Distance et lien social dans « l’affaire de la burqa » 

Agencements de spatialité et régimes de visibilité

Distance and Social Ties in the « Burqa Affair »: Spatial Arrangements and Regimes of Visibility

DOI : 10.52497/kairos.129

Résumés

Cette étude propose une analyse sémiotique de la couverture de presse de « l’affaire de la burqa » en France et observe la manière dont ce débat public interroge la problématique de la distance (physique, sociale et symbolique) entre les sujets laïcs et religieux au regard de la question du lien social (rapport de connaissance et de reconnaissance). L’analyse de la discursivité prohibitionniste de ce débat public rend intelligible l’importance du visage dans la conception républicaine du lien social, et de la figure de la transparence au sein du régime de visibilité français. Cette traduction républicaine du lien social configure une problématique spatiale lorsqu’elle engendre par ce débat de presse la redéfinition du concept d’« espace public » consacré par la loi de 2010. La reconfiguration de la distance qui résulte de la médiatisation de « l’affaire de la burqa » porte, en retour, des effets conséquents sur les modalités pratiques et symboliques du lien social, notamment le rapport entre soi et les autres, et soulève des questionnements importants à propos du sens des espaces et des lieux publics contemporains.

This study develops a semiotics analysis of the « burqa affair » on French national press and observes how this public debate interrogates the problematic of the distance (physical, social and symbolic) between the secular and religious subjects in view of the question of social ties (recognition and appreciation). The analysis of the prohibitionist discourse in such debate brings into light the importance of the face in the republican conception of social ties and the primacy of the figure of transparency inside republican regime of visibility. This republican translation of the social cohesion configures a spatial problematic since it generates a semiotic process that redefines the concept of “public space” and consecrate it in the terms of 2010 law. The reconfiguration of distance that results from the mediatisation of the “burqa affair” carries, in return, some significant effects over the practical and symbolic modalities of social ties, notably the relation between oneself and the others, and raises important questionings about the meaning of contemporary public spaces and places.

Index

Mots-clés

« Affaire de la burqa », espace public, visibilité, distance, lien social

Keywords

« Burqa affair », public space, visibility, distance, social ties

Plan

Texte

Introduction

Le débat public nommé par les médias « l’affaire de la burqa1 » et la loi « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » qui en a découlé (2009-2010) soulèvent des questionnements importants à propos des limites des espaces et lieux publics français à l’égard de la visibilité du fait religieux islamique contemporain. Dans la couverture médiatique de cette affaire, nous remarquons que la représentation du voile intégral sous la figure de l’opacité et de la dissimulation est à la base d’un processus sémiotique de redéfinition discursive de la notion d’espace public2 qui porte des conséquences non négligeables sur le plan social, notamment en ce qui touche la perception de la distance et le rapport entre soi et les autres (sujets laïcs et religieux, communication interculturelle). Comme l’illustrent les termes de la loi, dans cette affaire, la question de l’espace (public-privé) est étroitement articulée à celle du lien social, ici matérialisée par la transparence du visage qui fonctionne comme une surface de contact et d’interaction avec l’Autre. Ainsi, dans ce chapitre, nous prenons comme objet d’étude la couverture de « l’affaire de la burqa » dans la presse nationale afin d’observer la manière dont ce débat public interroge la problématique de la distance (physique, spatiale, sociale, culturelle et symbolique) au regard de la question du lien social (rapport de connaissance et de reconnaissance). Nous verrons comment « l’affaire de la burqa » met en exergue l’articulation de sens entre les notions de « distance » et de « lien social » qui, dans ce débat, renvoient respectivement à des « agencements de spatialité » et des « régimes de visibilité ».

La problématique de recherche de cette contribution peut être résumée en trois questions clés : comment la centralité du visage dans ce débat rend intelligible la question du lien social et du rapport à l’Autre comme une affaire de visibilité ? Comment la distance physique des femmes musulmanes imposée par le voile intégral (entrave à la visibilité) est redoublée par une mise à distance légale instituée par la loi de 2010 ? Comment la redéfinition juridique de la notion d’« espace public » opérée dans ce débat déplace les frontières entre le « public-privé », « laïc-religieux » et engendre de nouveaux rapports de « distance-proximité » entre les acteurs sociaux ?

Pour répondre à ces questions par une approche d’étude sémiotique inscrite en sciences de l’information et de la communication (SIC) et en sciences du langage (SDL), nous nous appuierons sur les méthodes d’analyse du discours – énonciation, argumentation, rhétorique et pragmatique (Ducrot, 1984 ; Charaudeau, 2005 ; Kerbrat-Orecchioni, 2008 ; Krieg-Planque, 2011) – et nous examinerons les énoncés et les discours du corpus dans leurs dimensions discursives, sociales, politiques et symboliques, toujours à partir de leurs conditions de production et de circulation3. Le corpus de recherche étudié regroupe tous les articles et reportages sur « l’affaire de la burqa » publiés dans les journaux Libération, Le Monde, Le Figaro, Le Parisien entre le 16 juin 2009 et le 31 octobre 20104. Sur un ensemble de 1 701 textes parus pendant cette période (583 au Monde, 522 au Figaro, 354 à Libération, 242 au Parisien5), nous en avons sélectionné 126 dont le contenu était davantage en conformité avec les axes de la recherche (visibilité et spatialité). De ce corpus présélectionné, nous avons relevé pour cette étude uniquement les 14 publications (cf. bibliographie) les plus représentatives à l’égard des questions de la « distance » et du « lien social », celles qui illustrent comment les acteurs politiques, juridiques et médiatiques ont participé au processus sémiotique de redéfinition du concept d’espace public engendré par ce débat public. L’analyse de la discursivité prohibitionniste configurant « l’affaire de la burqa » dans la presse nous permettra d’examiner les sens conférés à la notion d’espace public et de mettre en lumière la primauté du visage dans la conception républicaine du lien social.

Le cadre théorique de l’étude regroupe deux champs de recherche portant sur les problématiques de la visibilité et de la spatialité/territorialité. D’une part, nous mobilisons les études en sciences humaines et sociales traitant spécifiquement la question de la visibilité et du visage comme des régimes ou des systèmes sémiotiques de significations (Deleuze et Guattari, 1980 ; Courtine et Haroche, 1994 ; Agamben, 2012 ; Amiraux, 2014 ; Voirol, 2005). D’autre part, pour traiter la question de la spatialité/territorialité, nous nous appuyons à la fois sur l’écologie urbaine de l’École de Chicago (Grafmeyer et Joseph, 1979) et les études en communication (SIC, SDL) portant sur la construction médiatique du sens des espaces et territoires (Paquot, 2009 ; Noyer et Raoul, 2011 ; Turpin, 2012). La sociologie de Chicago nous permet d’analyser le rapport de la société à l’espace et les processus d’ajustement conflictuels qui les redéfinissent en permanence, avec pour but d’analyser le jeu complexe entre identités et mobilités, fréquentation du semblable et expérience de l’autre. Les études en communication concernent le « travail territorial des médias » (Noyer et Raoul, 2011), c’est-à-dire la manière dont les médias ou les discours véhiculés en son sein – ici la presse – à la fois représentent et façonnent les espaces et lieux publics, en leur conférant des significations et des valeurs pratiques. Cette construction territoriale des médias est ainsi envisagée comme opération symbolique, structuration identitaire et élaboration collective.

En articulant ce cadre théorique à l’approche méthodologique d’analyse des discours, cette contribution s’engage à démontrer que dans le débat de presse de « l’affaire de la burqa » :

  • le voile intégral est signifié comme un signe opaque qu rend intelligible la centralité du visage dans le lien social et interroge le régime de visibilité français ;
  • l’interdiction du niqab accentue la distance entre les sujets laïcs et religieux, brouille la frontière entre les sphères publiques et privées et modifie les rapports de « distance-proximité » avec des effets conséquents sur les modalités pratiques et symboliques du lien social.

Ces deux axes structurent le plan de notre contribution qui comprend une première partie consacrée à la question de la visibilité inscrite au cœur de la problématique du « lien social » et une deuxième partie s’attachant à la question de l’espace qui est à la base de la réflexion sur les rapports de « distance-proximité ».

Le visage comme fondement du lien social : lorsque « l’affaire de la burqa » interroge le régime de visibilité français

Dans la couverture de presse de « l’affaire de la burqa », la question du lien social ressort avec force du « grand débat sur l’identité nationale » promu par le président Nicolas Sarkozy fin 2009. La totalité des journaux nationaux étudiés soulignent qu’entre 2009 et 2010 les débats publics sur le voile intégral et sur l’identité nationale se sont fait écho – ce qui reflète notre analyse lexico-métrique6 –, présentant alors des effets de résonance non négligeables. Lorsqu’en novembre 2009 le président Nicolas Sarkozy promeut la « laïcité, l’égalité homme-femme » comme des valeurs « pas négociables » (Bonal et Equy, Libération, 2009) de l’identité nationale alors en débat, il s’adresse aux membres de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral réunis entre juillet et décembre 2009 à l’Assemblée nationale pour juger de l’opportunité d’une loi d’interdiction. De la même manière, lorsque dans le débat de presse sur « l’affaire de la burqa », des hommes politiques, des experts et des journalistes en faveur d’une loi mobilisent des formules discursives telles que – « À visage découvert », « Pas de visage, pas de contrat social », « Cacher son visage nuit à autrui », ils se réapproprient un discours du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, prononcé le 21 avril 2003, rappelant que si « la loi impose que sur la photo de la carte d’identité le titulaire soit tête nue, […] rien ne justifie que les musulmanes ne la respectent pas » (Giacometti, Libération, 2003).

Dans le cadre de cette convergence des débats sur le voile intégral et l’identité nationale, c’est un glissement de sens bien précis qui constitue notre objet d’analyse : celui qui articule le concept d’« identité » ou d’« identité nationale » à celui de « visibilité » et de « transparence » du visage, donc, qui rattache le processus de connaissance (identification) à celui de reconnaissance (valeur sociale et symbolique). Tous ces termes ne s’équivalent pas et, pourtant, dans la discursivité prohibitionniste qui ressort de la couverture de presse de « l’affaire du foulard », ils sont placés au même niveau de signification : le niqab y apparaît comme le signe d’une opacité identitaire qui refuse l’interaction et menace l’ordre public. Cette argumentation qui saisit le niqab sous le prisme identitaire, ou à l’inverse qui saisit l’identité sous le prisme de la transparence du visage touche le cœur de la question du lien social.

Écran opaque et impénétrable, geste iconoclaste, le voile intégral sacralise le corps de la femme et l’idée même d’inaccessibilité au regard. Alors, qu’est-ce que l’identité lorsque le visage reste caché ? Placée au centre de la discursivité prohibitionniste, cette question configure une des principales thématiques de la couverture de presse de « l’affaire de la burqa ». À en juger par le corpus étudié, la conception identitaire républicaine – reflet d’un certain régime de visibilité – serait mise à mal face à une femme voilée intégralement. Comme l’illustrent ces discours des acteurs prohibitionnistes, appartenant à la majorité ou à l’opposition politique, la problématique de l’identité est étroitement articulée à celle du lien social :

  • Xavier Darcos (ministre du Travail, UMP) : « la République à visage découvert » (Auffray et Coroller, Libération, 2009).
  • Nicolas Sarkozy (UMP) : « nous ne pouvons pas accepter dans notre pays des femmes prisonnières derrière un grillage, coupées de toute vie sociale, privées de toute identité » (Gabizon, Le Figaro, 2009).
  • Jean-François Copé, Nicole Ameline, François Baroin et Éric Raoult (UMP) : le niqab est un « masque » qui coupe la femme « de toute vie sociale ». « Se masquer le visage en permanence dans l’espace public, ce n’est pas l’expression d’une liberté individuelle. C’est une négation de soi, une négation de l’autre, une négation de la vie en société » (De Malet, Le Figaro, 2009).
  • Manuel Valls, Aurélie Filipetti et Philippe Esnol (PS) : le voile intégral est « une atteinte à la dignité humaine », il « place la femme à un rang de subalterne. Car une femme dont on ne peut lire les expressions du visage perd de son humanité » (Libération, 21 décembre 2009).
  • André Gerin (PS) : « parce qu’il dénie aux femmes le droit d’affirmer leur identité dans la sphère publique, le voile intégral est la négation même de leur citoyenneté » (Libération, 26 mars 2010).
  • François Baroin (coprésident la mission d’information parlementaire sur le niqab) : « La visibilité du visage est une des conditions du vivre-ensemble » (Gabizon, Le Figaro, 2009).

Ces énoncés illustrent la manière dont la discursivité politique prohibitionniste signifie le voile intégral comme une barrière – physique et symbolique – à la socialisation, à la citoyenneté, à l’humanité, au vivre-ensemble dans la mesure où ce voile cloisonne les rapports sociaux et obstrue la rencontre avec l’Autre. Nous voyons alors se construire un rapprochement de sens significatif : l’identification physique des femmes voilées serait synonyme de leur reconnaissance sociale et symbolique. Le visage, c’est-à-dire son identification, sa visibilité ou sa transparence, est ainsi érigé en fondement du lien social et du vivre ensemble. Notons que ce paradigme argumentatif configure deux champs sémantiques : d’un côté, la vie sociale est le lieu de la citoyenneté, de la dignité, de la liberté et de l’humanité, tandis que de l’autre côté, le voile en tant que masque ou grillage représente la coupure, l’atteinte ou la négation même du lien social et du rapport à l’autre. Le premier champ est positivement connoté à travers l’emploi des verbes assertifs et impératifs (Kerbrat-Orecchioni, 2008) « est » et « doit aller », tandis que le second est négativement connoté à travers l’emploi de la négation polémique (Ducrot, 1984, p. 216) « nous ne pouvons pas », « ce n’est pas ».

Cette discursivité politique est résumée dans la petite phrase (Krieg-Planque, 2011) de Xavier Darcos – « la République à visage découvert » – qui saisit l’enjeu de l’argumentation prohibitionniste de ce débat. Prise en charge par les acteurs politiques et citée par tous les journaux étudiés à plusieurs reprises, la formule doit son succès et sa force (performativité) au fait qu’elle est concise et chargée sémantiquement. Composée d’un nom et d’une qualification, elle forme un syntagme figé qui fonctionne comme une maxime se présentant avec une valeur de vérité générale (Charaudeau, 2005, p. 75-78) – la transparence du visage comme condition de la vie en société –, alors que c’est plutôt la formule elle-même qui érige le visage comme un trait central du profil républicain, en opposition à l’opacité du niqab. Nous pouvons alors affirmer que « l’affaire de la burqa » met en évidence la primauté du visage – plus largement, de la visibilité – dans la conception républicaine de l’identité et de la sociabilité.

L’auteur suggère que les débats sur le voile en France sont un « symptôme contemporain de la fragilisation du lien social » (Khosrokhavar, 2003, p. 58). L’impératif de transparence ou de visibilité du visage peut être interprété, selon la théorie critique des médias, comme un enjeu de visibilité. Olivier Voirol traduit la problématique du visage qui ressort de nos analyses quand il affirme qu’être visible signifie :

Être positivement inséré dans un tissu de gestes expressifs […] grâce auxquels les acteurs manifestent leur mutuelle attention. À l’inverse, être invisible signifie se voir privé de ces gestes expressifs manifestant la « valeur » qu’un sujet acquiert dans le regard de l’Autre – privation qui se manifeste, chez les personnes lésées, par des sentiments d’humiliation et de non-existence (Voirol, 2005, p. 29).

À cela, Axel Honneth rajoute que la « valeur » d’une personne « restera toujours le fait de l’intelligibilité inscrit sur le visage humain » (Honneth, 2005, p. 55). Ces auteurs nous permettent alors de mieux comprendre comment le visage devient l’élément déterminant la visibilité ou l’invisibilité symbolique, au sens de reconnaissance sociale, des femmes voilées intégralement, comme c’était le cas auparavant de jeunes écolières lors de l’« affaire du foulard » (1989-2004). En travaillant sur cette polémique, le sociologue Farhad Khosrokhavar, met en évidence la problématique de la visibilité en interrogeant ainsi :

On entend dire tout le temps qu’il « faut des musulmans modérés », mais qu’est-ce véritablement que le « musulman modéré » que l’on cherche ? Est-ce celui qui disparaît en tant que musulman ? Cela pose quand même problème. […] Je trouve qu’il y a une vraie maladresse qui consiste à vouloir stigmatiser les gens qui portent des insignes religieux (Khosrokhavar 2003, p. 58).

Lorsque nous nous penchons sur les discours des experts ou intellectuels invités à ce débat de presse, ainsi que les discours des journalistes eux-mêmes, nous constatons que la problématique articulant le lien social à la transparence du visage est traduite en termes juridiques, philosophiques et littéraires. Ici la question de l’identité donne place à une réflexion sur le commun, le collectif et le public, donc sur le rapport entre soi et les autres. Il est curieux de noter qu’à côté des textes juridiques, la philosophie d’Emmanuel Lévinas est la principale pensée de référence des acteurs prohibitionnistes. Ces quelques extraits rendent intelligible la manière dont la signification juridique et philosophique du visage fait de celui-ci une surface de communication nécessaire à la construction du soi comme sujet de droit :

  • Michel Serres (philosophe) : « “À visage découvert”, cette expression veut dire : loyalement, sans mentir ni se cacher ». Le niqab nous a fait découvrir la « fonction décisive du visage dans la construction du collectif et du droit public » car « ceux que l’on peut reconnaître par le visage, passent du statut de personnes privées à celui de personnes publiques. Obliger une personne à recouvrir son visage revient à la réduire à une personne privée, à lui retirer toute existence publique et le statut de sujet de droit. En faire un fantôme, sans responsabilité, ni sécurité. Le visage est le fondement de la société civile. […] Sans visage, pas de contrat social » (Serres, Libération, 2009).
  • Guy Carcassonne (expert de droit public) : selon les termes de l’article 4 de la Déclaration de 1789, « cacher son visage “nuit à autrui”, c’est lui signifier qu’il n’est pas assez digne, pur ou respectable pour pouvoir le regarder. […] Or, avancer masqué, c’est s’extraire de la société, la nier ». Selon les termes de l’article 5, la loi peut interdire ce qui est nuisible à la société : « la présence en son sein de personnes refusant toute communication constitue une menace qu’elle doit traiter avec le plus grand sérieux » (Gabizon, Le Figaro, 2009).
  • Abdelwahab Meddeb (romancier) : « Cette disparition de la face affole. Le critère d’une identité franche disparaît. […] La conquête séculaire de l’habeas corpus n’exige-t-elle pas un visage et un corps visibles, reconnaissables par l’accord du nom et de la face pour que sans équivoque fonctionnent l’état civil et le pacte démocratique ? […] Le visage couvert est retiré de la circulation urbaine comme de la relation intersubjective ou mystique. Aboli le visage qui est, encore selon Lévinas, “le lieu d’une ouverture infinie de l’éthique”. Le niqab ou la burqa, extension du hidjab, est un crime qui tue la face, barrant l’accès perpétuel à l’autre » (Meddeb, Le Monde, 2009).
  • Michel Erman (philosophe) : « le niqab est comme un masque qui signe ostensiblement le refus d’entrer en relation avec autrui. “Le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi”, disait Lévinas. Le dissimuler sous un voile intégral, c’est également nier le moi au profit d’une physionomie collective qui ne cherche pas à être reconnue, mais cherche à s’imposer à autrui ». Le voile intégral fonctionne comme un « uniforme [qui] heurte le sens commun occidental, selon lequel la personne civile a nécessairement un visage qui fait d’elle un sujet et non un être grégaire » (Erman, Le Monde, 2009).

Dans les trois premiers extraits, notons que Michel Serres, Guy Carcassone et Abdelwahab Meddeb développent une même logique argumentative, récurrente au sein du corpus étudié, consistant à recourir aux textes, aux règles et aux notions du droit occidental pour arguer de la primauté du visage au sein du régime de visibilité républicain. Ces acteurs confèrent au visage deux rôles principaux : assurer le passage de la personne privée à la personne publique ou civile, c’est-à-dire, au sujet de droit et, encore, rendre la communication et la relation intersubjective possibles. Ces deux fonctions du visage touchent au cœur de notre problématique d’étude et nous permettent d’affirmer que la discursivité prohibitionniste déployée lors de « l’affaire de la burqa » saisit le visage comme une surface de communication et de rencontre avec autrui. C’est donc une conception à la fois sémiotique et éthique du visage qui ressort de l’argumentaire prohibitionniste de « l’affaire de la burqa ».

Comme l’illustrent les deux derniers extraits d’Abdelwahab Meddeb et de Michel Erman, la philosophie d’Emmanuel Lévinas est à l’appui d’une telle conception du visage, conçu comme un lieu d’une rencontre d’égalité et de fraternité. L’un des premiers intellectuels français à théoriser sur le « visage » et à faire de celui-ci le lieu de la signification et du sens, Lévinas affirme que dans la mesure où le visage de l’Autre offre le sens de mon regard, il m’assigne une vocation éthique, il appelle ma responsabilité (Lévinas, 1961). Lieu d’une rencontre d’égalité et de fraternité, le visage lévinassien s’oppose à la conception « objectifiante » et « chosifiante » du regard telle que proposée par Jean-Paul Sartre (1943) et se rapproche davantage de la conception philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980). Comprenant le visage, non pas comme quelque chose de concret, mais comme l’engrenage d’un système sémiotique de signification et de subjectivation propre à l’Occident7, Deleuze et Guattari décrivent le rôle communicationnel du visage lorsqu’ils rappellent que le visage fonctionne comme une surface de signification (gestes et expressions codés culturellement) et les yeux, comme le lieu d’inscription de la subjectivité. Ces dialogues théoriques nous permettent de saisir la dimension communicationnelle et éthique du visage qui est à la base d’une interprétation républicaine (prohibitionniste) de la notion de lien social telle qu’elle ressort de l’étude de ce débat de presse.

Dans une perspective historique, nous constatons que la conception d’une civilité ancrée sur le visage traduit une vision érasmienne ou chrétienne du lien social et politique liée à la naissance de la ville, de l’individu des masses citadines et de l’État moderne. Comme l’illustrent l’anthropologue Jean-Jacques Courtine et la sociologue Claudine Haroche, la physionomie est « l’un des fondements de l’invention de cet homme nouveau, républicain et vertueux, l’un des instruments les plus précieux de la fabrication du citoyen » (Courtine et Haroche, 1994, p. 129). Venant compléter cette histoire du visage, le philosophe Giorgio Agamben rappelle qu’à partir du xixe siècle, le développement des moyens techniques (le système policier de bertillonnage et la photographie) entraîna une transformation décisive du concept d’identité : le visage associé à un nom est devenu l’expression de l’identité républicaine. Au niveau politique, la « réduction de l’homme à la vie nue est maintenant arrivée à un tel point d’accomplissement qu’elle se trouve désormais à la base même de l’identité que l’État reconnaît à ses citoyens » (Agamben, 2012, p. 174), résume-t-il. Le philosophe Michel Foucault rappelle que la notion de « société civile » désigne et montre « une relation interne et complexe entre le lien social et le rapport d’autorité sous forme de gouvernement » (Foucault, 2004). Or, les discours de Nicolas Sarkozy cités plus haut, en tant que ministre ou président, fonctionnent comme une belle illustration de ces réflexions théoriques. De la même manière, lors de l’annonce du projet de loi « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » le 19 mai 2010, le Premier ministre François Fillon a précisé qu’à l’anniversaire d’un an de la loi, il faudrait écrire un nouveau rapport dans le but de « faire un premier bilan de son efficacité dans la défense de la dignité de la personne et la préservation du lien social8 ».

La reconfiguration de l’espace public sous de nouveaux rapports de distance-proximité : vers une définition extensive du concept

En décembre 2009, après six mois de travail, la mission d’information parlementaire sur le port du voile intégral s’est réunie pour la dernière fois au Parlement pour entendre des ministres et clôturer ses travaux. À cette occasion, il est devenu clair que si la nécessité d’interdire le voile intégral faisait état d’un consensus, le périmètre de son application juridique demeurait un enjeu de disputes. Jusqu’où serait-il légitime et constitutionnel d’appliquer l’interdiction du niqab : comment définir le concept d’« espace public » et quels lieux inclure dans cette catégorie ? Quelle place (physique, symbolique) réserver au fait religieux islamique ? Ces questions qui transparaissent du corpus étudié démontrent que le débat de presse autour de la loi de 2010 a été l’occasion d’une intense discussion politique et juridique à propos de la définition des espaces et lieux publics. Ce débat dans le débat met en lumière la problématique de la distance et de la proximité, en démontrant que le sens et le rapport aux espaces publics sont étroitement articulés aux types d’interaction et de lien social qui se créent et sont créés au sein de ces lieux.

L’analyse léxicométrique du corpus9 fait émerger une constellation sémantique qui brouille le sens du concept d’« espace public » dans ce débat. Lorsque le terme est évoqué, renvoie-t-il aux institutions, services publics, hôpitaux, universités, transport, rue, trottoir voie publique ? La prégnance de termes spatiaux dans la couverture de presse de « l’affaire de la burqa » nous permet de dégager une cartographie territoriale qui accentue les frontières physiques et, donc, la distance symbolique entre le « nous » laïc et l’« autre » religieux. Nous observons que la grande fréquence d’apparition du terme d’« espace public » contraste avec un manque de précision et un flou de sens entourant le concept. La notion devient l’objet de controverses discursives entre des acteurs divers (sociaux, politiques, médiatiques, juridiques) qui se disputent l’appropriation légitime de son sens en fonction des stratégies politiques et/ou des intérêts personnels. Nous voyons ainsi que la répétition signifiante du concept d’« espace public » ne réduit pas son spectre de significations et de valeurs pratiques. Ces constats nous permettent alors de relever certains enjeux sémiotiques liés à ce concept – malléabilité signifiante, indétermination conceptuelle floue de sens – qui méritent une analyse plus fine.

Pour ce faire, dans cette partie, nous analysons le parcours sémiotique qui a conduit à une nouvelle définition juridique du concept d’« espace public » au sein de « l’affaire de la burqa ». En nous plaçant à l’intérieur du processus public et collectif d’écriture de la loi de 2010 dans les pages de la presse10, nous cherchons à comprendre la resignification concertée, non pas moins polémique, du concept d’« espace public » dans le cadre de ce débat. En décortiquant les différentes appréhensions de la notion, nous verrons comment sa légalité, sa légitimité et son applicabilité sont remises en question et négociées tout au long de cette couverture de presse. Nous souhaitons ainsi approfondir la compréhension des enjeux sociaux et politiques que la question spatiale posée dans « l’affaire de la burqa » implique.

La fin des travaux de la mission d’information parlementaire marque le point de cristallisation du débat autour de cette problématique spatiale. Les politiciens au-devant de la scène parlementaire et les spécialistes interviewés par les journaux étudiés ont établi un dialogue politico-juridique qui illustre la manière dont le concept d’« espace public » y a été repensé, réapproprié et resignifié dans le contexte de l’affaire. À l’occasion de cette dernière session parlementaire, les trois ministres convoqués (Brice Hortefeux, Éric Besson, Xavier Darcos) ont présenté des solutions pour l’interdiction du niqab qui reflètent différentes conceptions de la notion d’« espace public » et de ses enjeux juridiques, politiques et sociaux.

Tout d’abord, en défendant la ligne plus « prudente » (Gabizon, Le Figaro, 2009), le ministre du Travail Xavier Darcos a suggéré que le Parlement adopte une résolution, et non pas une loi, qui limite l’interdiction aux mairies, préfectures, bureaux de poste et de sécurité sociale. Le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux a, pour sa part, préconisé une « solution a minima » (Gabizon, Le Figaro, 2009), proposant une loi circonscrivant l’interdiction du niqab aux services publics (poste, préfectures, écoles, transports) de manière à contourner le risque d’inconstitutionnalité lors du passage par le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des Droits de l’homme. Plus catégorique, le ministre de l’Immigration Éric Besson a promu l’interdiction générale du port du niqab dans l’ensemble de l’espace public, c’est-à-dire, dans les services publics et les bâtiments accueillant du public, mais également dans la rue. Tout en se disant « averti » des contraintes juridiques d’une prohibition totale, il a suggéré de fonder l’interdiction « sur l’impératif d’ordre public » (Gabizon, Le Figaro, 2009), suivant une proposition de Jean-François Copé.

Tiraillée entre ces trois interprétations de la notion d’« espace public », la majorité des ministres s’est rangée derrière la conception plus englobante du concept et la proposition plus totalisante d’interdiction suggérées par Éric Besson. Nous en avons une illustration dans le texte cosigné par Jean-François Copé, Nicole Ameline, François Baroin et Éric Raoult. Ces représentants de la majorité qui pilotent la mission parlementaire définissent ainsi le périmètre de l’interdiction envisagée :

Il est évident que la burqa n’a pas sa place dans les services publics et les bâtiments publics ou dans les lieux privés ouverts au public, comme les commerces. […] Reste la question d’une interdiction générale sur la voie publique. Pour certains, elle serait disproportionnée ou risquerait d’être mal comprise. Certains mettent en avant les obstacles juridiques. L’interdiction doit se fonder sur l’impératif d’ordre public : imaginez le danger d’une ville où tout le monde serait masqué en permanence ! (De Malet, Le Figaro, 2009).

À gauche de l’échiquier politique, les députés socialistes en faveur de la loi, Manuel Valls, Aurélie Filipetti et Philippe Esnol ont renforcé cette définition élargie du concept d’« espace public », en préconisant le bannissement du niqab dans « ses services publics (mairies, écoles, préfectures, sécurité sociale) et sur l’ensemble de la voie publique ». Ils ont qualifié l’interdiction totale du niqab comme mesure nécessaire « à la sécurité publique et à la protection de l’ordre » (Libération, 21 décembre 2009).

Comme nous pouvons l’observer, les différentes catégories d’« espace public » qui émergent de ce débat politique attestent de la malléabilité signifiante de la notion : elle fait référence à la fois aux services publics et aux espaces communs ouverts au public. La plasticité du concept a poussé le président Nicolas Sarkozy à demander que la garde des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, « précise davantage la notion d’espace public, trop floue à son goût. Il a pris un exemple : que faire face à une femme en burqa circulant sur la voie publique dans une voiture, qui est par définition un domaine privé ? » (Le Parisien, 5 mai 2010). Nous arguons que cette indétermination conceptuelle ouvre une marge de manœuvre discursive aux acteurs prohibitionnistes pour inaugurer une interprétation extensive de la notion d’« espace public » qui inclut la voie publique et la rue sous la catégorie des espaces légalement contrôlés par l’État.

Néanmoins, cette définition élargie du concept contredit le principe de liberté (d’expression et de conscience) qui prime dans ces lieux publics. Interviewé à plusieurs reprises dans le Figaro, l’ancien conseiller d’État et rapporteur de la commission Stasi (sur la laïcité à l’école) Rémy Schwartz souligne qu’« il existe une différence cruciale entre les règles susceptibles d’être édictées dans les services publics et les contraintes qu’il est possible d’imposer aux citoyens dans l’espace public » car dans ce dernier cas, « la liberté est le principe et la restriction, sans parler de l’interdiction, est l’exception » (Perrault, Le Figaro, 2010). Par exemple, la Convention européenne des Droits de l’homme précise à cet égard, dans son article 9, que la liberté de manifester sa religion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles prévues par la loi.

La limitation posée par ce cadre juridique a poussé les acteurs de la majorité politique à dépasser l’argument de « laïcité », sur lequel s’était appuyée la loi de 2004 interdisant le port des signes religieux à l’école, vers celui de l’« ordre public ». Cette discursivité prohibitionniste a déployé une stratégie rhétorique consistant à associer le mot d’ordre « visage à découvert » à l’impératif d’« ordre public » dans le but de légitimer l’encadrement juridique et le quadrillage politique, étatique, des espaces et lieux publics, conçus au sens large. Le rapport de la mission d’information sur le voile intégral (2010) rédigé par Éric Raoult et présidé par André Gerin est illustratif à cet égard. La question de l’argument légitime et de la définition extensive de la notion d’« espace public » sont appréhendables, respectivement, par ces titres du sommaire :

B. Interdire le port du voile intégral dans l’espace public ?
2. Une interdiction serait-elle possible au regard de la Constitution et de la CEDH ?
a) La laïcité, un fondement inopérant
b) La dignité de la personne humaine, une notion au contenu incertain
c) L’ordre public, la piste la moins risquée.
C. Conforter les agents des services publics et toutes les personnes au contact du public
1. Autant de réponses que de services publics
a) De nombreux services publics concernés
3. Une extension aux autres établissements recevant du public11 ?

Nous comprenons ainsi comment la stratégie rhétorique de la majorité prohibitionniste consistant à adopter l’argument d’« ordre public » afin d’appliquer l’interdiction du niqab sur l’ensemble de la voie publique a inauguré une interprétation extensive (terme utilisé dans ce rapport) du concept d’espace public au sein du droit. De fait, la nouvelle réalité juridique instaurée par la loi de 2010 détermine depuis lors la valeur pratique de ces espaces de libre circulation, tels que la rue, la voie publique et le trottoir :

Une sphère produite par un consensus culturel qui prime sur les libertés individuelles et sur une pratique religieuse réduite à une préférence privée et à un choix personnel (Amiraux, 2014, p. 174).

En tant qu’instrument juridique de l’action politique qui participe à la construction des interactions et des pratiques sociales, cette loi produit une certaine représentation du niqab (radicalisme religieux et politique) et de sa place au sein de la vie publique française (illicite et dangereux pour l’ordre public). Nous voyons ainsi que la nouvelle interprétation juridique du concept d’« espace public » est à la base d’une requalification sémiotique du niqab qui porte des effets négatifs sur la reconnaissance sociale et symbolique des femmes voilées et, donc, du lien social. Pour reprendre les mots du sociologue Robert Erza Park, la distance physique imposée par la loi « n’a d’importance que dans la mesure où on l’interprète comme distance sociale » (Grafmeyer, Joseph, 1979, p. 208) et symbolique. En effet, le changement social incarné dans la figure du niqab (immigration, renforcement du religieux) est interprété comme une désorganisation spatiale qu’il convient de réaménager.

En nous appuyant sur les auteurs de l’École de Chicago, l’analyse des relations sociales en termes d’espace et de distances matérielles qui les déterminent (Grafmeyer, Joseph, 1979, p. 188) se révèle symptomatique : l’interdiction du niqab sur la voie publique correspond au processus (politique et juridique) de mise en invisibilité – physique et symbolique – des femmes voilées intégralement. Pour reprendre les mots de Simmel, le rapport entre l’individu, la société et l’espace instauré par la loi de 2010 est de l’ordre d’un « non-rapport » (Grafmeyer, Joseph, 1979, p. 58) à l’acteur musulman. Dans une affirmation qui décrit avec finesse cet enjeu, Yves Grafmeyer et Isaac Joseph affirment que « la ségrégation et l’exclusion peuvent aussi être consciemment recherchées, en tant que manifestations d’un vouloir vivre ensemble ou d’un refus de l’Autre, de l’étranger, saisi non comme individu, mais comme représentant d’un groupe social ou ethnique jugé indésirable » (Grafmeyer et Isaac Joseph, 1979, p. 30), les femmes en niqab fonctionnant donc comme la représentation métonymique des questions sociales (religiosité) et historiques (post-colonialisme) plus larges. L’espace public urbain concerné par « l’affaire de la burqa » met alors en évidence « les tensions qui sont constitutives de toute vie sociale » (Grafmeyer, Joseph, 1979, p. 22).

Si nous suivons la thèse de Grafmeyer et Joseph, selon laquelle « une théorie de la structure urbaine doit viser les lois par lesquelles différents contenus sociaux sont exprimés à travers les processus énoncés », nous pouvons suggérer que la tension sociale gérée par le voile intégral s’exprime, dans les énoncés analysés, par des termes tels que « masque », « danger » et « impératif d’ordre public ». La discursivité prohibitionniste étudiée constitue ainsi autant de façons de voir (discriminer et classer) et de juger (attribuer une valeur) le voile intégral – « survisible », « ostensible » – et de définir le sens des lieux publics – « neutre ». La redéfinition extensive du concept d’espace public dans ce débat démontre que le rapport de distance est le produit d’un agencement politique et juridique de l’espace qui se construit discursivement comme un « fait de langage » (Noyer et Raoul, 2011, p. 17). Lorsque les acteurs politiques parlent des lieux et des espaces publics, ils contribuent à les configurer par les stratégies rhétoriques qu’ils mobilisent (Turpin, 2012). « Les énoncés mis en exergue entretiennent un rapport (pragmatique, affectif, historique, fantasmé) aux lieux dont ils parlent et façonnent un certain sens de ces mêmes lieux », participant ainsi d’une construction territoriale de l’espace envisagée comme « opération symbolique, structuration identitaire, élaboration collective » (Noyer et Raoul, 2011, p. 9, 33). Nous comprenons que dans et par les contenus produits « ces images entretiennent un rapport (pragmatique, affectif, historique, fantasmé) aux lieux dont ils parlent et façonnent ainsi un certain sens de ces mêmes lieux12 ». « L’espace dès lors qu’il est conçu est un espace qui fait sens », résume la linguiste Béatrice Turpin (2012, p. 103).

Pourtant, la signification que les acteurs prohibitionnistes donnent de l’espace public comme un lieu de la souveraineté de l’État qui se définit par la négative (absence des marques de distinction religieuse) risque de consolider le contrôle étatique sur un espace dont les adjectifs « commun » et « public » marquent son appréhension comme un lieu partagé et partageable, ouvert au déploiement d’altérités et de qualités diverses qui dialoguent et se confrontent. Comme le suggère la sociologue Sylvia Ostrowetsky, « son appropriation est la négation même de son existence » (Paquot, 2009, p. 104). Ou alors, comme le traduit Thierry Paquot : « Le choix pour des lieux urbains ouverts et accueillants est un acte politique. Ni plus ni moins » (Paquot, 2009, p. 100). Suivant cette même perspective critique, la sociologue Nilüfer Göle rappelle que « l’autonomisation de l’espace public vis-à-vis de l’État est considérée comme une condition de sortie de l’autoritarisme étatique », tout en signalant que « l’émergence du sujet islamique a révélé les limites de cet espace public et son imbrication avec la République » (Göle, 2005, p. 84). En effet, dans le cas de « l’affaire de la burqa », nous constatons que les termes de la loi de 2010 renforcent cette convergence entre l’« espace public » et la « République ». « L’espace public devient alors l’espace de la réalisation de la communauté politique et de la citoyenneté sous le prisme de la visibilité : un bon citoyen ne cache rien », souligne Valérie Amiraux (2014, p. 174).

Conclusion

L’analyse sémiotique de la couverture de presse de « l’affaire de la burqa » montre que la redéfinition discursive du concept d’« espace public » engendrée par ce débat, et consacrée par la loi de 2010, reconfigure les rapports de distance-proximité entre le « nous » laïc et l’« autre » religieux en même temps qu’il nous informe sur une certaine conception républicaine du lien social : le rapport entre soi et les autres passe par la transparence du visage. Produit et moteur d’un régime de visibilité propre à la société française contemporaine, la figure de la transparence contraste fortement avec l’opacité du voile intégral. Nous pouvons donc y relever une rencontre conflictuelle entre deux régimes de visibilité contrastés (républicain et religieux) qui, tout en étant à la base des liens sociaux également différents, sont traduits sous une problématique spatiale qui relève des agencements politiques et juridiques des lieux publics. Les rapports de « distance-proximité » apparaissent alors comme des produits de la signification pratique de l’espace au regard du lien social. L’étude rend intelligible l’articulation étroite de la question du lien social (affaire de visibilité et de transparence) à celle de l’espace public (affaire de distance-proximité) : la conception républicaine du lien social légitime la redéfinition de l’espace public qui, en retour, modifie la dimension pratique et symbolique du lien social. Notre étude démontre ainsi que, dans « l’affaire de la burqa », les notions de « distance » et de « lien social » renvoient à des « agencements de spatialité » et des « régimes de visibilité ».

Figure 1 : Analyse lexicométrique des concepts clés mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

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Figure 2 : Analyse lexicométrie des principaux termes géographiques mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

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1 Les termes corrects pour désigner le voile couvrant de la tête aux pieds, mais non pas les yeux, sont bien « voile intégral » et « niqab », alors

2 La notion d’espace public que nous mobilisons dans tout ce chapitre renvoie, non pas à un espace de communication, de publicité et de débat au sens

3 D’un point de vue épistémologique, notre approche sémiotique se caractérise par une démarche métalangagière : tout en nous interrogeant sur les

4 16-06-2009 : Lorsqu’André Gerin (PCF) propose de créer une « commission d’enquête sur la pratique du port du niqab et de la burqa sur le territoire

5 Pour ce recueil, nous avons utilisé les bases de données accessibles par Internet Factiva et Europresse qui regroupent tous les grands titres de la

6 Dans l’analyse lexicométrique du corpus étudié, nous comptabilisons par ordre croissant : 176 reportages contenant le concept d’« espace public »

7 À l’inverse, les figures totémiques et les masques seraient des figures propres aux sociétés orientales.

8 Projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl2520.asp.

9 Dans l’analyse lexicométrique des principaux termes géographiques mobilisés dans ce débat de presse, nous répertorions 176 reportages contenant le

10 Ici, le dispositif de presse favorise des confrontations rhétoriques à travers l’interaction médiatisée et fait apparaître les champs discursifs

11 Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/

12 Noyer, Jacques et Raoul, Bruno. « Le “travail territorial” des médias » in Études de Communication : Images de territoires et « travail

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Notes

1 Les termes corrects pour désigner le voile couvrant de la tête aux pieds, mais non pas les yeux, sont bien « voile intégral » et « niqab », alors que le terme « burqa » employé par les médias désigne le voile couvrant les yeux, lequel n’est pas l’unique objet du débat. Nous gardons la désignation « l’affaire de la burqa » parce qu’il s’agit du nom de baptême de ce débat public au sein des médias.

2 La notion d’espace public que nous mobilisons dans tout ce chapitre renvoie, non pas à un espace de communication, de publicité et de débat au sens de Jürgen Habermas (1993), mais bien à un espace physique, concret et tangible, dans une appréhension géographique du terme au sens des lieux publics, c’est-à-dire tout espace, institutionnel ou pas, ouvert et accessible au public. Nous sommes ici donc bien loin de la théorie habermasienne – ou de ses révisions critiques par Louis Quéré (1992), Nancy Fraser (2001) ou François et Neveu (1999) – portant alors sur un espace autonome (sphère publique d’expression et d’associations) par rapport à l’appareil d’État et à ses instruments juridiques d’action politique. Nous sommes de ce fait plus proches de la théorie de Hannah Arendt (1961) concevant l’espace public à partir de sa dimension concrète d’un espace de visibilité (espace de mise en scène et gestion des apparences) et de parole, donc d’action politique.

3 D’un point de vue épistémologique, notre approche sémiotique se caractérise par une démarche métalangagière : tout en nous interrogeant sur les constructions de sens et les réappropriations des significations opérées au sein de ce débat public, nous produisons un discours sur le discours. Nous nous plaçons donc à l’intérieur des procédures qui gouvernent la production et la circulation des discours dans l’espace de débat public ouvert par « l’affaire de la burqa ».

4 16-06-2009 : Lorsqu’André Gerin (PCF) propose de créer une « commission d’enquête sur la pratique du port du niqab et de la burqa sur le territoire national » ; 14-09-2010 : Date de l’adoption de la loi interdisant la « dissimulation du visage dans l’espace public », clôturant ce débat public.

5 Pour ce recueil, nous avons utilisé les bases de données accessibles par Internet Factiva et Europresse qui regroupent tous les grands titres de la presse mondiale.

6 Dans l’analyse lexicométrique du corpus étudié, nous comptabilisons par ordre croissant : 176 reportages contenant le concept d’« espace public », 183 reportages contenant celui de « laïcité », 265 celui d’« identité » (dont 179 référant à « l’identité nationale ») et, enfin, 338 celui de « République » (voir figure 1).

7 À l’inverse, les figures totémiques et les masques seraient des figures propres aux sociétés orientales.

8 Projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl2520.asp.

9 Dans l’analyse lexicométrique des principaux termes géographiques mobilisés dans ce débat de presse, nous répertorions 176 reportages contenant le terme « espace public », 116 contenant le terme « rue », 75 contenant le terme « territoire » et 47 contenant le terme « voie publique » (voir figure 2).

10 Ici, le dispositif de presse favorise des confrontations rhétoriques à travers l’interaction médiatisée et fait apparaître les champs discursifs prohibitionniste et anti-prohibitionniste du débat, fonctionnant ainsi comme le lieu même de déploiement du processus de redéfinition du concept d’« espace public ».

11 Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national. URL : http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/voile_integral.asp (janvier 2010).

12 Noyer, Jacques et Raoul, Bruno. « Le “travail territorial” des médias » in Études de Communication : Images de territoires et « travail territorial » des médias, nº 37, Université Charles-de-Gaulle, Lille 3, 2011, p. 33.

Illustrations

Figure 1 : Analyse lexicométrique des concepts clés mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

Figure 1 : Analyse lexicométrique des concepts clés mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

Figure 2 : Analyse lexicométrie des principaux termes géographiques mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

Figure 2 : Analyse lexicométrie des principaux termes géographiques mobilisés dans le débat sur la loi du voile intégral à travers la presse nationale.

Citer cet article

Référence électronique

Camila ARÊAS, « Distance et lien social dans « l’affaire de la burqa »  », K@iros [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 27 mars 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=129

Auteur

Camila ARÊAS

Doctorante et ATER en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Institut français de Presse (IFP), Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (CARISM), Université Paris 2 (Sorbonne).

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