Le mythe du despotisme éclairé dans la pensée du philosophe italo‑français Giuseppe Gorani

DOI : 10.52497/revue-cmh.915

Plan

Texte intégral

I. Introduction

L'historiographie a souvent remarqué que, dans le cadre du grand débat sur les réformes qui se développa en Europe durant le xviiie siècle, le régime de la monarchie absolue continua à former l'objet d'une intense attention et fut considéré par maints juristes comme le plus conforme au bonheur public.

On sait que l’octroi d’un pouvoir illimité du monarque avait été exalté entre le xvie et le xviie siècle par de grands théoriciens de l'État moderne, tels que Jean Bodin et Thomas Hobbes, et que les jus‑naturalistes et les caméralistes allemands le considéraient eux-mêmes comme la condition la plus favorable à une société bien organisée. Cependant, plusieurs études ont souligné que la réflexion sur ce thème, loin de s'épuiser, se poursuivit à l'époque des Lumières, au cours de laquelle l'on parvint à une notion plus précise et plus nuancée du despotisme. On peut tenir pour un pas en avant dans cette direction, l’examen plus approfondi de la distinction entre une acception négative de ce régime, assimilé à une tyrannie, et une perspective positive qui envisage un ensemble de prérogatives sans bornes, mais confié à un chef de type paternel, soucieux du bien commun. C’est ce genre de souverain qui, d'après plusieurs partisans des réformes, serait en mesure de garantir de la meilleure des façons les intérêts des sujets et le renouvellement des institutions, en particulier car il serait en mesure de déployer une action efficace contre l'opposition des conservateurs, et par là d'arriver à détruire les remparts de la tradition.

Les recherches ont mis en lumière que l'image du prince sage et juste, déjà esquissée par Fénelon dans Les Aventures de Télémaque (1699), se diffusa en France comme un modèle exerçant une grande influence sur les intellectuels au cours des années suivantes. Il suffit à ce propos de rappeler que Voltaire, dans son ouvrage historique Le siècle de Louis XIV (1751), attribua au Roi Soleil le mérite d'avoir amorcé le progrès de l'Europe, et que François Quesnay idéalisait le système chinois en tant qu'exemple de moralité et rationalité (Despotisme de la Chine, 1767). En outre, Pierre‑Paul Lemercier de la Rivière prônait une interprétation positive de l'absolutisme (L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767) ; Simon‑Nicholas Linguet s'opposa avec acharnement à Montesquieu en soutenant la supériorité du gouvernement absolu, afin de réaliser une bonne administration de la communauté (Théorie des lois civiles, 1767). Dans les territoires allemands, cette vision était très répandue parmi les juristes et fut élaborée de manière particulièrement ample et minutieuse par les théoriciens du droit naturel. Elle fournit, pendant la première moitié du xviiie siècle, le soubassement des traités de Christian Wolff où il attribuait à l'État absolu une série de devoirs visant au bien‑être de la population et au perfectionnement des individus. Dans son sillage, quelques années après, les réformateurs de l'Empire des Habsbourg, parmi lesquels on compte en particulier Carlo Antonio de Martini et Joseph von Sonnenfels, donnaient, moyennant leurs ouvrages et leur enseignement universitaire, une empreinte caractéristique à la doctrine autrichienne. Ils fournissaient ainsi à leur pays une sorte de guide, ainsi qu’un soutien théorique important pour promouvoir des réformes concrètes.

Par ailleurs, certaines figures de souverains de cette époque renforçaient eux‑mêmes l'opinion positive à l'égard de l'absolutisme, en ce qu'ils contrecarraient avec succès les privilèges de la noblesse et du clergé, réalisant des changements significatifs dans leurs domaines. Par leur personnalité et leur politique, certaines figures régnantes comme Marie Thérèse et Joseph II de Habsbourg, ainsi que Frédéric de Prusse, Catherine II de Russie, Charles III de Naples et Pierre Léopold de Toscane, apparaissaient aux yeux des lettrés comme des incarnations de l'idéal du despotisme éclairé et confirmaient le rôle incontournable de celui‑ci afin de favoriser le progrès civil1.

Le panorama des érudits ayant abordé ce sujet est très riche, et la recherche inépuisable. Ma communication se propose de présenter dans ce cadre la pensée de Giuseppe Gorani, personnage intéressant, né italien mais naturalisé français, dans l’œuvre duquel le rapport entre despotisme, absolutisme et réformes est analysé de façon particulièrement approfondie ; le mythe du souverain éclairé y émerge dans toute son extension.

II. L'idéalisation du despote réformateur

Giuseppe Gorani naquit à Milan en 1740 dans une famille noble qui le destinait à une carrière ecclésiastique, mais comme cette perspective ne lui seyait guère, il s’y opposa farouchement, bravant la désapprobation de ses parents ; il mena alors une vie aventureuse et inquiète2. Ayant achevé ses études chez les Barnabites, il s'enrôla en 1757 dans l'armée des Habsbourg et participa à la guerre de sept ans au cours de laquelle il fut fait prisonnier et amené à Berlin, puis à Magdebourg, à Tilsit et à Königsberg. Ce séjour en Prusse fut très important pour sa formation car il fut initié en franc‑maçonnerie et eut l'occasion de connaître d’importants personnages tels que Jean‑Henri‑Samuel Formey et Emmanuel Kant. Il put ainsi connaître et apprécier les tendances modernes de la doctrine juridique, notamment les principes du droit naturel et public, ainsi que de la caméralistique, discipline très développée dans le milieu culturel allemand qui exercera une influence notable sur sa pensée. En 1763, il rentra à Milan, mais dès l'année suivante, il se rendit en Corse où il participa à la lutte et aux projets d'indépendance de Pasquale Paoli. Il voyagea ensuite dans les territoires des Balkans, demeura quelque temps au Portugal au service du ministre réformateur Sebastião José de Carvalho de Pombal, pour enfin accomplir des missions diplomatiques dans divers territoires allemands et aux Pays‑Bas.

Après son retour à Milan en 1768, il fréquenta le cercle du Caffè et l'Académie dei Pugni qui réunissaient les principaux représentants des Lumières lombards ; il se rallia avec conviction à leurs idées, manifestant une grande admiration pour Cesare Beccaria. En effet, dans son essai de large envergure publié à Genève en 1769 en deux tomes (avec la fausse indication Londres 1770) Il vero dispotismo (Le véritable despotisme), il s'inspira largement de la doctrine du groupe milanais en l'intensifiant et en l'amenant à ses conséquences extrêmes.

Dans la préface du premier volume, l'auteur remarque que l'esprit philosophique et l'exigence de liberté de son siècle entrent en contradiction avec la tendance des États à se renforcer, surtout du fait du développement des armées et des finances, joint à la réduction des sujets à une condition de soumission aveugle. Il affirme cependant que, loin de se dresser contre les souverains et de contribuer aux projets de révolte, il cherche avant tout à leur prodiguer des conseils grâce auxquels ils pourraient mettre en place un système bénéfique, les mettant à l’abri des attaques des citoyens ainsi que des étrangers, ce qui consoliderait en fait leur pouvoir3. Après une brève introduction où Gorani rappelle la liberté des hommes dans l'état naturel et la naissance de la société basée sur des pactes assurant surtout le droit usurpé de propriété, il aborde dans les premiers chapitres la définition du despotisme qu’il se soucie avant tout de distinguer nettement de la tyrannie. Il critique au passage les écrivains anciens et modernes qui, ayant confondu les deux notions, donnent une image monstrueuse du despotisme. Il précise alors que celui‑ci consiste en une volonté libre des conventions et des lois, supérieure à toutes les autres, douée d'une force formidable apte à diriger à son gré la machine de l'État. Gorani reconnaît que ces caractéristiques la rendent redoutable, mais il ajoute que si elle agit en s'inspirant de la vertu ainsi que de la raison, et en poursuivant comme but le bonheur du peuple, elle peut être fondatrice du régime le plus utile. La tyrannie, par contre, est à son avis une dégénération qui consiste en une volonté maléfique, arbitraire et destructrice4. L'auteur estime donc que le mode de gestion du pouvoir l'emporte sur la structure du gouvernement ; il soutient, par conséquent, qu’on peut retrouver l'esprit d’un despotisme bienveillant dans un système dirigé par une seule ou par plusieurs personnes, dans les monarchies, les oligarchies et les démocraties, et même auprès d’un usurpateur5. Il s'oppose à Montesquieu en affirmant que l’équilibre des pouvoirs n'est pas suffisant pour assurer l'harmonie d'un État, et que le véritable despote peut parvenir à cet idéal en exerçant un contrôle fort sur les différentes composantes sociales et les intérêts contradictoires de son domaine, afin de réaliser une unité d'action. Il conteste aussi l'idée du philosophe français selon laquelle le gouvernement populaire se base sur la vertu, tandis que le despotisme se base sur la crainte6 car, à son sens, la vertu peut fleurir sous tous les régimes, pourvu qu'elle soit convenablement favorisée. À ce propos, il insiste sur la nécessité d'établir des prix et des récompenses pour les actions méritoires des citoyens et des magistrats, en citant le cas en Chine, de donner de bons exemples au peuple, de décourager les vices et les comportements nuisibles en ayant recours surtout au mépris social pour éviter une trop grande sévérité des punitions.

Dans les chapitres consacrés aux lois7, Gorani déplore les défauts du système de son époque qu'il juge désormais dépassé : il critique les méthodes de la science juridique qui, selon lui, n’a fait qu’embrouiller la clarté des règles anciennes au point de les rendre obscures et contradictoires, ce qui a permis des interprétations favorables aux tyrans. Il saisit ici l'occasion pour contester durement le droit de propriété, qui à ses yeux est barbare et fatal puisqu'il a engendré la misère d’un million de sujets face à une centaine d’indolents vivant dans l'opulence8. Les normes du droit processuel sont aussi qualifiées d’injustes et cruelles du fait qu’elles confient trop de pouvoir aux magistrats, leur permettant d’opprimer le faible au lieu de le défendre. Se réclamant de Beccaria, l'auteur prône l'établissement d'un droit criminel équilibré, évitant l’excès d’indulgence comme l’inutile sévérité, un droit qui devrait être l’expression à la fois de la volonté générale et de l'autorité publique, prévoyant à cet effet des sanctions proportionnées et la publicité des jugements. Il exalte à ce propos les réformes de la tsarine Catherine et du grand‑duc Léopold de Toscane, en tant qu’exemples les plus significatifs en Europe de despotes capables de rendre heureux leurs sujets, et de ce fait méritant une renommée éternelle9.

L’auteur aborde ensuite le thème des magistrats qui, à son sens, au lieu d’acheter leurs charges comme dans le passé, ne devraient être nommés qu'après un examen rigoureux de leurs capacités et de leurs mœurs et qui, une fois admis, doivent être constamment soumis au strict contrôle du prince. Afin d'assurer un service public honnête et de prévenir des abus de pouvoir, il suggère en outre de rendre temporaire leur charge et par ailleurs de prendre en considération les signalements des citoyens face aux méfaits et intrigues menées secrètement par les autorités, le jugement de ces cas devant être confié à un conseil spécial composé de personnages particulièrement experts et illustres10. Gorani recommande aux princes de choisir avec une attention particulière les ministres de la guerre, de la marine, de l'intérieur, des affaires étrangères et des finances, en se gardant des individus fourbes et avides de richesses qui causeraient la ruine de l'État11. Il revient ici sur la question de la propriété, pour dénoncer de manière plus détaillée les dégâts qu'elle fait subir à la paix sociale en donnant lieu à d’injustes différences qui déchaînent l'envie et le ressentiment des pauvres. Cependant, comme la parfaite égalité des biens ne serait pas acceptable dans l’organisation moderne de l'économie, il propose que le souverain, sans priver les grandes familles de leurs richesses, se soucie au moins de mettre un frein à leur orgueil et de soulager les indigents par la soumission de tous les sujets, puissants et faibles, aux mêmes lois et aux mêmes devoirs12.

Gorani consacre plusieurs chapitres au problème des rapports entre l'État et l'Église, un thème qui dans son ouvrage est d'une importance centrale puisque, à son avis, le pouvoir excessif des autorités religieuses influence fortement les institutions publiques et conditionne l'action du souverain13. Il dresse un tableau très sombre de la décadence des membres du clergé : ils ont abandonné la simplicité et la pureté des origines pour s'adonner à la richesse et au vice, leur motivation n’est plus la vertu mais l’avidité, et ils font preuve de fanatisme, d'ignorance et de mauvaise foi. Contre les menaces de la théocratie, le véritable despote doit instituer la tolérance de tous les cultes, mais poser des limites rigoureuses aux privilèges et à la puissance des clercs, notamment par l'abolition du célibat des prêtres, par l'interdiction des legs en leur faveur, par la réforme des ordres monastiques, par la réduction du nombre des évêchés et des abbayes, par l'obligation de payer des impôts.

Selon l'auteur, la liberté d'exprimer son opinion à l'égard de la religion, mais aussi sur les lois du pays et du gouvernement, loin de constituer un danger pour la sécurité de l'État absolu, la renforcerait car elle favorise la sincérité et la loyauté des sujets permettant au souverain de mieux connaître la situation de son domaine et de remédier aux éventuels problèmes14. Les monarques bienfaisants auraient tort de craindre les réunions du peuple, car elles ne donnent lieu à des séditions que dans le cas d'un gouvernement cruel et oppressif, tandis qu'elles offrent des occasions pour des manifestations de joie et gratitude si l'autorité suprême suit des critères éclairés15.

Après avoir posé ces principes généraux, Gorani envisage une vaste série d'aspects touchant l'économie publique qu'il juge d'importance fondamentale afin de réaliser le bonheur de la société. Dans le sillage des caméralistes, il considère avant tout la croissance démographique comme la prémisse indispensable à la richesse d'une nation. À ce propos, il se focalise d'abord sur la mauvaise influence du célibat des ecclésiastiques qu'il définit comme une monstruosité contre nature, destructrice de l'espèce humaine. Il prend ensuite en compte d'autres causes de la raréfaction de la population et suggère plusieurs remèdes16. Outre la misère, due au déséquilibre de la distribution des biens et aux excès de l’impôt, il fait remonter la crise de la natalité au manque de liberté des jeunes gens lorsqu’ils sont obligés par leurs parents à accepter des mariages contre leur volonté ; c’est pourquoi il prône, d'une part la nécessite d'accorder aux garçons comme aux filles la pleine liberté de choix, et de l'autre l'opportunité d'introduire le divorce. Dans le domaine de l’agriculture, il estime que la libération des paysans de l'oppression des seigneurs et des superstitions des prêtres, favoriserait sans aucun doute des systèmes de culture de la terre plus scientifiques et plus rentables. La limitation du luxe encouragerait la vertu ainsi que la santé physique des sujets, et en même temps elle intensifierait le commerce de matières utiles en réduisant celui des produits superflus. L'élimination des monopoles, des privilèges et autres barrières qui enchaînent tous les métiers, permettrait de restituer aux manufactures, et au travail en général, leur faculté de générer des revenus beaucoup plus riches qu'auparavant. De plus, afin de réaliser des résultats optimaux par l’agriculture et le commerce, il faudrait permettre une plus grande liberté de circulation et de navigation en supprimant les nombreux droits d'octroi et les frais qui entravent le transport des marchandises17. Quant aux impôts, ils doivent être modérés et bien distribués de sorte qu'ils ne deviennent pas un poids trop lourd pour les populations, en particulier pour les pauvres, ni ne constituent un obstacle à l’agriculture et à l'industrie. Le souverain devrait en gérer directement la perception et éviter de la confier à des entreprises privées qui sont sources de corruption et d'injustices18.

Le véritable despote devrait en outre modérer la pompe de ses cérémonies et de ses divertissements qui entraînent des dépenses mal acceptées par le peuple. Même la chasse pourrait créer du mécontentement, car elle est interdite aux sujets et cause des dommages à l'agriculture par l'extension des terrains exclus de la culture et par le grand nombre d'animaux sauvages qui ravagent les campagnes. Le prince pourrait par contre cultiver la musique, qui est un des plaisirs les plus innocents, et organiser des voyages dans des pays étrangers, pourvu qu'ils ne coûtent pas trop cher ; de plus, il devrait encourager les sciences et les arts ainsi que l'instruction, qui favorisent la vertu du peuple19. Gorani consacre ensuite quelques chapitres à la police, avec une série de mesures visant à assurer l'ordre, la sécurité et l'abondance de l'État, ce qui exerce un impact considérable sur une quantité d’aspects concernant l'économie, les finances et l'administration20. Enfin, il aborde la question de l'éducation du successeur du prince et de celle des citoyens21. La première devrait être confiée à des hommes particulièrement sages, lesquels évitant toute flatterie, devraient enseigner au prince des disciplines utiles pour gouverner, ainsi que des principes de justice. La deuxième devrait être soustraite au clergé et remise aux mains de maîtres laïcs qui aideraient les élèves à choisir librement la profession la plus convenable à leurs inclinations. L’éducation du peuple pourrait par ailleurs être constamment entretenue grâce à des spectacles et à des divertissements qui lui inspirent des vertus et des sentiments élevés.

Le premier tome se conclut avec la publication d’une réplique de l'auteur à la lettre dans laquelle Linguet avait critiqué les positions de Beccaria à propos de la peine de mort22. Gorani se rallie avec conviction aux idées du juriste milanais, en contrecarrant point par point les arguments de l'adversaire, ce qui lui permet d'exalter la pensée de son mentor et de revenir sur certains principes déjà énoncés. En particulier, il saisit l'occasion pour souligner encore une fois la valeur de la tolérance et de la liberté, pour déplorer le fanatisme religieux et pour souhaiter l'émanation d'un code pénal moderne reposant sur la raison et la modération.

Le deuxième volume est presque entièrement consacré à la guerre et à l'armée, examinant notamment les négociations avec les États étrangers, les moyens d'obtenir la discipline et de stimuler la valeur des soldats, les prix pour leurs actions et les châtiments pour leurs délits, les caractéristiques des différents corps militaires, la conduite de la guerre, les traités de paix, les colonies. La conclusion est suivie de la version en langue française de la réfutation de la lettre de Linguet, déjà publiée en italien dans le premier volume.

III. Enthousiasme et désappointement face à la Révolution

L'ouvrage de Gorani manifeste sans aucun doute un grand enthousiasme à l'égard des idées des Lumières, toutefois il n’en présente pas une analyse très approfondie, mais plutôt un abrégé rapide et un peu superficiel, aussi bien quant aux problèmes repérés qu’aux solutions proposées. L'auteur s'engage volontiers dans de longues considérations morales en négligeant souvent les aspects proprement juridiques, son style est lourd et peu clair, ses observations contiennent fréquemment des répétions, sa vision de la réalité opère des simplifications qui confinent à la naïveté. Ses citations témoignent d'une appréciable série de lectures, bien qu'elles ne soient pas toujours très précises. Il se sert d'exemples tirés de l'histoire ancienne et cite des auteurs grecs, romains et modernes. On peut trouver dans ses notes des références à la Bible et aux Pères de l’Église, ainsi qu'à plusieurs auteurs de différentes époques et pays, tels que Horace, Pline, Tacite, Plutarque, les Anglais Locke et Hume, les Français Montaigne, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, l'Abbé de Saint‑Pierre, D'Alembert, Buffon, Duclos, Mably, les Italiens Machiavelli, Muratori et Sarpi. Dans l’ensemble, le traité sur le véritable despotisme offre surtout un portrait très vigoureux des exigences de réforme présentes dans la culture des Lumières lombardes.

Le séjour de Gorani en Suisse de 1769 à 1774 fut très important pour sa formation intellectuelle, car il lui permit de fréquenter Voltaire, Charles Bonnet, George‑Louis Lesage et l'économiste Georg Ludwig Schmidt d'Avenstein. L'influence de ce dernier l'amena à accepter les principes de la physiocratie et par conséquent, à revoir complètement ses opinions négatives à l'égard du droit de propriété qui devint à ses yeux un indispensable facteur de prospérité : cela apparaît clairement dans son ouvrage sur les impôts selon l'ordre naturel publié à Genève en 177123. Mais il ne renonça pas pour autant au mythe du souverain absolu, qui à son avis était le seul en mesure de contrer le pouvoir des corps intermédiaires et d'imposer le renouvellement des institutions publiques. En effet, le philosophe milanais continua à réfléchir sur la nécessité des réformes et sur les moyens de les réaliser. C’est là l’objet d'un traité en deux volumes qu'il publia en 1790, La scienza dei governi, qui fut traduit en Français en 1792 (La science du gouvernement)24. Il y revient sur les thèmes abordés dans Le vrai despotisme, mais avec beaucoup plus d'ampleur et de profondeur car la matière est traitée de façon beaucoup plus détaillée et articulée, les profils juridiques sont considérés d'une manière plus attentive. Comme on a pu le remarquer, l'admiration pour les idées de Rousseau est atténuée, cependant l'auteur maintient son souci pour la condition des classes sociales pauvres, ainsi que sa passion réformatrice et son esprit polémique.

Cet ouvrage reflète une conception encore empruntée aux principes typiques de l'absolutisme éclairé, mais la Révolution Française marqua un tournant décisif dans la vie et la pensée de Gorani. À partir d'août 1790, il s’était installé à Paris avec pour but de mieux suivre ce grand bouleversement qui suscitait en lui de grands espoirs. Il apprécia en particulier les positions de Mirabeau, participa activement à la politique des Girondins, publia plusieurs articles et pamphlets25, esquissa un projet de constitution pour le territoire de Milan (qui demeura manuscrit), mena des missions diplomatiques en Angleterre, Allemagne et aux Pays‑Bas, enfin le 26 août 1792, il obtint la citoyenneté française. Néanmoins, tout en acceptant désormais le principe de la séparation des pouvoirs, il demeura au fond fidèle à l'image d'un prince doté d’amples prérogatives qui lui permettraient d'introduire des réformes et d'assurer la tranquillité publique, notamment d’épurer la religion des superstitions et de favoriser l'éducation et la vertu des citoyens. Son modèle idéal de monarchie constitutionnelle, tout en prévoyant un Parlement composé de deux Chambres, l'une nommée par le roi et l'autre élue par les citoyens aisés, assignait un rôle d’importance au souverain. Cette attitude amena Gorani à critiquer la Constituante, qui avait selon lui excessivement réduit les prérogatives du roi et prévu une seule Chambre, ainsi qu'à blâmer la Convention du fait qu’elle avait réuni le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. L'exécution du roi et la Terreur l'amenèrent à un profond changement d’opinion et finalement, il en vint à exprimer un jugement négatif face à la Révolution toute entière, de sorte qu'il dut s'éloigner de la France pour échapper aux persécutions. Il se réfugia en Suisse où, après avoir accompli des missions diplomatiques, il se retira dans la vie privée et se consacra à la composition d'écrits autobiographiques et historiques26 jusqu'à sa mort en 1819.

La foi dans l'action résolutive du véritable despote, ainsi que l'enthousiasme à l'égard de la Révolution, qui constituent des traits caractéristiques de la personnalité et de l’œuvre de Gorani, étaient destinées à se heurter à la réalité complexe des événements historiques. En effet, les pensées du philosophe italo‑français peuvent parfois sembler être des exercices intellectuels purement abstraits et utopiques, ne prenant pas suffisamment en compte la situation politique concrète de son époque. Toutefois, au‑delà du manque de précision, de la simplification et de la naïveté qu'on peut apercevoir dans ses exposés, il faut souligner la sincère exigence de changement, ainsi que le besoin de liberté qui animent constamment sa pensée. C'est justement sur la liberté des individus dans la vie privée et publique, dans le domaine de la religion, de l'économie et du travail, que se fondent les réformes prônées dans les traités de Gorani. C’est sans doute là l'aspect le plus important et durable de ses réflexions, qui nous permet de le ranger parmi les prophètes des conquêtes juridiques modernes.

1 F. Valsecchi, L'assolutismo illuminato in Europa. L'opera di Maria Teresa e Giuseppe II, 2 vol., Milano, Olschki, 1951‑1952 ; L. Gershoy, L'Europe

2 Sur la vie et l'œuvre de Gorani, voir : M. Monnier, Un aventurier italien du siècle dernier : le comte Joseph Gorani d'après ses Mémoires inédits

3 G. Gorani, Il vero dispotismo, 2 vol., Londra, s.n., 1770, I, Prefazione, p. XIX ss.

4 Ibid., p. 4 ss.

5 Ibid., p. 9 ss.

6 Sur la théorie du despotisme de Montesquieu, voir : F. Pellecchia, Montesquieu e la teoria del dispotismo, Cassino, Garigliano, 1977 ; D. Felice

7 G. Gorani, Il vero dispotismo, cit., I, p. 30 ss.

8 Ibid., p. 33.

9 Ibid., p. 35-36.

10 Ibid., p. 41 ss.

11 Ibid., p. 60 ss.

12 Ibid., p. 65 ss.

13 Ibid., p. 76 ss.

14 Ibid., p. 103 ss.

15 Ibid., p. 112 ss.

16 Ibid., p. 116 ss.

17 Ibid., p. 136 ss.

18 Ibid., p. 158 ss.

19 Ibid., p. 182 ss.

20 Ibid., p. 195 ss.

21 Ibid., p. 207 ss.

22 « Riflessioni in risposta ad una lettera del Signor Linguet al celebre Marchese Beccaria », in G. Gorani, Il vero dispotismo, cit., I, p. 225 ss.

23 G. Gorani, Le imposte secondo l'ordine della natura, s.l. s.n., 1771.

24 G. Gorani, Recherches sur la science du gouvernement. Ouvrage traduit de l'italien, d'après l'exemplaire et les corrections de l'auteur, 2 vol.

25 Lettres sur la Révolution française par Joseph Gorani, citoyen français, à son ami Charles Pougens, Paris, chez Guillaume, 1793 ; Id., Lettres aux

26 G. Gorani, Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens, et des moeurs des principaux États de l'Italie, 3 vol., Paris, chez Buisson

Notes

1 F. Valsecchi, L'assolutismo illuminato in Europa. L'opera di Maria Teresa e Giuseppe II, 2 vol., Milano, Olschki, 1951‑1952 ; L. Gershoy, L'Europe des princes éclairés, Paris, Fayard, 1966 ; F. Bluche, Le despotisme éclairé, Paris, Hachette, 1968 ; F. Venturi, Utopia e riforma nell'Illuminismo, Torino, Einaudi, 1970 ; Der Aufgeklärte Absolutismus, K. O. von Aretin (dir.), Köln, Kiepenheuer & Witsch, 1974 ; R. Mandrou, L'Europe absolutiste. Raison et raison d'État 1649‑1775, Paris, Fayard, 1977 ; M. Bazzoli, Il pensiero politico dell'assolutismo illuminato, Firenze, La Nuova Italia, 1986 ; Enlightened Absolutism. Reform and Reformers in later Eighteenth‑Century Europe, H. M. Scott (dir.), London, Macmillan, 1990 ; J. Meyer, Le despotisme éclairé, Paris, Presses Universitaires de France, 1991 ; Dispotismo. Genesi e sviluppi di un concetto filosofico‑politico, D. Felice (dir.), 2 vol., Napoli, Liguori, 2001‑2002 ; S. Bianchi, Des révoltes aux révolutions. Europe, Russie, Amérique (1770‑1802). Essai d'interprétation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 105 ss.

2 Sur la vie et l'œuvre de Gorani, voir : M. Monnier, Un aventurier italien du siècle dernier : le comte Joseph Gorani d'après ses Mémoires inédits, Paris, Calmann Lévy, 1884 ; F. Venturi, Illuministi italiani, III, Riformatori lombardi, piemontesi e toscani, Milano‑Napoli, Ricciardi, 1958 ; M. Bazzoli, Il pensiero politico, cit., p. 95 ss. ; Giuseppe Gorani. Dalla Rivoluzione al volontario esilio (1792‑1811), a cura di E. Puccinelli, Introduzione di C. Capra, Roma‑Bari, Laterza, 1998 ; E. Puccinelli, « Gorani Giuseppe », in Dizionario Biografico degli Italiani, 58, Roma, Istituto dell'Enciclopedia Treccani, 2002, p. 4 ss.

3 G. Gorani, Il vero dispotismo, 2 vol., Londra, s.n., 1770, I, Prefazione, p. XIX ss.

4 Ibid., p. 4 ss.

5 Ibid., p. 9 ss.

6 Sur la théorie du despotisme de Montesquieu, voir : F. Pellecchia, Montesquieu e la teoria del dispotismo, Cassino, Garigliano, 1977 ; D. Felice, Oppressione e libertà : filosofia e anatomia del dispotismo nel pensiero di Montesquieu, Pisa, ETS, 2000 ; Id., Per una scienza universale dei sistemi politico-sociali : dispotismo, autonomia della giustizia e carattere delle nazioni nell'Esprit des lois di Montesquieu, Firenze, L. S. Olschki, 2005.

7 G. Gorani, Il vero dispotismo, cit., I, p. 30 ss.

8 Ibid., p. 33.

9 Ibid., p. 35-36.

10 Ibid., p. 41 ss.

11 Ibid., p. 60 ss.

12 Ibid., p. 65 ss.

13 Ibid., p. 76 ss.

14 Ibid., p. 103 ss.

15 Ibid., p. 112 ss.

16 Ibid., p. 116 ss.

17 Ibid., p. 136 ss.

18 Ibid., p. 158 ss.

19 Ibid., p. 182 ss.

20 Ibid., p. 195 ss.

21 Ibid., p. 207 ss.

22 « Riflessioni in risposta ad una lettera del Signor Linguet al celebre Marchese Beccaria », in G. Gorani, Il vero dispotismo, cit., I, p. 225 ss.

23 G. Gorani, Le imposte secondo l'ordine della natura, s.l. s.n., 1771.

24 G. Gorani, Recherches sur la science du gouvernement. Ouvrage traduit de l'italien, d'après l'exemplaire et les corrections de l'auteur, 2 vol., Paris, Guillaume, 1792.

25 Lettres sur la Révolution française par Joseph Gorani, citoyen français, à son ami Charles Pougens, Paris, chez Guillaume, 1793 ; Id., Lettres aux souverains sur la révolution française, Paris, chez Guillaume, 1793 ; Les prédictions de Jean Gorani, citoyen français sur la révolution de France, Londres, chez W. Thompson, 1797.

26 G. Gorani, Mémoires secrets et critiques des cours, des gouvernemens, et des moeurs des principaux États de l'Italie, 3 vol., Paris, chez Buisson, 1793 ; Le memorie di Giuseppe Gorani pubblicate da Alessandro Casati, 3 vol., Milano, Mondadori, 1936‑1942 ; Mémoires de Gorani, première édition française établie par Alexandre Casati, présentée et annotée par Raoul Girardet, Paris, Gallimard, 1944.

Citer cet article

Référence électronique

Maria Rosa DI SIMONE, « Le mythe du despotisme éclairé dans la pensée du philosophe italo‑français Giuseppe Gorani », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=915

Auteur

Maria Rosa DI SIMONE

Professeur émérite de droit public, Université de Rome II Tor Vergata

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)