Introduction
C'est dans le Traité général de philosophie du droit, datant de 1959, que se trouvent les développements les plus conséquents que le philosophe du droit Luis Recaséns Siches a écrits à propos de la culture et du droit au sein de cette dernière1. Cet ouvrage appartient aux œuvres magistrales de celui qui est considéré comme le plus grand philosophe du droit hispanique du xxe siècle.
Une présentation sommaire de Luis Recaséns Siches permet de se rendre compte de l’importance de l’homme, de sa vie et de sa production intellectuelle.
Né au Guatemala, de parents espagnols d’origine catalane le 19 juin 1903, mort à Mexico le 4 juillet 1977, il grandit et étudie à Barcelone la philosophie, les lettres et le droit. Âgé d’à peine vingt‑quatre ans, il obtient à Madrid un double doctorat brillamment soutenu en 1927. Il entame alors une carrière de professeur d’université en Espagne, déjà renommé internationalement, tout en s’engageant en politique, successivement dans divers partis du centre droit. Il participe à la mise en place de la IInde République espagnole en 1931, occupe divers postes ministériels, puis s’exile au Mexique en 1937 au moment de la Guerre civile espagnole. Il devient à nouveau professeur, renommé pendant plus de quarante ans dans la prestigieuse université de la capitale, l’Université nationale autonome de Mexico (UNAM), et parcourt toute l’Amérique latine et les Caraïbes pour donner une multitude de conférences. Pendant quelques années, de 1949 à 1954, il occupe un poste de haut fonctionnaire à l’ONU, à la Division des droits de l’homme et du bien‑être social à New York, tout en assurant quelques cours dans différentes universités américaines. À la fin des années soixante, l’épuration académique entamée sous Franco et qui l’avait concerné prend fin, et il retrouve l’Espagne et sa place au sein du collège professoral de l’Université Centrale de Madrid, devenue entretemps l’Université de la Complutense. De l’Espagne il a toujours gardé un souvenir émouvant, retrouvant ses anciens collègues qui, pour certains, sont restés des amis. Formateur de générations entières de juristes latino‑américains, dont certains de ses disciples sont encore vivants, notamment au Mexique, il lègue à son décès à l’Institut hispano‑culturel de Mexico son impressionnante bibliothèque dont on disait qu’elle était une cathédrale. Elle est conservée aujourd’hui en partie à la Bibliothèque de l’Institut de recherches juridiques de l’UNAM.
Luis Recaséns Siches est l’auteur d’environ trois cent quarante‑huit références bibliographiques identifiées à ce jour, réparties entre des traités de renom, dont le Traité de philosophie du droit écrit en 1959, des monographies, des communications données lors de colloques nationaux et internationaux, de multiples conférences dont le texte a été publié, de très nombreux articles, des participations à des ouvrages divers, des recensions, des prologues, des traductions. La bibliographie de l’homme reste impressionnante, tournant principalement autour de la philosophie du droit et de la sociologie.
Pourquoi parler de la culture et du droit dans le Traité de philosophie du droit de Luis Recaséns Siches ? Une analyse de topiques textuelles semble être une première réponse.
L'indice alphabétique des matières en donne une première indication. Situé à la fin de ce traité de plus de sept cents pages, il répertorie largement le terme culture, mot auquel il convient de joindre tous ceux qui évoquent le monde du droit2.
Dix‑huit items concernent le seul terme culture, avec près de cinquante‑six pages référencées dans lesquelles le mot se trouve employé, parfois de façon réitérative3. Il appartient aux mots qui reçoivent le plus grand nombre d’items, occupant la onzième place au sein des termes répertoriés dans les vingt‑sept pages de l’indice des matières, après les mots personnalisme, justice, État, logique, norme, liberté, vie, personne, valeur et enfin en toute première position le substantif droit4.
Plusieurs expressions intégrant le mot culture se rencontrent dans l’index materiae aux côtés du terme indexé de façon générale. Néanmoins, aucune indication ne désigne l’expression « culture juridique », ni l’expression « culture européenne », hormis peut‑être quelques expressions voisines comme « culture moderne », « culture chrétienne » ou « culture occidentale5 ». Est‑ce à dire que Luis Recaséns Siches ne s’intéressait pas à la « culture juridique » ? Nous ne le pensons pas.
En effet, une approche diachronique permet de dévoiler l’analyse juridico‑philosophique de la culture sous la plume de Luis Recaséns Siches, par la rencontre dialogique entre les notions culture et droit : il suffit de lire in situ, dans le texte du Traité, les développements par exemple, au sujet du droit, objet ou matériau de la culture ; du droit en tant que lieu de vie humaine, exerçant dès lors une fonction vitale dans la vie culturelle de l’homme ; de l’homme en tant qu’acteur et auteur de normes, aux côtés de toutes les autres normes au sein de la culture, et dont font partie les normes juridiques. Ou bien encore, l’analyse de la justice en tant que valeur transcendante à atteindre dans le droit, au même titre que toutes les valeurs qui sont les marques dynamiques de la culture. La liste des champs d’analyse convoquant la culture et le droit est en réalité bien plus large, et le lecteur se rend aisément compte de la conjugaison évidente entre la réalité culturelle et la réalité juridique dans le texte récasénien.
La plupart des développements sont étudiées dans le deuxième chapitre du Traité dédié à « L’Univers, la vie humaine, la société et le droit », et aussi dans le chapitre XIX consacré à « L’humanisme et l’antihumanisme6 ». Il convient ici de préciser, à propos de l’humanisme, que pour Luis Recaséns Siches, une conception philosophique, voire juridico‑philosophique de l’homme qui ne prendrait pas en compte suffisamment ce dernier comme occupant le centre de toute culture, parce que « valeur suprême », ne peut se justifier. Pour Luis Recaséns Siches, c’est l’homme en tant que personne qui est le centre de tout système culturel, et donc de tout système juridique.
Comment dès lors, d’un point de vue philosophique, envisager la question de la culture et du droit dans le Traité de Luis Recaséns Siches ?
La culture, comme le droit, est une œuvre qui est due aux actes des hommes. En termes philosophiques simples, cela revient à dire que la culture est un objet qui existe grâce à l’acte d’un sujet. Si la culture peut s’appréhender d'abord comme un objet, c’est‑à‑dire et selon la définition donnée par André Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, comme « quelque chose qui est devant nous, que nous considérons, que nous avons en vue », Luis Recaséns Siches explique, pour sa part, qu’il « ne peut y avoir d’objet sans sujet, ou ce qui est le même, il ne peut y avoir de sujet sans objet7 ». En ce sens, sujet et objet sont liés, constatation qu’il rapproche de sa conception de l’homme défini par son je (« yo », pronom personnel je en espagnol), c’est‑à‑dire par le fait d’être un je défini par son lien au monde qui l’entoure, monde désigné par le terme circonstance. Cette définition du je de l’homme n’est pas sans rappeler la célèbre maxime ortéguienne « yo soy yo y mi circunstancia », ce qui signifie littéralement « moi, je suis moi et ma circonstance », phrase devenue célèbre en métaphysique et qui voulait indiquer combien l’être de l’homme, de chaque homme, est lié ontologiquement à ses propres circonstances vitales8.
L’influence philosophique ortéguienne est donc visible dans l’analyse de Luis Recaséns Siches. Néanmoins, en appliquant au droit et au monde juridique les idées d’Ortega y Gasset, Luis Recaséns Siches incarne de façon originale la pensée reçue de celui qui a été son maître en philosophie. En effet, au lieu de parler d’objet et de sujet, Luis Recaséns Siches emploie plutôt les expressions « matériau culturel » et « vie humaine » qui renvoient à la vie de l’homme. L’un de ces matériaux culturels est précisément le droit, ce qui explique dès lors que Luis Recaséns Siches admet l’existence d’une culture juridique, sans que l’expression ne soit pourtant employée par lui. Si la thèse ortéguienne, basée sur une métaphysique de la raison vitale et historique, définit le je de l’homme par sa circonstance intimement liée à la vie, et donc aussi à sa condition humaine historique, chez Luis Recaséns Siches, la compréhension de l’homme à travers ce qu’il appelle « la vie humaine objectivée » s’effectue dans le monde de la culture et donc aussi du droit. L’homme, au sein de sa vie, devient dès lors l’acteur et l’auteur de la culture, et donc du droit, héritier d’objets culturels et juridiques à propos desquels il engage sa responsabilité, à charge pour lui de les transmettre. Poussé par la nécessité de l’urgence d’une telle œuvre, il se définit comme tel, un être nécessiteux, un être de besoin. Toutefois, pour Recaséns Siches, cette nécessité traduit autant la fonction vitale de la culture et du droit que la condition de la vie humaine, celle « d’avoir à faire » la culture, et donc aussi le droit, tout en gardant à l’homme, et dans le même temps, sa caractéristique ontologique et éthique d’être libre.
Cette vie humaine ne peut toutefois être seulement affirmée par la présence de la culture, encore faut‑il savoir délimiter les contours de cette présence, ou dit en d’autres termes, savoir de quelle manière l’homme est lié à la culture et la culture à l’homme. Se pose alors la question du lien circonstanciel au sens ortéguien du terme, entre l’homme et la culture, et donc de tout milieu dont celui du droit dans lequel l’homme vit, et de la place qu’il y occupe. Car l’homme doit être, pour Luis Recaséns Siches, toujours respecté et mis au centre précisément de tout milieu dans lequel il vit.
Il convient donc de circonscrire la définition de la culture proposée par Luis Recaséns Siches à travers une approche qui se veut d’abord philosophique, toute analyse juridico‑philosophique étant avant tout, comme le soulignent les toutes premières pages de son Traité, une analyse résolument philosophique. L’interrogation portant sur la culture, et à travers elle, sur le droit, revient à considérer dans un premier temps la culture en tant qu’objet, et un objet en réalité complexe à identifier dans son contenu et sa circonstance. Puis dans un second temps, notre lecture du Traité récasénien se penchera sur la question des actes de l’homme en tant que sujet de la culture, actes qui engagent la démarche axiologique et éthique de ce dernier.
Auparavant, une remarque lexicale préliminaire s’impose.
Aucune œuvre de Recaséns n’ayant été à ce jour traduite en français, il importe de préciser un aspect terminologique de l’œuvre de ce grand philosophe du droit. Cela concerne l'emploi de la langue espagnole, c'est‑à‑dire le castillan, la langue universitaire en usage dans le monde académique hispanique. Toute ambiguïté terminologique sera ainsi dissipée, écartant tous les doutes possibles, ce qui, en même temps, est un exemple typique de face à face in concreto entre plusieurs cultures. Il s’agit de l’emploi et du sens divergents du substantif homme, lequel diffère selon les deux langues qui servent ici à étudier l’œuvre de Recaséns Siches, à savoir l’espagnol et le français. En effet, d’après le dictionnaire de l’Académie Royale Espagnole (Real Academia Española), parler de « l’homme » ou des « hommes » dans la langue espagnole, « el hombre » ou « los hombres », renvoie autant à l’homme de sexe masculin, « el varón », qu’à « l’être animé rationnel », ou dit en espagnol « el ser animado racional, varón o mujer », c’est‑à‑dire l’homme ou la femme9. Toutes les composantes de l’humanité, « los varónes » et « las mujeres », « les hommes » et « les femmes », et non pas uniquement les hommes de sexe masculin, sont donc désignés, sous la plume de Luis Recaséns Siches et dans tout texte écrit en espagnol, par l’appellation « el hombre » ou « los hombres ». Ceci précisé, revenons à notre interrogation sur la culture et le droit chez Luis Recaséns Siches.
I. La culture, un objet complexe mais identifiable
Partant du constat empirique de ce que vivent les hommes, une première définition de la culture est proposée dès le deuxième chapitre du Traité de philosophie du droit. Luis Recaséns Siches affirme :
On a l'habitude de définir la culture comme l'ensemble des croyances, des traces de conduite mentale, émotionnelle et pratique, d'attitudes, des points de vue, des valorisations, des connaissances, des ustensiles, de l’art, des institutions, des organisations, du langage, des coutumes, etc. partagés et transmis par les membres d'une société déterminée. En somme la culture, dans ce sens, est ce que les membres d'une société déterminée et concrète apprennent de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains dans cette société, et la culture est aussi ce qu'ils ajoutent et modifient. Elle est l'héritage social utilisé, revécu et modifié10.
Cette première définition, assez classique en réalité, attirent l’attention sur deux éléments : la culture est un objet et la culture concerne un sujet, ou plutôt des sujets, en l’occurrence les membres d’une société déterminée. L’objet culturel ainsi présenté comme un « ensemble », interroge quant à son contenu et quant à son lieu, traductions de ses circonstances.
A. Le contenu complexe de la culture
Pour Luis Recaséns Siches, la culture se présente de prime abord par son contenu empirique, lequel est constitué d’un ensemble, et un ensemble d’éléments extrêmement divers. La liste d'objets culturels proposée est véritablement hétéroclite, objets présentés sous un angle immatériel, puis sous un angle matériel, que ces éléments soient psychiques, intellectuels ou pratiques, technologiques ou artistiques, scientifiques ou institutionnels. Tous ces objets sont liés à la conduite et aux comportements de l’homme, voire des hommes appartenant à un groupe donné.
Une autre définition située dans le Traité de philosophie du droit diversifie encore un peu plus ce que peuvent être ces objets ou « matériaux » selon le terme employé, toujours liés à la présence et à la conduite des hommes :
Le monde de la culture en général, comme chaque culture concrète, […] compte une très riche variété de matériaux : langue, connaissances (vulgaire, scientifiques, philosophiques), croyances (religieuses, morales, politiques, sociales), idéologies, légendes, traditions, symboles, formes usuelles de comportements, normes de conduite (religieuses, morales, juridiques, hygiéniques, du commerce social, agricoles, culinaires, médicales, etc.), maximes estimatives ou accordant une valeur, refrains, formes d'organisation sociale, formes d'organisation politique, structures ou institutions juridiques, règles et organisations économiques, nouvelles littéraires, drames, poèmes, chansons, statues, peintures, compositions musicales, ballets de danse, édifices, ustensiles, artisanats, machines, mode et costumes, cérémonies, etc11.
Cette définition, plus riche et variée comme le précise Recaséns, reprend certains « matériaux » déjà mentionnés précédemment, mais la culture est ici davantage appréciée dans sa dimension « concrète12 ». Car des éléments cette fois‑ci matériels sont ajoutés, issus des premiers : par exemple, aux côtés des divers comportements humains – langue, connaissance, croyances, [idéologies, légendes, traditions, symboles,] etc. –, sont présentés comme objets culturels les objets issus de savoir‑faire comme l’art ou la technique. L’art est ainsi convoqué à travers toutes ses composantes, ces composantes que les sept muses de l’Antiquité classique protégeaient et que Luis Recaséns Siches n’évoque pas mais dont on devine le souvenir lointain : la poésie avec les « nouvelles littéraires », les « drames », les « poèmes », la musique avec les « refrains », les « chansons » et les « compositions musicales », la « peinture » citée explicitement, la danse avec ses « ballets », mais aussi la sculpture, l’artisanat. D’autres exemples issus de l’ingéniosité humaine sont aussi rapportés – dont ceux qui traduisent la réalité du monde juridique par « les structures ou institutions juridiques », expressions sur lesquelles Luis Recaséns Siches ne s’attarde pourtant guère mais qui sont des matériaux culturels à proprement parler13.
En réalité, ne faudrait‑il pas dès lors comprendre que la culture possède une structure complexe renvoyant à un contenu ontologiquement multiforme, contenu immatériel, matériel et comportemental ? Car pour Luis Recaséns Siches l’appréhension empirique de la culture, dans ses diverses composantes phénoméniques, ne peut faire l’impasse sur la dimension herméneutique des comportements humains qui les ont produits.
Il convient toutefois de poursuivre encore un peu plus la lecture du Traité.
B. Le lieu circonstanciel de la culture
Tous ces matériaux qui forment la culture sont désignés, par ailleurs, par une autre expression, celle de « patrimoine réel effectif dans l'existence d'un groupe14 ». La culture se vit donc et se transmet au sein d’un groupe d’hommes, ce qui signifie que l’homme social est d’emblée mis au centre de la définition de la culture ; comme si l’objet culturel ne pouvait être identifié seul et uniquement sous l’angle de son contenu, comme si l’objet ne pouvait être identifié que si un sujet, et un sujet qui vit au pluriel avec d’autres, est présent à ses côtés. Ce qui implique donc que la culture rassemble les hommes et qu’elle se transmet aux hommes.
Ce patrimoine culturel n’est pourtant pas un contenu mort, sans vie, transmis d’une génération à une autre tel un objet ancien ou un modèle que l’on vénère à jamais, mais il est une réalité qui vit, certes issue du passé où les objets culturels patrimoniaux sont inertes parce que précisément appartenant au passé, mais qui une fois retransmis au présent redeviennent vivants, retrouvent leur vie.
D’autres passages du Traité confortent cette position : la culture est tout « ce qui informe de fait la vie des individus qui sont membres de ce groupe », et tout cela appartient « au règne de la conduite [humaine…] dans tous ses aspects : conduite mentale, émotive et pratique15 ». Toutes les dimensions de la vie des hommes sont donc concernées par la culture, dimensions qui touchent à l’esprit, aux sentiments et à la capacité technique de l’homme. Mais ces dimensions internes et propres à la vie humaine rejoignent les dimensions externes dues aux circonstances spatio‑temporelles données. Autant la temporalité que l’espace, autant le rapport au temps que le rapport au lieu géographique, toutes ces circonstances tant historiques et locales, mais qui sont d’abord vitales, traduisent la définition patrimoniale de la culture.
Il existe donc un lien très étroit entre la culture, le groupe dans lequel elle se vit et se crée, et la façon dont ce groupe d’hommes précisément vit. De ce fait, la culture possède une dynamique vivante qui ne peut s’accomplir que par la voie sociale du groupe. Luis Recaséns Siches l’explique ainsi :
En tant que patrimoine social d'un groupe, la culture est un ensemble de formes de conduite de toute une classe, et il en résulte que cette culture vivante réelle et effective constitue une réalité dynamique consistant dans le fait de revivre et dans le fait de modifier les objets qui figurent dans ce mouvement16.
Souligner l’aspect vivant et social de la culture, c’est souligner dès lors la dynamique dans laquelle objets, acteurs et dimensions spatio‑temporelles sont reliés. C’est pourquoi, en rappelant un thème cher à Ortega y Gasset, lequel affirmait que « la pensée est une fonction vitale, comme la digestion ou la circulation du sang », Luis Recaséns Siches évoque le rôle de la culture comme étant porteuse d’une capacité à donner, maintenir, conserver, transmettre la vie humaine, en insistant sur cette fonction vitale17. C’est également la raison pour laquelle la culture est amenée à évoluer, à changer, à s’adapter à travers les nouvelles vies qui la reçoivent18.
S’appuyant donc sur la raison tant vitale qu’historique, ces deux idées majeures de la métaphysique ortéguienne ratio‑vitaliste, le processus culturel lie le passé et le présent, redonne vie à ce qui est passé en confiant au présent la tâche de reprendre vie, non pas dans une répétition formelle de l’ancien qui les amènerait à « se cristalliser », mais dans une réactualisation, dans un retour et un continuum de vie. Luis Recaséns Siches le développe comme suit :
Les objets hérités sont inertes, ils sont cristallisés. Mais les processus de les re‑penser, de les ré‑actualiser, de les re‑vivre, de les mettre en pratique une fois ou l'autre, ces processus sont des réalités dynamiques dans lesquels, en plus du fait qu'il y ait une répétition, ont l'habitude d'être aussi des innovations dans une mesure plus ou moins grande19.
En revanche, allant au‑delà de la thèse ortéguienne, Luis Recaséns Siches ajoute une qualification supplémentaire à la culture, la plaçant au sein de ce qu’il désigne comme « vie humaine objectivée20 ». Ce concept lui est propre cette fois‑ci, et il désigne par‑là tous les objets, au sens philosophique du terme, qui permettent à l’homme d’être défini ontologiquement d’une manière non plus seulement essentialiste ou idéaliste, mais bien vitale : la vie humaine objectivée n’est pas tant le contenu de ce qui forme la vie des hommes que le lien intime entre tout ce qui compose la vie et ce que sont les hommes. En d’autres termes, le concept récasénien de la vie humaine objectivée récapitule le je (« yo ») de l’homme et les circonstances dans lesquelles il vit, en insistant d’abord sur le lien vivant qui les relie. La culture est partie prenante de cette vie humaine objectivée, non pas parce qu’elle possèderait un caractère d’ordre substantiel la définissant comme telle, mais parce que l’homme, au sein de sa vie humaine objectivée, lui permet d’être vitalement définie. C’est la raison pour laquelle, pour Luis Recaséns Siches, la culture ne vit pas par elle‑même et ne possède en aucun cas une quelconque « âme », tout comme le droit, cet objet culturel qui, à proprement parler, ne vit pas par lui‑même, mais doit d’abord être considéré comme vivant parce qu’appartenant précisément à la vie humaine objectivée21.
Ce versant dynamique et vital de la culture interroge alors la portée des actes humains, ce qu’il convient d’apprécier à présent.
II. Culture et sujet : au‑delà des actes de l’homme, le sens et les valeurs
Parce qu’elle est faite, créée, constituée par l’homme à travers ses actes et en tant qu’elle est son œuvre, l’interrogation à propos de la culture se tourne aussi vers l’auteur et la portée de ses actes comme de ses œuvres.
A. La dimension onto‑axiologique des actes culturels de l’homme
Dans le processus culturel, l’homme agit et pose des actes pour accomplir des œuvres culturelles. Ces objets culturels, créés par les actes humains, ne le sont pas en vain, mais en raison du sens que l’homme leur attribue. Sens qui informe doublement, c’est‑à‑dire qui donne une forme, mais qui montre aussi, c’est‑à‑dire qui donne une direction. Aux côtés de la culture considérée formellement par son contenu et ses circonstances, il existe donc une dimension téléologique foncière dans la culture, due aux actes de l’homme qui leur donne un sens. Ce sens est donné en fonction de la valeur choisie par l’homme, en référence à des idéaux que Luis Recaséns Siches évoque avec clarté, ajoutant ainsi une dimension onto‑axiologique supplémentaire22. La dynamique de la culture s’en trouve renforcée, Luis Recaséns Siches évoquant ainsi le dualisme ou double dynamicité de la culture. Les actes humains à l’origine de la création d’objets culturels doivent s’inscrire, selon lui, dans cette logique. Il écrit :
La culture est constituée par les actes et les œuvres humaines qui aspirent à réaliser les idées de valeur : elle est intégrée par les actions et les produits qui tentent d'incarner la vérité dans la connaissance philosophique et scientifique de l'univers ; donner forme sensible à la beauté dans l'art ; poursuivre l'accomplissement du bien dans la conduite par la morale ; obtenir le règne de la justice dans la société à travers le droit ; utiliser la nature et vaincre sa résistance grâce à la technique, etc23.
Les transcendantaux que la philosophie grecque antique avait su mettre au cœur du discernement moral des actes de l’homme, comme la vérité, la beauté, le bien, toutes ces réalités en vue de quoi les actes de l’homme sont faits, toutes ces réalités qui donnent un sens aux actes de l’homme, se retrouvent ici. Le sens donné aux actes trouve donc sa vitalité par l’accomplissement des valeurs qui sont réalisées certes à partir de réalités singulières, mais qui vont néanmoins au‑delà de cette seule singularité, transcendant cette dernière. La dimension transcendante de la culture se vérifie donc, et ce doublement, premièrement à travers la désignation de valeurs idéales choisies ab initio par l’homme, et deuxièmement par les valeurs vers lesquelles les actes de l’homme tendent in fine. En ce sens, Luis Recaséns Siches parle d’un terminus a quo – c’est‑à‑dire ce à partir de quoi l’acte culturel est initié… – et d’un terminus ad quem – ce vers quoi tend l’acte culturel. Ce choix pousse l’homme vers un au‑delà à atteindre, un au‑delà habité précisément par ces valeurs, sorte de boussole et d’aiguillon à la fois guidant et sollicitant les actes humains24. La culture possède donc une fonction axiologique transcendante à travers les actes humains qui l’ont produite. Luis Recaséns Siches précise :
À travers la culture, ainsi par exemple à travers l'art, la science, la philosophie, la politique, le droit, etc., les hommes essaient d'amener à leur accomplissement des valeurs, lesquelles comme je l'ai déjà montré, ont une validité idéale. C'est pourquoi la culture transcende l'aire des activités humaines qui la produisent pour concrétiser ces valeurs25.
Le choix axiologique féconde donc le choix éthique, ou dit autrement, l’ordre culturel est aussi un ordre éthique qui ne peut aller sans une vision axiologique qui le sous‑tend, deux mouvements que reçoivent les actes humains à visée culturelle : l’acte philosophique ou scientifique cherche la vérité, l’acte esthétique recherche la forme sensible de la beauté, l’acte moral tente d’identifier le bien pour sa conduite, le droit regarde vers la justice, la technique s’engage dans la maîtrise et la gestion de la nature, etc. L’acte culturel humain, enraciné dans le monde des idéaux visés, prend donc place au sein d’un processus bien plus ample que la seule constatation de la présence du contenu, interrogeant dès lors le choix éthique du sujet de l’acte, et la conscience que ce dernier devrait toujours avoir précisément pour cet acte. En ce sens aussi, la culture ne vit pas par elle‑même, elle n’est ni consciente ni inconsciente d’elle‑même, mais elle vit par les actes que l’homme, qui pour sa part est conscient, pose à son encontre26.
De plus, on peut remarquer, dans ce dernier extrait, comment la justice, nommée explicitement par Recaséns comme valeur à atteindre à travers le droit, reste bien un acte ou une œuvre humaine d’ordre culturel à accomplir, et qui s’inscrit donc dans un processus axiologique et téléologique le définissant de manière ontologique27.
B. L’urgence de l’acte humain : l’exemple de la culture
L’acte humain culturel possède toutefois encore une autre dimension, celle de l’urgence dans le processus de son accomplissement. En effet, l’homme a besoin d’inscrire ses actes dans un contexte d’« urgence », car l’homme se trouve dans un état de manque, de nécessités qu’il cherche à combler. Luis Recaséns Siches affirme :
La culture comme intention de s'approcher des valeurs de bonté, de justice, de vérité, de beauté, d'utilité, de pouvoir, etc., a un sens seulement pour celui qui ne les possède pas de façon pleine, et qui cependant sent l'urgence de s'efforcer de les conquérir28.
Ailleurs, il le redit encore :
Bien que la culture possède une dimension transcendante des réalités particulières dans laquelle elle agit, la culture surgit par la stimulation de nécessités que les hommes sentent et avec le propos de satisfaire de telles nécessités […]. La culture est quelque chose que l'homme fait dans sa vie. Avec le langage, la connaissance, la technique, le droit, etc., les hommes satisfont ou essayent de satisfaire les urgences qu'ils expérimentent dans leur vie. Il est clair que ce qui est imposé à l’homme, est d’avoir à le faire29.
Certes les idéaux transcendantaux, les valeurs choisies, les finalités à atteindre et les actes posés, tout cela explique les actes de l’homme en vue d’œuvres culturelles à accomplir. Néanmoins, c’est parce qu’il est en manque, ce manque qui le caractérise par sa condition d’être non parfait et donc en état de nécessité, en état de besoin non accompli30. Car seul l’homme, et c’est là une de ses caractéristiques en tant que sujet et a contrario de Dieu qui lui, est l’Être suprême, a besoin d’accomplir quelque chose, au sens d’œuvrer à quelque chose qui n’existe pas encore. Et c’est encore une autre dimension de la culture, dont le droit bénéficie tout autant. Luis Recaséns Siches le résume ainsi :
La culture n’a pas de sens pour la nature inconsciente, ni non plus pour Dieu qui est par essence Sagesse et Vérité absolue, Bien total, Justice suprême, Beauté intégrale, Pouvoir infini31.
Seules donc l’intelligence et la capacité rationnelle de l’homme, capable d’identifier pour lui – et c’est cela sa conscience – des valeurs et de poser des actes en vue d’une telle fin, peuvent accomplir des œuvres culturelles. Car il est le seul être, parmi les autres êtres vivants, capable de poser des actes culturels somme toute inscrits dans une éthique qui ne dit pas son nom en tant que tel, mais qui se devine pourtant sous la plume de notre philosophe du droit.
Conclusion
Il faut nous arrêter ici, après la présentation de ces quelques éléments d’une lecture rapide, trop rapide, du Traité de philosophie du droit de Luis Recaséns Siches, le temps nous manquant pour développer encore davantage les thèses récaséniennes ayant trait à la culture et au droit.
Signalons toutefois un point qui, pour Luis Recaséns Siches, revêt une importance primordiale, celui qui concerne la dignité humaine, dignité humaine qui s’insère éminemment au cœur d’une réflexion philosophique sur la culture et sur le droit, mettant en jeu autant le contenu de la culture que ses circonstances vitales, les actes de l’homme que l’urgence, au sens ortéguien et récasénien du terme, à la protéger.
En effet, Luis Recaséns Siches a été profondément marqué par les terribles événements de l’histoire du xxe siècle, événements par lesquels il est passé et qui ont été capitaux dans l’élaboration de sa pensée juridico‑philosophique. Il a connu les grands noms du néo‑kantisme philosophique et juridico‑philosophique par ses différents séjours en tant que jeune étudiant boursier, en Italie, puis en Allemagne et en Autriche dans les années 1925‑1926. Il a assisté à la montée en puissance des thèses totalitaires fascistes, nazies mais aussi communistes. Il a connu au plus près la Guerre civile espagnole et les terribles soubresauts tant politiques que sociaux qui ont déchiré l’Espagne dans les années 1930, opposant les idées des partisans conservateurs monarchistes, des républicains de tout bord, et celles des révolutionnaires, syndicalistes marxistes et anarchistes espagnols. Sa réflexion juridico‑politique en est imprégnée, lorsque dès 1927 dans l’un de ses tout premiers textes, il évoque la différence entre les philosophies personnalistes et celles qu’il désigne comme philosophies transpersonnalistes, celles qui rejettent précisément « les normes de la culture occidentale32 ». Les premières placent l’homme au centre de tout système culturel, étatique, juridique ou autre, tandis que les secondes placent l’homme au service de ces systèmes33. Les premières défendent la dignité humaine, qualité intrinsèque reconnue à l’homme, mais que Luis Recaséns Siches entend d’abord comme étant ontologique et non pas éthique, souhaitant ainsi dépasser la maxime kantienne. Cette maxime kantienne à portée universelle qui certes considère l’homme comme une fin et non comme un moyen, mais qui ne regarde, pour Luis Recaséns Siches, malgré tout que le fondement d’abord d’une éthique et non la reconnaissance ontologique de l’être de l’homme, et par là la reconnaissance métaphysique de la dignité humaine. Quant aux secondes, celles qu’il appelle transpersonnalistes, elles réduisent in fine l’homme à n’être qu’un matériau, non plus culturel mais seulement matériel, comme un élément parmi un tout et un élément mis au service d’un tout, en déniant toute condition transcendante à l’homme, en refusant toute valeur à la condition vitale de certains hommes34.
Il convient de laisser à Luis Recaséns Siches le soin de résumer ce qui vient d’être dit et de conclure :
La culture nous paraît être remplie à ras bord de sens dans la mesure où nous la regardons comme œuvre et fonction humaine. Parce que l'homme ne sait pas, mais qu’il a besoin de connaître, c'est pour cela qu'il construit la science. Parce que l'homme qui n'abrite pas en lui la beauté pure, désire cependant s'apparenter à elle, c’est pour cela qu’il crée l’art. Parce que l’homme est pécheur, mais qu’il a besoin de racheter ses bassesses, c’est pour cela qu’il crée l’éthique. Parce que la société requiert de s’organiser selon la justice, c’est pour cela que l’homme élabore le droit. Parce que l’homme est démuni, mais qu’il expérimente l’urgence de profiter et dominer les éléments qui l’entourent, c’est pour cela qu’il produit la technique, etc. Ainsi l’homme est‑il le centre natif de la culture et il est son point de gravitation finale. Et comme les valeurs suprêmes qui peuvent se référer à lui sont des valeurs éthiques, de là l’idée de la dignité personnelle qui doit régner toujours par‑dessus l’ensemble de toutes ses tâches laborieuses35.