Transhumanisme et effondrement entre utopie et idéologie

Transhumanism and Collapse Between Utopia and Ideology

DOI : 10.52497/kairos.578

Résumés

Résumé : Cet article étudie la dimension utopique des mouvements transhumanistes, qui prônent une amélioration technologique de l’humain, et des perspectives récemment médiatisées en France, qui essaient d’imaginer une société alternative à partir de l’imminence d’un effondrement économique et écologique généralisé. À travers le travail de Paul Ricœur sur les imaginaires sociaux, nous allons analyser les deux phénomènes, soulignant leur rapport à l’utopie et leur caractère idéologique. Notre hypothèse est que les discours sur l’effondrement proposent une rupture utopique effective avec le réel, alors que l’utopie transhumaniste risque d’en accentuer les contradictions idéologiques. L’imaginaire transhumaniste peut contribuer au maintien idéologique des équilibres socio-économiques dominants et ses aspirations manquent d’une dimension critique propre à tout discours utopique. Au contraire, la capacité de penser jusqu’au bout l’effondrement social, écologique et économique de nos sociétés pourrait représenter une première étape pour donner vie à un projet utopique dans l’ici et le maintenant, vers une société alternative.

Abstract : This paper compares the utopian dimension of the transhumanist movements, which advocate for a technological transformation of the human condition, with the utopian vision of those perspectives – recently popularized in France – that imagine an alternative society starting from the risk of a widespread collapse of our ways of life and production. Through the work of the French philosopher Paul Ricœur on social imaginaries, this paper looks at these two linked movements, their ideological dimension and their relationship with utopia. The main hypothesis is that the perspectives focusing on collapse could be effective in overcoming some contemporary ecological and social issues, whilst the transhumanist utopia could strengthen some of the present ideological contradictions. The transhumanist imaginary contributes in fact to preserve the dominant socio-economic balance and it lacks the critical approach that is key to utopia. On the contrary, the effort to imagine the collapse of our society could be the first step of a real utopian project, of the development of an alternative society, starting today.

Index

Mots-clés

Transhumanisme, effondrement, utopie, idéologie, imaginaires, Ricœur (Paul)

Keywords

Transhumanism, collapse, utopia, ideology, imaginaries, Ricœur (Paul).

Plan

Texte

Introduction : quelles utopies aujourd’hui ?

Dans le délicat contexte contemporain, caractérisé par une série de problèmes globaux de plus en plus pressants, tant sur un plan écologique que politique et social, l’utopie semble avoir perdu de son charme, suscitant souvent sentiments de méfiance et scepticisme. Néanmoins, ces mêmes problèmes contribuent à un renouvellement du discours utopique, qui continue à fournir un horizon de référence pour certains mouvements et courants de pensée. En effet, même s’il est difficile de définir de manière univoque l’utopie, celle-ci semble garder un rapport privilégié avec la manière dont on imagine l’avenir à partir des problématiques du présent. De ce point de vue, notre époque continue à produire des projections vers l’avenir et donc à produire des visions utopiques.

Dans ce sens, nous voudrions nous intéresser à deux macro-discours contemporains qui impliquent de manière différente une dimension utopique. D’un côté, il s’agit des discours techno-optimistes prônés par les mouvements transhumanistes et, d’un autre côté, des perspectives qui dénoncent l’imminence d’un effondrement généralisé, qui ont connu ces dernières années une certaine médiatisation en France. Ces deux « mouvements » sont porteurs d’une série d’attentes et craintes collectives sur l’avenir et, comme nous voudrions le montrer, se trouvent aux deux pôles opposés du spectre utopique. La première posture rêve d’une maîtrise technologique et scientifique du corps vers l’utopie d’une humanité améliorée. La deuxième, à partir du diagnostic catastrophiste, nourrit l’espoir d’une transition vers une société capable de partager vertueusement une niche écologique fragilisée.

Peut-on penser ces deux postures en tant qu’utopies capables d’avoir un impact sur l’ici et le maintenant ? Comment deux perspectives si différentes peuvent-elles cohabiter dans un même espace temporel ? En reprenant la réflexion de Paul Ricœur sur les imaginaires sociaux, nous allons montrer pourquoi il est important d’aborder ces deux phénomènes ensemble et dans quel sens ils peuvent être pensés à la fois comme utopiques et idéologiques. Notre hypothèse est que les discours « effondristes » proposent une rupture utopique effective avec le présent, alors que l’utopie transhumaniste contribue à en accentuer les contradictions idéologiques.

Dans la première partie, nous présenterons les traits principaux des deux perspectives en soulignant leur dimension utopique et leurs points de contact. Dans la deuxième partie, la réflexion philosophique de Ricœur sur les imaginaires nous permettra d’éclairer les différents sens des notions d’utopie et idéologie. À travers la grille conceptuelle de Ricœur, dans la troisième partie nous analyserons le mouvement transhumaniste, pour en montrer les ambiguïtés et en questionner la dimension utopique. Enfin, la dernière partie de l’article sera dédiée à la compréhension de la nature utopique des discours sur l’effondrement.

Transhumanisme et effondrement, quel rapport avec l’utopie ?

Nonobstant la divergence des contenus et des positionnements, les discours transhumanistes et effondristes représentent deux lignes de fuite vers l’avenir, deux régimes discursifs souvent présents dans le débat contemporain. Comment conjuguer ces deux discours, qui émergent en parallèle et dessinent des scénarios contrastants? Sans reprendre entièrement l’histoire des deux perspectives, nous allons les définir brièvement, en soulignant dans quelle mesure elles peuvent être qualifiés d’utopies.

Né aux États-Unis vers la fin des années 1980, le transhumanisme a été défini comme un « mouvement philosophique de transition vers un stade postérieur de l’espèce humaine, délibérément poursuivi» (Hottois, 2017 : 163). Dans la définition de Nick Bostrom, auteur de référence du mouvement, le transhumanisme vise à comprendre et évaluer la possibilité de mettre en place un « enhancement » (amélioration) de la condition humaine et de l’organisme humain à travers les nouvelles technologies, vers une condition « posthumaine » (Bostrom, 2005). Lié à la contre-culture technologique et aux mouvements idéologiques de la côte Ouest des États-Unis1, le transhumanisme a aussi pris forme dans ces années-là grâce au travail de certains auteurs et activistes2 qui ont alimenté l’enthousiasme collectif autour des technologies émergentes (notamment l’intelligence artificielle et les nanotechnologies) et contribué à fixer certains points théoriques partagés. L’identité transhumaniste s’est construite à travers une réélaboration de certaines ambitions de la modernité (comme l’idée de progrès infini et de maîtrise de la nature) et le travail d’une série de groupes, associations, think tanks, comme la World Transhumanist Organisation3, qui forment un réseau désormais global. Ces discours ont ensuite fait l’objet d’une réflexion philosophique et sociologique dans le cadre académique et d’une attention médiatique qui contribue à en diffuser les positionnements. En France, il existe une association transhumaniste française -Technoprog4 et les publications sur le thème sont désormais nombreuses.

Entre réflexion philosophique et programme concret, le transhumanisme pose des questions actuelles, en interrogeant le rôle de la technologie dans la « construction » de l’humain et de son milieu, mettant en crise la notion de « nature » et prônant une vision positive des potentialités des technosciences. La version de 2012 de la Transhumanist Declaration (More, 2013 : 92), qui représente depuis 1996 un texte de référence, envisageait « la possibilité d’élargir le potentiel humain en surmontant le vieillissement, les lacunes cognitives, la souffrance involontaire et notre isolement sur la planète Terre »5. La transformation, l’augmentation et l’amélioration de l’humain dans sa globalité sont donc au centre des projets transhumanistes.

Cette insistance sur la technologie et ses promesses laisse entrevoir une dimension utopique, parfois revendiquée explicitement6, qui vient chambouler l’humain dans sa vie la plus quotidienne, vers un avenir « posthumain ». Celle-ci semble à première vue relever surtout d’une utopie médicale (Déchamp-Le Roux, 2016 : 99), car le corps devient le terrain idéal pour mettre en place l’hybridation technologique et atteindre une condition d’immortalité, passant d’une conception thérapeutique de la médecine à une vision « améliorative ». Mais il s’agit en réalité d’une utopie généralisée, qui touche tous les domaines de la société : utopique est le rêve ou, mieux, le projet d’atteindre une condition dans laquelle l’humanité profitera des fruits des technologies et des sciences, se libérant ainsi des actuelles contraintes biologiques et donnant vie à une société inédite.

À côté de ces visions techno-optimistes, se dessinent d’autres perspectives qui soulèvent plus explicitement des questions sur la capacité humaine de faire face aux changements climatiques et environnementaux7 et évoquent des scénarios catastrophistes pour l’avenir. Même dans ce cas, il s’agit d’une série de positionnements hétérogènes, caractérisés par une attention commune vers le risque à court terme d’un effondrement généralisé de nos sociétés, en particulier de la civilisation thermo-industrielle fondée sur les énergies fossiles. Dans le débat français, l’effondrement est souvent défini comme un « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus satisfaits par une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (Cochet, 2019 : 17). L’effondrement serait le résultat d’une convergence de problèmes écologiques et économiques, qui provoqueraient un court-circuit généralisé dans le fonctionnement de nos sociétés, selon un effet domino peut-être irréversible. Il s’agirait donc d’une rupture catastrophique rapide, qui impliquerait une remise en question brutale des modes de vie et de production, entraînant des scénarios sociaux indésirables.

Strictement liées au discours catastrophiste, central dans la pensée écologique (Semal, 2019 : 31), ces perspectives ont émergé à partir de la réflexion sur la résilience environnementale et économique (Diamond, 2006) et sur la complexité de nos sociétés (Tainter, 2013). En France, elles ont connu récemment une certaine médiatisation (Gadeau, 2019 : 121-123), notamment à partir de la publication en 2015 du livre Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Servigne, Stevens, 2015), qui a introduit dans le débat le terme « collapsologie ». D’après Pablo Servigne et Raphaël Stevens, la collapsologie se propose de faire une sorte d’état des lieux de l’effondrement, en faisant converger les études scientifiques sur le changement climatique et sur les problèmes environnementaux dans une vue d’ensemble accessible au grand public (Servigne, Stevens, 2015 : 17). À l’état actuel, la collapsologie apparaît comme un objet en voie de définition, mais les nombreuses publications8 autour de la question ont suscité un débat important. Dans la notion d’effondrement, qui ne fait pas l’unanimité9, on retrouve les craintes exprimées par la communauté scientifique sur l’état de la planète, mais aussi la volonté de penser concrètement les conséquences plus dérangeantes et sous-estimées des changements en cours. Avec un effort d’imagination et de communication qui vise à dépasser une narration rassurante sur l’avenir, la collapsologie voudrait ainsi contribuer à une prise de conscience des dangers imminents pour élaborer des stratégies de résilience et de changement.

Dans notre hypothèse, ces discours renvoient à un horizon utopique dans la mesure où ils essayent d’imaginer – à travers la catastrophe – une société alternative, capable non seulement de répondre à l’effondrement en cours, mais surtout de construire des modes de vie plus épanouissants et soutenables. Cette dimension utopique n’est pas immédiatement visible, car le diagnostic catastrophiste semble exclure toute réalisation d’un avenir alternatif. Cependant, le discours effondriste, au moins dans sa version française, semble voir dans l’effondrement qui vient la possibilité d’une désaliénation, permettant une « revalorisation de notre immanence profane » (Citton, Rasmi 2020 : 44). Cet espoir, qui peut paraître naïf, naît pourtant du désir de construire des alternatives de vie concrètes à travers un renouvellement du rapport au vivant. L’utopie effondriste, aux contours encore flous, se développe alors à travers, avec et après l’effondrement qui devient le catalyseur conceptuel pour la construction d’un monde différent.

Ce rapide résumé nous permet de voir que les deux perspectives présentées plus haut ont un rapport à l’utopie très différent, non seulement dans leurs contenus, mais aussi dans leurs modalités de réalisation. En effet, même dans les différents travaux philosophiques ou historiques, les deux mouvements sont souvent traités séparément, comme s’il s’agissait de deux phénomènes sans aucun lien. Il s’agit pourtant de deux régimes discursifs qui visent à « fixer les futurs » (Chateauraynaud, Debaz 2019 : 129) présentant deux scénarios opposés. Des scénarios qui exercent une influence réciproque l’un sur l’autre et sur les trajectoires du présent. La confiance transhumaniste dans le potentiel des nouvelles technologies peut influencer la perception collective des risques écologiques, renforçant une vision prométhéenne de l’humain. En même temps, l’insistance sur la possibilité d’un effondrement pourrait favoriser la mise en question de certains grands projets économiques et technologiques, montrant la nature illusoire d’une certaine rhétorique dominante. Les deux mouvements, au moins sur le plan des idées proposées, ne sont pas sans liens, car ils incarnent d’une certaine manière l’opposition ancienne entre optimiste et pessimisme. Nous proposons donc de penser ensemble leur dimension utopique pour mieux comprendre leur proximité et conflictualité.

Un premier point de contact peut être cherché dans leur dimension « planétaire ». Les utopies transhumanistes et effondristes se présentent comme des réponses à cet événement planétaire qu’on appelle « anthropocène » (Bonneuil, Fressoz, 2013). Des réponses qui focalisent leur attention respectivement sur le moment de l’affirmation technologique de l’humain et sur les risques d’une autodestruction de l’humanité et de la planète. L’anthropocène est en effet ce moment dans lequel l’entrelacement des phénomènes anthropiques et naturels émerge de manière brutale, prenant des dimensions globales et incontrôlables. Le caractère d’insularité qui constituait certains récits utopiques (Engélibert, 2013 : 61) laisse ainsi la place à une narration qui touche un espace – celui de la planète – qui représente la seule « île » sur laquelle essayer de donner vie au projet utopique. Les utopies que nous essayons de comparer ne renvoient pas à un « lieu de nulle part », mais à un monde problématique dans lequel il faut développer un projet concret, dans l’ici et le maintenant. Les deux mouvements essayent de donner vie à des réalités capables de fonctionner comme un modèle pour un changement à large échelle. Elles sont donc plus proches de l’héritage des expériences libertaires américaines ou des utopies socialistes de la première partie du xixe siècle que des récits utopiques littéraires. Ainsi, la « communauté » transhumaniste, constituée par un nombre restreint d’auteurs et de militants, n’hésite pas à développer des idées et visions qui concernent l’humanité entière et propose des projets d’augmentation qui pourraient avoir un impact sur la vie de millions de personnes. De la même manière, les discours effondristes ont inspiré pour le moment quelques débats, expériences et mouvements isolés10, mais ils prétendent parler au nom de tout le monde, en raison de la dimension globale de la catastrophe qu’ils annoncent. On trouve donc dans ces projets utopiques une certaine conscience des enjeux planétaires impliqués, qui se traduit également dans un effort de communication chez le grand public.

Un deuxième point est partagé par les deux tendances : la dimension temporelle. Tant pour le transhumanisme que pour les discours effondristes, le temps et l’avenir recouvrent une place centrale dans la conception et la construction de l’utopie. Dans les deux cas, l’avenir est pensé comme un moment de rupture avec le présent dans lequel nous vivons.

Pour le transhumanisme, il s’agit de l’attente d’un progrès technologique qui promet ses fruits les plus savoureux : l’immortalité et la libération de la maladie et la douleur, l’augmentation du corps et la construction d’un milieu technologique calqué sur nos désirs. Cette attente peut suivre un rythme très précis, celui de la loi de Moore par exemple, qui permettrait de prévoir les étapes évolutives vers l’utopie de la Singularité (Kurzweil, 2006). Dans ses manifestations les plus concrètes, l’attente transhumaniste se traduit aussi dans un véritable effort de conservation du corps humain – à travers la cryogénisation – qui renvoie au moment dans lequel la science disposera d’une capacité d’action accrue (Damour, 2018 : 53). L’utopie est donc avant tout un horizon qui permet de penser les promesses technologiques de l’avenir et, d’une certaine manière, d’en accélérer la réalisation.

Un discours similaire vaut pour les discours catastrophistes, qui, dans leur hétérogénéité, concordent sur l’imminence d’une compromission de nos modes de vie et production, causée par un effondrement aussi économique qu’écologique. L’ingénieur et écrivain Dmitry Orlov a essayé par exemple de décrire les différentes étapes de l’effondrement, délinéant une sorte d’effet domino aux contours temporels assez prévisibles (Orlov, 2016). On retrouve chez d’autres auteurs des prévisions qui n’hésitent pas à présenter les dates du point de non-retour, s’aventurant ainsi parfois dans le domaine de la prédiction. Qu’il s’agisse de la prévision de la fin du pétrole bon marché (Cochet, 2005), du temps restant pour réduire les émissions de CO2 ou de l’écroulement démographique global, les thèses effondristes sont caractérisées par cette attention à la question du temps : un temps qui était autrefois suffisant pour faire demi-tour, mais qu’on doit désormais employer à limiter les dégâts. Il s’agit donc d’une attente cruciale pour prendre conscience d’un changement qui ne tardera pas à s’aggraver et qui oblige à faire le « deuil » d’un certain avenir (Servigne, Stevens, 2015 : 197), premier pas vers une prise de position individuelle et collective.

La dimension temporelle implique un troisième point commun : une dimension pratique qui rend le projet utopique non seulement souhaitable, mais nécessaire à la « survie ». Les deux discours insistent sur la nécessité d’agir dès maintenant pour faire face aux défis globaux.

Le discours transhumaniste, dans certaines de ses réflexions les plus « politiques », a parfois justifié ses projets d’accélération technologique à partir de la nécessité de faire face aux « risques existentiels »11, proposant une stratégie qui maximiserait les probabilités de « réussite évolutive » de l’humanité en évitant son extinction à long terme (Bostrom, 2013). Même les projets d’augmentation biotechnologique de l’intelligence humaine sont parfois présentés comme des mesures nécessaires pour rendre l’humanité plus responsable et éviter son autodestruction12 (Persson, Savulescu, 2013). D’une certaine manière, le transhumanisme semble prendre acte de la gravité de la situation globale, mais s’en sert pour réaffirmer la priorité de garantir l’évolution de l’humanité à travers son rêve biotechnologique13. Si pour le moment cette dimension « survivaliste » semble se manifester concrètement surtout dans quelques projets expérimentaux (comme la cryogénisation), elle est pourtant déjà à l’œuvre de manière latente sur un plan politique chaque fois que l’on revient au vieux slogan thatchérien du « There is no alternative » (« il n’y a pas d’alternative »).

La dimension survivaliste des discours effondristes est plus explicitement revendiquée par ses fauteurs, dans la mesure où ceux-ci renvoient non seulement à la possibilité d’une extinction de l’humanité, mais surtout à la difficulté de vivre dans les ruines du monde présent (Tsing, 2017). Cette dimension était déjà présente dans un des textes de référence, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Diamond, 2005), mais aussi dans le lien historique avec les mouvements écologiques « survivalistes » ayant émergé dans les années 1970 en réaction au Rapport Meadows (Semal, 2019 : 39). Toutefois, la perspective actuelle de l’effondrement renvoie à différentes modalités de survie : la mentalité survivaliste, individualiste et libertarienne des preppers américains14 n’a quasiment rien à voir avec les propositions de la collapsologie récemment popularisées en France (Servigne, Chapelle, 2015). Les premiers n’ont rien d’utopique, car ils se préparent à un état de guerre de tous contre tous, alors que les deuxièmes montrent une certaine confiance dans la capacité des hommes et des femmes de se réinventer collectivement, vers des conditions de vie plus désirables et équitables. C’est dans cette confiance, qui peut se traduire en projet concret, qu’on trouve une dimension utopique. Pour les collapsologues et pour certains discours effondristes dits de « gauche », il ne s’agit pas de survivre à tous les coups, mais de créer les prémisses à l’émergence d’une société alternative.

En résumant, on pourrait dire de manière provisoire que les deux perspectives sont des utopies planétaires de l’anthropocène, qui pensent l’avenir sous la forme de la rupture avec le présent, dans le but de créer les conditions pour la survie dans un monde problématique.

Figure 1 : Ray Kurzweil.

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Crédit : Matthieu Gafsou – MAPS - Galerie C.

Ricœur et l’utopie comme expression de l’imaginaire social

Il est utile de présenter à ce point un cadre de lecture qui nous permettra de clarifier la notion d’utopie et de revenir sur la dimension utopique des deux phénomènes. Dans ce sens, nous voudrions reprendre l’analyse de Paul Ricœur, qui évoque la notion d’utopie en la reliant à celle d’idéologie, dans le cadre de son travail sur le rapport entre l’action humaine et l’imaginaire. Dans la conception du philosophe français, l’imaginaire joue un rôle important dans la perception du réel, qui est toujours vécu et conçu à travers la médiation symbolique des images que nous produisons. L’imagination humaine crée en effet des images qui ont leur propre consistance et deviennent une « charnière » entre la théorie et l’action humaine. Ainsi, ces images, représentations et croyances peuvent se confondre avec le réel ou, au contraire, peuvent en devenir un instrument critique (Ricœur, 1986 : 216). Dans le texte de 1976 intitulé « l’imagination dans le discours et dans l’action », en reprenant son travail sur la métaphore, Ricœur affirme ainsi qu’ « imaginer, c’est d’abord restructurer des champs sémantiques » (Ricœur, 1986 : 219), suspendant les significations données pour « édifier un sens autonome » (Fœssel, 2014 : 245). La question de l’utopie se pose à partir de cette émergence de sens : l’utopie participe au processus de contestation du réel, en montrant sa contingence et contribuant à faire émerger de nouvelles significations sociales. En ce sens, le réel est traversé par des imaginaires sociaux qui structurent l’action humaine, mais qui peuvent également être mis en crise par la critique utopique.

Ricœur présente ainsi l’utopie et l’idéologie comme des « pratiques imaginatives » fondamentales (Ricœur, 1986 : 228) qui permettent de penser le rapport à autrui et comprendre la dimension historique et sociale de toute réalité humaine. Il insiste sur l’ambiguïté des deux notions, «celle qui tient à la polarité entre idéologie et utopie, et celle qui tient à la polarité entre sa face positive (constructrice) et sa face négative (destructrice) » (Ricœur, 1986 : 229). Il essaye de montrer que tant l’idéologie que l’utopie sont des processus qui produisent un écart par rapport au réel dans des directions différentes. L’idéologie « tend vers l’intégration, la répétition, le reflet », alors que l’utopie « tend vers l’errance » (Ricœur, 1986 : 234), jouant un rôle plus critique par rapport au réel. En particulier, « l’utopie restitue au monde et aux rapports sociaux qui le constituent la contingence que l’idéologie semblait leur refuser » (Fœssel, 2014 : 251). Ces deux formes fondamentales de l’imaginaire social agissent donc de manière dialectique et inséparable, gardant d’une certaine manière un équilibre et favorisant l’évolution et la cohésion d’une société : là où l’idéologie contribue à renforcer certaines dynamiques du réel, l’utopie vient les remettre en question.

Dans l’article de 1984, « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », Ricœur reprend cette analyse15 en insistant à nouveau sur l’ambigüité des deux notions et leurs « pathologies ». Pour l’auteur, la fonction principale de l’utopie est de « projeter l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part » (Ricœur, 1984 : 60). Il identifie trois significations de l’utopie. Premièrement, elle peut avoir la fonction de proposer une société alternative. Dans ce sens, elle aurait le but de « miner l’ordre social dans toutes ses formes » (Ricœur ; 1984 : 61), proposant d’autres modèles pour les institutions de la famille, de l’économie, de la politique ou de la religion. Deuxièmement, elle peut avoir comme but la mise en question du pouvoir dans ses différentes formes, donnant vie à des « variations imaginatives sur le pouvoir » (Ricœur, 1984 : 62), en revendiquant dans l’ici et le maintenant la réalisation des rêves collectifs de libération. Troisièmement, elle peut se manifester sous une forme pathologique, à partir du moment où elle fait s’« évanouir le réel lui-même au profit de schémas perfectionnistes, à la limite irréalisables », en poursuivant une logique du « tout ou rien » (Ricœur, 1984 : 62).

De manière complémentaire, Ricœur énonce trois significations de l’idéologie. Dans un premier sens, d’origine marxiste, elle est conçue comme un processus de distorsion ou dissimulation : « l’idéologie devient ainsi le procédé général par lequel le processus de la vie réelle, la praxis, est falsifié par la représentation imaginaire que les hommes s’en font » (Ricœur, 1984 : 55). Dans un deuxième sens, elle peut être pensée comme un processus de légitimation de la domination. Cette fonction renvoie à la fausse universalité des idées des classes dominantes, mais plus généralement à tout effort d’un pouvoir constitué d’employer une rhétorique qui renforce sa propre autorité. Dans l’analyse de Ricœur, ces deux fonctions de l’idéologie représentent de possibles moments de dégénérescence d’un troisième sens, plus profond. En effet, l’idéologie aurait avant tout une fonction d’intégration dans la mémoire sociale, dans la mesure où elle contribue à former l’identité d’une société, par exemple en servant de relais « pour la mémoire collective afin que la valeur inaugurale des événements devienne l’objet de la croyance du groupe entier » (Ricœur, 1984 : 58). Dans cette perspective, elle n’a pas une valeur négative, mais contribue à fournir ces représentations et croyances à travers lesquelles une société se pense elle-même.

Ces définitions de l’utopie et de l’idéologie nous semblent utiles pour mieux interpréter le transhumanisme et l’effondrisme. Il s’agit en effet de deux phénomènes qui occupent une place importante dans les imaginaires contemporains et qui peuvent contribuer à mettre en question les dynamiques sociales instituées. De plus, l’ambiguïté des notions d’idéologie et d’utopie nous paraît pertinente pour aborder les deux phénomènes, dans la mesure où leurs projets et revendications utopiques sont constamment exposés au risque d’une dérive « pathologique ».

Figure 2 : Final.

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Le transhumanisme, une utopie du statu quo ?

Comme nous l’avons dit, le transhumanisme peut être considéré comme une utopie dans la mesure où il essaye de rendre possible un dépassement de la condition humaine à travers la technologie. Notre hypothèse, toutefois, est que les discours transhumanistes contribuent à maintenir une situation générale de statu quo, perdant ainsi la véritable force de rupture politique propre de l’utopie. Autrement dit, l’utopie de l’évolution technologique et du dépassement des limites ne dessinerait que la reconduction du même point de vue des grands équilibres sociaux et économiques. Nous pouvons essayer d’interpréter la dimension utopique du transhumanisme à partir des trois significations de l’utopie et de l’idéologie de Ricœur (tableau n°1).

Tableau n°1- Le transhumanisme au prisme de l’idéologie et de l’utopie vues par Paul Ricœur.

Utopie Idéologie
Proposition d’une société alternative : « société de l’amélioration » basée sur les anthropotechniques, vers une société posthumaine. Fonction « intégrative » : continuité avec l’idée de progrès/perfectibilité, pour une projection sociale sur l’avenir.
Mise en question du pouvoir : redéfinition du cadre politique à travers une affirmation des libertés individuelles et/ou des formes de « solutionnisme technologique ». Légitimation de la domination : utopisme qui peut contribuer à la justification et au renouvellement du système capitaliste.
Pathologie du « tout ou rien » : rhétorique totalisante qui prône une évolution technologique radicale pour éviter la catastrophe ou une régression irréversible. Distorsion-dissimulation du réel : propositions de libération faussement universelles et construites sur un système qui accroît les inégalités.

Le transhumanisme est-il une utopie qui propose une société alternative ? Il est difficile de donner une seule réponse à cette question, mais on pourrait dire que le point commun entre les différents mouvements consiste dans la mise en place de ce qu’on a appelé une « société de l’amélioration » (Le Dévédec, 2015). Une telle société aurait ses piliers dans les anthropotechniques permettant de ralentir le vieillissement, mais toucherait tout domaine de la vie humaine : du contrôle des naissances à celui des émotions, de l’augmentation des capacités intellectuelles à la possibilité de rendre le corps plus performant. Cette société se caractériserait avant tout par une intervention sur le corps humain, qui deviendrait le terrain premier des enjeux et des défis sociaux, faisant passer en arrière-plan la réflexion politique explicite. Les modifications techniques du corps et de la vie, pour mieux adapter l’humain aux sollicitations externes et à son milieu (social, affectif ou naturel), deviendraient centrales et incontournables. En effet, la nouvelle société serait fondée avant tout sur le libre accès des individus aux technologies d’amélioration ou sur des formes inédites d’amélioration biotechnologique à large échelle (Persson, Savulescu, 2013). Un tel projet d’intervention directe sur l’humain n’est pas sans conséquence, car il peut « miner » effectivement l’ordre social actuel. La convergence de l’application des techniques d’amélioration, des nouveaux moyens de communication et de l’intelligence artificielle pourrait changer massivement les interactions et l’organisation sociale, affectant ainsi les modes de vie et de production, les valeurs et la sphère éthique, jusqu’à mettre en crise les concepts mêmes de « société » et d’« humain ». Il n’est pas difficile d’imaginer, par exemple, l’émergence d’un écart de plus en plus évident entre les personnes « augmentées » et celles qui préféreront ne pas recourir aux technologies. Cela impliquerait une réorganisation de la société dans son ensemble et un engagement individuel et institutionnel autour de l’impératif technique (Hunyadi, 2018 : 62). Dans ce sens, l’utopie « posthumaine » pourrait changer radicalement le paysage social, vers une société que l’on ne peut qu’imaginer, mais dont on entrevoit les traits généraux.

On peut néanmoins se demander dans quelle mesure cette société de l’amélioration serait effectivement « alternative ». Ricœur nous dit, en effet, que l’utopie refoule l’ordre existant, exerçant l’imagination pour « penser autrement » (Ricœur, 1984 : 61). Or, le transhumanisme vise d’une certaine manière à refouler l’ordre existant, mais semble s’inscrire dans une ligne de pensée déjà bien présente dans nos sociétés. Sur un plan théorique, par exemple, il essaye de présenter le « méliorisme » dans une filiation directe avec l’idée de perfectibilité de la tradition humaniste ou des Lumières16, à travers une narration qui vise à développer une légitimité en continuité avec le passé. En observant cette continuité et cette opération de réappropriation des traditions précédentes, nous pouvons essayer alors d’approcher ces positionnements par le biais de leur rôle d’ « idéologie intégrative ». Ricœur la décrit comme celle qui a la fonction de « servir de relais pour la mémoire collective afin que la valeur inaugurale des événements devienne l’objet de la croyance du groupe entier » (Ricœur, 1984 : 58). La reprise de l’idée de perfectibilité de la part du transhumanisme peut être lue comme un processus à travers lequel les idées et les valeurs qui constituent le noyau conceptuel de l’humanisme et des Lumières peuvent – à travers une transformation et une radicalisation – continuer à occuper une place dans les sociétés occidentales. Cela n’est pas forcement négatif, comme le dit Ricœur, car chaque société a besoin de cette fonction idéologique dans la construction d’une identité collective. En insistant sur les idées de progrès infini et linéaire, sur une évolution vers une condition posthumaine, sur la possibilité d’une amélioration individuelle et collective, le transhumanisme ne ferait que reprendre des éléments déjà présents dans la narration de la modernité occidentale, tout en les présentant sous une forme plus adaptée à l’esprit du temps. De plus, cette reprise est toujours dynamique, car « l’acte fondateur lui-même ne peut être revécu et réactualisé que par le moyen d’interprétations qui ne cessent de le remodeler après coup » (Ricœur, 1984 : 58-59). En ce sens, pour le transhumanisme il ne s’agit pas simplement de conserver un imaginaire social déjà existant, mais de le charger de nouvelles significations pour affirmer une vision techno-optimiste qui est désormais l’écho lointain des idéaux de perfectibilité de la modernité.

Ce lien entre utopie et idéologie nous amène à prendre en considération la deuxième signification d’utopie évoquée par Ricœur : le transhumanisme est-il une utopie qui met en question le pouvoir ? La réponse dépend du type de courant que l’on prend en considération. De manière générale, nous pouvons observer que le transhumanisme peut jouer un rôle dans la redéfinition des dynamiques de pouvoir, en particulier du pouvoir politique et étatique. Comme l’a souligné Franck Damour, « l’utopisme technologique du transhumanisme nourrit une idéologie du dépassement de la politique » (Damour, 2018 : 155). D’un côté, cela se montre dans ces versions du transhumanisme qui insistent sur la liberté des individus, proposant de transcender toute forme contrôle ou d’imposition externe. Les Principes Extropiens de Max More, historiquement une des premières formulations du transhumanisme, se développaient à partir d’un cadre d’inspiration libertarienne (Caré, 2019) et anarcho-capitaliste , qui limitait la politique et l’action des institutions à la garantie des libertés fondamentales de l’individu et du libre marché. L’insistance sur le droit à la self-transformation (auto-transformation) et à la « liberté morphologique » (More, 2013 : 94) impliquait une mise en question du pouvoir de l’État, conçu comme porteur d’une forme d’autoritarisme opposée à l’ordre spontané et décentralisé souhaité par les « Extropiens17 ». De l’autre côté, au-delà de l’utopie « extropienne », on peut également observer que le discours transhumaniste a tendance à prôner des formes de « solutionnisme technologique18 » qui réduisent la politique à une administration des risques et à la mise en place des dispositifs d’amélioration de la société. En ce sens, le pouvoir politique, par exemple dans sa forme démocratique et délibérative, subit un redimensionnement et une subordination indirecte aux techno-sciences. Il y a donc une redéfinition du pouvoir, qui oscille entre l’affirmation utopique d’une liberté radicale (vers le dépassement de la politique et l’État) et la progressive subordination des institutions publiques au « méliorisme ».

Cependant, cette mise en question du pouvoir politique ne coïncide pas forcément avec une contestation du pouvoir économique. Elle ne s’éloigne pas des dynamiques du système capitaliste, que ce soient dans leur imaginaire ou dans leurs projets. En effet, il y a une convergence entre le transhumanisme et le monde de l’entreprise américaine, en particulier dans la Silicon Valley, où l’on trouve les manifestations les plus concrètes du transhumanisme19. Ce lien est incontournable pour comprendre le phénomène, au-delà des idéaux et des théorisations philosophiques. Les promesses transhumanistes peuvent être interprétées à partir de leur fonction de légitimation et renouvellement du capitalisme, en particulier de cet « esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 1999) qui doit toujours fournir des nouvelles raisons pour garantir une adhésion à son système de production et dépasser ses crises périodiques. Le capitalisme trouverait dans le transhumanisme une utopie qui fournit un horizon de sens partagé (Damour, 2018A : 65). Pour ces raisons, il ne s’agirait pas tant d’une utopie qui met en question le pouvoir, mais d’une idéologie qui peut légitimer la domination (Ricœur, 1984 : 56), en particulier en contribuant à justifier l’emprise planétaire des GAFAM20. Cette justification passe avant tout par un renouvellement de l’imaginaire, du vocabulaire entrepreneurial et de sa capacité de s’ouvrir au grand public. En effet, en reprenant Ricœur, le côté idéologique ne consiste pas simplement dans une opération de justification des intérêts d’une classe sociale, mais aussi dans une alliance entre pouvoir et langage :

Toute domination veut se justifier, et elle le fait en recourant à des notions capables de passer pour universelles, c’est-à-dire valables pour nous tous. Or, il existe une fonction du langage qui répond à cette exigence; c’est la rhétorique, pourvoyeuse d’idées pseudo-universelles (Ricœur, 1984 : 56).

Ces dynamiques semblent être celles du discours transhumaniste, qui développe ses promesses utopiques à travers une rhétorique qui oscille entre l’inéluctabilité du changement et l’hyperbole21, lisant les mythes plus anciens sous le filtre des nouvelles technologies. Il peut ainsi fournir un cadre d’inspiration à certains projets industriels – en élaborant un horizon désirable – et permettre de creuser un espace dans le débat public. De ce point de vue, le recours à l’utopie assume un tout autre aspect, dans la mesure où celle-ci pourrait jouer un rôle dans l’intensification des éléments de domination déjà présents :

Au moment même où l’utopie engendre des pouvoirs, elle annonce des tyrannies futures qui risquent d’être pires que celles qu’elle veut abattre (Ricœur, 1984 : 62).

En fragilisant les mécanismes d’un certain pouvoir politique au profit des puissances économiques et technologiques, le transhumanisme pourrait ainsi mettre la force libératrice de sa vision utopique au service d’une véritable contre-utopie.

Ce point critique nous amène à mettre en tension le transhumanisme avec la troisième signification d’utopie évoquée par Ricœur, celle qui prône une logique du « tout ou rien ». Cette logique est présente dans certains discours qui insistent sur la nécessité d’implémenter le développement technologique pour échapper aux risques existentiels. Dans les études de Nick Bostrom, en particulier, on retrouve cette perspective « survivaliste » selon laquelle un développement technologique incomplet ou partiel, qui hésiterait à déployer jusqu’au bout son potentiel, ne servirait qu’à repousser les menaces pendant quelque temps (Bostrom, 2013). Cette idée pose une alternative entre la possibilité de « vivoter » et le désir d’évoluer vers une condition qui garantirait le plein épanouissement de l’humanité. Cette alternative rentre d’une certaine mesure dans la description de Ricœur de l’utopie pathologique, car elle reconduit le réel à la réalisation d’une maîtrise totale de l’avenir de l’humanité. Pour le philosophe français, en effet, ce type d’utopie « fait évanouir le réel lui-même au profit de schémas perfectionnistes, à la limite irréalisables » (Ricœur, 1984 : 52). On peut également retrouver cette tendance à se détacher des conditions réelles au profit d’une planification de l’avenir dans les visions du futurologue Ray Kurzweil, qui annonce l’avènement de « six époques » d’évolution technologique vers la Singularité (Kurzweil, 2006 : 36-41) sans tenir compte des aspects politiques ou sociaux qui pourraient interférer avec ses prédictions, ni de la faisabilité des innovations qu’il annonce. Sans pouvoir rentrer dans le détail, on pourrait donc dire que le transhumanisme prend parfois la forme d’une utopie du « tout ou rien », en raison de son aspiration à une condition idéale sans compromis avec la réalité. Néanmoins, il serait injuste de le réduire uniquement à cette logique. Pour Ricœur, en effet, ce type d’utopie mène à l’inaction au profit d’une vision irréalisable, alors que le « méliorisme » prévoit des étapes et des projets souvent bien ancrés dans la recherche scientifique et technologique. Au-delà d’une certaine rhétorique du « tout ou rien », le transhumanisme est donc loin d’être un mouvement qui ne sait pas cueillir les potentialités déjà inscrites dans le réel.

Ainsi, en suivant Ricœur, nous nous demandons plutôt si derrière la tension utopique du transhumanisme il n’y aurait pas un phénomène de « distorsion » ou de « dissimulation » de la réalité. En effet, si l’utopie du « tout ou rien » oublie le réel, pour Ricœur il existe un sens dans lequel l’idéologie falsifie le réel et sa « praxis » à travers des représentations imaginaires (Ricœur, 1984 : 55). Sans vouloir réduire l’ensemble du phénomène à une opération idéologique de ce type, on peut se demander si le transhumanisme n’y contribuerait pas, en proposant une vision déformée et faussée de l’avenir, ainsi que la possibilité effective d’accéder à ce qu’il promet : son utopie s’ouvre à tous, mais concerne actuellement les intérêts d’un groupe assez restreint. En particulier, cette distorsion concerne l’écart entre ses ambitions théoriques et ses manifestations concrètes : ses promesses utopiques d’amélioration et de liberté nourrissent l’imaginaire collectif, mais sont construites sur le terrain et les mécanismes de ce même système qui contribue depuis longtemps à accroître les inégalités économiques et sociales. À ce propos, on peut évoquer rapidement la définition de l’idéologie développée par Karl Mannheim, auquel Ricœur fait référence (Ricœur 1984 : 61). Le sociologue allemand voyait tant dans l’utopie que dans l’idéologie un ensemble d’idées qui transcendent la réalité, mais reconduisait l’idéologie à ces « idées situationnellement transcendantes (qui dépassent la situation) qui ne réussissent jamais de facto à réaliser leur contenu » (Mannheim, 1929 : 65). Cette définition de l’idéologie nous paraît être pertinente pour lire le phénomène transhumaniste : son projet de dépassement du réel et des limites de l’humain peut contribuer au maintien du statu quo. Son utopisme, par conséquent, semble être redimensionné et vidé de son sens libérateur plus radical.

Figure 3 : Public Beach Structure.

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Photographie issue du livre Humanature de Peter Goin, 1996 https://www.petergoin.com/human-nature.

Crédit : Peter Goin.

L’effondrement, une utopie pour une société alternative ?

Notre analyse du transhumanisme nous a permis de mettre en évidence son caractère idéologique et de questionner son effective portée utopique. Nous allons maintenant poser la même question pour la perspective effondriste. Notre hypothèse est que, contrairement au discours transhumaniste, le discours effondriste permet d’envisager une vraie ouverture « utopique » vers d’autres lendemains. Cette dimension utopique n’est pas immédiatement claire, car on a affaire avec un discours catastrophiste, qui paraît bloquer toute ligne de fuite vers un avenir meilleur. Pour éclairer ce point, nous allons reprendre à nouveau les significations de l’utopie proposées par Ricœur (tableau 2), en partant cette fois du caractère idéologique des discours effondristes.

Tableau n°2 – L’effondrement au prisme de l’idéologie et de l’utopie vues par Paul Ricœur

Idéologie Utopie
Distorsion-dissimulation du réel : récit hégémonique, pseudo-scientifique, faussement universel et aux teintes prophétiques. Pathologie du « tout ou rien » : défaitisme et démobilisation, abandon des luttes en attendant l’émergence d’une société post-effondrement.
Légitimation de la domination : absence d’une critique du capitalisme, dépolitisation des mouvements sociaux, repli individualiste qui maintient les dynamiques de domination socio-économique. Mise en question du pouvoir : rupture avec le discours optimiste sur le progrès linéaire, travail narratif et émotionnel qui crée les conditions pour une prise de conscience et un engagement.
Fonction « intégrative » : reformulation de la question de la « fin » face aux défis contemporains. Proposition d’une société alternative : société résiliente basée sur l’entraide et les low-tech. 

Dans quelle mesure peut-on dire que les discours effondristes sont idéologiques ? Si l’on reprend le sens du terme évoqué par Ricœur relatif à l’effet de distorsion-dissimulation, ces perspectives le sont, car elles cacheraient derrière un discours apparemment neutre et universel un point de vue simpliste et incapable de rendre compte des inégalités qui traversent nos sociétés. En effet, les efforts effondristes (en particulier de la collapsologie) pour rassembler les registres et les résultats des sciences humaines, économiques, climatiques et géologiques ont été accusés de mener à un récit hégémonique (Thoreau, Zitouni, 2018), qui voudrait englober tout discours et discipline, mais qui finit par se perdre dans une critique inefficace en raison d’une identité théorique et politique assez floue.

D’un côté les perspectives effondristes nous présentent une interprétation discutable du réel et des sciences. Hanté par « les graphiques de courbes exponentielles en formes de cannes de hockey » (Citton, Rasmi, 2019 : 77), par les camemberts et les rapports internationaux (notamment ceux du GIEC, de l’ONU), l’imaginaire effondriste risque de produire un discours pseudo-scientifique22, mélangeant improprement le discours scientifique aux convictions politiques et aux angoisses personnelles de ses fauteurs23. En se cachant derrière une fausse démarche scientifique, ce récit serait alors idéologique, car il néglige la complexité de la planète et des sociétés, au profit d’un discours quasi prophétique qui risque de déformer la réalité, paradoxalement « en vue d’un meilleur pilotage, par les gouvernements, du vaisseau Planète-Terre enfin unifié » (Thoureau, Zitouni, 2018).

De l’autre côté, les discours effondristes pourraient être considérés idéologiques dans la mesure où ils semblent oublier le fait que certaines régions du monde sont plus exposées que d’autres au changement climatique et sont déjà confrontées à des formes d’effondrement social et économique. Cette critique ne concerne pas tant l’inquiétude pour l’état de la planète, que le fait de présenter l’effondrement comme une dynamique simultanée et généralisée, oubliant que ce sont surtout les classes sociales les plus démunies qui subiront les effets néfastes des changements économiques et écologiques. La rhétorique du « reset », qui voit dans l’effondrement une opportunité à saisir pour recommencer à partir des ruines, serait non seulement naïve, mais faussement universelle, comme l’a observé Pierre Charbonnier, car seule une petite minorité privilégiée aura la possibilité de redémarrer (Charbonnier, 2019). L’imaginaire effondriste cacherait ainsi une vision idéologique, car il prétend parler au nom d’une totalité homogène qui n’existe pas.

Pour reprendre la grille de Ricœur, nous pourrions aussi ajouter que cette première dimension idéologique semble se développer en parallèle avec la logique utopique du « tout ou rien ». Face à l’imminence du désastre global, le catastrophisme de ces perspectives pourrait en effet provoquer une occultation des possibilités multiples qui sont à l’œuvre dans le réel, au profit d’un récit univoque qui mènerait à des formes de fatalisme et défaitisme (Tanuro, 2018). La logique du tout ou rien de cette « utopie » consisterait dans l’abandon de toute tentative de produire des alternatives politiques parcourables. L’angoisse et le désespoir face à la catastrophe provoqueraient une démobilisation collective, la seule action possible étant désormais celle du « deuil » et de la préparation au pire. Dans cette lecture, les perspectives effondristes incarnent la version pathologique de l’utopie, qui renonce à l’action directe sur le présent en renvoyant plutôt à un cadre futur (pendant et après l’effondrement) dans lequel la société pourra se reconstruire sur des bases meilleures24.

Dans ce cas, les dimensions idéologiques et utopiques semblent se confondre : le diagnostic idéologique sur le présent (pseudo-scientifique et partisan) finit par donner vie à une utopie « malade » dépourvue de son caractère libérateur.

Ces critiques restent ouvertes et représentent un défi pour l’évolution des mouvements effondristes et en particulier de la collapsologie. Il y a néanmoins une autre question importante qui touche les discours sur l’effondrement : les perspectives effondristes peuvent-elles devenir des utopies qui mettent en question le pouvoir ? Ou, encore, contribuent-elles à une légitimation idéologique de la domination ?

Les accusations de défaitisme et démobilisation portées aux discours effondristes sont liées surtout à l’absence d’une critique de ce système capitaliste, néo-libéral et néo-colonialiste qui a joué jusqu’à maintenant un rôle central dans les ravages planétaires. Certains discours effondristes ont été accusés de « naturaliser » des processus de destruction de la planète et de précarisation des sociétés qui sont le fruit d’un système économique précis (Tanuro, 2018). Par exemple, dans l’analyse de Servigne et Stevens (2015), une référence incontournable dans le débat français, la réflexion sur l’écocide et sur le collapse de la société thermo-industrielle se développe sans nommer directement les responsabilités du mode de production capitaliste. Si les auteurs ont adopté un point de vue « objectif » et scientifique au-delà de toute considération politique, n’est-ce pas naïf ?, sinon dangereux ?, dans la mesure où il pourrait occulter des dynamiques de domination importantes, contribuant indirectement à les renforcer.

Si l’on force un peu cette analyse, on pourrait arriver jusqu’à dire que le succès du phénomène effondriste contribue à revitaliser l’esprit du capitalisme, potentiellement capable de s’approprier les pratiques vertueuses et les modes de vie émergents. Il y a en effet dans les discours de la collapsologie une certaine attention pour les individus et leurs pratiques quotidiennes, qui occupe une place majeure par rapport à la critique explicite des macro-acteurs politiques et économiques. Dans le livre Une autre fin du monde est possible, les auteurs proposent de développer une « collapsosophie », qui regroupe « l’ensemble des comportements et des positionnements qui découlent de cette situation inextricable (des effondrements qui ont lieu et d’un possible effondrement global) et qui sortent du strict domaine des sciences » (Chapelle, Servigne, Stevens, 2018 : 24). La « collapsosophie » concernerait avant tout ces questionnements éthiques, spirituels et métaphysiques qui traversent les esprits de celles et ceux qui s’inquiètent pour l’effondrement. Elle privilégie ainsi une voie « intérieure » différente de la voie « extérieure » de la politique, des villes en transition et des communautés résilientes (Chapelle, Servigne, Stevens, 2018 : 22). Cette attention pour la voie intérieure (par exemple les aspects psychologiques et émotionnels) pourrait être lue comme une renonciation à se confronter, à travers une lutte explicite, aux formes de domination contemporaines. Il s’agirait donc, pour ainsi dire, d’une autre « victoire » du système capitaliste, qui neutralise l’action politique en la réduisant à une série de pratiques individuelles ou locales, difficilement capables d’en miner la structure. Dans ce sens, les discours effondristes contribueraient à dépolitiser le débat collectif, finissant par se réduire à une idéologie qui n’affecte pas les formes de domination.

En dépit des connotations négatives des discours effondristes, nous pouvons essayer de les approcher à partir de leur portée utopique positive, en esquissant quelques tendances et possibilités. Les éléments idéologiques que nous avons mis en lumière ne suffisent pas, à notre avis, à épuiser le potentiel des discours effondristes, qui ne peuvent être réduits à une utopie malade, défaitiste et apolitique. Au-delà des limites des solutions proposées, ces discours ont le mérite principal d’avoir ouvert une brèche dans le discours dominant, qui refuse largement de reconnaître les risques concrets d’un basculement dans un état de chaos environnemental et social. Dans ce sens, l’utopique est surtout dans l’effort pour rompre avec une vision essentiellement optimiste de l’avenir. Cela n’est pas négligeable et pourrait avoir une prise ultérieure sur l’imaginaire collectif, à condition de métaboliser certaines critiques.

Premièrement, cela peut s’envisager en intégrant au diagnostic sur la planète un discours plus politique, par exemple par le biais d’une critique explicite du système capitaliste25, comme l’a fait Renaud Duterme dans De quoi l’effondrement est-il le nom ? La fragmentation du monde (2019). Dans ce livre, l’auteur reconnaît la force et la pertinence du concept, tout en montrant que l’effondrement consiste avant tout en une augmentation dramatique et rapide des inégalités. Il insiste ainsi sur la nécessité de repenser le concept et d’en reconsidérer la temporalité, mettant au centre du discours une critique des rapports de pouvoir et exploitation. Il nous invite à « relativiser cette notion d’effondrement, notamment en la considérant comme un processus plutôt que comme un événement unique » (Duterme, 2016 : 34). Un processus qui est finalement déjà en cours depuis longtemps26, surtout dans ces zones du monde où l’État est absent, les ressources mal distribuées et où les populations sont obligées de développer des formes de résilience pour survivre. Cet exemple montre qu’au-delà d’une certaine réception des discours effondristes, on peut essayer de reprendre le concept d’effondrement d’un point de vue plus strictement politique, tant sur un plan théorique que sur le plan des mouvements sociaux.

Dans ce sens, le concept d’effondrement pourrait constituer le point de départ pour une utopie capable de mettre en question le pouvoir, en se présentant comme cet « écart entre l’imaginaire et le réel qui constitue une menace pour la stabilité et la permanence de ce réel » (Ricœur, 1984 : 61). Si le réel est largement traversé par un imaginaire du progrès linéaire, y compris par un imaginaire techno-optimiste, les discours effondristes peuvent jouer un rôle dans sa remise en question. De plus, Ricœur nous rappelle que « les utopies constituent autant de variations imaginatives sur le pouvoir » (Ricœur, 1984 : 61), qu’il soit domestique, familial, économique ou politique. Au-delà du diagnostic catastrophiste, cet effort d’imaginer des variations sur le pouvoir pourrait être la valeur ajoutée des discours effondristes, car la réflexion sur l’effondrement oblige à repenser l’organisation et la tenue de la démocratie et des institutions, en imaginant des solutions possibles pour éviter des situations indésirables27.

Deuxièmement, de manière complémentaire, dans le processus de « métabolisation de la critique », il est important de ne pas oublier que les discours autour de l’effondrement peuvent avoir des effets qui dépassent toute théorisation et peuvent produire des dynamiques fertiles pour le changement social. Ces discours ont le mérite d’avoir compris l’importance du travail narratif et émotionnel, deux stratégies capables de « favoriser les ralliements et les soutiens à l’action collective (Semal, 2019 : 300). Ils semblent alors pouvoir fournir un remède à la « supraliminarité » (Anders, 2010 : 71) des changements en cours : le recours à l’imaginaire de la peur peut aider à imaginer et comprendre ces événements (tels que le changement climatique) qui paraissent trop complexes et radicaux pour être accessibles « rationnellement ». Comme l’a montré Luc Semal, ces récits peuvent mener à une véritable « rupture biographique » (Semal, 2019 : 187), émotionnellement connotée, qui permettrait de combler l’écart entre la connaissance des risques inédits et le fait d’y croire. L’exposition à la narration catastrophiste (conférences, rencontres, livres etc.) peut provoquer des « déclics » ou « chocs moraux », capables de pousser, malgré tout, à des formes de mobilisation, militance et engagement social et politique. Il serait donc réducteur de liquider les dimensions émotionnelles et psychologiques touchées par la collapsologie comme des éléments apolitiques : l’utopie capable de contester le pouvoir naît et prend forme aussi autour de ces dimensions.

Il n’est pas hors propos de situer ces discours dans le cadre d’une tension irrésolue entre le rôle d’intégration de l’idéologie et le rôle constructif de l’utopie décrits par Ricœur.

D’un côté, nous avons vu, en effet, que toute société se confronte au réel par le biais d’un imaginaire, qui est idéologique dans la mesure où il joue un rôle dans l’acceptation de ces situations, ritualisations et conventions dont les codes se sont sclérosés au cours du temps (Ricœur, 1984 : 58). Or, les craintes de fin du monde constituent un des mythes plus anciens de l’humanité, qui n’a pas cessé de se renouveler (Boia, 1999). Dans ce sens, la prolifération des discours autour de l’effondrement pourrait être interprétée simplement à partir de ce rôle idéologique d’intégration, qui consisterait dans la réactualisation du rapport humain à la « fin ». Les perspectives effondristes fourniraient alors les éléments pour reformuler des craintes déjà existantes et socialement significatives. Ainsi, elles renouvelleraient à la fois le lien avec le passé et les projections vers l’avenir, alimentant un imaginaire qui permet aux individus d’élaborer et répondre de façon cohérente aux problématiques du présent.

De l’autre côté, toutefois, le travail d’anticipation catastrophiste permet à notre avis d’imaginer une véritable société alternative, renvoyant à la dimension plus strictement utopique décrite par Ricœur. Il y a en effet dans les discours effondristes un effort clair pour penser une société qui ne serait pas simplement capable de survivre, mais aussi de mener à des formes de vie soutenables et désirables. « Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre) » (Servigne, Stevens, Chapelle, 2018) : cela paraît constituer le véritable défi utopique.

Pour le moment, l’effondrisme ne semble pas pouvoir avancer une proposition achevée pour la réalisation d’une utopie concrète, car sa fonction reste encore principalement critique : son diagnostic catastrophiste ne fait pas l’unanimité et nécessite un travail constant pour continuer à faire brèche dans l’imaginaire collectif. Autrement dit, pour reprendre les termes de Patrick Bourgne, l’effondrisme est avant tout une utopie « négative » qui s’attaque à l’ordre social établi (Bourgne 2020 : 85-87), mais qui pourrait devenir une « utopie positive » si elle sait faire « espérer une autre réalité » (Bourgne 2020 : 81-84). On entrevoit dans ce sens quelques éléments qui pourraient représenter un horizon constructif.

Premièrement, les propositions d’une société alternative semblent graviter autour de la question de l’entraide, évoquée par Servigne et Chapelle comme cette « autre loi de la jungle » qui renvoie aux processus de coopération, bienveillance et altruisme déjà inscrits dans les dynamiques sociales et de plus en plus vitales face à la précarisation des liens et aux attentes portées aux ressources communes (Servigne, Chapelle, 2015). Cette question n’est pas uniquement une aspiration théorique, mais vise à se concrétiser et à inspirer des réalités et mouvements sociaux déjà existants, dont les luttes pourraient converger avec le diagnostic effondriste28.

Deuxièmement, de manière complémentaire, cette volonté de repenser la société dépendra beaucoup de la capacité de mettre en question son fonctionnement « matériel », par exemple à travers une expérimentation diffusée de ces technologies et savoir-faire moins énergivores, plus soutenables, plus accessibles et maîtrisables par des petites collectivités, vers cet « âge des low tech » (Bihouix, 2014), qui viendrait contester les promesses high-tech du transhumanisme et du capitalisme du xxie siècle. La réalisation de l’utopie en ces temps d’effondrement passe à travers la matérialisation de réalités (communautés, groupes, associations) capables de proposer d’autres modèles de développement et production.

Ces deux éléments, que nous pouvons ici juste esquisser, constituent peut-être un point de départ pour penser la matérialisation d’une utopie « résiliente », c’est-à-dire d’une utopie qui, d’une manière ou de l’autre, devra se confronter avec des défis inédits dans un cadre de précarité générale.

Conclusion

L’analyse croisée du transhumanisme et des perspectives effondristes nous a permis d’explorer deux manières opposées de mobiliser l’utopie. En tant qu’expression de l’imaginaire social, l’utopie peut donner vie tant aux projets de dépassement de l’humain qu’aux efforts d’imaginer une société autour du risque d’un effondrement imminent. Ces deux imaginaires cohabitent et peuvent se définir réciproquement.

Même si le transhumaniste semble incarner une approche très idéaliste de l’utopie29, qui ne tient pas compte de la faisabilité ou de l’impact de certaines innovations technologiques, nous avons vu que son travail d’anticipation de l’avenir peut se traduire dans des projets et des recherches concrètes, en accord avec les puissances technologiques globales. Comme nous l’avons montré, ce rôle idéologique dans le renforcement des dynamiques socio-économiques dominantes soulève des doutes autour de la nature utopique du transhumanisme. Le transhumanisme creuse en effet un écart dangereux entre l’imaginaire d’amélioration technologique qu’il propose et l’effective complexité du réel. Pour ces raisons, tant sur un plan théorique que concret, le transhumanisme nous semble être inconciliable avec le sens plus important de l’utopie, celui qui concerne la capacité de proposer une société « alternative » en rupture avec le présent.

Nous pensons que les discours effondristes, en raison de leur catastrophisme, pourraient constituer une alternative valide à la posture techno-optimiste dominante dans les discours capitalistes et néo-libéraux. En effet, l’utopie effondriste s’inscrit pleinement dans la contingence du réel et elle essaye de rendre compte de la complexité des facteurs impliqués. Cette attention à la matérialité, loin d’empêcher un élan utopique, pourrait contribuer à faire surgir des stratégies d’action individuelle et collective plus solides et durables. En contribuant à se confronter avec une série de questions climatiques et environnementales, mais aussi sociales et politiques, les discours effondristes pourraient ouvrir une brèche dans l’imaginaire social, aidant à repenser certaines priorités collectives et peut-être à reformuler un projet d’autonomie politique. Le scénario qui renvoie à une compromission radicale et chaotique du fonctionnement de nos sociétés ne suffit pas à lui seul pour créer des imaginaires différents, mais il peut contribuer à déstabiliser ceux qui existent. Le moment constructif de l’utopie effondriste est peut-être déjà à l’œuvre, mais sa réussite dépendra de la capacité de donner vie à des modèles désirables et parcourables.

Au-delà de nos considérations, il nous parait clair que nous avons affaire à un véritable « conflit des imaginaires », dont il faudra étudier les dynamiques, les protagonistes et surtout les conséquences, déjà visibles, sur le présent.

1 Voir Les utopies posthumaines : Contre-culture, cyberculture, culture du chaos (Sussan, 2005).

2 Par exemple le philosophe et futuriste Max More et son Extropy Institute. Pour un cadrage historique, voir le travail de Franck

3 Créée en 1998 et renommée aujourd’hui Humanity+. Voir le site humanityplus.org (consulté le 29/11/2020).

4 Voir le site transhumanistes.com (consulté le 29/11/2020)

5 Pour la traduction française : https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste (consulté le 29/11/

6 Dans Letter from Utopia, Nick Bostrom écrit une lettre fictive à partir d’Utopia, une condition future de la vie humaine dans

7 De son côté, le transhumanisme a parfois négligé ces problématiques. Sur ce thème, voir l’article « Modifier l’espèce humaine

8 Parmi les plus récentes voir Collapsus : Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète (Testot, Aillet, 2020)

9 Yves Citton et Jacopo Rasmi ont bien résumé les principales critiques envers la collapsologie (Citton, Rasmi 2020 : 19-23).

10 On peut citer l’exemple de l’association Adrastia, qui se propose « d’anticiper et préparer le déclin de la civilisation

11 Ces risques naturels ou anthropiques qui pourraient comporter une menace pour la survie de l’humanité ou en compromettre

12 Le débat sur le moral enhancement concerne toute possibilité d’intervention médicale ou technologique capable d’ « améliorer »

13 Pour Olivier Rey, la mentalité transhumaniste serait survivaliste car elle a posé l’autoconservation comme une sorte de fin en

14 Il s’agit de néo-survivalistes, surtout nord-américains, qui se préparent aux catastrophes environnementales et sociales, en

15 L’analyse est approfondie dans le livre L’idéologie et l’utopie (1997), où Ricoeur reprend le travail de Karl Mannheim et

16 On retrouve par exemple des références à Jean Pic de la Mirandole, à Francis Bacon, à Nicolas de Condorcet (More, 2013 : 30-34

17 Ces éléments ne sont plus centraux dans le transhumanisme « démocratique » développé par James Hughes, plus conscient de la

18 Qui prétend résoudre technologiquement tout problème, peu importe sa nature, souvent sans prendre en considération ses causes

19 Un exemple est la Singularity University, institut fondé par l’ingénieur Ray Kurzweil, qui travaille pour Google depuis 2012.

20 Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

21 Mark Hunyadi parle d’un emploi systématique d’un « futurisme inconsidéré » par les transhumanistes, qui exclut le conditionnel

22 Les théories démographiques néo-malthusiennes, qui sont parfois au centre de la réflexion effondriste, sont une des cibles de

23 Cette accusation a été portée par le Tribunal pour les générations futures d’Usbek & Rica, procès symbolique qui s’e

24 Dans son dernier livre Yves Cochet écrit qu’il pourrait être trop tard pour faire marche arrière et prévoit une forme de « 

25 C’est le cas du mouvement international Extinction Rebellion (XR), qui rentre dans le cadre effondriste anti-capitaliste.

26 Yves Citton et Jacopo Rasmi proposent de repenser le concept d’effondrement en parlant plutôt de « délitement » (Citton, Rasmi

27 Comme dans le rapport de l’Institut Momentum, qui imagine après l’effondrement la réorganisation du pouvoir dans des « 

28 Les mouvements de la décroissance et des Transitions Towns (Semal, 2019 : 116) ou des ZAD (zone à défendre) peuvent

29 Pour un approfondissement sur les différents approches de l’utopie, entre idéalisme et matérialité, voir Matérialiser l’utopie

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Notes

1 Voir Les utopies posthumaines : Contre-culture, cyberculture, culture du chaos (Sussan, 2005).

2 Par exemple le philosophe et futuriste Max More et son Extropy Institute. Pour un cadrage historique, voir le travail de Franck Damour, qui retrace les principales étapes du mouvement (Damour, 2018 ).

3 Créée en 1998 et renommée aujourd’hui Humanity+. Voir le site humanityplus.org (consulté le 29/11/2020).

4 Voir le site transhumanistes.com (consulté le 29/11/2020)

5 Pour la traduction française : https://iatranshumanisme.com/transhumanisme/la-declaration-transhumaniste (consulté le 29/11/2020).

6 Dans Letter from Utopia, Nick Bostrom écrit une lettre fictive à partir d’Utopia, une condition future de la vie humaine dans laquelle la mort et la souffrance ont été extirpées (Bostrom, 2008).

7 De son côté, le transhumanisme a parfois négligé ces problématiques. Sur ce thème, voir l’article « Modifier l’espèce humaine ou l’environnement ? Les transhumanistes face à la crise écologique » (Dorthe, Roduit, 2014).

8 Parmi les plus récentes voir Collapsus : Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète (Testot, Aillet, 2020)

9 Yves Citton et Jacopo Rasmi ont bien résumé les principales critiques envers la collapsologie (Citton, Rasmi 2020 : 19-23).

10 On peut citer l’exemple de l’association Adrastia, qui se propose « d’anticiper et préparer le déclin de la civilisation thermo-industrielle de façon honnête, responsable et digne ». Voir le site adrastia.org (consulté le 29/11/2020).

11 Ces risques naturels ou anthropiques qui pourraient comporter une menace pour la survie de l’humanité ou en compromettre radicalement l’évolution.

12 Le débat sur le moral enhancement concerne toute possibilité d’intervention médicale ou technologique capable d’ « améliorer » moralement les individus, par exemple en les rendant plus empathiques ou plus responsables dans la gestion d’apparats technologiques dangereux.

13 Pour Olivier Rey, la mentalité transhumaniste serait survivaliste car elle a posé l’autoconservation comme une sorte de fin en soi, en lui subordonnant tous les autres caractères du vivant (Rey, 2018 : 115).

14 Il s’agit de néo-survivalistes, surtout nord-américains, qui se préparent aux catastrophes environnementales et sociales, en testant leur propre capacité de survivre en petits groupes, notamment en garantissant leur sécurité et autonomie alimentaire (Vidal, 2018).

15 L’analyse est approfondie dans le livre L’idéologie et l’utopie (1997), où Ricoeur reprend le travail de Karl Mannheim et analyse le socialisme utopique de Saint-Simon et Fourier.

16 On retrouve par exemple des références à Jean Pic de la Mirandole, à Francis Bacon, à Nicolas de Condorcet (More, 2013 : 30-34).

17 Ces éléments ne sont plus centraux dans le transhumanisme « démocratique » développé par James Hughes, plus conscient de la nécessité d’un travail sur les implications sociales et politiques des innovations technologiques (Hughes, 2004).

18 Qui prétend résoudre technologiquement tout problème, peu importe sa nature, souvent sans prendre en considération ses causes réelles et en négligeant par exemple la complexité sociale (Morozov, 2014).

19 Un exemple est la Singularity University, institut fondé par l’ingénieur Ray Kurzweil, qui travaille pour Google depuis 2012. Elon Musk porte également une vision transhumaniste de la société. Le think-tank post-environnementaliste Breakthrough Institute de Oakland partage la confiance transhumaniste dans la technologie.

20 Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

21 Mark Hunyadi parle d’un emploi systématique d’un « futurisme inconsidéré » par les transhumanistes, qui exclut le conditionnel (Hunyadi, 2018 : 28).

22 Les théories démographiques néo-malthusiennes, qui sont parfois au centre de la réflexion effondriste, sont une des cibles de cette accusation.

23 Cette accusation a été portée par le Tribunal pour les générations futures d’Usbek & Rica, procès symbolique qui s’est tenu à Paris le 03/12/2018. Pendant la soirée, l’écrivain Pablo Servigne a répondu aux accusations de sectarisme et défaitisme contre la collapsologie. Résumé et vidéos disponibles ici : https://tgf.usbeketrica.com/article/effondrement-collapsologie-servigne-tgf-usbek-proces.

24 Dans son dernier livre Yves Cochet écrit qu’il pourrait être trop tard pour faire marche arrière et prévoit une forme de « renaissance » post-effondrement seulement dans les années 2040-2050 (Cochet, 2019 : 70).

25 C’est le cas du mouvement international Extinction Rebellion (XR), qui rentre dans le cadre effondriste anti-capitaliste.

26 Yves Citton et Jacopo Rasmi proposent de repenser le concept d’effondrement en parlant plutôt de « délitement » (Citton, Rasmi, 2020 : 51).

27 Comme dans le rapport de l’Institut Momentum, qui imagine après l’effondrement la réorganisation du pouvoir dans des « biorégions », communautés de proximité qui pourraient émerger selon les nécessités d’un territoire précis et restreint (Cochet, Sinaï, Thévard, 2019).

28 Les mouvements de la décroissance et des Transitions Towns (Semal, 2019 : 116) ou des ZAD (zone à défendre) peuvent être repensés à partir de leur confrontation avec les risques d’effondrement écologique et social.

29 Pour un approfondissement sur les différents approches de l’utopie, entre idéalisme et matérialité, voir Matérialiser l’utopie (Bourgne et al., 2020)

Illustrations

Figure 1 : Ray Kurzweil.

Figure 1 : Ray Kurzweil.

H+ (2015-2018), http://www.gafsou.ch/hplus.

Crédit : Matthieu Gafsou – MAPS - Galerie C.

Figure 2 : Final.

Figure 2 : Final.

H+ (2015-2018), http://www.gafsou.ch/hplus.

Crédit : Matthieu Gafsou – MAPS - Galerie C.

Figure 3 : Public Beach Structure.

Figure 3 : Public Beach Structure.

Photographie issue du livre Humanature de Peter Goin, 1996 https://www.petergoin.com/human-nature.

Crédit : Peter Goin.

Citer cet article

Référence électronique

Fabrizio DEFILIPPI, « Transhumanisme et effondrement entre utopie et idéologie », K@iros [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 09 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=578

Auteur

Fabrizio DEFILIPPI

Doctorant en science de l’information et de la communication, Laboratoire Dicen-IdF (EA7339, Université Paris Nanterre.

Droits d'auteur

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