Cour de cassation, Assemblée plénière, 28 juin 2019, n° 19-17330 et 19-17342

L’intervention inattendue de la Cour de cassation au terme de l’affaire Lambert

DOI : 10.52497/revue-cmh.252

Plan

Texte intégral

L’arrêt rendu par la formation la plus solennelle de la Cour de cassation le 28 juin 2019 vient clore une affaire à l’ampleur juridique démesurée, mobilisant les spécialistes du droit administratif, européen, civil, pénal, et international, autour de ce qui était initialement une décision médicale. Depuis 20131, tandis que quatre décisions d’arrêt des traitements ont été prises par les médecins en charge de Vincent Lambert, la succession des recours formés par ses parents a pu être qualifiée d’« acharnement judiciaire2 ».

En parallèle de ces décisions rendues par les juges administratifs, judiciaires, et européens, le législateur a été amené à faire évoluer le cadre législatif de la fin de vie, pour prendre en compte certaines difficultés soulevées par cette affaire. Toutefois, si l’instrumentalisation de ce triste conflit familial, médiatisé à outrance, pousse certains à demander une nouvelle législation, il ne faut pas oublier qu’en l’espèce, le dispositif légal français ne posait pas de difficultés et permettait d’éviter toute forme d’obstination déraisonnable. D’ailleurs, le Conseil d’État a, à plusieurs reprises, constaté la légalité des décisions d’arrêt des traitements adoptées à l’issue de la procédure collégiale prévue notamment par l’article L. 1110-5-1 du Code de la santé publique.

Après une nouvelle confirmation de la légalité de la décision médicale du 9 avril 2019 par le juge des référés du Conseil d’État3, les parents de Vincent Lambert ont formulé de nouvelles demandes auprès des juges de Strasbourg, mais également, de manière inédite, devant le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies. En effet, le protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits des personnes handicapées prévoit en son article 1er alinéa 1 que « le Comité des droits des personnes handicapées (“le Comité”) a compétence pour recevoir et examiner les communications présentées par des particuliers (…) ». En vertu de l’article 4 alinéa 1 de ce même protocole, le Comité a alors demandé au Gouvernement français, le 3 mai 2019, de prendre les mesures conservatoires nécessaires de manière à suspendre la mise en œuvre de l’arrêt des traitements dans l’attente qu’il prenne une décision sur le fond de la demande.

Le 7 mai 2019, le Gouvernement a informé le Comité onusien que de telles mesures conservatoires ne seraient pas prises.

Face à ce refus, les parents de Vincent Lambert ont multiplié les recours. Ils ont déposé une requête en référé-liberté, le 13 mai 2019, auprès du tribunal administratif de Paris afin qu’il soit enjoint au Gouvernement, au Dr Sanchez et au CHU de Reims de maintenir les traitements dans l’attente de la décision sur le fond du CPDH. Celle-ci a été rejetée par une ordonnance du 15 mai 20194.

Ce même jour, par assignation dite à heure indiquée, ils ont saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris pour qu’il constate l’existence d’une voie de fait et la force obligatoire des mesures provisoires réclamées par le Comité, puis ordonne au Gouvernement, au Dr Sanchez et au CHU de Reims de maintenir les traitements. Là encore, le 17 mai 20195, leur demande a été rejetée, la juridiction judiciaire s’estimant incompétente.

Tandis que, le 20 mai 2019, la Cour européenne des droits de l’Homme refusait la demande de mesures provisoires6, la Cour d’appel de Paris7 auprès de laquelle un appel avait été interjeté s’est déclarée compétente en constatant une « bien surprenante voie de fait »8.

Le juge du second degré a en effet considéré qu’« en se dispensant d’exécuter les mesures provisoires demandées par le Comité, l’État français a pris une décision insusceptible de se rattacher à ses prérogatives puisqu’elle porte atteinte à l’exercice d’un droit dont la privation a des conséquences irréversibles en ce qu’elle a trait au droit à la vie » pour finalement ordonner la reprise des traitements qui avaient été suspendus le matin même.

Si ce positionnement a surpris nombre de juristes, c’est que la jurisprudence relative à la notion de voie de fait avait enfermé son utilisation dans un carcan particulièrement rigide9 au sein duquel les circonstances de l’espèce ne semblaient pas pouvoir s’insérer. Cinq ans après le Conseil d’État10, ce sont donc les magistrats du Quai de l’Horloge qui se sont réunis en assemblée plénière pour examiner cette étrange décision et s’interroger plus particulièrement sur la curieuse qualification de voie de fait qui s’y trouve. Avec l’arrêt rendu le 28 juin 2019, la formation la plus solennelle de la Cour de cassation vient casser sans renvoi l’arrêt d’appel, niant la compétence de l’ordre judiciaire, et met ainsi un terme définitif à la contestation juridique incessante des décisions médicales d’arrêt des traitements de Vincent Lambert. Rappelant aux juges du second degré les conditions nécessaires à la qualification de voie de fait (I), cet arrêt s’inscrit dans un vaste ensemble de décisions ayant conduit au développement de la problématique de la fin de vie sur le plan jurisprudentiel et législatif (II).

I. Un rappel lapidaire des caractéristiques de la voie de fait

Après un unique visa reprenant conjointement la loi des 16 et 24 août 1790, le décret du 16 fructidor an III, et l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958, l’attendu de principe reprenant les conditions nécessaires à la caractérisation de la voie de fait permet de souligner, ab initio, qu’il ne s’agit pas ici de traiter de la décision d’arrêt des traitements elle-même, mais du refus du Gouvernement français de mettre en œuvre les mesures conservatoires demandées par le Comité onusien.

Pour casser l’arrêt d’appel, la haute juridiction judiciaire a d’abord exclu le droit à la vie du champ des libertés individuelles (A) avant de considérer, sans surprise, que la décision du Gouvernement n’était pas manifestement insusceptible de se rattacher aux pouvoirs de l’administration (B)

A. L’exclusion attendue du droit à la vie du champ des libertés individuelles

Avec la décision Bergoend du tribunal des conflits11, la voie de fait a été redéfinie pour induire une « réduction significative du risque de concurrence juridictionnelle »12. En effet, avec l’introduction en contentieux administratif du référé-liberté, une nouvelle voie de recours propre aux atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales, la répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire posait quelques difficultés. Portant sur les atteintes graves au droit de propriété ou aux libertés fondamentales, la voie de fait justifiant la compétence du juge judiciaire pouvait être concurrencée par la procédure du référé-liberté créée par la loi du 30 juin 200013. Mais, en apportant une assise constitutionnelle14 à la théorie de la voie de fait, le juge du tribunal des conflits est venu limiter son champ d’application à l’extinction du droit de propriété et aux atteintes aux libertés individuelles au sens de l’article 66 de la Constitution de la Ve République. En dehors des questions relatives au droit de propriété, cette définition de la voie de fait permet de limiter la saisine de l’ordre judiciaire aux seuls cas d’atteinte à la sûreté de l’individu.

Or, pour retenir la qualification de voie de fait, la Cour d’appel de Paris a considéré que le droit à la vie « constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme, et donc dans celle des libertés individuelles ». Cette seule formulation pose plusieurs difficultés.

D’une part, en qualifiant ainsi le droit à la vie de liberté individuelle, le juge du second degré semble avoir délibérément oublié le fondement constitutionnel conféré auparavant à la voie de fait. Tel l’habeas corpus15, la préservation de la liberté individuelle est entendue en référence au premier alinéa de l’article 66 qui dispose « Nul ne peut être arbitrairement détenu ». Outre l’évidente distinction qui s’opère habituellement entre droit à la sûreté et droit à la vie, notamment au sein de la Convention européenne des droits de l’Homme, le Conseil constitutionnel n’a jamais admis l’existence du droit à la vie comme principe à valeur constitutionnelle. Ainsi, tandis que le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, affirmé en 199416, a été rappelé ensuite à diverses reprises par le juge constitutionnel, le droit à la vie, comme l’affirmait déjà le professeur Delvolvé en 201317, n’entre pas dans le champ des libertés individuelles constitutionnellement protégées. D’ailleurs, dans la décision du 2 juin 201718, les Sages écartent le grief fondé sur une violation éventuelle du droit à la vie, qui résulterait d’une décision de limitation ou d’arrêt des traitements.

D’autre part, en considérant que le droit à la vie forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’Homme, quelle justification la Cour d’appel de Paris entendait-elle conférer à sa décision ? Indépendamment du caractère inhabituel de l’expression employée, il apparaît que cette affirmation repose sur un postulat contestable. Si l’affirmation de l’indivisibilité des droits fondamentaux rend difficile l’insertion de distinctions entre ceux-ci19, il semblerait toutefois que seule la prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants soit insusceptible de subir des restrictions. Son indérogeabilité serait ainsi « l’indicateur préféré de l’existence d’une hiérarchie au sein des droits de l’Homme »20. Comme le souligne le Professeur Marguénaud, si le droit à la vie « est le roi des droits, il n’est pas comme les droits découlant de l’article 3 et de l’article 4, § 1 (interdiction de l’esclavage et de la servitude) un droit à protection absolue »21.

L’utilisation de cette formulation alambiquée pour désigner le droit à la vie ne servait donc ici qu’à tenter de gommer l’absence de fondement juridique de la décision et surtout l’extrême précarité de la justification de la compétence du juge judiciaire. Finalement, au visa de l’article 66 de la Constitution de 1958, l’assemblée plénière conserve l’approche constitutionnelle des libertés individuelles et considère que le droit à la vie n’entre pas dans leur champ.

Ainsi, le refus du Gouvernement de mettre en place des mesures provisoires en ordonnant le maintien des traitements de Vincent Lambert ne pouvait être constitutif d’une voie de fait dès lors qu’il ne correspondait pas à une atteinte à une liberté individuelle. Plus encore, ce refus reposait sur une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative : le droit de ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable22.

Les juges de la Cour de cassation auraient pu s’arrêter à ce seul élément, les deux caractéristiques de la voie de fait étant cumulatives, néanmoins ils ont également précisé que la décision du Gouvernement pouvait bien se rattacher aux pouvoirs de l’administration, avec une justification assez bancale.

B. Le rapide examen de la condition subsidiaire du rattachement aux pouvoirs de l’administration

Le sort réservé à la qualification du droit à la vie comme liberté individuelle ne laissait que peu de place au doute et ne méritait pas de long développement de la part des juges de la Cour de cassation. Ils auraient ainsi pu s’abstenir de toute autre analyse sur la qualification malaisée de voie de fait réalisée par les juges du second degré. Peut-être souhaitaient-ils néanmoins souligner avec évidence qu’aucune des caractéristiques de la voie de fait ne pouvait ici être relevée. Pourtant, la justification à laquelle les magistrats ont eu recours demeure relativement superficielle.

Pour retenir que le refus exprimé par l’État de mettre en œuvre les mesures provisoires demandées par le CPDH n’était pas manifestement insusceptible d’être rattaché à ses pouvoirs, les juges du droit ont simplement mentionné les décisions rendues par le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’Homme les 24 et 30 avril 2019. Il convient donc de les reprendre brièvement.

Dans son ordonnance du 24 avril 201923, le Conseil d’État a effectué un nouveau contrôle de la légalité de la décision médicale adoptée par le Docteur Sanchez le 9 avril 2018. Après avoir rappelé les principaux points procéduraux de l’affaire, dans son volet administratif, le regard du juge s’est porté plus particulièrement sur les éléments médicaux et non médicaux examinés durant la procédure collégiale prévue par l’article L. 1110-5-1 du Code de la santé publique. Avec une liste de visa particulièrement exhaustive, mentionnant la Constitution, la Convention EDH, le PIDCP, la convention relative aux droits des personnes handicapées, le Code civil, le Code de la santé publique, le Code de justice administrative, mais aussi plus spécifiquement la loi du 2 février 201624 et la décision du Conseil constitutionnel du 2 juin 201725, les juges du Palais Royal ont considéré que la décision d’arrêt des traitements litigieuse n’était pas illégale.

A contrario, les juges de Strasbourg n’ont pas procédé à un nouvel examen approfondi de l’affaire pour répondre à la demande de mesures provisoires qui avait été formulée en vertu de l’article 39 de la Convention. En effet, ils ont considéré qu’au regard de la décision prise le 5 juin 201526, dans laquelle ils avaient jugé que la décision d’arrêt des traitements validée par la juridiction administrative ne constituait pas une atteinte à l’article 2 de la Convention EDH, il n’y avait pas lieu d’ordonner de telles mesures. Plus encore, dans cette décision du 30 avril 2019, les juges européens ont souligné avoir conscience qu’une telle demande ne visait qu’à s’opposer de nouveau à l’arrêt des traitements alors que celui-ci avait été autorisé dès 2015.

Le juge administratif et le juge européen ont ainsi admis la légalité de la décision d’arrêt des traitements prise le 9 avril 2018. La loi du 2 février 2016 permettant de préciser le cadre légal érigé en 2005, elle bénéficierait donc a fortiori du « brevet de conventionnalité »27 délivré par la Cour européenne en 2015 à la loi du 22 avril 2005 telle qu’interprétée par le juge administratif.

Il semblerait donc que pour l’assemblée plénière, le simple fait que la décision médicale réponde aux exigences légales et conventionnelles permette de justifier le refus du Gouvernement de mettre en place des mesures provisoires tendant à suspendre la mise en œuvre de l’arrêt des traitements.

En outre, tandis que le tribunal administratif de Paris avait considéré que la demande formulée par le CDPH ne revêtait pas de caractère contraignant à l’égard de l’État, et que la Cour d’appel avait, elle, retenu qu’« indépendamment du caractère obligatoire ou contraignant de la mesure de suspension demandée par le Comité, l’État français s’est engagé à respecter ce pacte international », la Cour de cassation n’a pas tranché cette question.

Ce point avait pourtant fait l’objet d’un développement intéressant dans l’avis du procureur général Molins qui retenait que « reconnaître un effet contraignant aux mesures provisoires et recommandations du Comité sur le droit des personnes handicapées, qui ne sont pas des décisions de justice, remettrait nécessairement en cause la souveraineté de l’État français ». Sans aller jusque-là, les analyses doctrinales relatives à la force normative28 de ces mesures semblent retenir qu’elles ne disposent pas d’une force obligatoire qui contraindrait l’État29, et qu’elles ne reposent que sur une exécution volontaire30.

Plus encore, la nécessité d’une telle demande de mesure provisoire a été particulièrement remise en question31 puisque le protocole facultatif lui-même prévoit dans son article 2 § c que le Comité déclare irrecevable toute communication « ayant trait à une question qu’il a déjà examiné ou qui a déjà été examinée ou est en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ». Eu égard à l’examen mené par la Cour de Strasbourg dans le cadre de cette affaire, et aux décisions ayant été rendues, le Professeur Dupré de Boulois souligne qu’il est étonnant que le Comité onusien n’ait pas immédiatement prononcé l’irrecevabilité de la demande. Contrairement aux mesures provisoires demandées par le CPDH, le caractère obligatoire de la Convention européenne, véritable pivot de la protection des droits de l’Homme32, ne fait, lui, pas de doute. S’il appert que les recommandations pouvant résulter de l’examen au fond ne revêtent pas de caractère contraignant, la question de la force obligatoire de la demande de mesure provisoire est tout autre33.

C’est pourtant sans se prononcer sur ce point que la Cour de cassation a rendu sa décision. Elle considère qu’aucune des caractéristiques de la voie de fait n’était ici présente, et donc, que le juge judiciaire n’était pas compétent pour connaître de l’éventuelle suspension de la mise en œuvre de la décision médicale. Rendant son juge à l’administration34, l’assemblée plénière assure ainsi le maintien du dialogue des juges, décrit par François Molins comme « empreint de tolérance, de compréhension, d’échange et de respect des décisions de justice »35 et met un terme à cette saga contentieuse qui, depuis 201336, a bouleversé l’encadrement de la fin de vie en France et le contrôle juridique des décisions médicales.

II. La compétence indiscutable du juge administratif en matière de décisions hospitalières d’arrêt des traitements

Déjà en 2014, le rapporteur public Keller soulignait que « le juge n’est pas un médecin, et le médecin n’est pas un juge : chacun a sa mission propre – et difficile – à accomplir ». Si le Professeur Truchet imaginait difficilement que la décision médicale puisse faire l’objet d’une action en annulation37, le juge administratif a pourtant vu les litiges relatifs à de telles décisions se multiplier. En effet, la décision médicale, et plus particulièrement la décision d’arrêt des traitements, affecte « la situation de son destinataire ainsi que de ses droits, ce qui permet d’établir l’existence d’une véritable décision juridique »38, voire d’une décision administrative dès lors que le médecin intervient pour le compte du service public de la santé.

De médicale, la décision d’arrêt des traitements devient juridique et administrative, ouvrant ainsi la voie à la multiplication des recours contentieux et bouleversant les habitudes procédurales.

Si ce sont finalement les juges du quai de l’horloge qui ont clôturé l’affaire Lambert, ce sont bien les juridictions administratives qui ont le plus souvent connu des décisions médicales adoptées par les trois médecins successifs de cet homme.

Ainsi, tandis que le droit à la vie ne pouvait être assimilé à une liberté individuelle justifiant la saisine du juge judiciaire, le juge administratif avait déjà admis qu’il s’agissait bien d’une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative39. Plus encore, le juge des référés a considéré qu’il s’agissait ici de s’assurer de la conciliation entre différentes libertés fondamentales « que sont le droit au respect de la vie et le droit du patient de consentir à un traitement médical et de ne pas subir un traitement qui serait le résultat d’une obstination déraisonnable »40.

Outre cette nouvelle liberté fondamentale qui a été admise par le juge administratif, c’est la procédure même du référé-liberté qui a été bouleversée avec l’instauration d’une « voie de droit ad hoc »41. En effet, plutôt que d’effectuer le classique contrôle de l’erreur manifeste, cette affaire a conduit les magistrats administratifs à réaliser un contrôle approfondi, tel « un plein juge du plein contentieux »42. Demandant une expertise médicale et sollicitant des amici curiae, le juge des référés a ici usé de la faculté lui étant accordée par l’article L. 521-2 du Code de justice administratif d’« ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde des libertés fondamentales ». Disposant alors des conclusions rendues par les experts et des observations sollicitées, le juge des référés s’est éloigné des mesures classiquement prononcées dans le cadre de cette procédure accélérée43 pour rendre une décision au fond et valider la décision d’arrêt des traitements. Avec une telle évolution de l’office du juge administratif, cette affaire a entrainé un véritable glissement44, le juge des référés devenant ici « juge de la médecine »45. Loin d’être isolé, un tel recours à la procédure du référé-liberté a ensuite été confirmé en dehors de cette affaire, les juges du Palais Royal rappelant les particularités procédurales propres aux litiges relatifs à une décision d’arrêt des traitements46.

L’ensemble de ce contentieux a permis de mettre en valeur la complémentarité du législateur et du juge administratif en matière de fin de vie. En effet, l’analyse approfondie menée par le juge administratif a eu un impact direct sur l’évolution de la législation en matière de décision d’arrêt des traitements. D’abord, l’alimentation et l’hydratation artificielles ont été qualifiées de traitements au sens de l’article L. 1110-5 du Code de santé publique. Ensuite, le rôle des tiers dans le processus d’adoption de la décision médicale a été précisé pour conférer une place prépondérante à la volonté du patient lorsqu’elle aura été exprimée au préalable. Enfin, au regard des observations formulées par les amici curiae, le refus de l’obstination déraisonnable a été entériné par le législateur. Pour autant, eu égard à l’évolution toute relative de cette dernière notion dans la loi du 2 février 2016, le juge administratif a apporté de nouvelles précisions en 2017 servant d’appuis au médecin pour l’adoption de sa décision.

In fine, dans cette affaire où le consentement de Vincent Lambert était incertain, il faut bien retenir que l’une des plus importantes modifications de l’encadrement de la fin de vie se trouve dans l’article R. 4127 ‑37-2 du Code de la santé publique, établissant une hiérarchie entre les directives anticipées antérieurement rédigées par le patient, le témoignage de sa volonté rapporté par la personne de confiance préalablement désignée, et enfin ce témoignage recueilli auprès de la famille ou des proches. Une meilleure connaissance du rôle des directives anticipées, et de la désignation d’une personne de confiance sont donc indispensables.

*

En refusant de suspendre la mise en œuvre de l’arrêt des traitements de Vincent Lambert, la décision du Gouvernement français visait à assurer le respect du droit de ne pas subir une obstination déraisonnable. Tandis que le juge judiciaire n’était pas compétent pour connaître de la conciliation de cette liberté fondamentale avec le droit au respect de la vie, c’est le juge administratif qui a assuré ce juste équilibre en usant de l’ensemble de ses prérogatives dans le cadre de la procédure du référé-liberté. Permis par la loi, l’arrêt des traitements décidé à l’issue de la procédure collégiale prévue par l’article L. 1110-5-1 du Code de la santé publique ne peut recevoir de qualification pénale47.

L’ultime intervention onusienne, soutenue par les juges de la Cour d’appel de Paris, n’aura finalement que retardé de quelques semaines la mise en œuvre de la quatrième décision d’arrêt des traitements de Vincent Lambert.

1 TA Châlons-en-Champagne, Ord., 11 mai 2013, n° 1300740.

2 E. Fourneret, Le malade, le médecin et le juge : qui décide en fin de vie ?, Les cahiers de la justice, 2017, p. 457.

3 CE, Formation collégiale, 24 avril 2019, n° 428117, D. 2019, p. 1144, note C. Castaing ; AJDA, 2019, p. 906 ; AJ fam. 2019, p. 233, obs. A. Dionisi

4 TA Paris, Ord., 15 mai 2019, n° 1910066.

5 TGI de Paris, 17 mai 2019, n° 19/54111.

6 CEDH, 20 mai 2019, req. n° 21675/19.

7 CA de Paris, 20 mai 2019, n° 19/08858, D. 2019, p. 1082 ; AJ fam. 2019, p. 309, obs. A. Dionisi-Peyrusse.

8 M. Rioualen, Affaire Lambert : une bien surprenante voie de fait, Dalloz Actualité, 4 juin 2019.

9 TC, 17 juin 2013, Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, n° 3911, Rec., AJDA 2013, p. 1568, chron. X. Domino, et A. Bretonneau ; RFDA 2013, p. 1041

10 CE, Ass., 24 juin 2014, Lambert, n° 375081, Rec., D. 2014, p. 1856, note D. Vigneau, p. 2021, obs. A. Laude, et 2015, p. 755, obs. J.-C. Galloux ;

11 TC, 17 juin 2013, Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, op. cit.

12 C.-A. Dubreuil, « La voie de fait nouvelle est arrivée ! », JCP A, n° 42, 14 octobre 2013, p. 2301.

13 Article L. 521-2 du Code de justice administratif, créé par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions

14 P. Delvolvé, Voie de fait : limitation et fondements, RFDA, 2013, p. 1041.

15 Ibid.

16 Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et

17 P. Delvolvé, op. cit.

18 Décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés, D. 2017, p. 

19 F. Sudre, L. Milano, H. Surrel, Droit européen et international des droits de l’Homme, PUF, 2019, 14e éd., p. 197.

20 P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruylant, Publications de l’Institut René

21 J. -P. Marguénaud, « Controverse sur l’autonomie personnelle et la liberté du consentement », Droits, 2008/2, p. 40.

22 CE, Ass., 14 février 2014, Lambert, n° 375081, Rec., AJDA 2014, p. 374, et p. 790, chron. A. Bretonneau et J. Lessi, p. 1125, tribune, P. Cassia ;

23 CE, Ord., 24 avril 2019, Lambert, n° 428117.

24 Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

25 Décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, op. cit.

26 CEDH, Gde. Ch., Lambert et autres contre France, 5 juin 2015, n° 46043/14, AJDA 2015, p. 1124, et p. 1732, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2015, p

27 F. Sudre, « La fin de vie devant la Cour EDH : un brevet de conventionnalité délivré à la loi Léonetti », JCP G, n° 27, 6 juillet 2015, p. 805.

28 C. Thibierge et al., La force normative, Naissance d’un concept, LGDJ, 2009.

29 H. Tigroudja, L. Hennebel, Traité de droit international des droits de l’Homme, Pedone, 2016, p. 581.

30 S. Touzé, « L’exécution des constatations des comités conventionnels des Nations Unies », RGDIP, 2017-3, p. 649.

31 X. Dupré de Boulois, « Affaire Vincent Lambert : la danse macabre continue », AJDA, 2019, p. 1202.

32 J. L. Sharpe (dir.), La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme, Third Millennium Publishing Limited, 2010, p.

33 Rolin F., « L’affaire Lambert saisie par les conflits de systèmes juridiques », publié le 3 juin 2019, Dalloz Etudiant, [En ligne], < https://act

34 F. Vialla, « Affaire Vincent Lambert : l’Administration retrouve son juge », Actualités LexisNexis, 11/07/2019.

35 F. Molins, Avis commun aux pourvois 19-17342 et 19-17330, Cass. Ass., 28 juin 2019.

36 TA de Châlons-en-Champagne, 11 mai 2013, n° 1300740.

37 D. Truchet, « La décision médicale et le droit », AJDA, 1995, p. 611.

38 V. Vioujas, « La justiciabilité des décisions médicales devant le juge administratif », JCP A, n° 23, 9 juin 2014, p. 2183.

39 CE, 16 novembre 2011, Ville de Paris, Société d’économie mixte Pariseine, n° 353172 et n° 3531173, AJDA 2011, p. 2207 ; 2013, p. 2137, étude X. 

40 CE, 14 février 2014, op. cit.

41 P. Cassia, "Arrêt de traitement médical : un bien étrange référé-liberté", AJDA, 2014, p. 1225.

42 P. Delvolvé, « Glissement », RFDA, 2014, p. 702.

43 J. Schmitz, "Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond", RFDA, 2014, p. 502.

44 P. Delvolvé, op. cit.

45 Ibid.

46 CE, 8 mars 2017, op. cit.

47 Cass. Crim., 5 mars 2019, Lambert, n° 18-80712.

Notes

1 TA Châlons-en-Champagne, Ord., 11 mai 2013, n° 1300740.

2 E. Fourneret, Le malade, le médecin et le juge : qui décide en fin de vie ?, Les cahiers de la justice, 2017, p. 457.

3 CE, Formation collégiale, 24 avril 2019, n° 428117, D. 2019, p. 1144, note C. Castaing ; AJDA, 2019, p. 906 ; AJ fam. 2019, p. 233, obs. A. Dionisi‑Peyrusse.

4 TA Paris, Ord., 15 mai 2019, n° 1910066.

5 TGI de Paris, 17 mai 2019, n° 19/54111.

6 CEDH, 20 mai 2019, req. n° 21675/19.

7 CA de Paris, 20 mai 2019, n° 19/08858, D. 2019, p. 1082 ; AJ fam. 2019, p. 309, obs. A. Dionisi-Peyrusse.

8 M. Rioualen, Affaire Lambert : une bien surprenante voie de fait, Dalloz Actualité, 4 juin 2019.

9 TC, 17 juin 2013, Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, n° 3911, Rec., AJDA 2013, p. 1568, chron. X. Domino, et A. Bretonneau ; RFDA 2013, p. 1041, note P. Delvolvé.

10 CE, Ass., 24 juin 2014, Lambert, n° 375081, Rec., D. 2014, p. 1856, note D. Vigneau, p. 2021, obs. A. Laude, et 2015, p. 755, obs. J.-C. Galloux ; AJDA 2014, p. 1293, p. 1669, et 1484, chron. A. Bretonneau et J. Lessi, note D. Truchet ; AJ fam. 2014, p. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RFDA 2014, p. 657, concl. R. Keller, et p. 702, note P. Delvolvé ; RDSS 2014, p. 1101, note D. Thouvenin.

11 TC, 17 juin 2013, Bergoend c. Société ERDF Annecy Léman, op. cit.

12 C.-A. Dubreuil, « La voie de fait nouvelle est arrivée ! », JCP A, n° 42, 14 octobre 2013, p. 2301.

13 Article L. 521-2 du Code de justice administratif, créé par la loi n° 2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives.

14 P. Delvolvé, Voie de fait : limitation et fondements, RFDA, 2013, p. 1041.

15 Ibid.

16 Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, D. 1995, p. 237, note B. Mathieu ; ibid. p. 205, chron. B. Edelman ; ibid. p. 299, obs. L. Favoreu ; RFDA 1994, p. 1019, note B. Mathieu ; RTD Civ. 1994, p. 831, obs. J. Hauser ; ibid. p. 840, J. Hauser, JORF n° 174 du 29 juillet 1994, p. 11024.

17 P. Delvolvé, op. cit.

18 Décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés, D. 2017, p. 1194, obs. F. Vialla, 1307, point de vue A. Batteur, 2018, p. 765, obs. J.‑C. Galloux, et p. 1344, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; AJDA 2017, p. 1143, et p. 1908, note X. Bioy ; AJ fam. 2017, p. 379, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RDSS 2017, p. 1035, note D. Thouvenin ; Constitutions 2017, p. 342, Décision.

19 F. Sudre, L. Milano, H. Surrel, Droit européen et international des droits de l’Homme, PUF, 2019, 14e éd., p. 197.

20 P. Ducoulombier, Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruylant, Publications de l’Institut René Cassin de Strasbourg, 2011, p. 491.

21 J. -P. Marguénaud, « Controverse sur l’autonomie personnelle et la liberté du consentement », Droits, 2008/2, p. 40.

22 CE, Ass., 14 février 2014, Lambert, n° 375081, Rec., AJDA 2014, p. 374, et p. 790, chron. A. Bretonneau et J. Lessi, p. 1125, tribune, P. Cassia ; D. 2014, p. 488, et p. 2021, obs. A. Laude ; AJ fam. 2014, p. 145, obs. A. Dionisi‑Peyrusse ; RFDA 2014, p. 255, concl. R. Keller, p. 702, note P. Delvolvé ; RDSS 2014, p. 506, D. Thouvenin ; CE, 8 mars 2017, Assistance-publique Hôpitaux de Marseille, n° 408146, Rec., AJDA 2017, p. 497 ; D. 2017, p. 574 ; RDSS 2017, p. 698, note D. Thouvenin.

23 CE, Ord., 24 avril 2019, Lambert, n° 428117.

24 Loi n° 2016-87 du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie.

25 Décision n° 2017-632 QPC du 2 juin 2017, op. cit.

26 CEDH, Gde. Ch., Lambert et autres contre France, 5 juin 2015, n° 46043/14, AJDA 2015, p. 1124, et p. 1732, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2015, p. 1625, note F. Vialla, et 2016, p. 752, obs. J.-C. Gilloux et H. Gaumont‑Prat ; AJ fam. 2015, p. 364, obs. A. Dionisi-Peyrusse.

27 F. Sudre, « La fin de vie devant la Cour EDH : un brevet de conventionnalité délivré à la loi Léonetti », JCP G, n° 27, 6 juillet 2015, p. 805.

28 C. Thibierge et al., La force normative, Naissance d’un concept, LGDJ, 2009.

29 H. Tigroudja, L. Hennebel, Traité de droit international des droits de l’Homme, Pedone, 2016, p. 581.

30 S. Touzé, « L’exécution des constatations des comités conventionnels des Nations Unies », RGDIP, 2017-3, p. 649.

31 X. Dupré de Boulois, « Affaire Vincent Lambert : la danse macabre continue », AJDA, 2019, p. 1202.

32 J. L. Sharpe (dir.), La conscience de l’Europe : 50 ans de la Cour européenne des droits de l’homme, Third Millennium Publishing Limited, 2010, p. 16.

33 Rolin F., « L’affaire Lambert saisie par les conflits de systèmes juridiques », publié le 3 juin 2019, Dalloz Etudiant, [En ligne], < https://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/laffaire-vincent-lambert-saisie-par-les-conflits-de-systemes-juridiques.html >, (consulté le 27 août 2019).

34 F. Vialla, « Affaire Vincent Lambert : l’Administration retrouve son juge », Actualités LexisNexis, 11/07/2019.

35 F. Molins, Avis commun aux pourvois 19-17342 et 19-17330, Cass. Ass., 28 juin 2019.

36 TA de Châlons-en-Champagne, 11 mai 2013, n° 1300740.

37 D. Truchet, « La décision médicale et le droit », AJDA, 1995, p. 611.

38 V. Vioujas, « La justiciabilité des décisions médicales devant le juge administratif », JCP A, n° 23, 9 juin 2014, p. 2183.

39 CE, 16 novembre 2011, Ville de Paris, Société d’économie mixte Pariseine, n° 353172 et n° 3531173, AJDA 2011, p. 2207 ; 2013, p. 2137, étude X. Dupré de Boulois ; AJCT 2012, p. 156, obs. L. Moreau ; RFDA 2012, p. 269, concl. D. Bottehhi ; et p. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois, et L. Milano ; JCP 2012, p. 24, O. Le Bot.

40 CE, 14 février 2014, op. cit.

41 P. Cassia, "Arrêt de traitement médical : un bien étrange référé-liberté", AJDA, 2014, p. 1225.

42 P. Delvolvé, « Glissement », RFDA, 2014, p. 702.

43 J. Schmitz, "Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond", RFDA, 2014, p. 502.

44 P. Delvolvé, op. cit.

45 Ibid.

46 CE, 8 mars 2017, op. cit.

47 Cass. Crim., 5 mars 2019, Lambert, n° 18-80712.

Citer cet article

Référence électronique

Élise ROUMEAU, « Cour de cassation, Assemblée plénière, 28 juin 2019, n° 19-17330 et 19-17342 », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 26 octobre 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=252

Auteur

Élise ROUMEAU

doctorante en droit privé ED 245, Centre Michel de l’Hospital EA 4232, Université Clermont Auvergne, F-63000 Clermont-Ferrand France

Articles du même auteur

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)