nécessairement relationnel : l’organisme et son environnement se modifient l’un l’autre. On passe du concept d’équilibre au concept de déséquilibre proliférant, du concept d’objectivité au concept d’inter-subjectivités, des prédictions déterministes à la conscience des incertitudes fondamentales. La connectivité ou capacité à penser en dialogue, voire en empathie avec les autres, est l’idée directrice de cette nouvelle écologie. Pour Deborah Bird Rose (2019), le défi à relever est de s’engager dans de nouvelles façons de penser et de nous relier, d’ancrer l’être humain dans le non-humain (connectivité écologique) et d’élargir les conversations humaines.
Ouvertures
Envisager ensemble la notion de situation et d’utopie et se donner comme objectif, à travers ce que nous appelons la « situation pédagogique », de mettre en place les conditions d’émergence d’un mouvement de transformation à partir d’un groupe d’étudiants au sein d’une école. Aussi, en guise d’ouverture, il nous paraît important de pointer quelques pistes de réflexions autour de questions relatives à la pédagogie, à la situation et à la profession (si tant est que les singuliers existent pour ces trois termes), trois dimensions que nous tentons de faire bouger dans le cadre de nos « utopies situées », notamment en ré-interrogeant les cultures dominantes.
Tout d’abord, si l’on entend souvent dire que ce sont aux jeunes générations d’imaginer et de projeter le monde de demain, nous leur donnons en réalité peu d’occasions d’y agir. Aussi, lors des dernières rencontres du réseau ENSAECO15, les étudiants, en assemblée générale de clôture, ont insisté sur la nécessité d’une transition pédagogique, signifiant en creux que la question écologique était pour eux actée et qu’il n’y avait plus lieu de la penser de manière isolée dans l’enseignement, mais de la penser plutôt en termes de transition au sein d’une école. Il s’agirait ainsi bien plus de fonder une écologie des relations, des savoirs et des actions, redéfinissant les positions de l’étudiant, de l’enseignant et engageant un rapport direct avec le « réel » : agir et apprendre dans le même temps, apprendre à agir. Redonner une place, en situation, rendre opérante la notion d’utopie située, conforter l’utilité sociale de l’étudiant, permettraient de renforcer la spécificité et le rôle d’une école d’architecture, proposant une voie médiane entre une orientation de type plutôt universitaire et théorique et une orientation plutôt professionnalisante et pratique. Cet engagement récent des étudiants pour l’acte de bâtir répond à la fois à une forme de retour aux fondements de la discipline et à une vision critique de l’organisation productiviste de la profession, une forme de paradoxe qui propose que les leviers de l’utopie soient à la fois dans la discipline et hors discipline.
L’utopie située prend avant tout appui sur des situations (locales, voire micro-locales) plus que sur des généralités (globales). Elle part du réel et du micro-disséminé. Ce mode mineur ne présente en rien une limite, au contraire, il se rapproche de l’appréhendable et du réalisable, ce que John Dewey nomme « la démocratie créatrice » (1995), celle qui se fabrique dans l’expérience ou l’activité quotidienne. Cela permet aussi de redéfinir l’utopie située dans une dimension « douce » et non hégémonique. C’est par là qu’elle se rapproche aussi des pensées du vivant, des équilibres, et des réalités vécues. Dans ce mouvement de re-localisation de l’utopie, « faire confiance » aux situations relèverait d’une posture éthique voire morale, ré-engageant pleinement sa propre disponibilité au monde et à ses changements.
Enfin, appréhender et assumer la fonction critique de l’utopie située par rapport à la culture dominante passe par une visée émancipatrice et la fabrique du commun (Dardot et Laval, 2004) toujours en mouvement16. L’utopie située nécessite ainsi d’assumer l’incertitude et de privilégier des situations de « dé-connexion ». Aussi, du point de vue de la pédagogie ou encore de la profession le rapport à la discipline ré-interroge la question des « fondamentaux » et une forme de culture architecturale savante (remise en question de l’expertise, de la norme). À ce titre, elle pousse à faire confiance aux pratiques et aux savoirs qui émergent de ces situations, en reconsidérant les savoirs experts et surplombants. L’approche par le faire ou le ré-emploi prend ainsi place dans cet horizon en mouvement où l’expérience tend à reprendre place dans un champ d’expertise. Dans ce sens, nous préférons le terme « utopie » au terme de « prospective » qui parle d’un futur possible, mais sans remise en cause de l’ordre dominant. L’utopie située, tout en imaginant des « possibles », serait ainsi toujours en mouvement, en construction.