Alors que l’immigration reste un sujet brûlant d’actualité en Europe, la QPC vient questionner dans une large mesure l’aide humanitaire apportée aux étrangers en France dans sa dimension répressive sur la base du délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, couramment appelé « délit de solidarité1 ».
M. Cédric H. et M. Pierre-Alain M. ont été poursuivis de ce chef d’accusation prévu à l’article L. 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile2. La Cour d’appel les avait condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis leur refusant ainsi le bénéfice de l’immunité au titre de l’exemption pénale à l’aide au séjour irrégulier prévue au 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA. Un pourvoi en cassation fut formé contre cet arrêt.
Les demandeurs au pourvoi ont interrogé la Chambre criminelle de la Cour de cassation afin de juger de la question relative à l’atteinte au principe « constitutionnel » de fraternité par le législateur quant aux dispositions législatives susmentionnées. La Cour considérant le caractère nouveau de la QPC « en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel, la fraternité, qualifiée d’idéal commun par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958, et reconnue comme l’une des composantes de la devise de la République par l’article 2 de ladite Constitution » a saisi le Conseil constitutionnel afin que celui-ci se prononce3.
Le Conseil constitutionnel se doit donc d’examiner la conformité du délit d’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers aux droits et libertés que garantit la Loi fondamentale, il poursuit ainsi son analyse de ce délit au regard de la dimension humanitaire qu’implique l’aide aux étrangers en situation irrégulière. C’est ainsi que, répondant à la QPC qui lui a été soumise, le Conseil a reconnu au terme d’un raisonnement clair une valeur constitutionnelle au principe de fraternité (I), l’importance de cette décision repose sur cette consécration inédite. La position du juge sur le fond ne fait pas pour autant sauter tous les gardes fous qui encadrent le « délit de solidarité ». Il a en outre confirmé la portée juridique de cette reconnaissance en censurant partiellement les dispositions contestées (II).
I. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité
Le Conseil reconnaît pour la première fois la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (A) sans pour autant écarter les contraintes de conciliation avec les autres exigences constitutionnelles qui s’imposent au législateur (B).
A. La constitutionnalité du principe de fraternité
La fraternité est définie selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) dans son sens premier par le lien ; lien de parenté qui relève du naturel ou d’amitié. Il ressort également de cette définition que la fraternité peut s’entendre au sens du sentiment ; de solidarité ou d’amitié. Telles sont alors posées les bases de notre réflexion sur cet élément présent dans la Constitution et qui n’avait jusqu’alors connu aucune consécration jurisprudentielle. La fraternité est-elle un principe juridique ? Revêt-elle un caractère constitutionnel ?
L’approche du juge se construit à travers une analyse qui consiste en l’appréciation de la valeur juridique de la fraternité.
Pour ce faire, il se fonde sur l’ancrage constitutionnel de la Fraternité. En effet, il repose sur un triptyque (cons. 7). D’abord, c’est l’une des composantes de la devise officielle de la République aux termes de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958. Cette intégration de la fraternité au sein de la devise interroge la fonction constitutionnelle de la devise et serait le fondement de sa reconnaissance comme principe juridique4. La fraternité s’impose à l’État et à ses citoyens5. Ainsi, la fraternité non plus en tant que concept mais en qualité de principe juridique naît-elle de la valeur qui est donnée à la devise en ce sens qu’une fois inscrite dans la Constitution elle se présente comme un guide, plus, un des principes directeurs de la République6. En outre, la devise nationale est dans le sens commun appréciée comme recouvrant les principes fondamentaux qui encadrent l’action de l’État notamment du législateur et par conséquent le Droit. Il ne peut donc y avoir de hiérarchie entre les trois composantes de la devise nationale entre celles qui peuvent aisément se reconnaître du Droit et la fraternité qui, selon certaines thèses relèverait de la morale ou du jugement de valeur7.
Ensuite, la Constitution dans son préambule qualifie la fraternité d’idéal commun8 au même titre que la liberté et l’égalité. Enfin, le premier alinéa de l’article 72-3 de la Constitution fait également référence à la fraternité.
La démonstration des Sages est indubitable, leur conclusion évidente : il en « ressort que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle » (cons. 7), l’intégration au sein de la Constitution du principe de fraternité fonde ainsi sa reconnaissance constitutionnelle. Cette méthode d’interprétation fait par ailleurs écho à celle utilisée lorsque le Conseil a reconnu le caractère constitutionnel du principe de la dignité de la personne humaine9.
La décision vient de plus renforcer la position de plusieurs auteurs en faveur de la reconnaissance par la jurisprudence constitutionnelle du principe de fraternité tel que Michel Borgetto. Il soutient en ce sens que, si l’on prend note du profond ancrage historique de la fraternité combiné à de nombreuses applications juridiques pratiques, la juridicité10 de la fraternité ne semble plus à démontrer11.
La consécration constitutionnelle du principe de fraternité marque une étape historique dans la jurisprudence constitutionnelle, sa valeur est précisée, il convient désormais pour le législateur comme les juridictions de l’inclure dans le champ juridique de leurs actions. Cela pourrait à l’avenir préciser les contours et les implications de cette reconnaissance au regard des droits et libertés en général.
B. La limite relative au délit d’aide à l’entrée irrégulière de l’étranger
Comme rappelé dans la décision, il résulte de l’alinéa premier de l’article L. 622-1 du CESEDA que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 euros12 ». L’on peut aisément avancer sans se tromper que l’exclusion de l’aide à l’entrée irrégulière comme relevant de l’immunité prévue à l’article L. 622-4 du CESEDA est justifiée.
Certes, le Conseil fait ressortir du principe de fraternité une liberté d’entraide au bénéfice de l’étranger en situation irrégulière. Néanmoins, il a rappelé que conformément à sa jurisprudence constante, « aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national. En outre, l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière participe de la sauvegarde de l’ordre public, qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle » (cons. 9). Cette position peut se justifier par la situation migratoire actuelle et l’afflux massif de migrants en Europe. Une situation qui accélère notamment le développement de réseaux de trafic d’êtres humains13.
Soulignons en outre dans le fait qu’une différence réside dans l’illégalité de la situation née de l’aide à l’entrée irrégulière de l’étranger sur le territoire national. En toute logique l’entrée illégale sur le territoire reste un délit puisqu’elle correspond au franchissement des frontières extérieures de l’État. Dès lors, le législateur sans méconnaître l’exigence constitutionnelle de fraternité peut distinguer l’aide apportée à l’entrée irrégulière de celle apportée au séjour irrégulier. Le Conseil limite donc l’application du principe de fraternité à l’intérieur du territoire national, le but humanitaire ne constitue pas une motivation suffisante qui justifierait le franchissement irrégulier des frontières extérieures. Cela bien que les associations et certaines institutions notamment la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH)14 dénoncent les défaillances des pouvoirs publics et se prononcent en faveur d’une immunité des aidants dès lors qu’ils agissent dans un objectif humanitaire, motivés uniquement par la solidarité envers des personnes vulnérables en l’occurrence les étrangers en situation irrégulière.
Quelle est la portée de la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité quant aux dispositions contestées ?
II. Les effets juridiques de la consécration du principe de fraternité par la jurisprudence constitutionnelle
Le Conseil constitutionnel se positionne sans équivoque dans l’exercice de son contrôle : afin de garantir le respect de la conciliation entre la sauvegarde de l’ordre public et le principe de fraternité, il décide de l’application de l’exemption pénale prévue à l’article L. 622-4 du CESEDA à tout acte d’aide directe ou indirecte à la circulation irrégulière d’un étranger dans un but humanitaire (A) en admettant que l’acte constitue un accessoire de l’aide au séjour (B).
A. L’extension de l’exemption pénale à l’aide à la circulation irrégulière pour motif humanitaire
Le Conseil a déduit une conséquence première de la reconnaissance de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité, considérant qu’« il découle du principe de fraternité la liberté d'aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national » (cons. 8). Il souligne la dimension humanitaire de tout acte d’aide entrant dans le cadre de l’exemption suite à l’application du principe de fraternité. Quant à la portée de la liberté ainsi définie, elle précise le cadre de l’aide humanitaire apportée indépendamment de la régularité du séjour de l’étranger. Les Sages entendent donc la fraternité dans son rapport à la solidarité écartant de fait l’interprétation qui circonscrirait le principe au lien national. La fraternité concerne donc aussi bien les nationaux que les étrangers15.
Alors que le législateur incrimine l’aide à l’entrée, à la circulation et au séjour irréguliers, l’immunité quant à elle concerne uniquement l’aide au séjour irrégulier.
L’exclusion de l’aide à la circulation irrégulière d’un étranger du cadre des exemptions légales est-elle justifiée ? La distinction opérée par le législateur paraît plus complexe à légitimer voire illogique une fois l’étranger présent sur le territoire. L’aide qui lui est apportée est effectivement différente puisqu’elle peut participer au maintien d’une situation irrégulière mais n’a pas de conséquence illégale. Quelle est la position des Sages ? Leur décision est simple, cette distinction reste injustifiée dans le cadre d’une action humanitaire nécessaire, caractérisée par une aide à la circulation irrégulière d’un étranger, laquelle est susceptible de se confondre avec l’aide au séjour. Le Conseil constitutionnel considère qu’« en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, y compris si elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour de l’étranger et si elle est motivée par un but humanitaire, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».
Cette décision n’est guère surprenante dans la mesure où d’une part l’aide à la circulation irrégulière suppose obligatoirement la présence de l’étranger sur le territoire national, d’autre part il semble proportionné qu’une aide soit apportée si besoin à toute personne indépendamment de la régularité du séjour afin de lui accorder des « conditions dignes et décentes ». Les notions de séjour et de circulation concernent dans les faits un important réservoir de situations pouvant se confondre.
En somme, les termes « au séjour irrégulier » figurant au premier alinéa de l’article L. 622-4 du CESEDA ont été censurés car les exemptions prévues par le législateur ne peuvent être uniquement réservées à l’aide au séjour irrégulier de l’étranger. Ils ne sont donc pas dans leur application en conformité avec les droits et principes garantis par la Loi fondamentale, spécialement le principe de fraternité. Dans la mesure où « l’abrogation immédiate des dispositions litigieuses aurait eu pour effet d’étendre les exemptions pénales prévues aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter non seulement la circulation irrégulière, mais aussi l’entrée irrégulière sur le territoire français », l’abrogation des dispositions litigieuses a été différée16. Cela car elle entraînerait des conséquences manifestement excessives17. Le Conseil a effectivement le pouvoir en application du deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution de préciser les effets dans le temps de la déclaration d’inconstitutionnalité18.
B. L’extension de l’exemption pénale aux actions d’aide humanitaire
Le Conseil constitutionnel a jugé au paragraphe 14 de sa décision que le principe de fraternité impose le bénéfice de l’immunité dans le cadre de l’aide apportée à des fins humanitaires à tout acte ayant facilité ou tenté de faciliter le séjour d’un étranger en situation irrégulière.
Il émet ainsi une réserve d’interprétation du 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA qui vise à étendre le champ de l’exemption pénale écartant de fait le grief tiré de la méconnaissance du principe de fraternité par les dispositions contestées (§ 15). Selon le Conseil, les dispositions litigieuses « ne sauraient, sans méconnaître le principe de fraternité, être interprétées autrement que comme s’appliquant en outre à tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ».
Les requérants soutenaient en effet que les dispositions litigieuses portaient atteinte au principe de fraternité, d’une part, car l’immunité prévue au 3° de l’article L. 622-4 du CESEDA ne s’appliquait que dans le seul cas de l’aide au séjour d’un étranger en situation irrégulière. D’autre part, qu’elles ne prévoyaient aucune immunité lorsque l’aide au séjour irrégulier concernait des actes humanitaires n’ayant donné lieu à aucune compensation.
Le texte dispose qu’une exemption de poursuite pénale s’applique à l’aide au séjour irrégulier d’un étranger pour « toute personne physique ou morale, lorsque l'acte reproché n'a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte et consistait à fournir des conseils juridiques ou des prestations de restauration, d'hébergement ou de soins médicaux destinées à assurer des conditions de vie dignes et décentes à l'étranger, ou bien toute autre aide visant à préserver la dignité ou l'intégrité physique de celui-ci19 ».
Le juge sanctionne le caractère limitatif de la liste énumérée au 3° de la disposition jugeant celle-ci ambiguë, précisément la mention relative aux conditions de vie dignes et décentes qui laissée à l’appréciation du juge peut être interprétée comme ne recouvrant pas l’ensemble des actions effectuées dans un but humanitaire20.
Aussi cette décision du Conseil est-elle plus cohérente avec la position européenne concernant le délit de solidarité qui ne sanctionne clairement que l’aide à but lucratif 21. La directive européenne définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers demande aux États membres de pénaliser l’aide lucrative aux migrants et non de lutter contre l’aide humanitaire. Le Conseil de l’Union Européenne considérant qu’il convient de s’attaquer à l’aide apportée à l’immigration clandestine a laissé la possibilité aux États de se positionner sur l’exception humanitaire dans leurs droits internes, laquelle garantirait une immunité aux personnes physique et morale apportant une aide à l’entrée ainsi qu’au transit d’un étranger en situation irrégulière. Or, les dispositions litigieuses ne font aucunement référence au but lucratif dans la définition de l’infraction à l’article L. 622-1 du CESEDA et ne transpose pas non plus la clause d’exception humanitaire dans le cadre des exemptions légales.
La consécration jurisprudentielle de la valeur constitutionnelle du principe de fraternité s’avère fondamentale aussi bien dans le sens et la portée donnés à la notion de fraternité que dans un proche avenir législatif. On se rappelle le rejet par le Sénat de l’amendement lors de l’examen du projet de loi pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie, qui proposait d’étendre l’application de l’exemption pénale à toutes les interventions humanitaires envers les étrangers en situation irrégulière dès lors que celles-ci ne font pas obstruction à l’application de la loi22. Le Conseil au regard du principe de fraternité vient conforter cette position qui n’avait pas été retenue par les sénateurs. Concernant l’effectivité de la réserve d’interprétation, le juge précise qu’« à compter de la date de publication de la décision d’inconstitutionnalité l’exemption doit s’appliquer aux actes tendant à faciliter ou à tenter de faciliter la circulation constituant l’accessoire du séjour d’un étranger en situation irrégulière en France lorsque ces actes sont réalisés dans un but humanitaire ». Par conséquent, l’exception humanitaire énoncée par le Conseil pourra être présentée devant les juridictions tant en ce qui concerne l’incrimination d’aide au séjour irrégulier qu’à l’aide à circulation irrégulière seulement lorsqu’elle est indépendamment liée au séjour de l’étranger en situation irrégulière.