Les risques contractuels face au Covid‑19 : le maintien de l’obligation de régler les loyers des baux commerciaux. Commentaire des arrêts du 30 juin 2022, n° 21‑19.889 – n° 21‑20.127 – n° 21‑20.190

DOI : 10.52497/revue-cmh.1069

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Texte intégral

Dans son Traité, Demogues affirmait que « les contractants forment une sorte de microcosme ; c’est une petite société où chacun doit travailler pour un but commun qui est la somme (ou davantage) des buts individuels poursuivis par chacun, absolument comme dans la société civile ou commerciale1 ». Dans la même veine, Carbonnier a retenu que :

L’article 1134 nous invite à étudier l’exécution du contrat comme l’application d’une loi, la loi contractuelle. Cette loi, au même titre que la loi générale, régit une certaine sphère, et il lui faut surmonter des difficultés d’application qui font écran entre elles et les relations humaines pour lesquelles elle a été établie2.

Pourtant, cette sphère au sein de laquelle évoluent les contractants est parfois fragilisée par des évènements qui affectent la bonne exécution du contrat. Affaibli, ce microcosme ne peut plus fonctionner en suivant les règles initiales ; la somme des buts individuels ne correspond plus à un but commun, les intérêts de chacun se dispersent et s’écartent de la loi contractuelle qui unissait les parties.

Lorsque le contrat ne produit plus les effets escomptés, c’est‑à‑dire lorsqu’un risque contractuel se réalise, l’intervention du juge devient nécessaire. En effet, dès la conclusion du contrat, le risque existe : il correspond au fait que l’un des contractants ne respecte pas la loi contractuelle. Pour limiter la survenue d’un tel risque, il est possible de prévoir, au sein même du contrat, certaines clauses visant à prévoir la répartition des risques. À défaut, le juge a recours aux dispositions légales, du droit commun des obligations ou du droit des contrats spéciaux, pour faire supporter à l’un ou à l’autre des contractants le poids de la réalisation du risque. Le juge de la troisième chambre civile de la Cour de cassation a dû procéder à cet exercice quelque peu périlleux dans trois arrêts‑pilotes en date du 30 juin 2022.

Il s’agissait non seulement de résoudre des questions relatives à l’application de certaines notions de droit des contrats, mais également d’établir une ligne directrice dans un contentieux particulièrement fourni, celui du paiement des loyers commerciaux en période pandémique. En effet, nul besoin de rappeler combien la pandémie liée au SARS‑CoV‑2 a constitué un bouleversement majeur, affectant tous les domaines de la vie en société, depuis le mois de mars 2020 en France. La bonne exécution des baux commerciaux n’a pas échappé aux difficultés liées à cette pandémie et aux décisions qui ont été prises pour tenter de freiner sa propagation. Toutes les mesures adoptées n’ont certainement pas eu les mêmes effets, mais il en est une en particulier qui a affecté l’économie française : l’interdiction de recevoir du public, sur la période du 17 mars au 10 mai 2020, pour les établissements dont l’activité n’était pas indispensable à la vie de la Nation et ne fournissaient pas, à titre principal, des biens ou des services de première nécessité. Pour certaines entreprises, cette mesure a entraîné des difficultés économiques importantes. Ainsi, les loyers commerciaux dus n’ont pas toujours été réglés et certains bailleurs ont dû assigner les preneurs à bail pour obtenir le règlement des sommes impayées.

Dans trois arrêts, les juges du fond de la cour d’appel de Grenoble, du Tribunal de commerce de Bordeaux et de la cour d’appel de Paris, ont condamné les preneurs à régler les loyers impayés, raison pour laquelle ces derniers se sont pourvus en cassation afin de contester leur obligation de payer les loyers dus pour les périodes d’interdiction de recevoir du public.

S’agissant des pourvois formés contre les décisions de la cour d’appel de Grenoble et du Tribunal de commerce de Bordeaux, les demandeurs fondent leurs pourvois sur l’article 1722 du Code civil et la perte de la chose louée : selon eux, les mesures gouvernementales pouvaient être regardées comme une perte de la chose louée dès lors que les lieux ne pouvaient recevoir du public comme cela était prévu. Ils évoquent, en outre, l’exception d’inexécution, prétendant que les bailleurs avaient été dans l’impossibilité de remplir leur obligation de délivrance et d’assurer une jouissance paisible des lieux.

Le pourvoi formé contre la décision de la cour d’appel de Paris est fondé sur deux branches supplémentaires, portant respectivement sur la notion de force majeure et celle de bonne foi. D’une part, le preneur invoque la force majeure pour justifier son impossibilité d’exploiter les lieux conformément à la destination prévue au contrat et pour expliquer, ainsi, le fait qu’il n’ait pas pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit. D’autre part, il considère que le fait que le bailleur ait pratiqué une mesure d’exécution forcée à son encontre, trois semaines après la fin du confinement, sans tentative de renégociation du contrat, devait être regardé comme un manquement au devoir d’exécution du contrat de bonne foi.

Face à de tels arguments, le devoir de coopération évoqué par Demogues paraît bien écorché et le microcosme au sein duquel évoluent les contractants ne s’articule plus autour de la poursuite d’un but commun. Face à cet « enchevêtrement des rapports obligatoires3 » que constitue le bail commercial en tant que contrat synallagmatique, le juge du droit devait donc d’abord déterminer si l’obligation de payer les loyers avait pu s’éteindre au motif que les bailleurs avaient failli à leur obligation de délivrance. Il s’agissait ensuite de s’interroger sur le fait de savoir si l’impossibilité de recevoir du public durant une période déterminée par le gouvernement pouvait être analysée comme une perte de la chose louée. À ces deux questions, communes aux trois arrêts du 30 juin 2022, s’en ajoutaient deux autres : le preneur à bail pouvait‑il être libéré de son obligation en invoquant la force majeure et un manquement au devoir de bonne foi pouvait‑il être retenu contre le bailleur refusant de renégocier le contrat pour l’adapter aux circonstances ?

Dans ces trois arrêts majeurs, la troisième chambre civile rejette les pourvois formés par les preneurs, aux motifs que ni la qualification de perte de la chose louée, ni celle de manquement à l’obligation de délivrance, ne pouvaient être retenues pour libérer les preneurs de leur obligation de payer les loyers. Aussi la Cour rappelle‑t‑elle que la force majeure ne peut permettre de libérer le créancier qui n’a pas pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit de son obligation de payer et que le bailleur qui a exécuté le contrat de bonne foi ne peut se voir imputer un manquement à cette obligation au seul motif que la demande du locataire n’a pas été satisfaite.

En somme, dans ces trois arrêts du 30 juin 2022, comme dans nombre d’autres qui suivront, il s’agissait de déterminer si les preneurs étaient tenus de régler les loyers impayés correspondant à la période de fermeture entre le 17 mars et le 10 mai 2020.

Si le droit spécial déroge au droit général, il est commun de voir certains demandeurs mobiliser l’un et l’autre à l’appui de leurs demandes, les règles de droit commun pouvant parfois prospérer là où le droit spécial se heurte à ses limites. Toutefois, dans les trois arrêts rendus par la Cour de cassation en date du 30 juin 2022, ni le droit des baux commerciaux (I) ni le droit commun des obligations (II) n’a pu bénéficier aux preneurs qui refusaient de payer les sommes dues.

I. La subsistance d’une chose délivrée au preneur

Dans les trois arrêts commentés, la Cour de cassation a anéanti les espoirs des preneurs fondés sur le droit des baux commerciaux en refusant de faire entrer les circonstances des espèces dans le champ d’application des notions de perte de la chose louée (A) et de manquement à l’obligation de délivrance (B).

A. Le refus de qualification de perte de la chose louée

L’article 1722 du Code civil prévoit que :

Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement.

Les juges ont déjà précisé à cet égard que cette notion de perte de la chose devait, certes, s’appliquer en cas de perte matérielle de la chose, mais qu’elle s’étendait au cas de la perte économique. Ainsi une chose qui ne peut plus être exploitée comme cela avait été prévu dans le contrat peut être considérée comme perdue et permettre la renégociation du contrat ou sa résiliation. S’agissant du contrat de bail, cela permet notamment au bailleur de demander une diminution du prix du loyer dû. C’est bien en ce sens que les preneurs des espèces traitées dans les arrêts du 30 juin 2022 comptaient voir appliquer l’article 1722 du Code civil. Selon ces derniers, l’interdiction de recevoir du public pour mener à bien leur exploitation commerciale des locaux loués pouvait être assimilée à une perte de la chose, dès lors que l’objet prévu au sein du contrat de bail n’était plus rempli.

Il faut toutefois relever la spécificité des cas présentés aux juges à la suite de la pandémie liée au SARS‑CoV‑2 : l’impossibilité d’exercer l’activité commerciale n’est pas directement liée à la chose louée, c’est‑à‑dire à l’immeuble faisant l’objet du contrat. La notion de perte de la chose louée a en effet été admise lorsque c’était le bien loué lui‑même qui avait subi un dommage. D’ailleurs faut‑il encore distinguer selon que la perte est partielle et que l’activité commerciale peut être maintenue ou que la perte est totale et que l’activité commerciale est rendue impossible. La continuité de l’activité commerciale est l’élément essentiel pour déterminer si le preneur peut demander une diminution du loyer ou une résiliation du contrat4.

À cet égard, rappelons que les mesures adoptées par le gouvernement entre mars 2020 et mai 2020 empêchaient certes de recevoir du public au sein des locaux concernés, mais que ces lieux loués n’avaient subi aucun dommage matériel empêchant le maintien de l’activité commerciale. Il était dès lors certain que la perte de la chose louée ne pouvait pas être admise en tant que perte totale : la jouissance du bien n’était pas devenue définitivement et totalement impossible.

Cela étant, à défaut de pouvoir retenir une destruction matérielle et perte totale de la chose, les juges ont parfois admis la perte juridique lorsque l’activité commerciale prévue par le bail ne pouvait pas être exercée. Ainsi relève‑t‑on à cet égard qu’une telle « solution met en évidence le rôle central de la destination contractuelle dans la définition de l’objet du contrat5 ». Les preneurs arguaient qu’il y avait perte juridique des choses louées dès lors qu’il était devenu impossible de se prêter à leur activité commerciale telle qu’elle avait été prévue initialement.

À l’instar des juges du fond, les juges du droit ne suivent pas cet argumentaire. Ils retiennent en effet que :

L’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne peut donc être assimilé à la perte de la chose au sens de l’article 1722 du Code civil6.

Si le caractère temporaire de la mesure doit évidemment être pris en compte, l’avocat général ayant insisté sur ce point7, il semble que son caractère général est ici déterminant. Pour que la perte de la chose louée soit admise, dans son aspect matériel, économique ou juridique, il faut qu’elle concerne directement le local pris à bail.

Dans le cas d’espèce, la perte alléguée ne peut être imputée au bailleur et l’impossibilité de recevoir du public édictée par le gouvernement est considérée comme étant sans lien direct avec la chose et la destination contractuelle du local loué. En ce sens, d’aucuns relèvent que :

Ni la pandémie, ni les mesures administratives n’ont à propre parler “détruit” le local loué en l’espèce. Elles n’ont pas non plus empêché le commerçant d’accéder à ses locaux ni d’en avoir la jouissance8.

La distinction entre interdiction et destruction9 conduit finalement à rejeter la qualification de perte de la chose louée qui aurait pu permettre aux preneurs de bénéficier d’une diminution du prix.

B. L’absence de manquement à l’obligation de délivrance

Parmi les obligations qui incombent aux bailleurs, l’obligation de délivrance, et surtout la question de l’éventuel manquement à cette obligation, s’est trouvée au cœur de ces trois arrêts en date du 30 juin 2022. Cette obligation, prévue par l’article 1719 du Code civil, est l’une de celles qui permet aux preneurs d’assurer la jouissance paisible de la chose louée, considérée par certains auteurs comme « l’âme du bail10 ». En invoquant le manquement à cette obligation des bailleurs, les preneurs espéraient pouvoir bénéficier de l’exception d’inexécution. Comme le rappelle le Doyen Carbonnier en donnant l’exemple du « locataire [qui] peut refuser de payer son loyer s’il n’a pas la libre jouissance des lieux loués11 », ce principe est une « conséquence de l’interdépendance des obligations dans le contrat synallagmatique12 ».

Dans cette optique, les preneurs arguaient de l’existence de manquements à l’obligation de délivrance, dès lors qu’ils n’avaient pas pu bénéficier de cette libre jouissance des lieux loués, pour reprendre l’expression susmentionnée. Surtout, il faut ajouter que l’obligation de délivrance implique, en principe, que la chose délivrée soit conforme à sa destination. Dans un arrêt du 2 juillet 1997, la Cour de cassation a effectivement retenu que les juges du fond avaient pu déduire sans dénaturation qu’il y avait un manquement à l’obligation de délivrance, après avoir constaté que :

Le preneur s'était trouvé dans l'impossibilité d'exercer dans les lieux loués l'activité prévue au bail […] et retenu que la bailleresse aurait dû vérifier si la chose louée pouvait être affectée à l'usage prévu au bail, différent de celui auquel les lieux loués avaient été préalablement destinés13.

Si l’on s’en tient à une telle analyse, les moyens des preneurs semblaient pouvoir s’inscrire dans cette même veine : l’interdiction de recevoir du public rendait l’activité commerciale, telle qu’elle avait été conçue, impossible entre le mois de mars 2020 et le mois de mai de la même année. Ainsi cette obligation de délivrance aurait‑elle pu être regardée dans une dimension économique et fonctionnelle14. Ce n’est toutefois pas la voie choisie par les juges du Quai de l’Horloge dans les arrêts du 30 juin 2022. Pour chaque espèce, les juges rejettent l’existence d’une inexécution de l’obligation de délivrance. Différentes formulations sont utilisées, mais il semble que le dénominateur commun de ces décisions se situe une nouvelle fois dans la généralité de la mesure adoptée par le législateur. Celle‑ci empêche non seulement d’imputer un manquement à l’obligation de délivrance aux bailleurs, mais elle empêche également la caractérisation d’un défaut de conformité entre la chose délivrée et la destination contractuelle : les locaux avaient bien été mis à disposition des preneurs et ces derniers pouvaient, jusqu’ici, y mener leur activité commerciale. À cet égard, certains juges du fond avaient rapidement affirmé que :

L’article 1719 du Code civil “n’a pas pour effet d’obliger le bailleur à garantir au preneur la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif dans lequel s’exerce son activité”15.

Partant, l’absence de manquement à l’obligation de délivrance, imputable aux bailleurs, fait tomber la possibilité de recourir au mécanisme de l’exception d’inexécution pour les preneurs, prévu à l’article 1219 du Code civil. D’aucuns affirment d’ailleurs que :

La fonction première de ce mécanisme, rappelons‑le, est d’inciter le débiteur à s’exécuter, en exerçant sur lui une pression, que l’inexécution antérieurement commise justifie16.

Si l’on suit ce raisonnement, il paraît évident que nulle pression exercée à l’encontre du bailleur n’aurait pu permettre de délier la situation induite par les mesures gouvernementales adoptées pour lutter contre la pandémie. L’exception d’inexécution est conçue comme une sanction de l’inexécution17 et à cet égard, pour sanctionner, encore aurait‑il fallu pouvoir imputer ladite inexécution au bailleur18. On sait d’ailleurs que certains commerçants concernés avaient réaménagé leurs modalités d’exercice pour maintenir leur activité commerciale, en proposant de la vente à distance par exemple, ou encore profiter de la période de fermeture pour réaliser des travaux19 puisqu’ils étaient en mesure d’accéder aux locaux loués. Bien que certains auteurs considèrent qu’il aurait été possible de déployer une conception plus large de l’obligation de délivrance, la Cour de cassation s’en tient à la dimension matérielle de la délivrance pour rejeter les arguments des demandeurs et déclarer les moyens portant sur les articles 1219 et 1719 non fondés.

À défaut de règles spéciales favorables au sort des preneurs, l’un des demandeurs a également fait appel au droit commun des obligations pour tenter d’obtenir gain de cause.

II. L’absence d’obstacle à l’application du contrat

Bien que le droit général puisse parfois sortir un demandeur de l’impasse où peuvent le conduire les dispositions de droit spécial, tel n’a pas été le cas s’agissant des preneurs qui demandaient une diminution du prix des loyers à cause de l’interdiction de recevoir du public, édictée par le gouvernement pour lutter contre la pandémie de Covid‑19. Dans l’une des affaires, le preneur avait multiplié les fondements juridiques. Il n’a toutefois pas connu sort plus favorable que les autres, voyant la Cour de cassation refuser d’appliquer la théorie de la force majeure à son profit (A) et relever qu’à défaut de mauvaise foi de la part du bailleur (B), le contrat devait bel et bien être appliqué et les loyers réglés.

A. Le rejet de la théorie de la force majeure

La question de l’application de la théorie de la force majeure en période de pandémie a interrogé la doctrine avant même la publication de ces trois arrêts du 30 juin 2022. Dès l’adoption des premières mesures de lutte contre le SARS‑CoV‑2, plusieurs auteurs se sont demandés si la théorie de la force majeure pouvait permettre aux contractants d’échapper à la sanction d’une inexécution contractuelle. À cet égard, le Professeur Houtcieff évoque les termes de l’article 1218 du Code civil définissant la force majeure contractuelle, s’appliquant pour les baux ayant été conclus après l’entrée en vigueur de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats. Il rappelle qu’il faudrait, pour cela, que la pandémie ait eu des conséquences qui soient considérées comme un évènement échappant au contrôle du débiteur, ne pouvant être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat, dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêchant l’exécution de son obligation par le débiteur20. C’est à la première et la dernière de ces conditions que le preneur va se heurter frontalement.

Certes, il semblerait que la pandémie que l’on connaît ne pouvait être raisonnablement prévue lors de la signature du contrat en novembre 2017 et que ses effets ne pouvaient véritablement être évités par des mesures appropriées tant ses conséquences peinent encore à être bien identifiées. Toutefois, c’est surtout la situation du preneur qui importe ici. En présence d’un contrat synallagmatique comme l’est le contrat de bail, il convient de bien identifier le rôle occupé par celui qui invoque à son profit la théorie de la force majeure. Effectivement, dans le pourvoi n° 21‑20.190, c’est bien pour échapper à la sanction de l’inexécution de son obligation de payer que le preneur invoque la théorie de la force majeure.

Dès lors, la Cour de cassation n’a pas à répondre à l’argument selon lequel l’état d’urgence constituerait ou non un fait de force majeure. Il lui suffit de constater l’essentiel sur la situation du preneur dans ce rapport d’obligations : ici le preneur se trouve dans la situation de créancier qui n’a pas pu profiter de la contrepartie prévue au contrat.

Il ne peut donc pas invoquer cette théorie pour échapper à sa responsabilité contractuelle ; d’ailleurs les juges rappellent que le preneur lui‑même reconnaissait qu’il n’était pas dans l’impossibilité de s’exécuter. Ainsi faut‑il distinguer, comme l’avait exposé le Professeur Tisseyre, l’impossibilité d’exécuter pour le débiteur de l’impossibilité de profiter pour le créancier21. La Cour de cassation avait déjà eu l’occasion de souligner que le créancier qui n’a pas pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure22, dans un arrêt rendu sur le fondement de l’article 1218 du Code civil appliqué strictement. Certes difficile pour le créancier, cette solution est maintenue dans l’arrêt du 30 juin 2022.

Il faut encore relever un argument surabondant pour rejeter l’application de la force majeure à la situation du preneur. Ce dernier se trouvait non seulement en qualité de créancier dans le rapport d’obligations évoqué, mais il s’agissait surtout, pour lui, d’échapper à une obligation de payer, c’est‑à‑dire d’une obligation contractuelle de somme d’argent qui ne permet pas au débiteur d’être exonéré de cette obligation en invoquant un cas de force majeure23. Cette solution ne pouvait que s’appliquer a fortiori pour le preneur créancier qui invoquait cet outil du droit des obligations pour échapper à la sanction de son inexécution de paiement des loyers.

Cette solution jurisprudentielle procède à une répartition du risque relativement lourde pour le créancier. Certes critiquée pour son caractère parfois inique24 et considérée par certains comme non acceptable25, cette solution est maintenue par les juges qui relèvent par ailleurs que le preneur admettait lui‑même qu’il n’était pas dans l’impossibilité d’exécuter son obligation. En somme, le preneur n’était pas dans une situation d’impossibilité alors que cette condition est « au cœur de la force majeure26 », il n’était pas débiteur comme le prévoit l’article 1218 du Code civil et il devait exécuter une obligation monétaire ce qui sort du champ de la théorie de la force majeure comme l’a dégagé la jurisprudence. Cette branche du moyen fondée sur la force majeure ne pouvait donc prospérer.

B. La persistance de la bonne foi dans l’exécution contractuelle

Le demandeur du pourvoi n° 21‑20.190 a encore mobilisé un principe directeur du droit commun des contrats, celui de la bonne foi, consacrée au sein de l’article 1104 du Code civil. Il faut dire que la pandémie a été l’occasion de promouvoir le solidarisme contractuel, principe qui renvoie non seulement à la bonne foi, mais également à la loyauté, à la solidarité et à l’obligation de collaborer27. L’expression de solidarisme contractuel a été défendue par le Professeur Jamin dont les mots trouvent une résonnance particulière à la suite des difficultés suscitées par la pandémie :

C’est d’ailleurs en mesurant la profonde imprégnation des idées de Léon Bourgeois sur l’œuvre magistrale de René Demogues, qui n’hésitait pas à écrire dès 1907 que “le contrat est respectable en fonction de la solidarité humaine”, mais aussi en songeant à ce qui avait peut‑être été la fortune contemporaine des idées de ce dernier sur notre perception de la bonne foi dans l’exécution du contrat, que j’avais employé à dessein le mot “solidarisme” pour tenter de caractériser certains développements actuels et spectaculaires du droit des contrats propres à favoriser la coopération entre les parties28.

Il n’est plus nécessaire de rappeler aujourd’hui la place occupée par le principe de bonne foi tant celui‑ci irrigue le droit des contrats. Les juges ont toutefois insisté sur l’importance décuplée de la bonne foi en période de crise. Ainsi peut‑on par exemple évoquer le tribunal judiciaire de Paris qui, dans un jugement du 10 juillet 2020, « insiste sur la nécessité qu’ont les parties, tout particulièrement en période de crise, d’exécuter le contrat de bonne foi, ce afin d’encourager la négociation et d’inciter le bailleur, en particulier, à se montrer conciliant en faisant des aménagements29 ». En effet, il semble que :

La voie la plus sûre pour résoudre les difficultés inhérentes à la situation reste encore celle de la négociation entre les parties, au nom de la bonne foi relationnelle30.

Cela étant, les juges de la Cour de cassation reprennent l’appréciation souveraine des juges du fond, en l’occurrence de la cour d’appel de Paris, qui avait « souverainement déduit que la bailleresse avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi » en proposant vainement de différer le règlement du loyer d’avril 2020. C’est effectivement ce mois d’avril qui semble avoir été le plus affecté en termes d’activité par l’interdiction de recevoir du public. Aussi les juges du fond avaient‑ils constaté que le preneur avait refusé cette proposition.

Plus encore, sur ce dernier point, l’arrêt de la cour d’appel de Paris met en lumière une logique qui semble gouverner l’ensemble de la solution rendue. En effet, il est encore souligné que, d’une part le preneur n’avait pas accepté la proposition de la bailleresse, et d’autre part que :

[Il] n’avait pas adressé au préfet du département de la Savoie de demande de dérogation, ni mis en œuvre pendant la période considérée des activités de livraison ou de retraits de commande, ce qu’il a mis en place ultérieurement.

Les juges du Quai de l’Horloge auraient‑ils pris une décision différente si le preneur avait tout mis en œuvre pour maintenir son activité commerciale, sous une forme quelque peu différente ?

Une autre question reste en suspens à la suite de cet arrêt. Dans le cas d’espèce, les juges du fond ont pu retenir la bonne foi de la bailleresse. Mais quelle aurait été la solution retenue par les juges si, à l’inverse, aucune proposition de différer le paiement n’avait été faite ? Ce fondement juridique pourrait peut‑être prospérer dans d’autres affaires où les contractants ne se seraient pas comportés de manière similaire, faisant fi de toute forme de solidarisme.

Avec ces trois arrêts du 30 juin 2022, les juges de la Cour de cassation ont tracé la voie des prochaines décisions en la matière, sans pour autant que soient épuisées toutes les hypothèses en matière de relations contractuelles nouées pour la conclusion de baux commerciaux.

1 R. Demogue, Le Traité des obligations en général, A. Rousseau, Paris, 1923, tome 6, n° 3, p. 9.

2 J. Carbonnier, Droit civil. Les biens, Les obligations, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 2118.

3 J. Carbonnier, op. cit., p. 1942.

4 V. not. G. Teilliais, « Perte de la chose louée et baux commerciaux », AJDI, 1988, p. 105.

5 C. Devreau, « Notion de perte de la chose louée », D. actualité, 28 mars 2018.

6 Cass. Civ. 3e, n° 21‑20.190, § 10.

7 M. Mekki, « Baux commerciaux et crise sanitaire – Voici venu le temps de “la douloureuse” », Semaine Juridique Notariale et Immobilière, n° 36

8 L. Leveneur, « Confinement et loyers commerciaux : la Cour de cassation se prononce et repousse tous les arguments des preneurs », Contrats

9 D. Houtchieff, « Loyers et Covid‑19 : la délivrance des bailleurs », D., 2022, p. 1445.

10 J. Raynard, J.‑B. Seube, op. cit., p. 307 : « Le maintien en jouissance du preneur est ainsi l’âme du bail. Elle sert de toile de fond aux

11 J. Carbonnier, op. cit., p. 2245.

12 Ibid.

13 Cass. Civ. 3e, 2 juil. 1997, n° 95‑14.151.

14 M. Mekki, op. cit.

15 F. Kendérian, « Covid‑19 : les limites de l’exception d’inexécution en matière de paiement des loyers commerciaux pendant la crise sanitaire », D.

16 Ibid.

17 L. Leveneur, op. cit.

18 S. Tisseyre, « Epidémie de Covid‑19 : en cas de fermeture de son commerce, le locataire reste tenu du paiement des loyers », D., 2022, p. 1398.

19 Ibid.

20 D. Houtcieff, « Régime dérogatoire d’exécution des contrats dans le cadre de la crise sanitaire : exécuter ou ne pas exécuter ? », Lexbase édition

21 S. Tisseyre, « Force majeure : l’impossibilité d’exécuter pour le débiteur n’équivaut pas à l’impossibilité de profiter pour le créancier », D.

22 Cass. Civ. 1re, 25 novembre 2020, n° 19‑21.060 ; S. Tisseyre, op. cit. ; C. Grimaldi, « La force majeure, source d’enrichissement ? », D., 2021, p

23 V. not. : Com. 16 sept. 2014, n° 13‑20.306 ; H. Barbier, « Le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’

24 S. Tisseyre, op. cit.

25 C. Grimaldi, op. cit.

26 D. Houtcieff, « Régime dérogatoire d’exécution des contrats dans le cadre de la crise sanitaire : exécuter ou ne pas exécuter ? », op. cit.

27 V. not. : L. Grynbaum, M. Nicod, Le solidarisme contractuel, Paris, Economica, 2004, 208 p. ; A.‑L. Courdier, Le solidarisme contractuel, Paris

28 C. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 442.

29 F. Kendérian, op. cit.

30 Ibid.

Notes

1 R. Demogue, Le Traité des obligations en général, A. Rousseau, Paris, 1923, tome 6, n° 3, p. 9.

2 J. Carbonnier, Droit civil. Les biens, Les obligations, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 2118.

3 J. Carbonnier, op. cit., p. 1942.

4 V. not. G. Teilliais, « Perte de la chose louée et baux commerciaux », AJDI, 1988, p. 105.

5 C. Devreau, « Notion de perte de la chose louée », D. actualité, 28 mars 2018.

6 Cass. Civ. 3e, n° 21‑20.190, § 10.

7 M. Mekki, « Baux commerciaux et crise sanitaire – Voici venu le temps de “la douloureuse” », Semaine Juridique Notariale et Immobilière, n° 36, sept. 2022, p. 1216.

8 L. Leveneur, « Confinement et loyers commerciaux : la Cour de cassation se prononce et repousse tous les arguments des preneurs », Contrats, concurrence, consommation, n° 8‑9, août‑sept. 2022.

9 D. Houtchieff, « Loyers et Covid‑19 : la délivrance des bailleurs », D., 2022, p. 1445.

10 J. Raynard, J.‑B. Seube, op. cit., p. 307 : « Le maintien en jouissance du preneur est ainsi l’âme du bail. Elle sert de toile de fond aux obligations de délivrance, d’entretien et de garantie du bailleur ».

11 J. Carbonnier, op. cit., p. 2245.

12 Ibid.

13 Cass. Civ. 3e, 2 juil. 1997, n° 95‑14.151.

14 M. Mekki, op. cit.

15 F. Kendérian, « Covid‑19 : les limites de l’exception d’inexécution en matière de paiement des loyers commerciaux pendant la crise sanitaire », D., 2021, p. 728.

16 Ibid.

17 L. Leveneur, op. cit.

18 S. Tisseyre, « Epidémie de Covid‑19 : en cas de fermeture de son commerce, le locataire reste tenu du paiement des loyers », D., 2022, p. 1398.

19 Ibid.

20 D. Houtcieff, « Régime dérogatoire d’exécution des contrats dans le cadre de la crise sanitaire : exécuter ou ne pas exécuter ? », Lexbase édition privée, 9 avril 2020.

21 S. Tisseyre, « Force majeure : l’impossibilité d’exécuter pour le débiteur n’équivaut pas à l’impossibilité de profiter pour le créancier », D., 2021, p. 114.

22 Cass. Civ. 1re, 25 novembre 2020, n° 19‑21.060 ; S. Tisseyre, op. cit. ; C. Grimaldi, « La force majeure, source d’enrichissement ? », D., 2021, p. 89 ; R. Boffa, M. Mekki, « Droit des contrats », D., 2021, p. 310 ; D. Houtcieff, « Le créancier ne peut invoquer la force majeure : qui ne profite pas paye quand même ! », AJDI, 2021, p. 118 ; M. Mekki, « Payer le prix sans profiter du droit : le sort du cas de force majeure », AJ contrat, 2020, p. 554 ; O. Cousin, F. Kieffer, « Chronique de procédure civile », R. Laher, Rev. Prat. Rec., 2021, p. 7 ; H. Barbier, « La partie empêchée de profiter de sa créance ne peut invoquer la force majeure », RTD Civ., 2021, p. 126. ; P. Jourdain, « Le créancier ne peut invoquer la force majeure à son profit », RTD Civ., 2021, p. 152.

23 V. not. : Com. 16 sept. 2014, n° 13‑20.306 ; H. Barbier, « Le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure », RTD Civ., 2014, p. 890 ; J. François, « Force majeure et exécution d’une obligation monétaire », D., 2014, p. 2217.

24 S. Tisseyre, op. cit.

25 C. Grimaldi, op. cit.

26 D. Houtcieff, « Régime dérogatoire d’exécution des contrats dans le cadre de la crise sanitaire : exécuter ou ne pas exécuter ? », op. cit.

27 V. not. : L. Grynbaum, M. Nicod, Le solidarisme contractuel, Paris, Economica, 2004, 208 p. ; A.‑L. Courdier, Le solidarisme contractuel, Paris, Litec, 2006, 702 p.

28 C. Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », Mélanges Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 442.

29 F. Kendérian, op. cit.

30 Ibid.

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Référence électronique

Élise ROUMEAU, « Les risques contractuels face au Covid‑19 : le maintien de l’obligation de régler les loyers des baux commerciaux. Commentaire des arrêts du 30 juin 2022, n° 21‑19.889 – n° 21‑20.127 – n° 21‑20.190 », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 10 janvier 2023, consulté le 26 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=1069

Auteur

Élise ROUMEAU

Docteur en droit privé et sciences criminelles, qualifiée aux fonctions de maître de conférences, associée au Centre Michel de L'Hospital UPR 4232, Université Clermont Auvergne, F‑63000 Clermont‑Ferrand, France

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