Ouverture du colloque : l’exemple de l’eau

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Texte intégral

L’intitulé thématique de ce colloque conduit de prime abord le juriste à une interrogation sémantique : qu’entend-on par bien commun et biens communs ?

Le bien commun plonge le juriste dans l’embarras, car il ne dispose que de quelques fondements très parcellaires. La notion de bien s’oppose à la notion de mal, et le commun à l’individuel ? Pour les civilistes et depuis les Romains, les biens sont les choses (immobilières et mobilières), les administrativistes évoquent la notion de domaine et les choses envisagées sont des dépendances.

Le bien commun, au sens du droit public, doit être rapproché de la notion d’intérêt général.

Seuls des regards croisés (celui des historiens, des philosophes, des gestionnaires, des économistes) sur ces notions peuvent proposer un état des lieux satisfaisant. L’idée de cette journée en est une illustration. Pour le juriste publiciste et environnementiste que je suis, également intéressé par l’histoire du droit et les sciences économiques, l’exemple du droit de l’eau est particulièrement symptomatique des problématiques relatives à ces concepts de bien commun et biens communs.

I. L’influence du droit romain

L’évolution générale de la législation française tire en premier lieu ses sources de la tradition romaniste du droit de l’eau. Le droit romain sous l’influence du « Curator aquarum » Frontin qui proposera, en 98 après J.-C. de classer l’eau courante comme une « Res communis» : une chose commune qui n’appartient à personne, mais qui reste affectée à l’usage de tous. Ainsi, les fleuves et les grandes rivières sont des choses publiques, biens hors du commerce, mis à la disposition de tous (« Res publicae, res in usu populi »). Les petites rivières, ainsi que les torrents et les ruisseaux pouvaient faire l’objet de propriétés privées.

Les Romains ont aussi distingué le lit de la rivière qui appartient au riverain qui est provisoirement privé de sa terre, et l’eau courante qui n’appartient à personne et qui est une dépendance du domaine public. Pour le reste, le droit romain considérait que le maître du fonds dispose de l’eau de pluie, de l’eau de source, et qu’il peut aménager un étang ou une mare. Afin de faciliter les relations de voisinage et les droits de riveraineté, étaient mises en place des servitudes : de passage, de puisage, d’aqueduc, d’écoulement des eaux de pluie ou d’égouts.

II. De la féodalité à la loi du 8 avril 1898

L’époque féodale française reste assez ambiguë du point de vue de l’évolution du droit à l’eau. Cette époque est marquée par une confusion de la propriété de la souveraineté sur les eaux et forêts. Ainsi, les rivières et les chemins sont sous le contrôle des comtes et de leurs lieutenants. Le seigneur féodal exerce sur la terre et les eaux un pouvoir de police et de juridiction (il juge les conflits). Ce pouvoir va progressivement être considéré comme un véritable droit de propriété. Il n’y eut que très peu de textes officiels pour régler le régime des eaux du royaume et notamment leur propriété, l’essentiel du droit étant basé sur la coutume. Henri IV, en 1590, voulut régler le problème de la distribution de l’eau en créant la première concession moyennant finances. La Révolution française marque un tournant décisif de l’histoire de France. Le droit révolutionnaire va être favorable à un simple droit d’usage de l’eau et des rivières et à classer tous les cours d’eau dans le domaine public. La loi du 22 décembre 1789 relative aux départements attribuera aux communes la responsabilité de la salubrité publique, donc implicitement celle de l’alimentation en eau. Les lois des 22 novembre et 1er décembre 1790 prévoient que : « les fleuves et les rivières navigables sont considérés comme dépendances du domaine public ». Rien n’est précisé s’agissant des rivières non navigables.

La création du Code civil sous Napoléon Bonaparte, le 21 mars 1804, va consacrer le droit d’usage des riverains dans son article 644. Mais il maintiendra les règlements particuliers et les usages locaux dans les règlements d’eau judiciaires. La période révolutionnaire et celles qui suivront ne parviendront pas à trancher les débats doctrinaux développés par Proudhon et Rives favorables à la nationalisation de l’eau et, Chaponnières favorable à un régime de propriété privée rattaché aux anciens droits de riveraineté.

Le Second Empire (1875-1940) consacrera la mise en place des différents éléments que constitue encore aujourd’hui l’ossature du service public de l’eau en France sous l’influence de Haussmann et Belgrand qui feront appel aux ressources souterraines afin de pallier la situation très alarmante de la Seine et de ses affluents. L’assainissement des eaux usées devient également une priorité : « Nous buvons 90 % de nos maladies », disait Pasteur en 1881. La mise en œuvre des systèmes d’adduction d’eau et des égouts va se révéler très coûteuse pour beaucoup de collectivités locales. Les pouvoirs publics décident donc d’instituer des systèmes de concessions à des sociétés privées. C’est à cette époque que naquit l’industrie française de l’eau par exemple : la compagnie générale des eaux en 1853, la société lyonnaise des eaux et de l’éclairage en 1880. En 1884 le « tout-à-l’égout » est rendu obligatoire à Paris.

La nécessité d’une refonte du droit des eaux était pressante. Il faudra quinze ans à la chambre des députés pour adopter un projet voté par le Sénat : la loi du 8 avril 1898. Ce texte pour les eaux non courantes le principe de l’appropriation privée. Pour les eaux courantes, c’est désormais la distinction fondamentale des cours d’eau domaniaux et non domaniaux qui est mise en œuvre. Les premiers font partie du domaine public de l’État et pour les seconds, la loi accorde aux riverains, avec le droit de propriété du lit, un droit d’usage préférentiel de l’eau. La question d’un droit d’accès à l’eau « des indigents » avait été pour la première fois évoquée au cours des débats parlementaires, sans suite.

III. De la loi du 16 décembre 1964 à la loi du 3 janvier 1992

Entre 1898 et 1964, il faut prendre acte d’une multitude de textes législatifs et réglementaires dont les objets ont été divers et variés (protection des eaux souterraines, lutte contre les inondations, police de la pêche, etc.) La commission de l’eau créée en 1959 a voulu faire table rase des anciens textes afin d’unifier le droit de l’eau. Ce sera l’objet de la grande loi-cadre du 16 décembre 1964 relative à la répartition des eaux et à la lutte contre leur pollution. Cependant, cette loi consacre comme en 1898 l’appropriation privée de l’eau. La loi crée une action administrative coordonnée, elle renforce la réglementation de protection des consommateurs et met en place les agences de l’eau qui collectent et redistribuent les redevances perçues sur les utilisateurs, de manière proportionnelle à la quantité d’eau consommée et aux rejets polluants émis (mise en place du principe pollueur-payeur en France). La loi de 1964 bouleverse le cadre géographique et administratif de la gestion de l’eau en introduisant la notion de « bassins versants » ayant pour délimitation les lignes de partage des eaux. Enfin, la loi créa de nombreuses institutions nouvelles dans le domaine de l’eau : le comité national de l’eau, les comités de bassins et les agences financières de bassin. Les contrats de rivières.

Toutefois, malgré les très bonnes initiatives consacrées par cette loi, celle-ci n’a pas déployé toutes les mesures prévues. De nombreux décrets d’application n’ont jamais vu le jour, et plusieurs dispositions n’ont jamais été mises en œuvre. C’est le cas en particulier des mesures relatives à la protection des captages, des déclarations de prélèvements des eaux souterraines et des inventaires généraux de la pollution. La loi du 16 décembre 1964 a fait progresser le droit de l’eau, sans faire évoluer le droit à l’eau ni créer les conditions d’une politique de l’eau.

Les années 1970-1992 vont être marquées par la naissance et le développement spectaculaire du droit international de l’environnement à partir de la célèbre Déclaration de Stockholm en juin 1972, et la survenance presque immédiatement des premières directives européennes dans le domaine de l’eau (directive 75/440/CEE, du 16 juin 1975, sur la qualité requise des eaux superficielles destinées à la production d’eau alimentaire ; et la directive 91/271/CEE, du 21 mai 1991, relative au traitement des eaux urbaines résiduaires). Suivront presque trente directives dans le seul domaine de l’eau jusqu’à l’adoption de la directive-cadre du Parlement européen et du Conseil 2000/60/CE du 23 octobre 2000. C’est dans ce contexte que sera adoptée la loi n° 92–3 du 3 janvier 1992 « sur l’eau ». Dans un premier temps, c’est le ministère de l’Environnement qui a lancé une vaste campagne sur le thème d’une refonte du droit de l’eau accompagnée d’une importante concertation avec les collectivités locales et les associations (les assises régionales de l’eau).

Outre la fonction de transposition d’un certain nombre de directives européennes, cette nouvelle loi a franchi une étape décisive sur le chemin de la reconnaissance du droit à l’eau. En premier lieu, l’article premier du texte donne enfin une identité juridique à l’eau en l’incorporant dans le patrimoine commun de la nation, et en considérant que sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, sont d’intérêt général, son usage appartient à tous dans le cadre des lois et règlements… La loi va mettre en place un nouveau dispositif de police de l’eau en établissant une nomenclature des usages de l’eau pour les soumettre à des procédures de déclaration ou d’autorisation en fonction de critères quantitatifs et d’impacts polluants sur la ressource. Le législateur va instituer une planification globale de la ressource en eau par la création des schémas directeurs d’aménagements de l’eau (SDAGE) et des schémas d’aménagement de l’eau (SAGE), lesquels s’imposeront aux décisions administratives. Enfin, la loi du 03/01/1992 a renforcé le rôle des collectivités territoriales dans le domaine de l’assainissement (la collecte des eaux usées domestiques est obligatoire depuis 2005) et de l’aménagement des cours d’eau. Elle offre la possibilité aux associations de se porter partie civile en matière de police de l’eau ; elle fixe les modalités d’information des consommateurs sur la qualité de l’eau.

On peut considérer cette loi comme un apport fondamental à la théorie des biens communs. Elle va même au-delà, en ce sens qu’elle distingue les biens de la ressource et du patrimoine : ainsi la loi de 1898 considère l’eau comme une chose, celle de 1964 comme une ressource (plus-value de nature économique), celle de 1992 fait accéder l’eau au rang de patrimoine commun (plus-value de nature sociale et culturelle, en lien direct avec la théorie constitutionnelle des droits des générations futures).

IV. De la loi de 1992 à la loi du 30 décembre 2006

La loi « Barnier » du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement, contient de nombreuses dispositions en matière de gestion de l’eau. Elle fixe de nouvelles règles dans les rapports contractuels entre les collectivités et les entreprises délégataires, comme par exemple la limitation de la durée des contrats à vingt ans. La pratique du versement d’un droit d’entrée par le délégataire est désormais interdite quand la délégation concerne l’eau potable, l’assainissement ou les déchets en général. La loi prévoit l’élaboration d’un rapport annuel dans chaque commune sur le prix et la qualité du service de l’eau ; dans les communes de plus de 3 500 habitants, il doit être mis à la disposition du public ; création d’un observatoire du prix de l’eau en 1996.

Le début des années 2000 est marqué par la célèbre directive-cadre du Parlement européen et du Conseil 2000/60/CE du 23 octobre 2000 qui va établir un cadre politique communautaire dans le domaine de l’eau. Le texte précise, dès son premier considérant que « l’eau n’est pas un bien marchand comme les autres ». Mais c’est malgré tout un bien marchand dont la valeur est économique et financière. Elle vise en particulier d’atteindre l’objectif de « bon état » de l’ensemble des masses d’eau en Europe d’ici 2015. Elle impose une gestion par districts hydrographiques, des études de l’incidence des activités humaines sur les eaux et des analyses économiques de l’utilisation de celle-ci. La directive promeut l’usage de la tarification et des redevances pour inciter les usagers à utiliser les ressources en eau d’une manière plus durable et recouvrer les coûts des services de l’eau, par secteurs économiques. Alors que le débat a bien existé, la question du droit à l’eau et à l’assainissement n’est pas envisagée dans cette directive majeure.

La loi « solidarité et renouvellement urbain » (SRU) du 13 décembre 2000 va apporter quelques éléments de réponse nouveaux aux relations entre les services de distribution de l’eau et leurs usagers. Les services chargés de la distribution de l’eau potable sont désormais tenus de procéder à l’individualisation des contrats de fourniture d’eau à l’intérieur des immeubles d’habitat collectif. Les nouveaux abonnés, propriétaires ou locataires ont désormais un rapport direct au distributeur d’eau. L’abonnement direct modifie également le statut de « l’usager habitant, en abonné citoyen ». La loi SRU a modifié le système de transfert des impayés. Les impayés ne sont plus mutualisés au niveau de l’habitat, mais au niveau de la collectivité locale ou du distributeur, d’où une plus grande dilution de la charge financière.

Après presque deux ans de débats, la nouvelle loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 (LEMA) va consacrer définitivement la reconnaissance du droit à l’eau.

La reconnaissance par le législateur français d’un droit d’accès à l’eau a été le résultat d’une longue et pénible évolution. D’abord très influencées par les principes classiques du droit romain, les orientations libérales de la révolution de 1789 conduiront à la dépendance du droit de l’eau au droit de propriété foncière. C’est à partir du début des années 1990 que l’idée de la reconnaissance d’un droit à l’eau fait son apparition, portée par le droit international et la pression des citoyens et de leurs associations. Trois ans et demi avant l’adoption par l’assemblée générale des Nations unies de la résolution du 28 juillet 2010, le législateur français a inscrit le droit à l’eau dans la loi n° 2006-1772 du 30 décembre 2006 codifié à l’article L. 210-1 du Code de l’environnement.

La reconnaissance d’un droit à l’eau et à l’assainissement pour les citoyens a toujours été évoquée depuis les toutes premières lois nationales sur l’eau, en particulier celles du 16/12 1964 et du 03/01/1992. Mais c’est sous l’impulsion du droit international, du droit européen, des nombreuses actions et revendications des citoyens et de leurs associations provocantes, des très nombreuses questions des parlementaires adressées au Gouvernement, que l’accès à l’eau sera consacré en droit français. L’enrichissement du cadre constitutionnel par l’adoption de la Charte constitutionnelle de l’environnement promulguée le 1er mars 2005 va jouer un rôle dans cette reconnaissance en consacrant dans son article 1er un véritable droit à l’environnement pour les citoyens : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Le Sénat à l’occasion de l’adoption, en deuxième lecture, du projet de loi sur l’eau et les milieux aquatiques (le 11 septembre 2006) a inscrit un droit à l’eau en prévoyant que : « Chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a droit d’accès à l’eau potable des conditions économiquement supportables » (Sénat 2e lecture, 11 septembre 2006 n° 133. La loi sera adoptée le 30 décembre 2006 « loi sur l’eau et les milieux aquatiques L. 2006-1772 (LEMA). Elle modifie l’alinéa 2 de l’article L. 210-1 du Code de l’environnement qui est ainsi rédigé : « Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et à chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ».

Ce nouveau droit est resté assez largement théorique jusqu’à l’adoption par le parlement de la loi n° 2011 ‑156 du 7 février 2011 relative à la solidarité dans les domaines de l’alimentation en eau et de l’assainissement, Journal officiel du 08/02/2011. Ce texte permet aux services publics de l’eau et de l’assainissement « d’attribuer une subvention au fonds de solidarité pour le logement en vue de contribuer au financement des aides relatives au paiement des fournitures d’eau ou des charges collectives afférentes prévues à l’article 6 de la loi n° 90-449 du 31/05 1990 relative à la mise en œuvre du droit au logement ». Une convention passée avec le gestionnaire du fonds de solidarité pour le logement détermine les règles de calcul ainsi que les modalités d’attribution et de versement de cette subvention, dont le montant ne peut excéder 0,5 % des montants hors taxes des redevances d’eau ou d’assainissement perçues.

Il s’agit d’une solidarité nouvelle entre les usagers qui vient d’être organisée. Pour autant, la mise en œuvre technique est encore embryonnaire, elle suppose un rattachement physique de l’usager à un lieu d’habitation déterminé. L’accès à l’eau des « sans domicile fixe » est exclu du dispositif et celui des gens du voyage est à peine pris en compte.

Finalement, le droit de l’eau à travers l’évolution de la nature juridique de l’eau et des milieux aquatiques au sens large apparaît bien comme un exemple positif du concept de bien commun. Sa culture juridique et sa méthode originale peuvent être vraisemblablement transposées à d’autres sujets et problématiques tant le sens commun, la fraternité et la solidarité semblent remis en cause aujourd’hui.

Citer cet article

Référence électronique

Philippe BOUCHEIX, « Ouverture du colloque : l’exemple de l’eau », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 27 septembre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=189

Auteur

Philippe BOUCHEIX

Maître de conférences en droit public, Centre Michel de l’Hospital EA 4232, Université Clermont Auvergne, F-63000 Clermont-Ferrand, France

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