Le dessin comme témoin

Guerres et dictatures en Espagne et en Argentine

Traduction(s) :
El dibujo como testigo

Texte

En 1905, une illustration satirique publiée dans la revue catalane Cu-Cut moquait les défaites qu’accumulait l’armée espagnole, affirmant qu’une réunion en l’honneur d’une « victoire » ne pouvait réunir que des civils. La référence au « Désastre » de 1898 et à la cuisante perte des colonies espagnoles face aux États-Unis était plus qu’évidente pour les lecteurs et les lectrices, et les militaires ne s’y trompèrent pas, mais leur réaction dépassa de loin le cadre de la polémique journalistique. Le 25 novembre, pas moins de 300 officiers prirent d’assaut les locaux de la rédaction de la revue, ainsi que ceux de La Veu de Catalunya. En sus de cette violente réaction, la pression de l’armée et le soutien du roi Alphonse XIII contribuèrent à faire adopter, dès 1906, la « loi des juridictions » ou « loi pour la répression des délits contre la Patrie et l’armée », faisant tomber sous le coup de la juridiction militaire les « affronts » de ce type, insupportables aux yeux des militaires. Cet épisode, lourd de conséquences – la loi des juridictions demeura en vigueur jusqu’en 1931  permet d’appréhender la source qu’est le dessin depuis plusieurs perspectives. Il constitue un moyen d’expression, de dénonciation, de témoignage, de critique, au cœur d’enjeux de pouvoirs, avec l’intervention possible des trois pouvoirs traditionnels – exécutif, législatif, juridique  ainsi que dans celui de la presse où il est publié – journaux, revues… , sans oublier l’influence sociale, culturelle, politique des bandes dessinées. Ainsi, la propagande, quel que soit son contenu idéologique, cherche-t-elle à utiliser à son avantage la capacité du dessin à exprimer un point de vue, à véhiculer un message par l’image, à nourrir la réflexion, l’irrévérence ou bien le conformisme, l’endoctrinement. Aussi l’analyse de dessins va-t-elle également de pair avec, comme le confirme l’étymologie même du mot, son dessein, c’est-à-dire son intention, son objectif, et, par conséquent, les problématiques de réception qui lui sont inhérentes : en l’occurrence, une illustration de presse ou une bande dessinée sont destinées à être vues, lues et interprétées, et leur élaboration prend nécessairement en compte le public visé. Cela implique également d’intégrer à leur étude le circuit économique spécifique des publications qui diffusent ces dessins : les impacts des coûts de production, des ventes, la possible recherche de rentabilité ne sont pas sans influence sur les dessinateurs et les dessinatrices, et donc sur leurs créations. Avec les outils d’analyses appropriés, le dessin est une source que l’on peut étudier depuis une perspective pluridisciplinaire pour mieux comprendre l’époque où il surgit.

C’est à l’ensemble de ces enjeux que ce numéro s’est intéressé, en proposant d’étudier ce mode d’expression et de représentation qu’est le dessin de presse ou de bande dessinée, en tant que témoin de périodes troublées : celles des guerres et des dictatures en Espagne et en Argentine depuis la fin du xixe siècle. Outre les guerres civiles de la deuxième moitié du xixe et du xxe siècle (la Révolution de 1880 en Argentine, la troisième guerre carliste de 1872 à 1876 et la guerre civile de 1936 à 1939 pour l’Espagne), les deux pays participèrent également à des conflits internationaux, telle la guerre de 1898 qui opposa l’Espagne aux États-Unis ou, plus proche de nous, la guerre des Malouines en 1982 entre l’Argentine et la Grande-Bretagne. Ce siècle fut également marqué par les régimes autoritaires dans ces deux pays. L’on pense, bien évidemment, aux six coups d’État qui se sont succédé en Argentine en 1930, 1943, 1955, 1962, 1966 et 1976, et à l’instauration de régimes militaires dont le pouvoir reposait sur la répression et la violence, à l’instar du terrorisme d’État mis en œuvre sous le “Processus de réorganisation nationale”, avec son lot tragique de disparus. L’imposition de diverses formes de répression et de censure, caractéristiques des périodes de guerre et des régimes autoritaires, configurait en effet un cadre particulier, où les limites imposées à la liberté d’expression impliquaient une adaptation de la part des dessinatrices et des dessinateurs et, pour ceux et celles qui souhaitaient adopter une attitude critique, prendre la plume avec prudence et courage. En effet, si nous restons sur le cas espagnol, analysé en l’occurrence par Elisa Chuliá, le contrôle des moyens de communication sous le franquisme, destiné à orienter et museler les discours et l’opinion, s’est maintenu sous une forme autant “directive” que “réactive” jusqu’en 1966, date à laquelle la Ley de Prensa abandonnait la censure préventive sans que le pouvoir renonce pour autant à la surveillance répressive des publications.

Les thématiques et les contextes d’études des articles retenus, expertisés suivant les critères d’évaluation académiques et universitaires par un comité scientifique, dont nous souhaitons remercier les membres ici, ainsi que ceux des recensions proposées, ont permis d’affiner la structuration de ce numéro bilingue. En effet, nous avons décidé, au regard des langues des articles reçus et afin de faciliter la diffusion et la compréhension du numéro, d’en proposer une version entièrement franco-espagnole. Il se divise en trois parties afin d’illustrer et de mettre en perspective le rôle du dessin comme témoin. Celles-ci portent, d’une part, sur la façon dont le dessin de presse et de bande dessinée représente les conflits de l’Espagne du xixe siècle puis comment il contribue à la diffusion de l’idéologie et de la propagande franquiste. D’autre part, elles mettent en avant la capacité du dessin à rendre compte des conséquences de la répression mise en œuvre par le dernier régime militaire argentin.

 

Dans une première partie, quatre articles proposent différentes études de cas, à partir de sources spécifiques et variées de dessins espagnols et argentins (dessin de presse, de bande dessinée, de revues pour enfants…). Céline Loué étudie les illustrations que la revue carliste La Ilustración Española y Americana, dans les années 1870, proposait à ses lectrices et à ses lecteurs afin de leur transmettre, de manière biaisée, des informations sur la troisième guerre carliste. Son article met en exergue le choix des illustrations parfois surprenant, car au-delà des convictions idéologiques carlistes assumées de la part de la revue, il montre qu’il relevait aussi d’autres logiques qui pouvaient être également prédominantes. José Manuel López Torán s’intéresse, quant à lui, à des discours sur des guerres élaborés en période dictatoriale. Son article porte sur la manière dont la revue Hazañas bélicas proposait en 1961 et 1962 à de jeunes lecteurs et lectrices de s’évader au moyen d’aventures fantaisistes, où Don Quichotte prenait part, d’une certaine manière, aussi bien à la Seconde Guerre mondiale qu’à la guerre de Corée. L’intertextualité et le symbole qu’incarne le personnage cervantin y sont analysés en lien avec l’évolution politique de la dictature franquiste. José Joaquín Rodríguez Moreno et Paula Sepúlveda Navarrete traitent de ces mêmes années en s’intéressant à un autre public spécifique : ils analysent la manière dont l’idéologie franquiste cherchait à façonner les identités féminines à travers l’étude des discours et des dessins de la Revista Femenina Sissi. Cette partie se clôt sur l’article de Marie Lorinquer-Hervé, afin de proposer une mise en perspective sur la capacité de témoignage du dessin au sujet d’une période dictatoriale. Pour cela, il prend pour objet d’étude le dernier régime militaire argentin, et adopte une grille d’analyse plus intimiste, pour mettre en lumière l’intrication entre l’héritage de cette dictature et les “récits de soi” élaborés dans les romans graphiques Notes de bas de page et La Flamme.

La deuxième partie est constituée d’une synthèse proposée par Vincent Marie à partir de son film documentaire Bartolí, le dessin pour mémoire (2019), qui interroge la capacité du dessin à témoigner de l’inénarrable. La reproduction de dessins et croquis réalisés par Josep Bartolí ainsi que la relecture de Vincent Marie permettent d’appréhender un parcours vital et artistique susceptible de retracer et de rendre compte de l’ampleur du déroulé tragique et violent des années 1930 et 1940. L’œuvre de Bartolí constitue un témoignage engagé et un point de vue singulier sur la guerre civile espagnole, la Retirada de l’armée républicaine et l’internement dans les camps de concentration que la France réservait aux exilés espagnols.

Enfin, la troisième partie du numéro, consacrée aux recensions, se concentre à nouveau sur le cas de la dictature argentine dans la bande dessinée, sous deux perspectives spécifiques, à même de compléter les articles centrés sur ce sujet. D’une part, celle de la répression et des disparitions forcées, mise en perspective dans le texte de Camille Pouzol qui porte sur Vies volées – Buenos Aires Place de Mai. D’autre part, compte tenu de la commémoration des 40 ans de la guerre des Malouines, il nous a semblé pertinent de clore cette partie par un dossier de recension spécifique, qui s’intéresse à la manière dont les bandes dessinées ont choisi de représenter ce conflit. Il est introduit par Demian Germán Urdin et alimenté par ses réflexions ainsi que celles de Laura Cristina Fernández et Pablo Turnes.

Citer cet article

Référence électronique

David GRÉGORIO et Agatha MOHRING, « Le dessin comme témoin », K@iros [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 07 octobre 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=654

Auteurs

David GRÉGORIO

Professeur agrégé d'espagnol – Docteur en Civilisation Espagnole

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Agatha MOHRING

Maîtresse de conférences en études hispanophones, 3L.AM, Université d'Angers, chercheuse associée au laboratoire LLA-Créatis, Université Toulouse Jean-Jaurès.

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