Conclusion

Conclusion

DOI : 10.52497/kairos.590

Texte

L’hétérogénéité des textes de ce numéro donne naissance à un sentiment étrange, que nous avions éprouvé lors de la direction de l’ouvrage collectif mentionné en introduction : celui d’avoir devant soi un objet qui se dérobe au moment même où l’on cherche à s’en saisir. Dès lors, compte tenu de la difficulté, voire de l’impossibilité à disserter sur un sujet aussi insaisissable, se pose une question centrale : comment conclure ce numéro ?

Dans la conclusion/ouverture de notre ouvrage Matérialiser l’utopie, nous avions fait le choix de faire émerger et d’explorer des « objets communs » partagés par les utopies des contributeurs, aussi différentes soient-elles.

Nous reprendrons ce parti pris en considérant six de ces objets qui définiront un paysage souple et vivant plutôt qu’une synthèse rigide et définitive de réponses aux trois questions posées par ce numéro sur la nature des utopies contemporaines, leurs effets et leurs dynamiques. Nous chercherons davantage à trouver des dynamiques plutôt qu’à énoncer des vérités.

Ces six objets concernent le symbole, l’espérance, la contingence, le politique, le temps et le corps. Ensemble, ils forment une série d’harmoniques des utopies contemporaines.

L’utopie tisse son langage dans les symboles enracinés dans les gènes de notre existence1 […] .

Il y a quelques mois, nous inscrivions ces mots dans les dernières pages de notre ouvrage Matérialiser l’utopie. Ils font résonner le texte de Christine Kossaifi qui montre la filiation entre une réalisation architecturale mise au service d’une existence mercantile et un ADN mythique. Ils concernent également l’utopie « transhumaniste » liée à la puissance symbolique de la technique (F. Defilipi). Ils montrent leurs limites par la démonstration d’Eliza Culéa-Hong selon laquelle l’utopie peut aussi tisser son propre langage en créant des symboles qui permettent à des rêves individuels de devenir collectifs.

L’espérance est présente dans toutes les contributions de ce numéro. Elle est en filigrane dans l’utopie de Mia. Elle l’est indirectement dans l’utopie de l’effondrement avec l’idée sous-jacente d’une renaissance faisant suite à un chaos. Elle joue un rôle central dans l’histoire de Castro, dans la puissance du récit, mais aussi dans le travail des étudiants au sein des territoires. C’est peut-être dans le texte sur Waves que l’espérance joue un rôle mineur, même s’il est possible d’interpréter la contribution comme une espérance du retour d’un passé édénique permettant d’oublier la condition humaine actuelle.

La contingence traverse la moitié des textes de ce numéro. Elle est au cœur de la réflexion sur les utopies situées. Elle joue un rôle essentiel dans la construction de « l’utopie de Castro ». Elle est en toile de fond de l’utopie de Mia, de la contingence de son corps et de sa situation.

Les crises climatiques, énergétiques, sociales et, aujourd’hui, pandémiques, en refusant l’inefficience de la conduite technocratique ont nécessairement accru la dimension politique de l’utopie en s’apparentant à « l’activisme » évoqué par E. Culéa-Hong et celui de l’utopie « effondriste » (F. Defilippi) . Les « utopies situées » de l’ENSA de Montpellier conduisent à des transformations du territoire qui sont menées de façon collective ce qui réactive la pensée politique et lui redonne même son sens premier.

Sur les aspects temporels, l’utopie bucolique opère une « porosité du temps » en établissant des points de correspondance entre le passé de la poésie bucolique de Théocrite, le présent commercial de l’architecture contemporaine et un futur flou d’un monde rendu meilleur par la consommation. Ce temps n’est ni linéaire ni cyclique, mais peut être envisagé comme aléatoire.

Le temps de l’adolescence pour Mia introduit un « intervalle » de la vie où fleurissent les chimères. Ce temps n’est pas nécessairement continu ou homogène, mais au contraire fragmenté et s’y intercalent de nombreux passages avec le temps réel.

C’est d’ailleurs le propre corps de Mia qui est au cœur de son utopie avec la danse hip- hop qui lui permet de la manifester. En dehors de la référence foucaldienne sur les rapports entre le corps et l’utopie, il est difficile, en cette période de pandémie, de ne pas faire le rapprochement entre ce texte et celui de Nathalie Blanc2 sur la maladie vue comme source d’utopies.

Les utopies contemporaines font donc résonner, chacune d’une façon singulière, les corps, le temps, le politique, la contingence, l’espérance et le symbole. Elles le font avec des divergences énormes qui ne se laissent pas facilement appréhender. Nous tentons ici une approche, forcément simplificatrice, en considérant que ces différences s’inscrivent dans un espace à cinq dimensions, chacune d’entre elles s’articulant autour de forces opposées. De fait, l’hétérogénéité des utopies de notre temps, de leurs effets et de leurs dynamiques remplit les interstices :

  • entre transcendance et immanence ;
  • entre lieu et non-lieu ;
  • entre nature et culture (nature et artifice) ;
  • entre conservation et transformation ;
  • entre corps et esprit.

Les dynamiques et les caractéristiques de l’utopie aujourd’hui sont à la fois propres à l’espace qui l’a vu naître et extérieures à ce dernier. Sur cet antagonisme entre transcendance et immanence, les « utopies situées » de l’ENSA de Montpellier sont diamétralement opposées à celle du transhumanisme qui va chercher dans les avancées technologiques et leurs imaginaires un moyen d’obtenir une vie meilleure indépendamment de l’environnement dans lequel se trouve l’individu.

Conjointement, les utopies contemporaines à la fois existent, incarnées par un lieu, et n’existent pas en tant qu’ectoplasme totalement immatériel. Pour prendre conscience de ce paradoxe, il suffit de se remémorer l’écart abyssal entre « l’utopie LGBT+ » du quartier Castro de San Francisco et celle portée par les récits de science-fiction et leurs fonctions de cadrage (E. Culéa-Hong).

Dans cette deuxième décennie du xixe siècle, la notion d’utopie oscille également entre nature et culture (entre nature et artifice).

Les deux mouvements, transhumaniste et effondriste, incarnent en fait les deux positions opposées face à l’anthropocène à un moment où l’effet des phénomènes anthropiques émerge de façon brutale. Dans cette dramaturgie, la nature est l’enjeu principal.

Le naturel dans l’utopie bucolique apparaît déjà comme « un artificiel tissé » selon la pensée de Harry Berger3. Cela conduit à repousser loin dans le temps l’opposition manichéenne de la nature et de l’artifice au profit d’une imbrication des deux notions devenues aujourd’hui, dans l’anthropocène dominant et tant l’anthropisation est forte, la seule appréhension durable possible et finalement une nouvelle condition humaine d’appréhension de la planète. Plus loin encore, cette utopie transposant la poésie bucolique champêtre en mirage de lumière et de verre propose une synthèse entre réel et virtuel. Cette fusion donne naissance à une sorte de « stéréoréalité » qui pourrait être appréhendée comme une « nature augmentée » plus naturelle encore tout en étant plus artificielle. Enfin, le centre commercial de Waves apparaît comme une nouvelle Arcadie de vie champêtre qui se structure paradoxalement sur une opposition tranchée entre intérieur et extérieur délimitant le végétal et le minéral, tout en produisant l’effet d’une osmose entre les deux.

Ce dernier exemple qui concerne Waves montre que si les visées de l’utopie restent transformatrices, elles peuvent aussi faire écho (prendre pour modèle) un passé idéalisé.

Enfin, les effets de l’utopie (les sources) doivent être cherchés aujourd’hui sur les corps (sur la matière), mais aussi sur l’esprit (sur les formes). Le seul exemple de Castro et de l’utopie LGBT montre la concomitance d’une omniprésence des corps et d’une matière et celle d’un mouvement immatériel qui leur donne forme.

Face à ces ambiguïtés, face aux difficultés posées par l’utopie dans le contexte contemporain, la pluridisciplinarité que nous avons toujours revendiquée s’adapte à la diversité des médiums de l’utopie. Qu’ils soient littéraires, politiques, philosophiques, sociaux ou spatiaux, les médiums et les expressions de l’utopie n’ont cessé d’évoluer, jusqu’à rendre flous les rapports entre l’expérience physique hic et nunc et la matérialisation d’un ailleurs.

Les Grecs utilisaient un adverbe pour qualifier l’intermédiaire et l’entre-deux : metaxu (μεταξύ). Ce terme correspond parfaitement au sujet que nous avons cherché à traiter dans ce numéro.

Pour clore ce texte en laissant une porte ouverte, pour souligner encore l’ineffable de l’utopie, nous aimerions donner la parole au poète :

Au bord de quelque chose, toujours.
Dans l’insécurité native.
Au bord d’une compréhension. Ou d’une décision définitive.
Au bord d’une imminence.

Un franchissement de col, à partir duquel tout pourrait s’inverser, la vision s’agrandir, le souffle s’apaiser.

Ne plus avoir à haleter pour atteindre le sommet, jouir du paysage en amorçant la descente, laisser aller un pied après l’autre sur le sentier accueillant, celui qu’on sait rejoindre le havre, là-bas au creux de la vallée, ardemment pressenti depuis l’autre versant.

Mais le col n’est jamais là où l’on croit4.

1 Patrick Bourgne, Christian Drevet, Xavier Fourt, Marie-Hélène Gay-Charpin (dirs.), Matérialiser l’utopie, Clermont-Ferrand, Presses

2 Blanc, Nathalie (2020), « La maladie ou l’utopie du non-dit », in P. Bourgne, C. Drevet, X. Fourt, M.H. Gay-Charpin (dirs.)

3 Berger, Harry Jr (1984), « The Origins of Bucolic Representation. Disenchantment and Revision in Theocritus’ Seventh Idyll

4 Ascal Françoise (2006), Issues, Rennes, Éditions Apogée, 74 p.

Notes

1 Patrick Bourgne, Christian Drevet, Xavier Fourt, Marie-Hélène Gay-Charpin (dirs.), Matérialiser l’utopie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, p. 263.

2 Blanc, Nathalie (2020), « La maladie ou l’utopie du non-dit », in P. Bourgne, C. Drevet, X. Fourt, M.H. Gay-Charpin (dirs.), Matérialiser l’utopie, Clermont Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, p. 143-152.

3 Berger, Harry Jr (1984), « The Origins of Bucolic Representation. Disenchantment and Revision in Theocritus’ Seventh Idyll », Classical Antiquity, vol. 3, n°1, p. 1-39, [En ligne] URL : https://www.jstor.org/stable/25010805, DOI : https://doi.org/10.2307/25010805.

4 Ascal Françoise (2006), Issues, Rennes, Éditions Apogée, 74 p.

Citer cet article

Référence électronique

Marie-Hélène GAY-CHARPIN, Patrick BOURGNE et Christian DREVET, « Conclusion », K@iros [En ligne], 5 | 2021, mis en ligne le 08 juin 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=590

Auteurs

Marie-Hélène GAY-CHARPIN

Architecte DPLG, Maître de Conférences Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine, UMR Ressources-ENSA Clermont-Ferrand

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Patrick BOURGNE

Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, laboratoire Communication et Sociétés, Université Clermont Auvergne

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Christian DREVET

Architecte honoraire, membre associé UMR Ressources-ENSA de Clermont-Ferrand, ancien professeur TPCAU des ENSA

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