Conclusion

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Conclusión

Texte

À travers la variété des styles graphiques et des techniques narratives, nous avons pu observer par quels tours et détours le dessin de presse ou celui des revues pour enfants, les bandes dessinées, les esquisses et ébauches, les croquis saisis sur le vif, sont à même de témoigner non seulement de l’expérience de l’horreur du conflit et de la dictature – tout en les donnant à voir a posteriori –, mais aussi de la difficulté à suggérer l’irreprésentable, à exprimer l’inénarrable.

La diversité des supports et des approches des analyses qui constituent ce numéro nous permet de mettre en lumière, avec le recul critique nécessaire, les liens intriqués qui unissent des exemples précis de publications d’époque et des cas spécifiques et localisés de conflits et de régimes politiques. Elle met également au jour un certain nombre de procédés et techniques graphiques et narratifs à même d’informer le discours, le témoignage des dessins, révélant par la même occasion une cohérence inhérente au média qui dépasse les échos logiques et les prolongements civilisationnels qu’on a pu observer entre l’espace de l’Espagne et celui de l’Argentine au xixe et xxe siècles.

Parmi ces procédés, nous pourrions revenir sur le traitement des couleurs, analysé dans la majorité des articles comme une technique conférant au dessin une plus grande expressivité. Il donne aussi la possibilité aux dessinateurs et dessinatrices de rompre avec une manière plus habituelle d’associer les couleurs ou le noir et blanc à un certain type de bande dessinée ; en effet, on attribue traditionnellement à la bande dessinée historique et à la bande dessinée de guerre un trait réaliste et un recours au noir et blanc. Cette convention est subvertie comme le souligne la recension de Laura Cristina Fernández et Pablo Turnes qui insiste sur l’utilisation de couleurs vives inhabituelles pour dépeindre l’absurdité de la guerre des Malouines.

Les thèmes traités orientent aussi le dessin. La volonté d’informer, de témoigner de la violence, de l’horreur, du trauma liés aux conflits et aux dictatures amène les dessinatrices et dessinateurs, les auteurs et les autrices, à chercher à transmettre des informations et des vécus sensibles et à mettre en place des stratégies d’identification entre les lecteurs et lectrices et les personnages représentés. Le dessin comme témoignage doit alors relever le défi de partager une expérience parfois méconnue. Plusieurs œuvres étudiées dans ce numéro ont recours à des procédés d’identification et d’universalisation, notamment les revues Hazañas bélicas, analysée par José Manuel López Torán, et Fierro, citée par Demian Germán Urdin, pour ne donner que deux exemples. Dans la première publication, José Manuel López Torán observe une recherche d’universalité de la part de la revue Hazañas bélicas, ou du moins des stratégies à même de susciter la reconnaissance immédiate à travers le recours littéraire au personnage de Don Quichotte. Celui-ci permet d’aborder des conflits particuliers de manière documentée (comme la Guerre de Corée ou la Seconde Guerre mondiale, à travers les camps de prisonniers allemands), tout en atténuant l’expérience grâce au symbole culturel et littéraire commun de Don Quichotte, la rendant donc partageable avec le plus grand nombre, et en particulier avec un public enfantin. Demian Germán Urdin quant à lui insiste sur différents mécanismes narratifs et graphiques qui tentent de provoquer une identification entre les soldats représentés et les lecteurs et lectrices. Ces procédés hétérogènes renvoient donc à une tentative empathique de partage de la violence de la guerre, à travers la représentation par le dessin, dans des perspectives opposées cependant : dans le cas du numéro commémoratif de Fierro, il s’agit de se confronter aux blessures de la guerre des Malouines, alors que dans Hazañas bélicas, le but est de proposer une histoire divertissante en accord avec le discours officiel, légitimateur, in fine, des vues idéologiques de la dictature franquiste.

En somme, chacune des analyses présente des œuvres expérimentant des stratégies de narration visuelle, comme celles que met en avant Céline Loué en présentant l’évolution de La Ilustración Española y Americana et les modifications formelles des images pour innover, capter le regard et fasciner. Vies volées – Buenos Aires Place de Mai, telle que l’analyse Camille Pouzol, reflète bien les interrogations contemporaines concernant les processus de fabrication des images. Les dessins posent donc directement la question de la représentabilité de l’horreur de la guerre et de la dictature, sur des continents différents, à des époques plus ou moins éloignées, mais à travers des problématiques de visibilité qui se rejoignent. Peut-on montrer directement l’insoutenable ? Doit-on, pour témoigner, se confronter et confronter les lectrices et lecteurs à l’irreprésentable ? Il est intéressant de constater l’étendue de la palette des choix graphiques que proposent les œuvres de ce numéro, qui sont autant de réponses proposées aux limites de la représentation, en fonction de choix stratégiques réalisés lors de la création des dessins, en vue de la diffusion des publications. Si Céline Loué nous montre que parfois La Ilustración Española y Americana décide de passer sous silence certaines scènes de guerre, d’atténuer la violence des combats afin de soutenir la stabilité politique du pays, Laura Cristina Fernández et Pablo Turnes partagent quant à eux deux stratégies différentes, observées dans Tortas fritas de polenta et Cómo yo gané la guerra : provoquer, d’une part, un sentiment d’étrangeté qui atteindrait son acmé grâce à l’horreur de la guerre et, d’autre part, user de l’humour pour dénoncer l’absurdité du conflit.

Les dessins étudiés se rejoignent donc dans une volonté de se positionner par rapport aux conflits quand ils ont lieu, mais également a posteriori, et les analyses mettent en lumière, au-delà des réinterprétations idéologisées et adossées à des discours de propagande (cas de Hazañas bélicas ou de La Ilustración Española y Americana), l’importance du dessin contre le silence entourant les événements historiques traumatisants. Répliques au silence, les images dessinées le mettent en scène et le contredisent, comme le remarque Vincent Marie vis-à-vis des points de suspension des titres des œuvres de Josep Bartolí, qui esquissent l’indicible et dont les productions graphiques remédient l’invisibilisation de la Retirada et des camps de concentration en France. Dessiner et diffuser le dessin deviennent alors une forme de résistance contre l’oubli. Cette réflexion n’est pas propre à l’Espagne, elle entoure aussi les productions qui s’intéressent à la dictature argentine, comme le montre bien Marie Lorinquer-Hervé, ou la guerre des Malouines, comme l’explique Demian Germán Urdin.

Tous ces exemples de dessin, une fois confrontés et analysés, nous permettent d’élargir la réflexion sur les modalités de témoignage. Issues d’époques distinctes, les œuvres présentées dans ce numéro interrogent le rapport à l’histoire, lié à des contextes de récupération de la mémoire différents, et proposent de revaloriser le rôle de la fiction au sens large, dont les spectres sont abordés dans les textes du numéro. Ainsi, Marie Lorinquer-Hervé analyse en ce sens la politisation au cœur des bandes dessinées telles que Notes de bas de page et La Flamme, qui revendiquent l’importance de l’autofiction et du recours au récit de soi, tandis que la recension de Camille Pouzol de la bande dessinée Vies volées – Buenos Aires Place de Mai soulève la question de la non-fiction dans cette même perspective. José Manuel López Torán soutient l’idée d’un dialogue fécond entre réalité et fiction mis en œuvre dans Hazañas bélicas pour représenter le conflit armé dans un contexte de propagande soutenue. Mais la modalité du récit n’est pas le seul élément remis en question : l’identité de la personne qui témoigne est au cœur de la réflexion. Concernant les récits dessinés liés à la dictature et aux conflits argentins, l’évolution des modes de témoignage est perceptible dans ce numéro. Les œuvres analysées par Laura Cristina Fernández, Pablo Turnes, Demian Germán Urdin, publiées dans les années 1970-1980, s’appuyaient sur des témoignages directs de survivants et survivantes, et créaient des personnages qui s’en inspiraient et reprenaient ce statut, tandis que les œuvres plus contemporaines mettent en scène des protagonistes de la deuxième ou de la troisième génération, s’inscrivant ainsi dans la post-mémoire. Ces œuvres que décrit Marie Lorinquer-Hervé s’ancrent dans une réflexion sociale et politique globale, sans pour autant délaisser l’intime ni le politique : grâce à la mise en scène de la distance géographique et temporelle qu’ils entretiennent avec les événements dépeints, leurs dessins pensent le rapport de la société aux conflits et aux dictatures.

La dimension politique des images est omniprésente dans les textes qui composent ce numéro. Le double ancrage théorique et méthodologique dans les Sciences de l’information et de la communication et les Études de civilisations hispaniques et hispano-américaines des articles, dossiers et recensions, amène les auteurs et les autrices à toujours prendre en compte le contexte de publication des œuvres et les influences politiques qui les traversent. Céline Loué ne cesse de rappeler les choix d’une lexicographie qui oscille entre guerre et insurrection et les stratégies graphiques qui orientent profondément la perception politique du conflit carliste des lecteurs et lectrices de La Ilustración Española y Americana, et de la société espagnole en général. De la même manière, il était nécessaire, pour analyser Hazañas bélicas et ses prises de position graphiques, de tenir compte à la fois des conditions de publication sous la dictature et de l’évolution des discours de propagande du régime. Le contexte de publication permet de comprendre le rôle joué par le dessin dans la construction des représentations et l’élaboration de l’imaginaire pendant la dictature franquiste. Le poids de ces représentations est éprouvé par José Joaquín Rodríguez Moreno et Paula Sepúlveda Navarrete dans l’analyse des revues dessinées pour filles sous la dictature, de l’après-guerre aux années 1960. La chercheuse et le chercheur mettent au jour l’endoctrinement politique du régime à travers l’inculcation de modèles féminins centrés sur le foyer et la famille, en accord avec le national-catholicisme.

Ces exemples nous rappellent donc, finalement, la nécessité de ne pas isoler les médias, mais bien de considérer le milieu médiatique, politique et social dans lequel ils interagissent constamment. C’est finalement une réflexion plus générale sur le langage du dessin et de la bande dessinée qui transparaît dans ces textes que nous avons souhaités richement illustrés, dans un format bilingue, afin d’essayer de construire dans ce numéro une certaine poétique de l’image.

Citer cet article

Référence électronique

David GRÉGORIO et Agatha MOHRING, « Conclusion », K@iros [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 07 octobre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=766

Auteurs

David GRÉGORIO

Professeur agrégé d’espagnol – Docteur en Civilisation espagnole

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Agatha MOHRING

Maîtresse de conférences en études hispanophones, 3L.AM, Université d’Angers, chercheuse associée au laboratoire LLA-Créatis, Université Toulouse Jean-Jaurès

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