La culture juridique européenne est une thématique qui ne peut qu’interpeller profondément un romaniste. En effet, en tant que spécialiste du droit romain, on croit fermement à l’idée que Rome est le fondement même du droit en Europe, et, plus encore, on considère souvent que les romains ont été les inventeurs du droit en l’érigeant en véritable science.
Si personne ne peut contester que Rome a joué un rôle essentiel dans l’histoire juridique européenne, il n’en reste pas moins qu’en tant que romanistes, nous vénérons souvent une idole que nous avons nous‑mêmes bâtie, tels les hébreux qui vénéraient le veau d’or.
En effet, la place de Rome dans la culture juridique européenne est indissolublement liée à des mythes et à des fantasmes qui n’ont parfois pas beaucoup de rapport avec la réalité historique. Des mythes et des fantasmes qui ont des origines lointaines, vieilles de plusieurs siècles, et qui ont conduit des générations de savants à considérer le droit romain comme étant l’expression d’une rationalité parfaite, un système juridique capable de produire des normes applicables en tout temps et en tout lieu.
Depuis la redécouverte des Compilations de Justinien, les juristes européens ont été confrontés à ce recueil de textes qui se présentait à leurs yeux comme un ouvrage accompli et expression de la volonté normative de l’empereur d’Orient. Cette belle mosaïque que sont les Compilations de Justinien n’était rien d’autre que la remise en ordre de plusieurs siècles d’expérience juridique romaine.
Justinien et ses compilateurs ont donné un ordre et un esprit nouveau à la longue tradition juridique romaine. En ce qui concerne le Digeste, ils ont recueilli et recomposé des milliers de passages de juristes romains, en les insérant, comme les articles d’un code, à l’intérieur d’un texte doté d’une rationalité qui leur était étrangère1.
Les Compilations ont certes sauvé les jurisconsultes de l’oubli, mais, en même temps, ils les ont rendus remarquablement indistincts et difficiles à saisir. Ce n’est pas un hasard, si encore en 1946, Fritz Schulz écrivait, lors de la première édition de son History of Roman legal science, que « si nous ne pouvons découvrir, parmi les juristes classiques, des personnalités ayant une originalité scientifique prononcée, cela est dû au fait qu’elles n’ont jamais existé2 ».
Dans ce passage de Schulz, nous percevons clairement le souvenir de l’enseignement de Savigny qui avait affirmé le caractère fongible des juristes romains. Dans son Beruf, Savigny en effet écrivait que « même si nous avions la totalité de leurs écrits sous les yeux, nous y trouverions beaucoup moins d’individualité que dans aucune autre littérature ; tous travaillent pour ainsi dire à une seule et même grande œuvre […]3 ».
La négation de l’individualité des juristes romains, qui trouve son chantre par excellence dans Savigny, était destinée à avoir un grand succès dans les études romanistiques4. Mais si cette idée allait avoir un important retentissement, elle puisait ses racines dans le passé.
En effet, l’étude historiographique de Jean‑Louis Ferrary5 a révélé que depuis l’époque humaniste quelques enquêtes prosopographiques sur les jurisconsultes avaient été effectuées. En outre, toujours à partir de l’humanisme, plusieurs auteurs avaient commencé à étudier le Digeste en valorisant le caractère individuel des juristes romains6. Toutefois, comme l’a souligné Massimo Brutti, cet effort d’étude individuel et personnalisé des juristes romains est demeuré assez périphérique7.
Ce qui a primé, en revanche, a été l’étude des différentes institutions juridiques. Une telle démarche a trouvé un moment d’impulsion important avec Leibniz et le jusrationalisme, et elle a mené à une prédilection pour l’abstraction et à la construction de systèmes. L’approche systématique est prédominante et l’histoire des juristes est alors réduite à une simple histoire extérieure, n’ayant pas véritablement d’importance pour la compréhension du droit, qui est décomposé alors de plus en plus dans un ensemble d’entités abstraites, qui doivent être raccordées les unes avec les autres8.
Une telle démarche a trouvé avec Savigny son parachèvement9, qui estime en effet que « les concepts et les principes de leur [scil. des juristes] science ne sont pas à leurs yeux le produit de leur libre volonté, ce sont des êtres réels dont l’existence et la généalogie leur sont devenue familières à la faveur d’une longue intimité10 ». Ainsi, le raisonnement juridique acquiert un tel degré de certitude que, pour Savigny, il n’a pas d’équivalent, exception faite pour le raisonnement mathématique. Les juristes romains auraient ainsi calculé avec leurs concepts11.
Cette idéalisation de la jurisprudence romaine est fonctionnelle. Elle permet la création d’un système, dans lequel les textes des jurisconsultes sont utilisés et exploités sans aucun égard pour la personnalité de leurs auteurs. De toute façon, chaque juriste n’était rien d’autre qu’une voix, dépourvue de personnalité propre, qui se sommait aux autres dans la création d’un système parfaitement rationnel, qui dépassait les limites spatiales et temporelles de chacun de ses auteurs12.
L’enseignement de Savigny, qui a trouvé son expression la plus accomplie dans son Système du droit romain actuel13, aura une influence décisive sur la science juridique allemande (mais également italienne à partir surtout de la seconde moitié du xixe siècle)14.
La pandectistique portera à son paroxysme la tendance systématisante déjà incarnée par Savigny15. Ainsi, des nombreux ouvrages vont avoir comme objet la reconstruction d’institutions juridiques ainsi que des rapports qui les lient. Ces auteurs procèdent alors à la reconstruction systématique de groupe d’institutions et de domaines du droit. C’est la méthode de la Begriffspyramide (pyramide de concepts), terme employé même par certains de ces auteurs16.
La fin du xixe siècle est également le moment dans lequel une nouvelle tendance s’affirme dans la romanistique : la recherche des interpolations. Une telle démarche pourrait sembler comme contredisant les tendances antihistoricistes et abstraites de la pandectistique. En réalité, ce n’est pas le cas. En effet, la recherche interpolationniste est le fruit mûr de la pandectistique17.
La recherche des interpolations est le mécanisme par lequel on peut parvenir à supprimer toutes les contradictions présentes dans les sources, en attribuant celles que l’on rejette à la plume des maîtres byzantins. De la sorte, on parvient à la création de deux systèmes juridiques cohérents, l’un, parfait, constitué par le droit classique, l’autre, dépourvu de la perfection atemporelle du droit classique, constitué par le droit byzantin18.
Il faut en effet souligner que la recherche des interpolations était souvent motivée par des pétitions de principe, par la conviction de l’incompatibilité de certains passages avec la prétendue perfection du droit classique19.
Or, dès la fin du xixe siècle, des voix se sont levées contre ces tendances systématiques qui ont occulté l’individualité des juristes romains. Pendant des décennies ces voix ont été minoritaires, mais aujourd’hui la tendance est au contraire de plus en plus forte à valoriser l’apport individuel de chaque juriste. La romanistique essaie de plus en plus de retracer les individualités des juristes romains (I). Cette remise en cause s’accompagne à des interrogations de plus en plus lancinantes sur la place du droit romain dans la culture juridique européenne à venir (II).
I. La recherche de l’individualité des juristes romains
Depuis la fin du xxe siècle, plusieurs efforts ont été faits pour essayer de retracer les contours des différentes juristes romains20. C’est notamment le cas de ce chef‑d’œuvre constitué par la Palingenesia d’Otto Lenel21. En 889, au moment du triomphe du pandectisme, l’éminent savant essaye d’effectuer le processus contraire à celui mené par Tribonien et les siens. Il défait la belle mosaïque du Digeste et il cherche à reconstituer les œuvres de chaque jurisconsulte.
Outre Lenel, d’autres auteurs avaient essayé, ou, au moins, imaginé de travailler à la recherche de la physionomie des anciens juristes22, mais leurs efforts avaient principalement rencontré le scepticisme. L’état gravement interpolé des textes ainsi que la fongibilité des juristes romains auraient rendu ce travail impossible23.
C’est à partir de la moitié du xxe siècle qu’on commence à assister à une progressive inversion de tendance. En 1952, quelques années à peine après la première publication de History of Roman legal science de Schulz, Wolfgang Kunkel consacrait un ouvrage aux juristes romains, intitulé Herkunft und soziale Stellung der römischen Juristen24. Il s’intéressait, comme le titre l’indique, à l’origine et à la position sociale des jurisconsultes. Par cette étude, on commençait à mettre en crise le mythe de la fongibilité des juristes romains en essayant ainsi d’identifier des caractéristiques qui étaient propres à chaque juriste.
Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, se multiplient alors les œuvres qui remettent entièrement en discussion l’approche systématique et abstraite qui avait dominé jusqu’à présent la romanistique25.
Ce processus s’accompagne de l’abandon progressif de la méthode interpolationniste dont les excès sont alors de plus en plus critiqués : une recherche philologique plus prudente refuse de condamner des fragments entiers sur la base de mots considérés comme suspects ou de notions réputées incompatibles avec le droit classique26.
De manière croissante, on conteste l’idée de l’existence d’un système juridique clôt et parfait, expression d’une rationalité atemporelle. De nombreux romanistes ne se contentent plus de l’étude de seules institutions en essayant plutôt de mettre l’accent sur l’apport de chaque juriste, en l’étudiant en connexion avec le contexte dans lequel il vit. Le postulat de Schulz, à savoir l’Isolierung27 des juristes, est alors remis en discussion.
Une nouvelle image du droit romain, différente par rapport à celle qui avait dominé la culture juridique européenne, commence alors à émerger : un droit casuistique, créé principalement par des juristes dans un dialogue continu les uns avec les autres, de génération en génération.
La notion même de système juridique commence à faire l’objet des critiques. Dans la romanistique italienne, notamment sous l’impulsion de Riccardo Orestano, on commence à se servir plutôt de la notion d’expérience juridique28. Cette expression, introduite dans le langage juridique par Giuseppe Capograssi29, est privilégiée puisqu’elle n’indique pas un ensemble fermé et clos sur lui‑même, mais au contraire ouvert et flexible.
Les résultats obtenus par la recherche précédente sont parfois entièrement inversés. Certains éléments qui avaient été considérés comme des indices d’interpolation sont au contraire valorisés comme étant des caractéristiques typiques de la jurisprudence romaine. C’est notamment le cas du recours aux techniques de la rhétorique.
Schulz avait considéré comme incompatible avec le droit classique la présence d’éléments propres à la rhétorique. L’Isolierung de la jurisprudence classique n’aurait pas permis aux juristes d’employer les mêmes techniques que les rhéteurs.
Ainsi, en se fondant sur le recours fréquent à des argumentations rhétoriques, Schulz avait critiqué de manière radicale les Quaestiones de Papinien en affirmant qu’elles avaient été profondément remaniées au cours de l’Antiquité tardive. En effet, dans son History of Roman legal science, nous pouvons lire l’affirmation suivante :
Pratiquement chaque fragment des Quaestiones montre les dégâts causés par un éditeur postclassique, qu’on peut reconnaître constamment par sa compréhension incertaine du droit classique.
Et Schulz continue en soulignant que cet éditeur postclassique « révèle souvent sa présence par une rhétorique pompeuse et sentimentale qui est assez inappropriée pour des affirmations ayant un précis caractère juridique ». Une telle rhétorique, conclut Schulz, sert simplement « à brouiller la décision30 ».
Le rejet de toute contamination entre rhétorique et droit ne pourrait pas être plus clair. Mais une telle position de Schulz, qui s’accompagne de la proclamation de l’Isolierung de la jurisprudence classique, trahit plus que l’analyse objective des sources – à supposer que l’on soit jamais en mesure d’analyser les sources de manière parfaitement objective – le vécu de l’auteur.
Schulz voit sa carrière interrompue par l’avènement du national‑socialisme. En effet, non seulement il appartenait à la social‑démocratie, mais il était marié à une femme dont la généalogie ne correspondait pas à la prétendue pureté arienne. Il assiste impuissant à la progression fulgurante des collègues qui au contraire s’étaient ralliés au régime. Enfin, il doit s’exiler à Oxford en 193931.
Dans le contexte de l’Allemagne des années trente et des autres dictatures européennes, l’Isolierung des juristes était impossible à atteindre. Cette même Isolierung qui est niée dans le présent, Schulz la projette sur la jurisprudence romaine qui est alors idéalisée et transfigurée.
Ce portrait idéalisé effectué par Schulz a été entièrement remis en discussion. Le recours aux techniques de la rhétorique loin d’être un indice d’interpolation a été considéré par plusieurs auteurs comme étant non seulement parfaitement compatible avec le droit classique, mais même un élément distinctif.
C’est notamment le cas de l’exemple précédemment cité des Quaestiones de Papinien. Des études récentes ont valorisé le recours à la rhétorique comme l’une des caractéristiques principales du style de ce juriste32.
Ce processus de réflexion et de réécriture de l’image que nous avons du droit romain se poursuit encore aujourd’hui. La pensée va plus particulièrement à un très important projet qui a été lancé au cours de ces dernières années et qui a déjà donné lieu à des importantes publications33. Il s’agit du projet Scriptores iuris romani qui est dirigé par Aldo Schiavone et auxquels participent des nombreux romanistes.
Ce projet s’attaque de manière frontale à l’image du droit romain ainsi qu’il a été transmis par les Compilations de Justinien et, par ce biais, à la culture juridique européenne34.
L’objectif est de reprendre le travail de Lenel en reconstituant à rebours les œuvres de juristes romains, en les traduisant et en les accompagnant d’un commentaire et d’un apparat critique35.
Dans une contribution destinée à introduire ce long travail, Schiavone affirmait alors de manière explicite que ce projet « demande l’acquisition d’une donnée préliminaire très importante : la séparation, de la manière la plus radicale possible, de l’événement historique, constitué par le droit romain, de l’histoire de sa tradition et de sa fortune, à partir de l’époque de Justinien jusqu’au xxe siècle36 ».
Seulement en laissant de côté la tradition du droit romain, y compris le droit byzantin, on pourrait alors espérer reconstituer les contours du droit classique et de ses protagonistes, à savoir les jurisconsultes.
Il s’agit alors tout simplement de repenser la place du droit romain au sein de la culture juridique européenne : il faudrait oublier l’attirail dogmatique qui depuis des siècles étouffe et encercle le droit romain en laissant ainsi émerger de nouveau, après de siècles d’oubli, la voix des protagonistes, les juristes. Pour reprendre la formule de Schiavone, l’histoire des juristes serait la vraie histoire du droit romain. Une histoire qui n’aurait jamais été racontée avec la conséquence, selon Schiavone, de nous avoir caché une partie de nous-mêmes37.
L’abandon du dogmatisme aurait alors comme conséquence le définitif abandon du regard antihistorique qui serait encore aujourd’hui partiellement porté sur le droit romain. Il faudrait alors acquérir la pleine conscience que, si les droits contemporains, se basent sur des concepts et des catégories dont les origines sont romaines, cela ne signifie pas pour autant que le droit romain incarne des réalités éternelles, situées au‑delà de l’histoire38.
La mise en crise de l’image traditionnelle du droit romain, le rejet du dogmatisme opéré par une partie de la doctrine et les appels à la valorisation du caractère historique du droit romain ne peuvent que susciter des interrogations lancinantes sur la place du droit romain dans la culture juridique européenne. Des interrogations qui sont loin d’être nouvelles.
II. La place marginalisée du droit romain dans la culture juridique européenne
En 1881, un très jeune Vittorio Scialoja39, seulement âgé de vingt‑cinq ans, adresse une lettre publique à Filippo Serafini40, un éminent collègue, dans laquelle il écrit clairement que « le droit romain pur » était désormais un « droit mort41 ».
Dans cette lettre, Scialoja critiquait la manière, qui était traditionnelle au cours du xixe siècle, d’enseigner le droit romain dans les facultés de droit, à savoir de l’étudier pour commenter et analyser le droit contemporain42. Cet enseignement traditionnel trouve en revanche en Serafini un partisan important43.
Scialoja pose alors clairement le problème, qui allait tourmenter sans cesse les romanistes, à savoir quelles étaient les relations entre droit romain et droit contemporain et, en filigrane, quelle était la place que le droit romain allait retenir au sein de la culture juridique européenne44.
Le problème de la place du droit romain est perçu de manière de plus en plus aigüe au cours des décennies à venir. Un exemple célèbre de ces interrogations est constitué par le livre de Paul Koschaker, romaniste et spécialiste des droits de l’Orient ancien, Europa und das römische Recht45, publié pour la première fois en 1947, dans une Europe encore ravagée par les conséquences de la guerre. Cet ouvrage, qui a eu un écho très important chez les romanistes, notamment en Italie46, avait été précédé de quelques années par un autre écrit, intitulé Die Krise des römischen Rechts und die romanistische Rechtswissenschaft47, publié en 1938. Ce texte reproduit une communication prononcée devant l’Akademie für Deutsches Recht.
Le dernier chapitre d’Europa und das römische Recht s’intitule aussi Die Krise des römischen Rechts48. Koschaker constate ici que pour la première fois, depuis huit cents ans, le droit romain est étudié comme un seul phénomène historique49. Cette historicisation constitue l’essence même de la crise traversée par le droit romain. Koschaker souligne avec force cette fracture qui met fin à une tradition séculaire50.
Qui plus est, il observe que « le droit romain est devenu étranger dans les facultés de droit, non seulement la pratique juridique ne lui prête plus aucune attention, mais de surcroît il est étranger et antipathique à nos jeunes juristes51 ».
L’étude dans une perspective purement historique du droit romain était donc à l’origine de cette grave crise, ressentie d’autant plus fortement dans le monde germanique que le régime hitlérien s’était révélé particulièrement hostile au droit romain52.
Pour dépasser ou, au moins, mitiger la crise, Koschaker préconisait la présence, à côté d’études purement historiques, d’une branche de la romanistique qui sache maintenir un lien avec la dogmatique du droit contemporain53.
Quelques décennies après la publication de l’œuvre de Koschaker, nous pouvons affirmer que la crise dont il parlait, loin d’être résolue, s’est encore aggravée54. La romanistique a perdu sa place centrale dans le débat intellectuel55, même dans d’un pays, comme l’Italie, dans laquelle elle avait été traditionnellement très forte56.
Schiavone a pu alors écrire que « l’histoire des études du droit romain dans l’Italie du xxe siècle est l’histoire d’une identité perdue et jamais retrouvée et, par conséquent, dans son ensemble, elle est l’histoire d’un déclin qui apparaît désormais comme étant irréversible […]57 ».
Or, pour Schiavone, il y a une seule voie pour sortir de cette impasse : il s’agit justement de l’étude qu’il mène pour reconstituer les différentes personnalités des juristes romains58. C’est en interrogeant les juristes romains, en étudiant leur travail que nous pouvons redonner un nouveau souffle à une discipline qui languit à cause de la répétition de solutions vieilles et stéréotypées.
L’appel de Schiavone à un changement de perspective ouvre sans doute la voie à des recherches riches et fructueuses. Mais, cette nouvelle perspective, pour importante soit-elle, n’est pas à elle seule suffisante pour redonner l’importance perdue à notre discipline dans les facultés de droit.
Elle cache en effet un danger : celui de se couper définitivement des juristes de droit contemporain pour se fondre avec les historiens non juristes. Il semble en effet incertain que les juristes de droit contemporain puissent trouver beaucoup d’éléments d’intérêt dans des études qui se proposent de rejeter tout dogmatisme pour se consacrer à une pure recherche juridique historique59.
Pour continuer à avoir une place dans la culture européenne, il paraît important, en tant que romanistes, de défendre notre double nature, celle de juristes et d’historiens.
L’influent historien Arnaldo Momigliano, lors du premier Colloque International de la Société Italienne d’Histoire du droit de 1963, avait ouvert sa communication exprimant un souhait qui est resté célèbre60. Un souhait, qui aux yeux des romanistes, est apparu comme une sorte de malédiction :
J’imagine, je veux imaginer, que nous sommes ici pour célébrer un événement historique d’une certaine importance, à savoir la fin de l’histoire du droit comme branche autonome de la recherche historique61.
Depuis 1963, les romanistes essayent d’exorciser cette malédiction et empêcher qu’elle se réalise62. Il est incontestable que la romanistique a perdu la centralité dont elle jouissait jadis dans la culture juridique européenne. Un tel phénomène, par ailleurs, n’est pas propre au seul droit romain, mais il concerne l’ensemble de la culture classique, qui devient de plus en plus marginale pour la culture européenne63.
En dépit de ce phénomène, il est encore tôt pour considérer que le droit romain est inévitablement condamné à la disparition. La constante réflexion méthodologique et la riche production scientifique révèlent que la romanistique demeure un acteur dans le monde du droit européen.
Plusieurs décennies après la parution de l’Europa und das römische Recht et Die Krise des römischen Rechts Die Krise des römischen Rechts, la réflexion de Koschaker semble d’actualité64.
Son invitation à cultiver les deux âmes de notre discipline, l’une dogmatique et l’autre historique, pourrait encore aujourd’hui montrer la direction à suivre65. Il est sans doute impossible d’accueillir la démarche de Koschaker dans son intégralité. L’auteur ne s’est pas limité en effet à insister sur la nécessité de maintenir une démarche dogmatique, mais il a également invoqué explicitement une « actualisation66 » de l’enseignement du droit romain avec le mot d’ordre « zurück zu Savigny67 ». L’emploi du terme actualisation n’emporte pas l’adhésion, en dépit des nuances apportées par Koschaker68 et de sa limitation au seul domaine de l’enseignement69.
Ce n’est pas l’actualisation qui paraît nécessaire, mais plutôt le maintien d’une démarche dogmatique. Celle-ci semble essentielle pour la sauvegarde du droit romain au sein des facultés de droit et, de manière plus générale, pour la sauvegarde de sa spécificité disciplinaire70.
La multiplication des approches méthodologiques ne peut que rendre la discipline plus vive et lui permettre de continuer le dialogue avec d’autres branches du savoir71. En empruntant les remarques lucides de Yan Thomas, il ne faut pas renoncer à écrire une histoire des dogmes72, ayant dans le droit romain son point de départ pour la culture juridique européenne. Une telle œuvre n’est pas opposée à une étude historique du droit, mais au contraire elle lui est complémentaire, voir même nécessaire.
C’est par une étude des dogmes qu’il est en possible de montrer que le droit romain n’a pas posé de principes fondamentales et éternels73, mais que les notions juridiques ont une histoire et qu’elles connaissent des évolutions et des adaptations au fil du temps.