Tout n’a‑t‑il pas déjà été écrit à propos du vol ? Sur ce sujet, la littérature est en effet particulièrement abondante, surtout en ce qui concerne le droit romain1. Il est ainsi généralement admis2 que les Romains auraient d’abord retenu une définition resserrée du furtum, fondée sur la subreptio (soustraction), avant d’évoluer vers une définition plus large qui, au moins à partir de Paul, repose sur la contrectatio3 (maniement). Cette nouvelle définition du furtum ne permet toutefois pas de réprimer tous les cas de maniement frauduleux de la chose d’autrui, ce qui explique l’existence de l’infraction spéciale de rapine, qui « désigne le vol commis par plusieurs personnes armées, et le vol perpétré à l’occasion d’un naufrage, d’un incendie ou d’un tremblement de terre4 ».
Jusqu’à fort récemment, l’évolution ultérieure de la définition du vol n’avait suscité que très peu d’études générales5. Mais, en 2012, Monsieur le Professeur Federico Battaglia a comblé une large partie de cette lacune historiographique en travaillant La definizione romana del furto e la sua elaborazione moderna6. Il étudie précisément les variations de la définition du vol depuis les Glossateurs jusqu’aux codifications des xixe et xxe siècles, en affirmant que :
Si tratta di un esempio notevole di trasmissione del pensiero giuridico nello spazio e nel tempo, gli intellettuali europei di molti secoli, con una forma tipica della trasmissione del sapere : quella dei rimandi alle opiniones dottrinali precedenti, utilizzati spesso quali argomenti d'autorità, in una catena ininterrotta di citazioni che lega la Glossa all'età precedente le codificazioni moderne7.
De cette fresque historique, il est possible de déduire quatre grandes étapes de l’évolution juridique du vol8. La première évolution majeure de la définition du vol se produit lorsque les Glossateurs procèdent à l’extension du furtum, qui devient ainsi une incrimination encore plus extensive que dans le dernier état du droit romain fondé sur la définition de Paul. Par exemple, la Glose d’Accurse admet les cas de rapine et d’expilation d’hoirie sous la qualification de furtum9. Azon lui‑même prend acte de cette évolution en élaborant une distinction théorique visant à justifier rationnellement cette première adaptation du droit romain. Il utilise en effet la notion de prope furtum, en se fondant sur un passage de Celse10, pour indiquer ce que les Romains qualifiaient véritablement de furtum. Il distingue donc le vol au sens propre de celui qui ne reçoit une telle qualification que par extension. Dans le même temps, Azon revoit la définition de l’élément matériel du vol en prétendant étrangement que « contrectatio significat omne abductionem vel baiulationem11 ». Abducere implique en effet un enlèvement de la chose, ce qui se rapproche à l’évidence davantage de la subreptio des premiers temps du droit romain que de la contrectatio de Paul. Autrement dit, le glossateur admet une approche particulièrement extensive du furtum, plus large encore que celle retenue dans le dernier état du droit romain, mais il utilise un terme plus restrictif, qui paraît limiter l’élément matériel du vol au cas de la soustraction de la chose. De façon étonnamment incohérente, le régime juridique de l’infraction est élargi tandis que sa définition est resserrée12.
Par la suite, il semble que les incohérences de la définition donnée par Azon aient heurté Bartole, qui en propose une nouvelle. Désormais, le furtum se consomme de loco ad locum amovere, ce qui implique simplement un déplacement de la chose, et non plus un enlèvement ou une soustraction13. Le mouvement imprimé à la chose suffit à consommer une infraction dont le régime juridique est particulièrement extensif. Bien que les cas compris sous la qualification de furtum soient plus nombreux que dans le dernier état du droit romain, cette deuxième étape de l’histoire du vol marque tout de même un certain retour à la cohérence du droit romain : une définition extensive de l’élément matériel du furtum précède une conception tentaculaire de cette infraction14. Bartole apporte ainsi une contribution décisive à la nouvelle définition du furtum mais, au xvie siècle, la doctrine savante italienne juge nécessaire de la revoir, pour au moins deux raisons, ce qui constitue la troisième étape de l’histoire des variations de la définition du vol après le droit romain15. D’abord, Domenico Toschi et Prosper Farinacius soulignent que le furtum se consomme dans des hypothèses dans lesquelles il n’y a pas véritablement de déplacement de la chose16. Ensuite, cette doctrine savante italienne considère qu’il est trop rigoureux d’appliquer les peines du vol aux diverses hypothèses sanctionnées sous la qualification de furtum. Ils reprennent alors la distinction des Glossateurs entre le véritable furtum et les autres cas, mais en lui donnant cette fois un sens différent. Ils opposent en effet le furtum proprium, fondé sur l’ablatio (enlèvement, soustraction), au furtum improprium recouvrant toutes les autres hypothèses, et notamment le détournement d’une chose préalablement remise en vertu d’un contrat. Pour la première fois, des auteurs prétendent donc que le véritable vol est celui consommé par l’enlèvement ou la soustraction de la chose, c’est‑à‑dire qu’il est le seul à mériter une peine particulièrement sévère. Autrement dit, ces nouveaux concepts juridiques n’ont pas tant pour but de souligner les lacunes d’une approche extensive du furtum, impliquant que les cas sanctionnés sous la qualification de furtum improprium ne seraient pas de véritables vols, que de permettre une répression différenciée, ce qui correspond à l’esprit de la distinction postérieure entre les vols simples et les vols qualifiés. Cette doctrine italienne passe ensuite chez Carpzov, avant de se répandre dans le reste de la doctrine savante allemande des xviie et xviiie siècles (Kress, Reinharth, von Böhmer), ce qui avait d’ailleurs pu donner à certains l’illusion de l’origine germanique de la distinction17.
Enfin, le quatrième et dernier temps de l’évolution de l’histoire du vol est caractérisé par un mouvement de resserrement qui tend à réduire progressivement les cas sanctionnés sous cette qualification juridique18. Dans les diverses codifications européennes des xixe et xxe siècles, de nouvelles infractions spéciales apparaissent en effet en marge du vol, comme l’escroquerie ou l’abus de confiance. Cette fois, il semble que le concept de furtum improprium ait insinué l’idée que ces cas n’étaient pas véritablement des vols, ce qui devait nécessairement emporter la création de plusieurs infractions, pour réduire le vol au furtum proprium. Autrement dit, la conceptualisation du furtum improprium a été une étape transitoire avant la naissance de l’escroquerie et de l’abus de confiance.
Dans tous ces développements, Monsieur Battaglia passe presque totalement sous silence la doctrine de langue française, ce qui s’explique par la marginalité de ces auteurs, qui ne s’inscrivent pas dans les grandes étapes de l’histoire européenne du vol. Pour définir cette infraction, les auteurs de langue française se placent donc à la marge de la culture juridique européenne. Sans se fonder sur le furtum improprium des doctrines savantes italienne et allemande, ils tendent à restreindre le domaine du vol au seul cas de la soustraction (I). Ce terme se répand ainsi progressivement à partir de la fin du xviie siècle mais les criminalistes ne tirent aucune conséquence juridique de cette évolution sémantique. Le vol reste conçu comme une infraction tentaculaire – sur le modèle du furtum défini par Paul – alors même que sa définition est désormais restrictive, comme lors des premiers temps du droit romain (II).
I. L’essor sémantique de la notion de soustraction
Sur un plan strictement sémantique, il se dégage une impression de cohérence, de progrès de la doctrine francophone vers la définition moderne du vol en tant que « soustraction frauduleuse de la chose d’autrui19 ». Les auteurs emploient d’abord des définitions extensives, fondées sur une traduction du dernier état du droit romain (A), avant de restreindre progressivement le vol à la soustraction, ce qui sera ensuite consacré dans le Code pénal de 1810 et dans celui de 1992 (B).
A. L’expression d’une définition classique du vol aux xvie et xviie siècles
En 1519, Philippe Wielant donne une définition assez large du vol, qu’il nomme « furt », par abréviation du terme latin « furtum20 ». Le criminaliste flamand avance en effet que « furt c’est prendre les choses daultruy sans armes (…). Ou c’est contracter aulcuns biens cateulx de aultruy contre sa volunte a intention de en faire du gaing21 ». L’élément matériel de l’infraction serait ainsi constitué par le fait de prendre ou d’engager contractuellement la chose d’autrui, ce qui s’inscrit pleinement dans la définition extensive du furtum tel que défini depuis Paul. Pour ce faire, Wielant cite le Digeste, en passant curieusement sous silence toutes les analyses postérieures, depuis la définition d’Azon jusqu’à celle de Bartole et de ses successeurs. Le criminaliste flamand semble donc choisir ses références à dessein puisqu’il propose un système identique à celui de Paul. Par la suite, le manuscrit de Wielant est repris et corrigé par Josse de Damhouder22. Dans un premier temps, en 1555, dans La practicque et enchiridion des causes criminelles, la définition de Wielant est maintenue en substance :
Larrecin est doncques a aulcun prendre le sien secrètement & a part sans armes, ou c’est les biens meubles d’aultruy contracter contre le gre du seigneur, ou maistre, avecq intention d’en avoir prouffict ou gaignage23.
Contrairement à Wielant, Damhouder ne cite pas expressément les textes fondamentaux du droit romain. Il se contente de reprendre la définition de Wielant, directement inspirée par le Digeste, avant d’exposer brièvement les différentes peines prononcées par le droit romain, dans les villes flamandes, et dans le « droit françois24 ». Par la suite, Damhouder fait évoluer sa pensée et, dans sa Practique judiciaire es causes criminelles de 1564, il affirme que :
Larcin est donques de prendre à aucun le sien secrettement & doleusement sans armes, ou c’est de manier & employer les biens meubles d’autruy contre son gré, avec intention d’en avoir prouffit & gaing25.
Dans cette définition, il s’agit toujours d’incriminer le simple fait de prendre la chose d’autrui, mais Damhouder supprime la notion d’engagement contractuel afin de retenir des termes bien plus larges : le maniement ou l’usage de la chose d’autrui paraît dépasser le seul cas de l’engagement contractuel. Damhouder ne s’explique pas sur cette évolution sémantique, et le régime juridique du larcin ne diffère guère entre ses deux ouvrages. Il ne s’agit donc vraisemblablement que d’une amélioration sémantique, n’impliquant aucune rupture juridique, et dont le but résiderait alors dans une recherche de cohérence rationnelle entre les mots choisis dans la définition et les cas recouverts par cette qualification26.
Pour les criminalistes flamands, le vol, appelé successivement « furt » et « larcin », est donc très clairement une infraction directement issue du dernier état du droit romain, tant pour la définition de l’infraction que pour son régime juridique. Cette approche fait tellement autorité qu’elle inspire encore certains auteurs du xviie siècle. Par exemple, en 1622, Claude le Brun de La Rochette expose une vision renouvelée du larcin, qui s’inscrit néanmoins toujours dans le cadre du dernier état du droit romain. Il commence en effet par un exposé moral, en fustigeant « les lubriques affections des fruicts de leurs sales cupiditez [celle des voleurs]27 », avant de reproduire la définition du larcin que « donnent l’Empereur et les Iurisconsultes28 », dont l’élément matériel est fondé sur la notion de contrectatio29. Immédiatement après cette citation du droit romain, il ajoute que « tout attouchement du bien d’autruy30 » ne constitue pas un larcin, « mais celuy seulement qui se fait avec intention de desrober31 ». Le Brun de La Rochette a donc traduit le terme latin contrectatio par le terme français attouchement, afin de souligner, dans le même sens que Wielant et Damhouder avant lui, que l’élément matériel de cette infraction se constitue par le seul fait de toucher la chose contre la volonté de son propriétaire, de la prendre. Il ne semble toutefois pas certain de sa traduction puisque, dès la phrase suivante, il préfère le néologisme contrectation à l’étrange notion d’attouchement32… Implicitement, Le Brun de La Rochette semble faire état de la difficulté de langue française à rendre compte du sens du mot latin contrectatio. En cela, il n’est pas le premier. Les criminalistes flamands avaient en effet déjà montré leur embarras en traduisant la contrectatio par le verbe prendre. Ce choix ne leur semblait d’ailleurs pas tout à fait adapté puisqu’ils avaient fait référence à l’engagement contractuel de la chose ou au fait de « manier & employer33 » cette chose. L’étrange traduction proposée par Le Brun de La Rochette – attouchement – n’est pas suivie par les autres auteurs, contrairement à celle de Damhouder, qui est presque reprise à l’identique par Laurens Bouchel, dans l’édition augmentée de sa Bibliotheque ou Thresor de la langue françoise. Dans cette édition de 1667, pourtant postérieure de plus de cent ans au dernier état de la pensée de Damhouder, le larcin est défini comme l’acte « de prendre à autruy le sien secrettement & par fourbes sans armes, ou c’est de manier & employer les biens meubles d’autruy contre son gré, avec intention d’en avoir profit & gain34 ».
B. L’expression d’une définition moderne du vol à partir de Lange et de Domat
À la fin du xviie siècle, François Lange et Jean Domat sont à l’origine d’une rupture décisive dans l’histoire de la définition du vol. Il semble en effet qu’ils soient les premiers auteurs à définir l’élément matériel de cette infraction par la notion de soustraction. Dans sa Nouvelle pratique civile, criminelle et beneficiale ou le nouveau praticien françois, Lange affirme d’abord que « sous cette espece de crime [des vols & larcins], nous entendons toute soustraction frauduleuse du bien d’autruy, pour se l’approprier, mal gré celuy à qui il appartient, ou à son absence, ou à son insçû35 ». De même, dans ses Quatre livres du droit public, Domat affirme que « voler, c’est soustraire par fraude une chose à celui à qui elle appartient, pour se l’approprier, ou pour en user contre la volonté du propriétaire36 ». Plus clairement que Lange, Domat présente le verbe soustraire comme une traduction fidèle du terme latin contrectatio. Cette nouvelle définition du vol, qui n’est rien d’autre qu’une nouvelle traduction, est ensuite reprise par une très large partie des criminalistes français du xviiie siècle.
La généralisation de la notion de soustraction ne s’est toutefois pas réalisée sans hésitation. Dans le premier tiers du xviiie siècle, les auteurs semblent en effet réticents face à cette nouvelle traduction. Ainsi, en 1715, dans ses Observations et maximes sur les matières criminelles, Antoine Bruneau fait le choix de l’ancienne traduction. Selon lui, « suivant le droit civil, aux Institutes, [voler] c’est prendre par fraude une chose à celui auquel elle appartient37 ». Il ne s’explique pas sur ce choix de traduction, et il ne cite pas davantage Lange ou Domat, mais sa définition du vol doit à l’évidence être regardée comme une résurgence des premières traductions françaises du droit romain. D’ailleurs, de façon significative, comme si la nouvelle définition proposée par Lange et par Domat faisait l’objet d’une discrète réprobation, la première édition du Traité des matières criminelles, publiée par Merville en 1732, ne contient aucune traduction de la contrectatio38. L’auteur se contente de proposer la définition du furtum figurant au Digeste, sans se risquer à la traduire, comme s’il redoutait – sans l’affirmer – de commettre une erreur de traduction.
Dans le courant des années 1730, Claude‑Joseph de Ferrière semble jouer un rôle décisif dans la généralisation de la traduction retenue par Lange et par Domat. En 1734, alors qu’il propose une Nouvelle traduction des Institutes de l’Empereur Justinien, il admet – sans aucune explication – la nouvelle traduction, en affirmant que « le larcin est une contrectation, c’est‑à‑dire une soustraction & un enlèvement39 ». Il est piquant de constater que Ferrière commence par créer un néologisme – contrectation – directement dérivé du terme latin – contrectatio – comme s’il souhaitait implicitement faire savoir qu’aucun terme de la langue française de son époque ne permettait de traduire efficacement la notion juridique issue du droit romain. Ce constat étant posé, il se permet, dans un second temps, de proposer une nouvelle définition fondée sur les notions de soustraction et d’enlèvement, sans toutefois préciser que cette option avait déjà été retenue avant lui par Lange et par Domat. Il s’agit indubitablement d’une étape décisive dans la généralisation de cette nouvelle traduction puisqu’à partir de ce moment les auteurs retiennent la notion de soustraction à la place des verbes prendre et manier. Le premier signe de cette évolution peut être constaté à l’occasion des rééditions du Traité des matières criminelles de Merville. La deuxième édition de ce traité, publiée en 1741 par Guy Du Rousseaud de La Combe40, et la quatrième édition, publiée en 1751 par Nicolas‑Guy Du Rousseaud de La Combe41, sont à ranger dans la continuité de l’ouvrage de Ferrière, puisque ces auteurs osent employer le substantif soustraction afin de traduire le mot contrectatio. Sans aucune ambiguïté, Guy Du Rousseaud de La Combe affirme ainsi que « Justinien (…) définit le larcin, une soustraction & enlèvement frauduleux de quelque chose qui appartient à autrui, dans le dessein de profiter ou de la chose même, ou de son usage ou de sa possession42 ». Contrairement à Ferrière, qui semblait encore prendre quelques précautions en 1734, Guy Du Rousseaud de La Combe paraît suffisamment confiant pour ne pas sous‑entendre l’existence d’une quelconque difficulté de traduction. La nouvelle traduction est désormais une évidence mais elle n’est pas nécessairement conçue comme une alternative à l’ancienne traduction. Par exemple, en 1756, Jean‑Baptiste Denisart affirme que « voler, c’est prendre ou soustraire ce qui appartient à autrui pour se l’approprier, ou malgré lui, ou à son insu43 ». La nouvelle traduction se trouve ainsi accolée à l’ancienne, comme s’il s’agissait de simples synonymes. Dès l’année suivante, la parution des Institutes au droit criminel de Muyart de Vouglans confirme toutefois l’essor de la nouvelle traduction puisque le vol y est défini comme « l’enlèvement clandestin & frauduleux de la chose d’autrui, pour en faire son profit particulier, contre le consentement de celui auquel la propriété ou l’usage en appartient44 ». De même, en 1771, Jousse reprend cette traduction en affirmant qu’« on entend par vol, toute soustraction & enlèvement frauduleux du bien d’autrui, dans le dessein de se l’approprier, ou de s’en servir, sans le consentement de celui à qui il appartient45 ». Muyart de Vouglans confirme une dernière fois cette traduction dans ses Loix criminelles parues en 1781. Il y présente le substantif soustraction comme une traduction fidèle du mot contrectatio46.
La nouvelle traduction du mot contrectatio s’est donc lentement imposée jusqu’à la fin du xviiie siècle mais, paradoxalement, c’est à ce moment précis que Merlin de Douai critique vigoureusement cette doctrine47. À l’entrée « vol » du dix‑septième tome du Répertoire de Guyot, paru en 1785, il affirme que « pour qu’il y ait vol, (…) il faut qu’il y ait, non pas comme disent certains criminalistes fort instruits d’ailleurs, une soustraction, un enlèvement (car ce n’est point là ce que veut dire contrectatio), mais un maniement, seul terme de notre langue qui réponde à l’expression latine des jurisconsultes romains48 ». Celui qui ne se faisait pas encore appeler Merlin de Douai, mais sobrement Merlin, et qui n’était encore qu’un jeune avocat au Parlement de Flandre, formule en ces termes une critique sévère des grands auteurs qui, depuis Lange et Domat, en passant par Ferrière, Denisart, Jousse et Muyart de Vouglans, ont commis une terrible erreur de traduction. Cette erreur est d’autant plus regrettable qu’elle est à l’origine d’une incohérence juridique majeure dans leurs ouvrages de référence.
II. Les difficultés juridiques induites par l’essor de la notion de soustraction
Depuis la fin du xviie siècle, la nouvelle traduction de la contrectatio s’inscrit dans le cadre romain du furtum. Il s’agit d’une simple modernisation de la traduction de laquelle il ne résulte aucune évolution juridique. Pourtant, la notion de soustraction possède un sens plus précis que celle de maniement, ce qui engendre une incohérence entre la nouvelle définition restrictive du vol et le régime juridique particulièrement extensif de cette infraction. Un tel choix de traduction impose ainsi de s’interroger sur le sens de cette nouvelle traduction proposée par des jurisconsultes aussi lettrés que Lange et Domat (A). Par la suite, dès le début de l’essor de cette nouvelle traduction, les criminalistes de langue française tendent à autonomiser le régime juridique du vol de celui du furtum. En droit français, la qualification juridique de vol recouvre désormais moins de cas qu’en droit romain mais, cette première rupture avec le furtum est opérée sans se fonder sur le sens précis de la notion de soustraction. Pour cela, il faut attendre les législateurs révolutionnaire et impérial, qui tirent pleinement les conséquences juridiques de l’affirmation de Merlin de Douai dans le Répertoire de Guyot (B).
A. L’aveuglement sur le caractère restrictif de la notion de soustraction
Lange et Domat rompent avec la traduction classique du mot latin contrectatio, héritée de Damhouder, en préférant la notion française de soustraction à celle de maniement. Non seulement, il s’agit d’une erreur de traduction, comme l’a relevé Merlin de Douai, mais cela introduit en outre une incohérence dans le raisonnement juridique des nombreux auteurs qui ont repris cette doctrine. Merlin de Douai prétend en effet qu’il s’agit d’une erreur de traduction puisque le terme soustraction est plus restrictif que celui de maniement. Autrement dit, Paul et, à sa suite, les Institutes de Justinien et le Digeste, n’ont pu vouloir conférer une définition restrictive au furtum qu’ils s’efforçaient précisément d’élargir afin d’englober plus de cas sous cette qualification juridique. D’ailleurs, nous savons aujourd’hui que les Romains ont progressivement substitué le terme contrectatio à celui de subreptio dans le but de rompre avec l’ancienne conception restrictive du furtum, fondée sur l’idée de soustraction49. Merlin de Douai paraît donc fondé à soutenir que la contrectatio ne peut être traduite par le terme soustraction puisque la contrectatio s’oppose, et remplace même la subreptio qui, quant à elle, se traduit par le terme soustraction. Or cette erreur a d’importantes implications juridiques dans la mesure où elle introduit une incohérence dans le raisonnement des auteurs qui, dans le sillage de Lange et de Domat, ont retenu cette notion de soustraction. Contrairement à ce que l’usage du terme soustraction laisse entendre, ils ne rompent pas avec la doctrine de Paul, reprise aux Institutes de Justinien et au Digeste : ils continuent à définir le vol comme une infraction tentaculaire. Ainsi, Lange prétend que le larcin se consomme par « soustraction frauduleuse50 » mais, dans le même temps, il admet que « le dépositaire est coupable de ce crime, non seulement quand il dénie le dépost pour se l’approprier ; mais aussi quand il se sert de la chose déposée, & l’employe à son usage51 ». Or, comment peut‑on soustraire une chose qui est déjà en notre détention ? Et plus encore, comment peut‑on soustraire une chose par la simple négation de l’existence d’un contrat de dépôt ? Le terme est inadapté, et c’est la raison pour laquelle les Romains ont progressivement préféré celui de contrectatio, c’est‑à‑dire le maniement de la chose. Pourquoi ces auteurs ont‑ils changé la définition du vol tout en conservant le régime juridique du furtum du droit romain ? Trois hypothèses peuvent être avancées afin d’expliquer ce curieux choix de traduction.
Selon la première hypothèse, Lange et Domat auraient commis une simple erreur de traduction qui serait ensuite passée dans les plus grands ouvrages des criminalistes du xviiie siècle. Il est toutefois peu probable que des jurisconsultes aussi lettrés que Lange et Domat aient commis une telle erreur de traduction, ce qui paraît suffisant pour rejeter cette première hypothèse.
Une deuxième hypothèse peut être trouvée dans la volonté de moderniser la traduction du droit romain. Lange et Domat auraient alors voulu renouveler une traduction proposée par Damhouder, plus d’un siècle avant eux. Cette hypothèse semble d’autant plus probable que, au cours du xviie siècle, le sens du substantif soustraction évolue. Au moins depuis le xiie siècle, le mot subtraction est en effet attesté dans un sens mathématique, en tant qu’« action de retrancher52 ». Par la suite, vers la fin du xve siècle, l’orthographe du mot évolue vers sa forme contemporaine – soustraction – mais, le sens mathématique du mot demeure. Au cours du xviie siècle, ce mot commencerait à être utilisé en‑dehors de ce contexte algébrique pour désigner, par extension, « l’action d’enlever53 » quelque chose à quelqu’un. Ainsi, dès 1690, Furetière peut utiliser l’expression « soustraction des pièces d’un procès54 ». Cette évolution pourrait expliquer la nouvelle traduction du mot contrectatio, mais cela ne suffit pourtant pas puisque l’histoire du substantif féminin soustraction n’est pas identique à celle du verbe transitif soustraire. Dès le xiie siècle, le sens mathématique de ce verbe, alors employé sous la forme sustraire, se double, par extension, d’un second sens qui permet à Philippe de Thaon d’affirmer qu’ « Adam fut soustrait de sun saint paraïs55 ». Il ne s’agit donc pas encore d’utiliser le verbe soustraire pour désigner l’action de celui qui enlève quelque chose à quelqu’un, mais il est déjà possible d’utiliser ce verbe pour souligner qu’un individu est privé de quelque chose. Le sens de ce verbe aurait ensuite très rapidement évolué. Avant même la fin du xiie siècle, dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte‑Maure, il aurait été utilisé sous la forme soztraire pour désigner l’action « d’enlever quelque chose à quelqu’un56 ». Or, dans ce nouveau sens, le verbe soustraire correspond parfaitement à son origine étymologique. Il est en effet directement emprunté au latin subtrahere, lui‑même composé de sub (sous) et de trahere (tirer), ce qui implique l’idée de « tirer par‑dessous, enlever par‑dessous57 », d’où « enlever, retirer, dérober58 ». Autrement dit, le verbe soustraire a, dès l’origine, un sens précis, directement fondé sur son origine étymologique : il n’est pas possible de soustraire une chose qui serait déjà en notre possession. Par conséquent, il est vrai que le substantif soustraction acquiert tardivement le sens d’« action d’enlever », ce qui aurait pu expliquer l’erreur de traduction commise par Lange et par Domat : le nouveau sens de ce terme aurait été si récent qu’ils n’en auraient pas aperçu la dimension restrictive. Tel ne peut vraisemblablement pas être le cas puisque ces deux éminents jurisconsultes ne pouvaient guère ignorer le sens précis du verbe soustraire, attesté depuis le xiie siècle, et bien plus restrictif que l’expression de Damhouder, « employer & manier59 ». D’ailleurs, si Lange emploie l’expression « soustraction frauduleuse60 », Domat préfère, quant à lui, l’expression « soustraire par fraude61 », ce qui tend à prouver que le substantif et le verbe sont employés indifféremment pour traduire le mot latin contrectatio. L’hypothèse de la modernisation de la traduction du droit romain n’est donc pas suffisante pour expliquer l’erreur commise par ces éminents jurisconsultes, mais elle ne doit toutefois pas être totalement abandonnée parce qu’elle explique en partie la généralisation de l’usage des termes soustraire et soustraction. Il est ainsi particulièrement significatif que cette généralisation se produise dans les années 1730, juste après la parution de l’ouvrage de Ferrière, dont le titre même – Nouvelle traduction des Institutes62 – révèle l’ambition de l’auteur. Lange et Domat ont donc peut‑être voulu moderniser la traduction du droit romain, mais il ne peut s’agir de l’explication principale, tant l’origine latine du verbe soustraire et du substantif soustraction interdit d’utiliser ces termes comme synonymes de maniement d’une chose.
Selon une troisième hypothèse, Lange et Domat auraient peut‑être feint la simple modernisation de traduction afin de masquer leur véritable intention : faire évoluer le droit pour rompre avec la définition extensive du furtum héritée d’un fragment de Paul, repris au Digeste. Autrement dit, ils auraient volontairement commis une erreur de traduction du mot latin contrectatio, en substituant la notion restrictive de soustraction à celle de maniement. Ils auraient ainsi été conscients de l’incohérence consistant à retenir une définition restrictive du vol tout en conservant le régime juridique extensif du furtum. Il est donc possible qu’ils aient voulu distinguer implicitement le vol et le furtum, sans oser rompre avec le droit romain, encore perçu comme une ratio scripta lors du Grand Siècle. Ce faisant, ils auraient ainsi imité maladroitement les doctrines savantes italienne et allemande qui, depuis le xvie siècle, et sans rompre avec le droit romain, regardent le furtum proprium comme une ablatio, c’est‑à‑dire une soustraction de la chose63. Tandis que, dans le sillage de Domenico Toschi et de Prosper Farinacius, la doctrine savante admet une scission au sein du furtum, afin d’isoler les cas impliquant une véritable soustraction de ceux résultant d’une remise volontaire de la chose, les criminalistes de langue française ne parviennent pas, quant à eux, à ce degré de conceptualisation, et peut‑être d’ailleurs préfèrent‑ils passer par une erreur volontaire de traduction. Sous prétexte de traduction, le passage du latin au français aurait insidieusement permis l’avènement de la définition moderne du vol. Cette hypothèse est d’autant plus probable que, dès le xvie siècle, dans l’édition latine de sa Practicque criminelle64, Damhouder critique les jurisconsultes qui « entendent […] par contrectatio, ablatio rei alienae, c’est‑à‑dire la soustraction de la chose65 ». Si le criminaliste flamand ne reprend pas cette critique dans les éditions françaises de ses ouvrages, cela permet néanmoins d’affirmer que la nouvelle traduction de la contrectatio proposée à la fin du xviie siècle repose probablement sur un courant doctrinal antérieur, retenant une définition restrictive de la contrectatio. L’erreur de traduction commise par Lange et par Domat ne résulterait alors peut‑être pas tant d’une méconnaissance du latin que de l’adhésion à un courant doctrinal proposant, en langue latine, une définition restrictive de la contrectatio. Si tel est bien le cas, alors la nouvelle définition du vol reposerait cette fois sur une mauvaise lecture de la doctrine savante. Comme cela a été démontré par Monsieur Battaglia, la doctrine savante ne distingue le furtum proprium et le furtum improprium que dans le but d’appliquer une pénalité différenciée. Il s’agit toujours de la même infraction mais l’ablatio est simplement regardée comme un type de contrectatio méritant une peine plus sévère que les autres cas résultant d’une remise volontaire de la chose. Or, Lange et Domat ne proposent guère un tel système. Leur définition réduit le vol au seul cas de la soustraction frauduleuse, ce qui tend théoriquement à exclure du vol tous les autres cas. Autrement dit, la doctrine savante théorise un aménagement du dernier état du droit romain alors que Lange et Domat proposeraient implicitement de rompre avec le dernier état du droit romain. L’erreur de traduction aurait ainsi pu être volontaire, afin d’inciter les criminalistes ultérieurs à réduire le nombre de cas tombant sous la qualification juridique de vol, c’est‑à‑dire à tirer toutes les conséquences de leur définition restrictive du vol. Lange et Domat espéraient probablement que les générations futures de criminalistes constateraient l’erreur de traduction, s’interrogeraient sur l’incohérence juridique résultant de cette erreur, et décideraient finalement de rompre avec le droit romain en détachant le régime juridique du vol de celui du furtum, pour décriminaliser les cas qui supposent une remise volontaire de la chose. Cette hypothèse parait séduisante mais, si tel est bien le cas, alors force est de constater que les intentions de Lange et de Domat n’ont pas été immédiatement suivies d’effet. Jusqu’à Merlin de Douai, les criminalistes du xviiie siècle qui acceptent la nouvelle traduction du mot latin contrectatio ne comprennent pas le caractère restrictif de la notion de soustraction. Pour eux, il s’agit d’une simple traduction, qui ne révèle en‑elle‑même aucune doctrine spécifique, aucune rupture nécessaire avec le droit romain, aucune volonté de limiter le nombre de cas tombant sous la qualification juridique de vol.
B. Le dévoilement du caractère restrictif de la notion de soustraction
Au cours du xviiie siècle, les criminalistes ne tirent pas les conséquences de l’erreur de traduction – peut‑être volontaire – commise par Lange et par Domat. Cette notion – rejetée au début du siècle, notamment par Bruneau – se généralise dans les années 1730, à partir de la Nouvelle traduction des Institutes de Justinien de Ferrière. Le premier grand traité de droit criminel publié après cet ouvrage consacre non seulement la notion de soustraction, mais il contient en outre une première rupture avec le droit romain. En 1741, à l’occasion de la réédition du Traité des matières criminelles de Merville, Guy Du Rousseaud de La Combe traduit expressément le mot latin contrectatio par les mots français soustraction et enlèvement. Il s’inscrit ce faisant dans la continuité de Domat et de Lange mais, cette fois, il se permet de rompre clairement avec la conception extensive du furtum retenue en droit romain. Il affirme ainsi que :
Justinien dit que l’on commet un larcin, non seulement lorsqu’on emporte une chose qui appartient à autrui à dessein de se l’approprier, mais généralement toutes les fois qu’on prend la chose d’autrui contre sa volonté. Ainsi un créancier qui se sert de la chose qui lui a été donnée en gage, ou un dépositaire, qui se sert de celle qui lui a été donnée en garde, est coupable de ce délit ; aussi bien qu’un commodataire à qui l’on a permis l’usage de quelque chose lorsqu’il s’en sert à d’autres usages, qu’à ceux pour lesquels elle lui a été mise entre les mains. Mais en France nous n’admettons point d’autre larcin que celui qui se fait de la chose même, pour se l’approprier ; dans les autres cas ci‑dessus du dépôt, du gage, & du prêt à usage, l’on ne doit se pourvoir que par la voye civile pour ses dommages & intérêts66.
Dans cet extrait, Guy Du Rousseaud de La Combe distingue le vol du droit français et le furtum du dernier état du droit romain. S’il s’agit peut‑être d’une première application du souhait de Lange et de Domat, cette distinction doit toutefois être sérieusement relativisée parce qu’elle n’est guère tirée de la notion de soustraction. En réalité, Guy Du Rousseaud de La Combe ne se fonde pas sur la remise volontaire de la chose pour évincer les cas du dépôt, du gage et du prêt à usage. Il se contente en effet d’affirmer que le simple usage de la chose, permettant sa restitution, ne consomme pas le vol. Si cet usage cause un dommage au propriétaire de la chose, alors il peut toujours agir par la voie civile afin d’obtenir des dommages et intérêts. En affirmant cela, l’auteur passe sous silence le cas de l’usage qui rend impossible toute restitution de la chose, celui de la négation de la remise de la chose, comme s’il n’y avait jamais eu de remise, ou encore celui du refus de restitution de la chose. Dans toutes ces hypothèses, cela signifie que Guy Du Rousseaud de La Combe reprend la solution du droit romain, en retenant la qualification juridique de vol. Or, dans tous ces cas, il n’y a pas eu soustraction de la chose à proprement parler, puisque celui à qui le vol est imputable détenait déjà la chose. Il y a détournement et non soustraction. Cela signifie qu’il n’y a aucune prise en compte du caractère restrictif de la notion de soustraction, qu’il n’y a aucune conscience de l’erreur de traduction du mot latin contrectatio. Il y a bien une rupture partielle avec le droit romain, mais elle n’est pas fondée sur la bonne compréhension de la notion de soustraction. Par la suite, dès 1751, la doctrine de Guy Du Rousseaud de La Combe est reprise par Nicolas‑Guy Du Rousseaud de La Combe dans les éditions successives du Traité des matières criminelles67. Cette doctrine est suivie par Jousse68 mais Muyart de Vouglans ne s’y rallie que tardivement. Dans ses Institutes au droit criminel, Muyart de Vouglans rejette cette doctrine en appliquant scrupuleusement le dernier état du droit romain : il utilise la traduction de Lange et de Domat tout en continuant à analyser le vol comme une infraction tentaculaire qui ne se distingue pas du furtum du dernier état du droit romain. Il affirme ainsi que :
Nous avons dit […] que le vol se faisoit contre le consentement de celui envers qui il se commettoit ; par conséquent si le débiteur consentoit que le créancier se servit du gage qu’il lui avoit remis pour sûreté de sa dette ; si le déposant voyoit tranquillement, & sans se plaindre, le dépositaire se servir de la chose déposée ; si le créancier souffroit également que son débiteur employât les deniers qu’il lui a prêtés à d’autres usages que celui pour lequel avoit été fait le prêt ; dans tous ces cas, il n’y auroit pas lieu à l’accusation de vol. Mais, il n’en seroit pas de même, si ces emplois avoient été faits à l’insçû de ceux‑ci ; on ne peut douter que ce ne fussent alors de véritables vols, tant à cause de la fraude qu’ils renfermeroient, que du préjudice réel qu’ils porteroient à autrui : néanmoins il peut arriver que les circonstances soient telles, qu’il n’y ait pas lieu à la procédure extraordinaire, & qu’il n’y ait pas même de vol ; comme si, par exemple, on employoit la chose prêtée ou déposée à de certains usages qui ne peuvent lui causer aucun tort ni altération, ou si l’on s’en étoit servi dans une extrême nécessité ; l’on doit présumer dans tous ces cas, que si le maître en avoit eu connoissance, il ne s’y seroit point opposé, & qu’en tout cas, s’il l’avoit fait, son refus n’auroit pas été raisonnable ; car c’est une maxime constante en cette matière, que quand on dit qu’il faut le consentement du propriétaire, l’on ne veut parler que d’un consentement qui soit juste & raisonnable69.
Selon, le premier état de la pensée de Muyart de Vouglans, l’usage d’une chose remise volontairement constitue un vol. Il excepte toutefois trois situations : si celui qui a remis la chose a préalablement consenti à cet usage ; si un tel usage n’altère pas la chose remise ; si celui qui a reçu la chose se trouve en situation d’extrême nécessité. Par la suite, Muyart de Vouglans fait évoluer sa pensée en retenant implicitement la doctrine de Guy Du Rousseaud de La Combe. Il affirme désormais que :
1°. […] les dépositaires, sequestres‑gardiens, & les créanciers, lorsqu’ils abusent & font leur profit particulier des choses qui leur ont été confiées, ou qui leur ont été mises en gage. […] 4°. […] le commodataire qui abuseroit du prêt qui lui auroit été ait en changeant sa destination, comme si, ayant emprunté un cheval pour faire une lieue, on lui en faisoit faire plusieurs, ou si l’on prêtoit ce même cheval à un autre70.
Il précise ensuite que cette rupture avec le droit romain ne s’étend pas à toutes les hypothèses de remise volontaire de la chose puisque « le vol fait par le créancier qui retiendroit le gage après la dette payée ou qui viendroit à le nier71 » est encore réprimé. Par conséquent, comme Guy Du Rousseaud de La Combe avant lui, Muyart de Vouglans ne comprend pas qu’il y a une erreur de traduction du mot latin contrectatio et que la notion de soustraction nécessite de rompre avec le régime juridique du furtum. Le vol commence à se détacher du furtum mais il demeure fortement imprégné de droit romain.
Au terme de cette évolution sémantique et juridique, il semble donc que Merlin de Douai soit le premier criminaliste à se rendre compte de l’erreur de traduction commise par ces « criminalistes fort instruits72 ». L’influence considérable de cet éminent jurisconsulte a semble‑t‑il amené le législateur révolutionnaire à détacher définitivement le vol du furtum, en conférant à la notion de soustraction un sens précis, plus restrictif que la contrectatio. Cette évolution se produit toutefois lentement. En 1791, le Code pénal ne contient étrangement aucune définition du vol73. L’infraction est mentionnée, des peines sont prévues, mais ses éléments constitutifs sont passés sous silence. Si le législateur fait ainsi preuve de prudence en ne préférant pas définir cette infraction, il tire néanmoins toutes les conséquences de l’affirmation de Merlin de Douai dans le Répertoire de Guyot. Dès le début de la Révolution française, le législateur prend acte du caractère restrictif de la notion de soustraction, ce qui signifie que le vol du droit français est désormais perçu comme une infraction totalement distincte du furtum du droit romain, et cette qualification juridique recouvre moins de cas que celle définie par Justinien. C’est précisément la raison pour laquelle l’Assemblée nationale constituante crée le délit d’escroquerie74, à l’occasion du décret des 19 et 22 juillet 1791 relatif à la création d’une police municipale et correctionnelle75. De même, quelques semaines seulement après ce décret, le Code pénal de 1791 définit l’abus de confiance comme une infraction distincte du vol76. Il faut toutefois souligner que le législateur révolutionnaire se montre une nouvelle fois plus réservé dans le Code que dans les textes spéciaux. L’abus de confiance est clairement défini dans un article autonome, mais l’infraction est étrangement innommée, et elle est de surcroît insérée immédiatement après le dernier article relatif au régime juridique du vol. Autrement dit, la timidité du législateur pourrait laisser penser que l’abus de confiance ne serait pas véritablement détaché du vol, ce qui impliquerait que la notion de soustraction ne serait pas pleinement analysée comme une définition restrictive de l’élément matériel du vol, en rupture avec la contrectatio du droit romain. Si la création de l’escroquerie, quelques semaines seulement avant la promulgation du Code pénal de 1791, permet d’affirmer que l’Assemblée nationale constituante a certainement admis le caractère restrictif de la notion de soustraction, Merlin de Douai se refuse néanmoins à regarder l’abus de confiance comme une infraction autonome, tout en promouvant l’ancienne définition romaine du furtum, qu’il présente, selon la traduction de Damhouder, comme le simple maniement frauduleux de la chose d’autrui77. Excellent latiniste, Merlin de Douai semble donc le premier à constater l’erreur de traduction de la contrectatio mais, jurisconsulte admirateur du droit romain, il préfère donner les caractères du furtum au vol conçu comme une infraction tentaculaire. Cette résistance n’arrête toutefois pas le législateur qui, sous le Ier Empire, établit clairement la tripartition entre le vol, l’escroquerie et l’abus de confiance. L’article 379 du Code pénal de l’empire français retient cette fois une définition précise du vol, en disposant que « quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas, est coupable de vol78 ». Par ailleurs, la notion de soustraction frauduleuse est désormais entendue de façon restrictive, ce qui s’observe par comparaison avec les articles 40579 et 40880, incriminant respectivement l’escroquerie et l’abus de confiance. Cette logique passe ensuite dans le Code pénal de 1992, à l’occasion duquel la définition du vol est modernisée. L’article 311‑1 du Code pénal dispose en effet que « le vol est la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui81 ». Notre définition du vol résulte donc d’une erreur de traduction – volontaire ou involontaire – commise par Lange et par Domat, soulignée par Merlin de Douai à la fin de l’Ancien Régime, et dont les législateurs révolutionnaire et impérial ont – les premiers – tiré toutes les conséquences du point de vue du régime juridique de l’infraction.