Introduction
En 1970, Jean‑François Lemarignier écrit qu’« une législation uniforme sur un territoire, c’est le signe d’une population fondue ayant à peu près le même niveau mental, ou tout au moins, peu de différences1 ». Si les études juridiques classiques ont appréhendé les Assises d’Ariano comme une législation uniforme2, elles ne se sont pas intéressées à la question de son application effective.
Or, dans l’Occident du xiie siècle, peu de populations se sont moins fondues que celles qui composent alors le royaume normand de Sicile. La profonde diversité culturelle qui caractérise ces dernières s’explique dans une large mesure par les conditions de fondation du regnum. Aux alentours de l’an mil, une poignée d’aventuriers normands s’installent dans le sud de l’Italie. La zone est alors une mosaïque politique et institutionnelle dont il convient d’exposer schématiquement les grands traits.
La Sicile est pleinement intégrée dans le dār al‑islām depuis que les Aghlabides l’ont arrachée aux Byzantins en 902. Au xie siècle, l’île se compose de trois émirats kalbites soumis nominalement au califat fatimide, mais jouissant en réalité d’une large autonomie. La Calabre et la Longobardie sont intégrées à l’empire byzantin vers la fin du ixe siècle. Les deux entités territoriales deviennent deux thèmes solidement administrés par des agents nommés directement par le basileus. Le reste du Midi continental est essentiellement constitué des trois principautés issues du partage de Bénévent de 849 : Bénévent, Capoue et Salerne.
Les Normands s’insèrent au sein de cette réalité complexe en tant que mercenaires, proposant leurs services aux princes locaux les plus offrants. Mais, conscients de la faiblesse politique de la zone et confortés par l’arrivée régulière de leurs compatriotes, les mercenaires se muent vers les années 1040 en conquérants. Avec le soutien de la papauté, ils fondent trois principautés dirigées respectivement par un chef normand : la principauté de Capoue, le duché de Pouilles et le comté de Sicile.
C’est à Roger II (1112‑1154), second comte de Sicile, que l’on doit la fondation du royaume. En 1130, après avoir placé l’ensemble des trois principautés sous sa domination, Roger II obtient du pape Innocent II, le titre royal réunissant sous la même bannière des Latins, des Grecs et des Arabes.
Sur le plan juridique, les événements qui suivent le couronnement royal du 25 décembre 1130 ne sont pas rapportés avec précision. La manière dont la construction royale est généralement relatée dans les études relatives au royaume relève en partie d’une reconstitution doctrinale. Ce qu’il y a de certain, c’est que, en 1140, après avoir mis un terme à l’opposition aristocratique, Roger II a réuni les grands du royaume à Ariano. On considère habituellement qu’au cours de cette assemblée, le roi a promulgué un code fondateur ratifiant la naissance du royaume, code que les historiens ont nommé les Assises d’Ariano.
Le contenu des Assises nous est parvenu à travers deux manuscrits3. Le premier, datant de la fin du xiie siècle, se trouve à la Bibliothèque du Vatican (Vat. Lat. 8782) tandis que le second, rédigé au début du xiiie siècle, est conservé au Mont‑Cassin (Cod. Cass. 468). Nonobstant leurs nombreuses différences, les deux documents permettent d’appréhender un corpus de lois composé d’une quarantaine d’articles4. Bien que ceux‑ci se succèdent sans logique apparente, ils touchent schématiquement à quatre grandes questions : les prérogatives royales, les rapports du roi avec l’Église, le droit pénal et le droit privé. Ce qui frappe d’emblée, c’est le syncrétisme juridique qui singularise l’œuvre. Certes, parmi les traditions juridiques d’emprunt, le droit romain tient la première place. De nombreux passages trouvent leur inspiration dans le Code de Justinien et le Digeste, sans être pour autant de simples copies. Bien au contraire, ceux‑ci sont habilement remaniés et adaptés aux nécessités du jeune royaume5. Mais le voile romain nimbant le texte n’éclipse pas pour autant d’autres influences juridiques, qu’elles soient lombardes ou byzantines6.
Malgré les nuances récentes7, la vision majoritaire des Assises d’Ariano reste dans une large mesure tributaire de toute une série d’études savantes menées aux xixe et xxe siècles8. Celles‑ci ont contribué à ériger le texte au rang de code de lois cohérent reflétant tant la tentation impériale que la logique centralisatrice de Roger II. Appréhendé à travers le prisme des Assises9, le roi de Sicile devient un souverain de droit divin d’inspiration romano‑byzantine. « Fontaine de la loi sur terre », sa volonté contraint territorialement ses sujets dont les différences culturelles sont largement occultées.
Bien que classique, cette lecture des Assises doit aujourd’hui être remise en question, et cela principalement pour deux raisons.
D’une part, elle se confronte à une limite liée à la documentation disponible, que le professeur Ménager a été le premier à mettre en évidence10. Celui‑ci souligne à juste titre qu’aucune source de la période rogérienne ne fait expressément référence à un texte censé occuper une place fondamentale. Le silence est tel, qu’en l’état actuel de la documentation, rien ne permet de confirmer avec une entière certitude que les Assises dites d’Ariano ont effectivement été promulguées en 1140, ni même qu’elles l’ont été en une fois, sous la forme d’un code.
D’autre part, la conception du pouvoir telle qu’elle ressort du texte appréhendé comme un code ne correspond en rien à celle qui se dégage des sources dont la datation est mieux assurée. Les Assises reflètent en effet la vision d’une royauté marquée par une froide uniformité. Or le règne de Roger II s’est illustré par le recours à une méthode pragmatique du pouvoir fortement marquée par la diversité11. Cette méthode se remarque dans tous les aspects du gouvernement siculo‑normand. Sur le plan juridique, la pluralité de populations sous sa domination oblige Roger II, comme ses prédécesseurs, à maintenir dans une large mesure un système de personnalité des lois. De même, la construction administrative ne se réalise pas uniformément, mais en fonction de l’élément culturel dominant dans la province concernée. Ainsi, l’administration sicilienne, marquée par le substrat arabo‑byzantin, diffère de l’administration péninsulaire qui s’inspire des institutions lombardes et anglo‑normandes. La diversité concerne également l’image diplomatique du roi. Roger II s’entoure d’une chancellerie trilingue12, au sein de laquelle coexistent des scribes arabes, grecs et latins, formés aux pratiques diplomatiques des puissances qui se partageaient l’Italie prénormande13. Il s’agit de projeter une image compréhensible de la royauté à des populations accoutumées à la domination byzantine, latine ou musulmane.
Au vu de ces contradictions, peut‑on considérer que les Assises sont un texte représentatif de la réalité siculo‑normande ?
On le peut à condition d’appréhender le texte différemment. La comparaison des deux manuscrits ainsi que leur confrontation aux autres sources disponibles laissent apparaître des incertitudes qui entourent le texte (I) et qui suggèrent une nouvelle interprétation : celle d’une compilation de mesures particulières (II).
I. Les incertitudes entourant le texte
La thèse de la promulgation des Assises en 1140 lors de l’assemblée d’Ariano a été formulée pour la première fois par Otto Hartwig14 en 1868 et n’a connu depuis aucune remise en cause sérieuse, hormis celle de Léon‑Robert Ménager15. La méthode à laquelle recourut l’historien allemand consista à repérer un thème développé dans le préambule de la version vaticane16, celui de la restauration de la paix et de la tranquillité au sein du royaume, afin de déterminer le contexte historique du texte17. Après comparaison, il crut le reconnaître dans un passage de la chronique de Falcon de Bénévent. Le chroniqueur indique en effet qu’après que Roger II eut rétabli une « paix parfaite » en 1140, il réunit une assemblée à Ariano où, « inter cetera enim suarum dispositionum », il introduisit son édit sur la monnaie18. L’hypothèse d’Hartwig se trouva confortée par la chronique de Romuald de Salerne qui rapporte qu’après avoir pacifié le royaume, « leges a se noviter conditas promulgavit19 ». Il n’en fallut pas plus à l’historien pour voir dans ces relations une référence certaine à la promulgation des Assises20. Par sa qualité, la démonstration fit florès. Si bien qu’elle fut reprise par trois éminents spécialistes du début du siècle dernier, Erich Caspar, Ferdinand Chalandon et Evelyn Jamison, s’imposant dès lors comme une thèse classique.
Bien que séduisant, le raisonnement d’Hartwig laisse subsister de nombreuses zones d’ombre. Ainsi comment expliquer que la seule loi évoquée par Falcon de Bénévent avec précision – celle introduisant le ducatus et interdisant l’usage de la romesina – n’est mentionnée dans aucun des deux manuscrits des Assises ?
Plus troublant encore est le silence des actes royaux. Le professeur Ménager a parfaitement établi « l’indépendance totale des diplômes royaux vis-à-vis des concepts ou de la phraséologie juridique romains » qui caractérisent les Assises. Mais cette indépendance n’est pas seulement formelle. L’étude attentive des diplômes de Roger II ne permet de déceler aucune référence indéniable aux Assises d’Ariano.
Prenons par exemple le cas du crime de lèse‑majesté, compilé au sein de l’article XVIII des Assises d’Ariano (vers. Vat.21). Fortement inspiré de la constitution Quisquis d’Arcadius et d’Honorius (Cod., IX, 8, 5), le texte renoue finement avec la lèse‑majesté romaine. Pour autant, les rédacteurs ne se contentent pas d’une réutilisation aveugle de la constitution. Ils la façonnent au gré des besoins particuliers du royaume nouvellement créé et pacifié au prix de près d’une décennie de guerre.
Malgré ce dispositif redoutable, la lèse-majesté n’est évoquée que timidement et par allusion avant la minorité de Guillaume II. La chronique d’Alexandre de Telese qui reflète à bien des égards les conceptions se développant à la cour autour de 1140 constitue un exemple particulièrement suggestif du phénomène. Si le concept de lèse‑majesté était en formation à la date de rédaction de sa chronique, nul doute que le panégyriste du roi se serait fait l’écho de cette nouvelle arme. Or jamais la notion romaine n’est mentionnée. Lorsque l’auteur évoque les différentes conjurations contre le roi, il a systématiquement recours à l’incrimination féodale de parjure22. La faute commise par les comploteurs est perçue sous sa plume comme la rupture du serment prêté au roi en tant que seigneur23, jamais comme une atteinte au roi en tant que représentant d’un État en cours de développement.
C’est dans les dernières années du règne de Roger II qu’un changement se décèle. En 1151, l’abbaye de Brazi24 se voit accorder un privilège de juridiction « praeterquam de crimine laesae maiestatis » que le roi se réserve25. Il faut remarquer que l’acte est signé de la main de Maion de Bari, apparaissant pour la première fois en souscription d’un diplôme royal en tant que vice‑chancelier26. C’est également sous sa plume que le crime est mentionné dans un diplôme de Guillaume Ier émis en 115627. Nous ne connaissons pas précisément la formation juridique de Maion, ni ne savons s’il a étudié dans le nord ou le sud de l’Italie28. Celui qui deviendra l’émir des émirs de Guillaume Ier est issu d’une famille de juges de Bari et son commentaire de l’oraison dominicale à l’intention de son fils permet de supposer une instruction fort complète29. Sa présence à la cour coïncide par ailleurs avec la détention d’un commentaire des « livres de Justinien » dans la bibliothèque de la chapelle palatine, bibliothèque que celui‑ci fréquente assidûment30. Sans qu’il soit possible de l’affirmer définitivement, il se pourrait qu’il ait joué un rôle central dans l’introduction du droit romain et donc de la lèse‑majesté au sein de la cour. Faute de sources supplémentaires, le stade de la supposition demeure toutefois infranchissable.
Malgré la reconnaissance de la lèse-majesté, le crime ne semble pas immédiatement utilisé par le roi. Pour tenir en respect leurs opposants, les deux premiers rois de Sicile recouraient plus volontiers à la force qu’au droit. Le chroniqueur Hugues Falcand, non sans une certaine admiration, évoque la façon dont ils procédaient : si cela suffisait, ils mutilaient les coupables afin de les priver au moins de leurs membres indispensables. Sinon ils les jetaient à la mer, ou les faisaient disparaître autrement, mais toujours en secret31. Disons‑le sans ambages, il s’agissait d’éliminer les rébellions en dehors de tout cheminement judiciaire32. Il faut attendre la minorité de Guillaume II et le complot d’Henri de Montescaglioso contre le chancelier Étienne du Perche durant l’hiver 1167 pour voir le premier cas de lèse‑majesté33.
La date des Assises reste donc très incertaine. Raccrochons‑nous aux certitudes. La grande majorité des articles peut vraisemblablement être attribuée à Roger II. C’est ce que suggèrent les Constitutions de Melfi de Frédéric II. En effet, sur les 253 articles qui composent le Liber Augustalis, 72 sont expressément attribués aux rois siculo-normands : 44 à Roger II et 28 au « roi Guillaume ». Or, sur les 44 articles attribués à Roger II, 36 sont des copies quasi‑conformes de dispositions de la version vaticane.
À partir de là, nous pouvons dire que les Assises sont des lois vraisemblablement promulguées durant le règne de Roger II, autrement dit entre 1130 et 1154.
Cependant, ont-elles été promulguées en une fois sous la forme d’un code ? Les fortes disparités qui se remarquent dans le texte semblent induire une réponse négative. D’abord, il existe entre les deux manuscrits des Assises plusieurs différences notables qu’il convient de souligner. Le manuscrit du Vatican ne comporte pas de titre contrairement à celui du Mont‑Cassin (Assise Regnum Regni Sicilie). Celui‑ci résulte néanmoins très probablement d’une interpolation. Plus important, seule la version vaticane contient un préambule. La version du Vatican se compose par ailleurs de 39 articles contre 43 pour la version du Mont‑Cassin. L’ordre et la construction de ces articles ne répondent à aucune logique apparente dans les deux cas, c’est pourquoi Caspar qualifiait le texte de « Mosaik‑arbeit34 ». Parfois un préambule justifie la mesure dans l’une des versions, mais pas dans l’autre35. Plus généralement, bien que le contenu des deux manuscrits reste très proche, la rédaction diffère. De même, sept dispositions présentes dans la version du Mont‑Cassin ne se retrouvent pas dans la version vaticane36.
À ces observations, il faut ensuite ajouter l’absence d’unité stylistique au sein de chacun des manuscrits. Certains articles sont rédigés sous forme impersonnelle37, d’autres sous celle d’un ordre impératif adressé par le roi38.
Le dernier point qui nous paraît exclure l’idée d’un code concerne les matières traitées. Des préoccupations essentielles dans le jeune royaume ne sont pas ou peu abordées dans le texte. Le professeur Ménager souligne justement que « sur 67 paragraphes39, il en est treize, c’est‑à‑dire le cinquième, qui sont consacrés à l’adultère, comme si ce délit avait été la grosse affaire de la royauté normande, ou un sujet de prédilection pour une assemblée féodale comme celle d’Ariano. Même proportion incohérente – le dixième – pour les textes visant la prostitution. Mais rien, en revanche, sur le régime féodal, qui fut pourtant l’une des plus grandes préoccupations de la cour panormitaine ».
Les disparités de style et de contenu semblent donc exclure toute vision unitaire de l’ouvrage. L’hypothèse d’une compilation de lois promulguées par Roger II apparaît la plus satisfaisante40. Ce travail pourrait parfaitement être le fruit d’une « institution ecclésiastique dotée de compétences juridictionnelles comme l’abbaye du Mont‑Cassin41 » ainsi que le suggère le professeur Matthew. Appréhendé sous cet angle, le texte se teint d’une tout autre couleur.
II. Une compilation de mesures diverses
La conception personnelle et pragmatique du gouvernement trouve confirmation dans le travail diplomatique de Roger II. Régulièrement, le roi se rend en personne dans les différentes provinces du royaume afin de « mettre fin aux disputes et aux injustices42 ». Lors de ces assemblées au cours desquelles il réunit « parte maxima populi [eius] regni », le roi promulgue des dispositions en réponse à des sollicitations diverses. Cette manière de gouverner, qu’imposent les données locales, est aux antipodes du concept de code.
Tout laisse penser que certaines des dispositions prises au coup par coup par Roger II, en vue de régler des situations particulières se sont retrouvées compilées dans les Assises dites d’Ariano. Nous appréhenderons la question à travers deux exemples.
En premier lieu, nous trouvons dans les deux manuscrits des Assises un article concernant la célébration légitime du mariage :
Vers. Vat., art. XXVI : De coniugiis legitime celebrandis43
Quoniam ad curam et sollecitudinem regni pertinet leges condere, populum gubernare, mores instruere, pravas consuetudines extirpare, dignum et equum visum est nostre clementie, quandam pravam consuetudinem, que quasi clades et lues huc usque per diuturna tempora, partem nostri populi perrependo pervasit edicti nostri mucrone decidere, ne liceat vitiosas pullulas de cetero propagare. Absurdum quippe moribus repugnans sacrorum canonum institutis, christianis auribus inauditum est, matrimonium velle contrahere, legitimam sobolem procreare, indivisibile vite consortium alligare, nec dei favorem et gratiam nuptis nuptiarum in stabulis querere, et tantum in Christo et ecclesia ut dicit apostulus sacramentum confirmandum per sacerdotum ministerium creare.
Sancimus itaque lege presenti deo propitio perpetuo valitura, volentibus omnibus legitimum contrahere matrimonium necessitatem imponi, quatinus post sponsalia nuptias celebraturi sollempniter quisque pro suo modulo seu commodo, limen petant ecclesie sacerdotum benedictionem post scrutinium consecutum anulum ponat, pretii postulationique sacerdotali subdantur, si volunt futuris heredibus successionem relinquere. Alioquin noverint ammodo molientes contra nostrum regale preceptum, neque ex testamento, neque ab intestato se habituros heredes legitimos, ex illecito per nostram sanctionem matrimonio procreatos. Mulieres etiam dotes, et aliis nubentibus legitime debitas non habere. Rigorem cuius sanctionis, omnibus illis remittimus, qui promulgationis eius tempore, iam matrimonium contraxerunt. Viduas vero volentibus ducere, huius necessitatis vinculum relaxamus.
Par cette législation, le roi impose la bénédiction ecclésiastique comme condition de validité du mariage. Sans le respect de cette forme, il ne sera reconnu aucun effet juridique à l’union, et principalement en matière successorale44. Au premier abord, la législation royale peut surprendre. En effet, dans l’Occident du xiie siècle, la question du mariage est monopolisée par l’Église et il faudra attendre le siècle suivant avant que celle‑ci ne légifère dans le sens de la publicité du mariage45. En réalité, la mesure ne trouve pas son origine en Occident mais dans le droit byzantin46. Elle est en effet tirée de la Novelle 89 de Léon le Sage qui au ixe siècle imposa la bénédiction pour la validité du mariage47.
D’emblée, l’assise place le juriste face à une contradiction. Comment le roi pourrait-il, d’un côté, laisser aux différentes populations une certaine autonomie en matière civile et religieuse et, de l’autre, prendre une disposition générale visant à réformer une institution aussi sensible que le mariage ? En effet, depuis leur installation dans le sud de l’Italie, les Normands ont intelligemment agi dans le respect des lois de chacun. Les exemples de cette stratégie sont nombreux. En 1132, Roger II garantit aux habitants de Bari que nul ne pourra faire abstraction de leurs lois et de leurs coutumes48. À Catane en 1168, le roi confirme que « les Latins, les Grecs et les Sarrasins seront jugés chacun selon leur loi49 ». Cette idée se retrouve dans les Assises puisque le roi précise que « du fait de la variété des peuples assujettis, les usages, coutumes et lois ayant existé parmi eux ne sont pas abrogés50 ». Ainsi, sur le plan du droit privé, chaque sujet est en principe régi par sa propre loi.
Il est par ailleurs difficile d’envisager l’application de la mesure sur le mariage par les populations musulmanes du royaume sans que cela n’ait engendré d’importantes frustrations. Nous savons que les musulmans de Sicile consultent régulièrement les érudits du nord de l’Afrique afin d’obtenir des réponses aux problématiques religieuses qui découlent de la domination normande. Aussi, en 1141, le juriste malikite al‑Māzarī a été interrogé sur la légitimité des décisions d’un cadi nommé par un roi chrétien51. Pour autant, rien de semblable n’apparaît sur la question du mariage52. S’agissant des populations grecques, la mesure n’apparaissait pas nécessaire puisque la bénédiction était l’usage depuis le temps de la domination byzantine53.
En réalité, les seules traces disponibles de la législation de Roger II concernent les populations lombardes de Pouille, ce qui suggère que la disposition royale n’a été appliquée ni partout ni par tous. Dans deux actes de constitution de dot de femmes lombardes rédigés en 117154 et en 118055 à Ruvo, les noces sont dites célébrées « per legetimas solempnitates et sacras domini regis Rogerii constitutiones » sans quoi « la femme n’aurait aucun droit à la dot propre à ceux légitimement mariés » comme le prévoit l’assise. Cette condition étant remplie, les époux organisent entre eux, selon le droit lombard, les questions relatives à la Morgengabe56 et à la dot. Par ailleurs, deux actes rédigés à Trani en 1180 font explicitement référence à la bénédiction des époux57.
Malheureusement, en l’état actuel de la documentation, il est impossible de déterminer avec précision la raison de l’intervention du roi sur la question du mariage. Généralement, les historiens considèrent la disposition comme la volonté royale de s’ériger en tuteur de l’Église « confirmant ainsi, la fonction religieuse du roi de Sicile58 ». Bien que seules des suppositions d’ordre conjoncturel soient permises, il semble que la raison soit davantage pragmatique, comme le laisse entendre le préambule riche d’enseignements que comporte la version vaticane de l’article. Le roi y justifie sa mesure principalement par la nécessité de supprimer une mauvaise coutume appliquée par une partie de son peuple afin de prévenir sa propagation au reste de la population. Il n’est pas impossible que le roi fasse ici référence aux « mariages clandestins ». En effet, la Pouille présente la particularité d’être restée majoritairement lombarde durant la domination byzantine au point que le droit lombard est parvenu à s’y maintenir. Au cours du xiie siècle, sous l’influence de la doctrine canonique, le droit lombard fait du consensus la condition essentielle de formation du mariage59. Or « on commence à voir poindre, dès la deuxième moitié du xiie siècle, l’influence du droit personnel lombard sur les communautés italo‑grecques60 », sans doute la forme du mariage a‑t‑elle été concernée par ce mouvement provoquant des vexations au sein du clergé grec. Ce pourrait être sous l’influence de celui‑ci que Roger II serait intervenu en Pouille comme le propose le professeur Ménager61. En tout état de cause, en prenant cette mesure, le roi n’a pas généralisé la bénédiction à l’ensemble du royaume, mais s’est contenté de conforter en Pouille la règle byzantine déjà connue par une partie de la population locale.
Les deux versions des Assises prévoient en second lieu l’incrimination de l’atteinte portée à la barbe d’un honnête homme :
Vers. Vat., art. XXXIII : De iniuriis privatis personis illatis62
Quod iuri et rationi est consentaneum satis iure cunctis est gratum, et quod a ratione equitatis dicrepat, universis ingratitudinem representat.
Nulli igitur mirum si quod in homine deus carius et dignius posuerit, cum negligitur atque despicitur, et inprobo iudicio vilipenditur, sapiens et honestatis amicus rationabiliter indignatur. Quid enim absurdius quam equa lance pensari ubi iumenti cauda decerpitur, et ubi honestissimi viri barba depilatur.
Pro suggestione ergo populi nostro regno subiecti atque supplicatione legum suarum ineptitudinem cognoscentis hanc legem et edictum proponimus. Ut cuicumque de popularibus excusato, tamen et deliberatione barba fuerit depilata, reus talis commissi pena huiusmodi feriatur solidis aureis scilicet regiis sex ; si vero in rixa factum fuerit, sine deliberatione et studio, de eisdem solidis III.
Comme pour l’article sur le mariage, seule la version du Vatican comporte un préambule. Le roi estime absurde d’accorder la même importance au fait de couper la queue d’un cheval et à celui d’arracher la barbe d’un homme honnête. Ainsi, à la demande de ses sujets qui se rendent compte de l’imperfection de leurs lois, le roi décide de punir le second délit d’une amende de six solidi.
Certes, replacer la disposition dans un contexte précis serait hasardeux en l’état actuel des sources. Néanmoins, quelques informations intéressantes peuvent se dégager du texte. L’intitulé de la disposition fait référence aux blessures commises sur une personne. Or il peut sembler curieux que la seule partie du corps protégé par le texte soit la barbe. Cette singularité laisse penser que la mesure a été revendiquée par des populations lombardes. En effet, la dimension fortement symbolique de la barbe est une particularité culturelle lombarde. Selon Paul Diacre, « les Lombards portent leur nom en raison de la longueur de leur barbe jamais touchée par une lame, car dans leur langage “lang” signifie long et “bart”, barbe63 ». Ainsi, « le fait de couper sa barbe était une mesure punitive ou l’expression de la soumission pour un Lombard64 ». Cette caractéristique imposait donc une protection particulière. Pour ce faire, Roger II puise directement dans l’édit de Rothari65, encore appliqué en Longobardie notamment. Pourtant, en plaçant l’incrimination dans le giron de la justice royale, le roi fait évoluer la sanction. Celle‑ci n’est plus une compensation pécuniaire comme le prévoit le droit lombard, mais une amende de six pièces d’or.
Conclusion
Plusieurs indices suggèrent que les Assises dites d’Ariano ne constituent pas un code, mais une compilation de dispositions législatives édictées par Roger II. Cette lecture correspondrait par ailleurs à la méthode de gouvernement royal telle qu’elle transparaît dans les autres sources disponibles. Dès lors, loin de refléter une conception avancée voire impériale, les différents articles ne seraient que l’expression d’un gouvernement personnel et pragmatique66. Les traces de droit lombard et de droit byzantin ne résultent en réalité pas d’une volonté royale de former un droit uniforme par la synthèse des droits locaux. Au contraire, elles sont la manifestation d’un comportement empirique du roi à l’égard de la diversité, qui agit localement en tenant compte de la culture juridique de chacun. Il faudra attendre le règne de Frédéric II avant que ne s’ouvre la voie vers l’uniformisation, logique dont la manifestation la plus spectaculaire résidera dans la promulgation des célèbres constitutions de Melfi.