Expérimentations urbaines et formes de réplicabilité des projets innovants

Analyse d’un programme public de soutien à l’innovation urbaine

Urban Tests and Forms of Replicability of Innovating Projects: Analysis of a Public Support Program of Urban Innovation

DOI : 10.52497/kairos.447

Résumés

Notre enquête s’inscrit dans le cadre d’un partenariat de recherche et développement avec la Banque des Territoires (groupe de la Caisse des dépôts) qui est en charge de la gestion du Programme d’Investissements d’Avenir « Ville de demain » (PIA VDD) pour le compte de l’État. L’un des volets de ce partenariat porte sur l’analyse du caractère réplicable des projets urbains innovants cofinancés par le PIA VDD. Cette entrée sur la question de la réplicabilité nous a conduits à interroger l’influence du contexte territorial ainsi que le cadre expérimental dans lesquels se déployaient les projets. À partir d’une revue de la littérature et du matériau des enquêtes de terrain réalisées sur plusieurs territoires et auprès des différents porteurs de projets, nous avons élaboré une grille analytique qui permet de caractériser quatre modèles idéals typiques de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets innovants. Ces quatre modèles peuvent être interdépendants, voire encapsulés les uns dans les autres, c’est-à-dire que des projets innovants sont susceptibles de suivre une trajectoire qui les conduit, avec de possibles itérations, d’un modèle à un autre. Notre recherche vise à montrer ce qui se joue concrètement lors de l’expérimentation d’un projet urbain innovant et souligne l’importance qui est accordée par les porteurs de projets à la production et à la circulation des connaissances. Ce travail permet également de questionner la réplicabilité comme critère principal d’évaluation du succès d’un projet innovant. Il permet en effet de déconstruire le discours uniformisant sur l’objet « projet urbain innovant », en montrant la diversité des formes d’expérimentation urbaine et des modalités de réplicabilité. Il apporte enfin une contribution théorique et des outils analytiques pour étudier les trajectoires des innovations urbaines.

This research was carried out as part of an R & D program conducted in partnership with a public funding body. Within the framework of an important public support Program of urban innovation (500 innovating projects spread among 30 territories), one of the assessment sections consists of the analysis of the replicable nature of innovating urban projects funded by the Program.
This perspective of analyses centered on replicability forces to examine the influence of the territorial context and the experimental urban framework in which the projects take place. Starting from a literary review and of fieldwork data collected in several territories, an analytical grid has been developed that enables the characterization of four idealtypic models of urban tests and of innovating project’s replicability. These four models can be interdependent even encapsulated in each other, that is innovating projects are likely to follow a trajectory leading them from one model to another with possible iterations.
The purpose of our study is to show what is at stake in concrete terms during an innovating urban project test. It reveals the importance that project holders place on the production and the free flow of knowledge. This work allows questioning the replicability as a main criterion of successful evaluation of an urban test. It allows indeed deconstructing the rhetoric that makes the object “innovating urban project” uniform showing the diversity of the forms of urban tests and of replicability models. Finally, our study brings a theoretical contribution and analytical tools to study the trajectories of urban innovations.

Index

Mots-clés

projets innovants, territoires, expérimentation urbaine, réplicabilité, trajectoires, connaissances

Keywords

innovating projects, territories, urban test, replicability, trajectories, knowledge

Plan

Texte

Introduction

En 2010, le gouvernement français a lancé le Programme d’Investissements d’Avenir « Ville de demain » (PIA VDD). Doté d’un budget de 665 millions d’euros, ce programme participe au financement d’environ 500 projets innovants couvrant tous les domaines de la ville durable et se déploie sur 30 territoires labellisés « EcoCité » par l’État. Notre enquête s’inscrit dans le cadre d’un partenariat de recherche et développement avec la Banque des Territoires (groupe de la Caisse des dépôts) qui est en charge de la gestion du PIA VDD pour le compte de l’État. L’un des volets de ce partenariat porte sur l’analyse du caractère réplicable des projets urbains innovants cofinancés par le PIA VDD1.

Le programme d’investissements d’avenir Ville de demain vise à favoriser « l’émergence d’une nouvelle façon de concevoir, construire, faire évoluer et gérer la ville, de manière intégrée. Les projets attendus, innovants, écologiques doivent témoigner de l’excellence des acteurs français de l’aménagement, de la construction, de la gestion urbaine et permettre de valoriser à l’échelle nationale, mais aussi internationale les réalisations exemplaires. La démultiplication des expériences et la diffusion de nouvelles pratiques auront aussi un effet d’entraînement collectif, sur le développement de nouveaux savoir-faire et métiers de la croissance verte2 ». L’ambition expérimentale du programme est explicite, l’objectif de « démultiplication des expériences » visant à créer un « laboratoire de la ville durable » selon les termes employés par l’État3.

Comme l’observe Irwin (2001), l’acteur (notamment public) qui s’engage dans une démarche expérimentale se trouve confronté à une difficulté particulière pour légitimer son action : il investit dans un projet dont les résultats sont, par essence, incertains. Plutôt que d’intervenir sous l’angle de la sanction (en cas d’échec du projet), l’évaluation pourrait apporter une solution à ce problème épineux. Si l’on considère que l’évaluation d’un programme d’innovations urbaines doit permettre aux porteurs de projets de rendre compte de bonnes pratiques expérimentales, c’est-à-dire de pratiques efficaces du point de vue de la production et de la diffusion des savoirs, il est essentiel que la méthode soit en mesure de recueillir et de valoriser les formes variées des connaissances produites dans le cadre des expérimentations. Se contenter d’une évaluation « binaire », dans laquelle chaque projet serait qualifié de succès ou d’échec selon qu’il est reproductible ou pas (avec une acception restrictive), conduirait très probablement au constat d’un grand nombre d’échecs, en dépit des multiples formes de bénéfices apportés par les projets financés. Par ailleurs, une visée trop restrictive de l’évaluation de la réussite de projets innovants pourrait conduire les porteurs d’action à limiter fortement les incertitudes et les risques autour de leurs projets. Un ajustement qui rabaisserait globalement le niveau d’innovation des projets et pourrait générer des « effets d’aubaine » importants sans que ne progressent les connaissances, les techniques ou encore les savoir-faire qui sont pourtant visés par les programmes de financement public de soutien à l’innovation urbaine.

Le PIA « Ville de demain », résolument ancré dans l’objectif de faire émerger un nouveau modèle urbain et une nouvelle façon de concevoir et de vivre la ville du futur, s’inscrit dans une visée expérimentale. Il vise à favoriser « la rencontre entre des problèmes, des ressources et des acteurs » (Duran et Thoenig, 1996) en accompagnant les collectivités dans la mise en place de partenariats locaux d’expérimentation de projets urbains innovants sur leur territoire. Cette recomposition de l’action publique constitue ainsi « autant de systèmes d’action complexes qui voient une interdépendance faite de coopération et d’échanges s’établir entre des acteurs multiples » (Thoenig, 1990). L’optique de généralisation des résultats des projets urbains innovants montre aussi la volonté d’aller au-delà de l’experimental gap qui caractérise la démarche expérimentale selon Millo et Lezaun (2006). Il s’agit ainsi de projets qui reposent sur la mise en œuvre d’opérations de démonstration, mais qui comportent une incertitude forte associée aux résultats dans la mesure où le modèle à mettre en œuvre n’est pas défini a priori. Cette mise en tension, entre la mise en œuvre d’un projet démonstrateur et les incertitudes sur ses modalités de déploiement, rejoint notamment les analyses de Laurent (2016) sur les éléments caractéristiques des projets expérimentaux.

Le PIA finance des projets de type démonstrateurs urbains qui ont vocation à démontrer à la fois leur exemplarité, leur caractère innovant et aussi leur capacité à être généralisé ou répliqué sur d’autres territoires. Cette entrée sur la question de la réplicabilité nous a conduits dans un premier temps à interroger l’influence du contexte territorial ainsi que le cadre expérimental dans lesquels se déployaient les projets. Notre recherche s’est d’abord appuyée sur une étude de la documentation officielle produite par les organismes en charge du PIA au niveau national complétée par des dossiers constitués par les EcoCités et les porteurs de projets en réponse aux appels à projets nationaux successifs. Ce premier travail a servi de base à la conduite d’une enquête de terrain dans deux ÉcoCités : une vingtaine d’entretiens semi-directifs a été réalisée avec les parties prenantes d’une dizaine de projets, ainsi qu’avec les coordinateurs de chaque territoire labellisé « EcoCité ». À partir de ce matériau empirique et d’une revue de littérature, nous avons élaboré une grille analytique pour caractériser différents modèles de projets innovants en prise avec leur territoire, et pour interroger leur caractère réplicable et sa portée.

La première partie présente la démarche qui a conduit à l’élaboration d’une grille pour appréhender la diversité des formes et des situations d’expérimentations urbaines qui caractérisent les projets urbains innovants financés par le Programme. Cette grille permet de montrer l’hétérogénéité des projets en les saisissant à travers quatre grands modèles idéals typiques. La deuxième partie met en exergue les apports théoriques de la grille élaborée au regard des tentatives de modélisation, en particulier par la littérature dans le champ de la sociologie de l’innovation, en montrant les apports au « modèle tourbillonnaire » proposé par Akrich, Callon et Latour (1988b). Enfin, la troisième partie montre de quelle manière à chaque modèle idéal typique de l’expérimentation urbaine correspondent des éléments de nature particulière qui sont susceptibles d’être répliqués. Cette dernière partie réinterroge plus largement la notion de réplicabilité, en analysant les modalités de production et de diffusion des connaissances au regard des effets attendus de généralisation et de projection dans le temps. La conclusion ouvre le débat sur les enjeux de reconnaissance, de valorisation et de diffusion des connaissances générées par les politiques publiques de soutien à l’innovation urbaine.

L’expérimentation urbaine et la réplicabilité des projets urbains innovants

Dans cette première partie, nous présentons les différentes étapes qui nous ont conduits à élaborer une grille analytique pour caractériser les différents modèles de projets innovants. Dans un premier temps, nous analysons l’interaction qui se joue entre un projet innovant et son contexte territorial. Nous nous intéressons ensuite au processus progressif de cadrage des expérimentations liées au déploiement d’un projet urbain innovant. Enfin, ces travaux préliminaires sont mis en perspective pour élaborer une grille d’analyse qui regroupe quatre grands modèles idéals typiques de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets urbains innovants.

L’influence du contexte territorial

Le premier axe de réflexion concerne le rapport qu’entretient un projet innovant avec le territoire dans lequel il s’insère. Les travaux dans le champ de l’écologie industrielle et territoriale ont fortement investi l’étude des relations qui lient un projet urbain à son contexte territorial en développant une caractérisation fine des composantes de ce dernier (notamment Brullot, Maillefert et Joubert 2014 ; Cerceau, Junqua, Gonzalez, Laforest et Lopez-Ferber, 2014 ; Gobert et Brullot 2014 et 2017).

La notion de territoire est généralement appréhendée sous l’angle des ressources, services, équipements ou encore des infrastructures mobilisables par un projet. À cette première approche territoriale, centrée sur la dimension matérielle (le territoire comme support physique), s’ajoutent deux dimensions supplémentaires, la dimension organisationnelle (le système d’acteurs qui structure et organise le territoire) ainsi que la dimension identitaire (la construction et l’appropriation par les acteurs d’une identité locale qui est susceptible d’impacter le projet de territoire) (Cerceau, Junqua, Gonzalez, Laforest et Lopez-Ferber, 2014). Les acteurs d’un territoire peuvent faire l’objet d’une caractérisation individuelle et structurelle (liée à leur appartenance à une organisation) visant à comprendre les ressorts qui les conduisent à se rassembler autour de projets communs (Brullot, Maillefert et Joubert, 2014). De manière symétrique, les ressources mobilisables par les projets sur le territoire peuvent aussi être caractérisées selon qu’elles sont d’ordres matériels (des bâtiments, des réseaux…) ou immatériels, par exemple des compétences et des savoir-faire spécifiques (Gobert et Brullot 2014). De manière plus systématique, l’approche par les « capitaux territoriaux » (Gobert et Brullot 2017) est mobilisée pour définir l’ensemble des éléments qui composent un territoire, qu’il s’agisse du contexte institutionnel et réglementaire, des acteurs (leurs relations formelles et informelles…), des infrastructures (l’ensemble des réseaux…), des ressources matérielles (naturelles ou transformées par l’homme…) et immatérielles (la culture, l’identité locale, les savoir-faire…). Si ces éléments de caractérisation du territoire permettent de mieux rendre compte des dynamiques d’encastrement à l’œuvre entre un projet urbain et son contexte local, ils viennent aussi interroger en retour la capacité des projets à être réplicables dans d’autres contextes territoriaux.

Chez les sociologues de l’École de Chicago, le caractère transposable des résultats de la recherche empirique réalisée sur le terrain a toujours été un enjeu majeur en vue de la généralisation des connaissances produites par le travail scientifique. Gieryn (2006) a ainsi montré de quelle manière la ville de Chicago était saisie à la fois comme un « terrain » et comme un « laboratoire », alternativement préexistante et construite, permettant de produire une connaissance parfois localisée, mais aussi revêtant une valeur plus universelle (i.e. générale et reproductible), dans une approche tour à tour immergée et détachée de l’analyste.

Fig. 1 : trois navettes pour décrire l’approche des sociologues de l’école de Chicago, d’après Gieryn (2006).

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Dans la connaissance produite par les acteurs des projets urbains innovants, nous retrouvons l’alternance entre la ville comme lieu de production d’une connaissance fortement située et d’une connaissance à valeur générale.

L’un des projets que nous avons étudiés consistait dans le développement d’un système d’alerte aux crues pour le siège social d’une grande entreprise. Le site était traversé depuis toujours par une rivière au petit bassin versant, ce qui fait que son niveau montait très rapidement en cas de fortes pluies, fréquentes dans la région. Historiquement, la rivière avait connu des crues dévastatrices et récurrentes. Pourtant, l’absence de registres systématiques ainsi que les aménagements réalisés sur la rivière, qui avait été couverte et donc rendue invisible, avaient longtemps conduit à une perte de la conscience de ce risque. En 2011, les services de sécurité de l’entreprise dont le site était menacé réévaluèrent ce risque ; l’entreprise prit alors conscience de son besoin d’un système d’alerte aux crues particulièrement réactif. Elle fit appel à un prestataire spécialisé dans les prévisions météorologiques de précision. Il déploya son propre réseau de suivi fin de la couverture nuageuse et développa un modèle permettant de prévoir les réactions de la rivière ainsi qu’une interface à destination des services de sécurité du site. Le projet progressa d’une façon très incrémentale : les modèles et les seuils d’alerte mais aussi les procédures de mise en sécurité internes à l’entreprise furent ajustés conjointement. Ces ajustements reposaient à la fois sur un suivi permanent des phénomènes météorologiques, sur des exercices réguliers de mise en sécurité, et sur des tests moins prévisibles : par exemple, les systèmes et les procédures furent mis à l’épreuve lors d’épisodes orageux violents, ou encore lorsqu’une alerte fut donnée par erreur lors d’un entraînement des pompiers à l’utilisation de l’interface – ce qui conduisit, du reste, à une révision de ladite interface. Dans le cas de ce projet, il apparaît très clairement que l’enjeu d’innovation reposait sur le développement d’une connaissance de spécificités locales, à la fois météorologiques, topographiques, managériales, etc. Pour autant, les savoirs développés ont une portée au-delà du seul cadre du projet expérimental : pour les gestionnaires du site en question, ils demeurent durablement utilisables en vue d’assurer la sécurité des personnes sur le site, mais aussi des riverains dans le voisinage. Pour le prestataire, qui était une entreprise très jeune, le projet est intervenu dans une période de développement de ses compétences, et les savoirs ainsi acquis pourront bénéficier à d’autres commanditaires.

Dans certains projets, les perspectives de réplication d’un dispositif apparaissent de façon plus évidente. Par exemple, le cœur de l’une des actions enquêtées était la mise en place d’un système innovant de gestion à distance de l’éclairage public dans une métropole. Les luminaires pouvaient être facilement pilotés à distance, et programmés à l’avance. Surtout, l’état des armoires électriques ainsi que des luminaires eux-mêmes faisait l’objet d’un suivi automatisé, ce qui permit de renoncer aux tournées nocturnes de surveillance de l’état du réseau, tournées qui pouvaient représenter un danger pour les employés de la collectivité. En outre, les échanges avec les prestataires de maintenance se virent facilités par la mise en place d’une cartographie du réseau d’éclairage, qui était automatiquement mise à jour en fonction des pannes. La personne responsable de ce système de gestion au sein des services de la métropole nous a expliqué qu’elle organisait des visites à l’attention des services techniques d’autres collectivités. Elle était alors en mesure de leur donner des conseils quant au bon état du réseau nécessaire, préalablement à la mise en place d’un tel dispositif. Dans ce cas particulier, il apparaît donc pertinent de décrire le projet comme l’expérimentation, en conditions réelles, d’un dispositif innovant qui pourra être exporté. Sa mise en place conduit bien sûr à des réorganisations locales – certaines tournées sont supprimées, les rapports avec les prestataires de maintenance sont modifiés ; ce sont là les objectifs mêmes du dispositif. Cependant, cette facilité de réplication tient notablement à ce que le système de gestion en question, au moment du début du projet, était déjà bien stabilisé : il avait été développé par un industriel, et fonctionnait sans difficulté particulière. Cette action avait donc contribué à une transformation locale, éventuellement à une plus grande mise en visibilité de la technologie en question, mais pas à des développements techniques nouveaux.

Ces deux exemples illustrent la duplicité du statut de la ville, comme celle que décrivait Gieryn (2006), dans le cas de la ville de Chicago exploitée par ses sociologues comme lieu de production de savoirs. L’espace urbain préexiste, et les projets consistent en partie à mieux comprendre ses spécificités. En même temps, il est reconstruit, adapté aux dispositifs que l’on veut mettre en place, pour en dégager des enseignements qui pourront être mobilisés ailleurs. La différence centrale entre les porteurs de projets du programme « Ville de demain » et les sociologues de l’école de Chicago, tels que décrits par Gieryn, réside dans le fait que nos acteurs agissent aussi en testeurs, et ont pour but, sinon d’aligner le fonctionnement d’un prototype sur les besoins d’un terrain préexistant, du moins de faire évoluer un système global. Ils y introduisent diverses innovations et adaptations visant des améliorations de fonctionnement qui peuvent résider dans une meilleure résistance au risque inondation, dans une meilleure productivité en données mesurées ou encore dans une meilleure accessibilité des bâtiments. L’objectif des tests conduits par les porteurs de projet est de viser un alignement entre différents éléments, comme les exigences du projet innovant et celles du terrain dans le cas le plus simple, les comportements des dispositifs techniques, des procédures et autres dans des cas plus complexes, pour le bon fonctionnement du dispositif.

Le premier axe de la grille d’analyse de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets urbains innovants prend ainsi en compte l’influence du contexte territorial selon que le territoire est pensé comme un espace « construit » (la figure du laboratoire) visant essentiellement à servir de test à un projet innovant et à produire des connaissances universelles (i.e. généralisables) ou un espace « situé » avec l’intégration forte des particularités du contexte local et la production des connaissances localement situées et plus difficilement transférables en l’état à d’autres contextes.

Le cadrage des expérimentations

Le second axe du modèle s’intéresse au processus de cadrage progressif des expérimentations relatif à la définition du projet selon que celui-ci se présente sous la forme d’un dispositif en grande partie déjà stable et circonscrit ou à l’autre bout du continuum d’un dispositif expérimental aux contours qui restent encore largement à définir (notamment la clarification des objectifs visés par l’expérimentation, les moyens mis en œuvre ainsi que le mode opératoire déployé).

S’interrogeant sur les facteurs de succès et de réplicabilité des innovations, des travaux de recherche se sont livrés dans les années 1980 à une relecture critique de la figure de l’entrepreneur schumpétérien (Schumpeter, 1934). Ils ont ainsi montré qu’au fil du temps ce dernier « a été remplacé par une foule d’intervenants diversifiés » (Akrich, Callon et Latour, 1988a : 5). Il est ainsi relevé que :

La mise en relation du marché et de la technologie, par lesquels se construisent patiemment et les inventions et les débouchés qui les transforment en innovations est de plus en plus souvent le résultat d’une activité collective et non plus seulement le monopole d’un individu inspiré et obstiné. Les qualités individuelles […] doivent être réinventées et reformulées dans le langage de l’organisation. Elles ne sont plus les propriétés d’un seul, mais deviennent des vertus collectives dans l’émergence desquelles l’art de gouverner et de gérer joue un grand rôle (Akrich, Callon et Latour, 1988a : 5).

Le passage de la figure individuelle de l’entrepreneur à une approche en termes de réseau et d’acteur collectif est très présent dans les projets innovants soutenus par le PIA « Ville de demain ». On observe ainsi qu’une pluralité d’expérimentateurs collabore dans les différents projets ; cette pluralité était d’ailleurs prévue dans le format même des « fiches-actions », dont la Caisse des dépôts et consignations avait émis un modèle pour les candidatures au PIA. Les fiches-actions prévoyaient la mention de partenaires. Or, de fait, dans la plupart des projets innovants étudiés, les expérimentateurs sont multiples et induisent nécessairement une multiplicité de questionnements et de formes expérimentales. En effet, le processus d’accord entre différents expérimentateurs autour d’un projet innovant commun ne repose pas sur un alignement quasi mécanique des intérêts, mais plutôt sur un processus de construction d’un « objet-frontière » (Star et Griesemer, 1989).

L’un des projets subventionnés par le PIA « Ville de demain » consistait à déployer sur le territoire d’une métropole deux mille objets connectés, pour en faire remonter des données sur la qualité de l’air, le niveau de bruit, le taux de remplissage des points de collecte des déchets, les consommations énergétiques et autres. À partir de là, il s’agissait de développer une trentaine de services innovants, parmi lesquels des alertes aux personnes présentant certaines allergies – à partir des données de qualité de l’air –, des alertes aux gérants de bars dans le cas où le niveau de bruit devant leur établissement dépasserait un certain seuil, ou encore un suivi des consommations électriques dans certains appartements. Pour en arriver à cette action, la métropole avait mis en place un consortium intégrant une entreprise de télécommunications, une entreprise spécialisée dans la gestion de l’eau et des déchets – puisque l’un des premiers projets portait sur la gestion à distance des réseaux d’eau – et, plus tard, une filiale commune de ces deux entreprises, également opérateur de réseaux de télécommunications. L’enquête par entretiens a révélé que cette action, organisée autour de l’objet-frontière commun que constituaient le réseau de capteurs et, plus largement, toute l’infrastructure de gestion de données, constituait un carrefour pour des perspectives très différentes. La métropole tenait à garder le contrôle des données produites, et à pouvoir sélectionner quelles données étaient rendues publiques ou accessibles à certaines personnes, et sous quelle forme – éventuellement dégradée ; il s’agissait ainsi de se donner les moyens d’orienter l’innovation au service du territoire, par l’exploitation de données. Ces restrictions ne posaient, en principe, pas de problème aux partenaires privés : pour l’entreprise de télécommunications, le projet visait à mettre à l’épreuve de conditions réelles d’usage certaines technologies nouvelles en matière de communications radio. Pour l’opérateur de réseaux d’eau, il s’agissait plutôt d’expérimenter les modèles économiques et les usages de nouveaux services, de comprendre les besoins des collectivités territoriales. Pour leur filiale opératrice de réseaux radio, l’objectif était davantage de mettre à l’épreuve, de façon plus ouverte, ses compétences en cours de développement, pour savoir quelles technologies privilégier à l’avenir, mais aussi comment accompagner les collectivités au mieux dans l’exploitation des réseaux.

Un objet-frontière se construit ainsi progressivement et résulte de la cristallisation d’intérêts hétérogènes portés par chacun des acteurs qui sont parties prenantes, tout en aboutissant à un projet cohérent dans sa globalité. Comme l’avait observé Callon (2009), on assiste à l’émergence de « réseaux d’expérimentation », dans un contexte où aucun acteur isolé n’est en mesure de développer un modèle efficace par lui-même. La part prépondérante occupée par les mécanismes d’intéressement des acteurs qui deviendront parties prenantes du projet innovant, et la capacité à construire un projet commun cohérent tout en agrégeant des intérêts hétérogènes, conduit ainsi Latour à relever que :

Plus un projet technique avance, plus la part relative de la technique diminue comparativement, tel est le paradoxe de la réalisation (Latour, 1992 : 109).

Pour théoriser ce qui se joue au travers de ce second axe relatif aux enjeux de réduction des incertitudes du fait des expérimentations conduites par les projets innovants, nous nous sommes appuyés sur la notion de « cadrage » proposée par Callon (1999). Cette notion était à l’origine appliquée à décrire de quelle manière les sociologues pouvaient enrichir l’analyse économique des externalités. Nous avons effectué un travail de transposition pour la mobiliser sous l’angle de la capacité des différents acteurs à réduire les incertitudes autour de la construction d’un projet urbain innovant. L’opération de cadrage vise à passer progressivement d’un état qualifié de « situation chaude » où les incertitudes sont très fortes, qu’il s’agisse de la définition des objectifs au regard des intérêts de chaque partie prenante, des moyens ou encore du mode opératoire à un état qualifié de « situation froide » où « les acteurs sont identifiés, les intérêts sont stabilisés, les préférences peuvent s’exprimer, les responsabilités sont reconnues et acceptées » (Callon, 1999). Cette opération de « refroidissement » correspond au résultat d’un processus de négociation, à partir d’une situation dans laquelle les acteurs engagés sur un projet commun avec des visions différentes finissent par construire un accord sur le cadre d’expérimentation du projet innovant. On peut ainsi définir le modèle du « cadrage des expérimentations » comme la fermeture progressive des incertitudes autour d’un projet innovant, en particulier ses objectifs, les moyens mobilisés et le mode opératoire mis en œuvre pour assurer son déploiement. Les projets observés se déploient lorsque les trajectoires de plusieurs expérimentateurs se joignent temporairement autour de points d’intersection divers. Certains de ces nœuds localisés dans l’espace et dans le temps, autour desquels l’attention des expérimentateurs converge, permettent de procéder à des étapes du processus expérimental (capteurs traduisant une information, événements donnant lieu à une démonstration). D’autres dispositifs (contrats, réunions, cahiers des charges…) visent principalement à assurer le bon déroulement des expérimentations réalisées dans le cadre du projet innovant. Par ailleurs, toutes les opérations constitutives de la démarche expérimentale ne rassemblent pas nécessairement à chaque fois tous les expérimentateurs engagés dans le projet innovant ; c’est particulièrement le cas lorsque les intérêts et questionnements recherchés par des expérimentateurs diffèrent bien qu’ils soient inscrits dans l’architecture d’un projet commun.

Le second axe de la grille d’analyse de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets urbains innovants prend ainsi en compte la dynamique de cadrage des expérimentations à réaliser pour réduire progressivement les incertitudes autour du projet innovant selon que celui-ci se présente sous la forme d’un dispositif déjà stable et circonscrit (suite en principe à une série de tests déjà validés avec succès) ou d’un dispositif expérimental aux contours qui restent encore largement à définir (objectifs, moyens et mode opératoire envisagé).

La caractérisation de quatre modèles idéals typiques de projets urbains innovants

À partir des deux axes, dont le processus de construction a été explicité précédemment, il est possible d’élaborer une grille d’analyse qui permet de caractériser quatre grands modèles idéals typiques (au sens wébérien) de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets innovants :

  • La plateforme territoriale : l’objectif est d’engager une démarche partenariale multi-acteurs en vue de créer une dynamique territoriale qui favorisera la rencontre entre des acteurs et des ressources (clusters, infrastructures dédiées, financements ad hoc…) avec pour objectif de favoriser à terme l’émergence de projets innovants ; on est ici à l’échelle d’une innovation systémique multi-acteurs qui est ancrée localement et dont les contours restent très largement à définir (et à négocier) par les différents acteurs qui sont parties prenantes4 ;
  • Le projet expérimental : l’objectif est d’engager une série de tests prédéfinis de manière à préciser les contours du projet et à en réduire les incertitudes (objectifs précis de l’expérimentation, moyens et mode opératoire…) ;
  • Le prototype reproductible : l’objectif est de vérifier si les performances visées par le projet sont bien conformes aux attentes des expérimentateurs de l’action ;
  • L’adaptation locale d’un prototype : l’objectif est essentiellement d’adapter un prototype pour renforcer ses facteurs de réussite en l’enrichissant grâce à l’intégration de spécificités locales (acteurs, ressources…).

Figure 2 : Grille d’analyse de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets innovants.

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Ces quatre figures idéales typiques peuvent être interdépendantes, voire encapsulées les unes dans les autres, c’est-à-dire que des projets innovants sont susceptibles de suivre une trajectoire qui les conduit d’une typologie à une autre. Cette mobilité fait écho à celle des frontières du laboratoire, telle que décrite par Latour (1983) : les savoirs scientifiques tirent en partie leur force de la capacité qu’ont les savants de déplacer leur cadre de travail, passant de l’enceinte close du laboratoire à un travail sur le terrain, vu comme un laboratoire à ciel ouvert, avant de retourner dans les murs du laboratoire en y rapportant de nouvelles entités prises dans le monde, pour finalement revenir avec de nouveaux savoir-faire. Ainsi, un même projet peut regrouper des actions relevant des différents modèles de l’expérimentation urbaine (par exemple des projets innovants évoluant par « grappes » d’innovation à travers une trajectoire générale de « refroidissement »).

Les différents modèles que nous venons de présenter ne doivent pas s’entendre au sens d’une typologie stricte, mais sont bien employés en tant que figure idéale typique, à savoir qu’ils offrent une version accentuée de la réalité observée de manière à pouvoir en montrer certaines caractéristiques et à en tirer des enseignements heuristiques. Comme nous le montrerons dans la deuxième partie, ces modèles idéals typiques permettent également de décrire les trajectoires suivies par les projets urbains innovants dans le temps et au travers des deux dimensions que nous avons construites.

Tout d’abord, les projets sont susceptibles d’être très ouverts lorsqu’ils émergent à la rencontre des acteurs d’une plateforme territoriale. Les acteurs en question sont entendus au sens large de la sociologie de la traduction, intégrant humains et non-humains (Callon 1986) : on verra ainsi que les projets sont conditionnés non seulement par la présence de certaines entreprises, institutions, personnes physiques, mais aussi de capteurs, d’éléments de topographie, de rivières, voire d’espèces animales dont il s’agit de suivre les populations. De fait, l’émergence, sur de telles plateformes, d’actions très ouvertes est illustrée de manière frappante par le programme de monitoring environnemental de la politique urbaine que nous avons évoquée plus haut, et qui consistait à déployer sur le territoire d’une métropole un grand nombre de capteurs. Le projet naît à l’intersection de volontés d’abord très ouvertes : une collectivité locale cherche à faire de la ville une smart city, une entreprise de télécommunication souhaite tester en conditions réelles de nouvelles techniques de transmission des données, et une entreprise spécialisée dans la gestion des ressources et des déchets tient à explorer des services aux collectivités innovants. Le territoire, sur lequel ces parties prenantes sont déjà bien implantées et échangent par différents réseaux, fonctionne alors comme une plateforme de mise en relation. Progressivement un consortium se met en place pour se consacrer au déploiement des capteurs, au développement d’un modèle de gestion des données et, conjointement, d’administration des évolutions du réseau lui-même, avec notamment des procédures d’intégration de nouvelles entreprises. La liste des services à développer à partir des données produites n’était pas fixée a priori ; elle est allée jusqu’à intégrer le suivi des populations d’une espèce de chauves-souris, suite à la mise en place d’un partenariat avec une institution de recherche en sciences naturelles. Le suivi de la qualité de l’air a permis, entre autres, de répondre aux préoccupations des riverains qui habitaient à proximité d’un port, en leur montrant que les panaches de fumée qu’ils observaient et au sujet desquels ils avaient exprimé des inquiétudes ne représentaient pas de danger. Dans ce cas, il apparaît clairement que les contenus et les apports du projet innovant ne sont pas envisagés de façon certaine a priori. Au contraire, le format même de partenariats exploratoires vise notamment à répondre à des incertitudes.

Dans le modèle idéal typique du projet expérimental, les acteurs cherchent à préciser peu à peu les contours de leurs dispositifs (qui composent leur projet innovant), en réduisant progressivement les incertitudes initiales. Nous avons déjà fait mention du déploiement d’un dispositif de gestion du risque inondation, basé sur un système d’alerte aux crues, sur l’un des sites occupés par une entreprise multinationale et sur lequel l’existence d’un risque important avait été identifiée. Alors qu’aucun dispositif précis n’avait été imaginé initialement, l’entreprise a commencé par explorer, en partenariat avec une start-up qui développait des solutions innovantes dans ce domaine, les données disponibles à partir des réseaux météorologiques classiques. Il est ensuite apparu que ces réseaux devaient être complétés avec un maillage plus fin, dans le temps comme dans l’espace. Un modèle de prévision à court terme devait également être développé. Dans le même temps, une interface informatique adaptée à une prise en main par les équipes de sécurité du site devait être mise en place. Toutes ces composantes du dispositif final ont été identifiées au fur et à mesure, au moyen d’un cahier des charges qui a évolué de façon incrémentale, renouvelé chaque année.

En restant dans le même modèle, il est aussi possible de présenter un projet de test de véhicule autonome, aux abords d’un établissement recevant du public (ERP), dont la finalité était d’améliorer la mobilité des visiteurs de l’ERP en question. Bien que ce cas semble très proche du test d’un prototype, il convient de remarquer qu’il s’inscrit lui-même dans une longue série de tests, effectués en lien étroit avec le milieu qui les accueillait. En effet, les premiers modèles de véhicules autonomes développés par l’équipe de chercheurs impliquée étaient testés sur une plateforme protégée, qui imitait un circuit routier idéalisé. Par la suite, la demande de tests en conditions réelles, dans les rues du centre-ville, formulée par les financeurs de cette plateforme a exigé l’adoption d’une nouvelle technologie. Dans les rues étroites du centre, les bâtiments brouillaient les signaux utilisés précédemment pour le repérage du véhicule. C’est ainsi qu’a été développé un projet se rapprochant du modèle idéal typique du « prototype » ; mais dès qu’il a été testé sur le site de l’ERP, le dispositif a dû lui-même, à son tour, faire l’objet d’améliorations. La navette était opérationnelle, mais ses dimensions et l’absence de rampes d’accès ne lui permettaient pas d’accueillir de personnes en fauteuil roulant – alors même que, le véhicule étant relativement lent, c’était plutôt aux personnes à mobilité réduite qu’il pouvait bénéficier en priorité. Par ailleurs, aucun système de pesée ne permettait d’estimer le nombre de passagers déjà présents à bord – de sorte que, si un passager supplémentaire demandait à être accueilli par la navette, celle-ci s’arrêtait et lui ouvrait ses portes même si elle était déjà au maximum de sa charge. Ces limites ont été identifiées grâce au test en conditions réelles, qui faisait l’objet d’un suivi par une caméra embarquée dans le véhicule, et d’une enquête par un laboratoire de psychologie sociale. Ce projet n’a donc pas validé le prototype en l’état, mais il a notablement contribué à le faire progresser – ce qui est une valeur ajoutée notable dans une perspective expérimentale.

Il apparaît donc que ces projets expérimentaux se développent dans des temps longs, de façon itérative. Ils sont parfois dans un état intermédiaire : les acteurs s’efforcent de s’éloigner de l’indétermination initiale de leur rencontre pour former, peu à peu, un dispositif particulier et de mieux en mieux défini. En outre, si leur travail est fortement conditionné par des conjonctures locales, du moins dans les projets que nous avons étudiés, ils cherchent à s’en affranchir au moins dans les enseignements qu’ils tirent de leurs projets. On observe en effet, au moins de la part de certains acteurs, d’importants efforts de généralisation. Les chercheurs et le constructeur automobile à l’œuvre dans le développement du véhicule autonome que nous avons évoqué recherchent, dans le test, des leçons d’amélioration pour « le véhicule autonome » en général, pour reprendre les termes de plusieurs parties prenantes rencontrées. Dans le cas du projet de gestion du risque inondation, dans son travail de développement, le prestataire recherche des outils exportables. Mais cela vaut aussi pour le projet de monitoring évoqué plus haut, qui n’est pas réductible à la dynamique incertaine d’une plateforme territoriale : dès que la mise en place de dispositifs matériels entre en jeu, les entreprises sont à la recherche d’apprentissages relatifs à l’intégration de leurs technologies ou aux besoins des collectivités territoriales, qui elles-mêmes cherchent à former leur vision de ce que pourrait être une bonne politique des données.

Une forme particulière de généralisation de ces projets est à trouver dans le modèle idéal typique du prototype reproductible. Les acteurs travaillent à définir progressivement des dispositifs avec leurs conditions d’usage, et à en tirer des enseignements qui peuvent s’émanciper de leur ancrage territorial. Le cas limite est celui d’un dispositif dont l’efficacité aurait été validée sur un territoire, et dont on aurait pu, en outre, identifier des conditions de réplication. Certains projets se rapprochent de cette configuration. Il en va ainsi du système d’optimisation de l’éclairage public que nous avons mentionné : grâce aux standards en usage dans les dispositifs d’éclairage public, ce système est bien stabilisé ; en outre, les responsables du projet au sein des services de la collectivité nous disent en connaître les conditions de transposition, qui concernent principalement les caractéristiques techniques et le bon état du réseau. Par ailleurs, un travail d’émulation est déjà réalisé, puisque ces personnes reçoivent les services techniques d’autres villes pour leur présenter le dispositif, et leur préciser ce dont elles ont besoin pour qu’un investissement similaire soit rentable.

On peut envisager cet état comme le terme d’un processus de fermeture progressive des incertitudes. En effet, ce sont des questions très ouvertes qui ont présidé à la mise en place du projet de monitoring évoqué plus haut – on pourrait les résumer comme suit : « Quel est le bon appareillage technique, politique et économique qui permet de mettre en place un suivi environnemental de la ville ? » C’est à des questions de plus en plus fermées que répondent les tests de véhicule autonome : « Quelle technologie permet de faire fonctionner un véhicule sans conducteur ? », puis : « Quelle technologie permet de faire fonctionner un véhicule sans conducteur en ville ? », puis : « Les technologies adoptées sont-elles efficaces sur le site d’un ERP ? » Remarquons, cependant, que cette progression n’est pas nécessairement linéaire, puisqu’elle peut donner lieu à des réouvertures : par exemple, lorsqu’il est apparu que la navette autonome ne pouvait pas rouler en ville du fait du brouillage des signaux utilisés précédemment, les chercheurs en charge de son développement se sont orientés vers une nouvelle technologie ; mais celle-ci nécessitait la mise en place, sur le trajet du véhicule, de repères qui n’étaient pas nécessaires dans les cas précédents. Les espaces dans lesquels le véhicule pouvait circuler étaient interrogés à nouveau : ils n’avaient plus besoin d’être complètement dégagés, mais devaient présenter de nouveaux types de repères. Le projet d’optimisation de l’éclairage public est déjà une mise en œuvre d’un dispositif en conditions réelles et à l’échelle de la ville, avec pour seul objectif de vérifier la réponse à la question, d’apparence simple : « Le dispositif permet-il d’atteindre les économies attendues ? » En outre, l’incertitude initiale est faible, dans la mesure où le projet a été précédé d’un test sur une armoire, visant à répondre à la question suivante : « Combien d’énergie le système permet-il d’économiser ? », et dont on a considéré que le résultat obtenu pouvait être généralisé. Le dispositif en question apparaît alors, finalement, comme un prototype validé, qu’il est aisément possible de déraciner, pour le réimplanter dans n’importe quel autre territoire bien que sous certaines conditions. Dans ce cas-là, on est parvenu efficacement à isoler conceptuellement un dispositif de son contexte d’usage, avec une bonne connaissance des conditions de compatibilité entre les deux.

Cette séparation apparente du prototype et du territoire ne va cependant pas de soi. Outre la mise à niveau des installations électriques qu’elle nécessite, la mise en place du dispositif d’optimisation de l’éclairage public a donné lieu à un certain nombre de réorganisations au sein même des services de la ville, ainsi que dans leurs rapports avec leurs prestataires pour la maintenance des réseaux. Une partie de ces réorganisations était d’ailleurs souhaitée puisque le système, outre une optimisation des consommations électriques, avait précisément vocation à limiter, par exemple, la nécessité des interventions nocturnes, jugées dangereuses par les personnes interrogées. Quoi qu’il en soit, il faut voir ici qu’un prototype, s’il a vocation à être transposé, aura nécessairement des implications pour les adaptations du territoire d’accueil, qui est susceptible, en retour, d’exiger des adaptations du dispositif technique lui-même. Pour reprendre les termes de Madeleine Akrich, qui s’est intéressée aux questions de transposition d’un dispositif, « la technique définit son monde… » (1989 : 37) et, réciproquement, « le monde redéfinit la technique » (1989 : 42). Du fait des caractéristiques techniques du dispositif, ainsi que des caractéristiques physiques comme le type de ressources disponibles, mais aussi des structures, sociales et économiques, de l’espace censé l’accueillir, la transposition d’un dispositif sur un nouveau territoire est susceptible de donner lieu à de multiples ajustements mutuels. C’est de ce type d’ajustements, qui raccrochent les objets des acteurs à des problèmes locaux, qu’il est question au moment d’envisager l’adaptation locale d’un prototype.

Les quatre modèles idéals typiques ne sont donc pas mutuellement exclusifs. Au contraire, ils permettent de prendre en considération différentes dynamiques, allant des conditions sociotechniques d’émergence des projets aux problèmes concrets de transposition d’un dispositif. Ils passent par une reconnaissance des efforts des acteurs pour construire une posture, potentiellement largement discursive, fondée sur la représentation d’un dispositif distinct de son environnement. Puis, lorsque ce dispositif est réimplanté, il définit autrement sa nouvelle plateforme territoriale, puisqu’il constitue, à l’issue des projets qui l’ont construit, un nouvel acteur non humain qui entre en scène.

Les apports théoriques de la modélisation des projets urbains innovants

D’un point de vue théorique, notre approche s’inscrit dans un prolongement des tentatives de modélisation des facteurs de succès et de réplicabilité des innovations. Pour pallier les lacunes du modèle linéaire de l’innovation, qui se concentre essentiellement sur les aspects techniques d’un projet innovant (idée générale – études plan - prototype - démonstration - diffusion), en mettant de côté toute la part de négociation avec le milieu dans lequel s’insèrera le projet innovant et les acteurs qui en seront parties prenantes, le modèle tourbillonnaire de l’innovation a été proposé par Akrich, Callon et Latour (1988b). Dans ce modèle tourbillonnaire, « l’innovation se transforme en permanence au gré des épreuves qu’on lui fait subir, c’est-à-dire des intéressements qu’on expérimente […]. À chaque boucle, l’innovation se transforme, redéfinissant ses propriétés et son public » (Ibid. : 21). Le modèle linéaire conduit l’expérimentateur à se focaliser sur les aspects techniques de son innovation, ainsi lorsque le projet interagit avec son environnement, toute remise en cause arrive bien trop tard et se révèle trop coûteuse et complexe à intégrer. Ces difficultés risquent ainsi de conduire l’expérimentateur vers « une stratégie de fuite en avant » (Ibid. : 22). D’un point de vue technique, le projet « est au point… mais au point mort ! » (Latour, 1992 : 203). Inversement, « le modèle tourbillonnaire, et les transformations sociotechniques qu’il favorise, érigent l’art du compromis et la capacité d’adaptation en vertus cardinales » (Akrich, Callon et Latour, 1988b : 22).

Il nous apparaît que les quatre modèles idéals typiques de l’expérimentation urbaine peuvent être mobilisés au service d’une conceptualisation affinée du modèle tourbillonnaire. En effet, les quatre modèles idéals typiques peuvent être appréhendés sous l’angle d’un processus global dont chaque étape successive permet de progressivement définir et stabiliser un projet urbain innovant du fait de la succession de négociations sociotechniques. Cette approche formalise ainsi un véritable cycle de vie des projets urbains innovants (1) depuis leur émergence avec un certain foisonnement initial (2) à un cadrage progressif des principaux acteurs impliqués, des objectifs visés et des ressources mobilisées, pour (3) aboutir à un déploiement opérationnel du projet via une procédure d’expérimentation cadrée et standardisée puis enfin (4) à une réouverture des négociations (départ de certains acteurs et inversement intégration de nouveaux acteurs, mobilisation de ressources locales…) dans le cas d’une démarche de réplicabilité du projet sur un autre territoire.

Figure 3 : Apport théorique au « modèle tourbillonnaire » des innovations d’Akrich, Callon et Latour (1988b).

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Les différentes étapes présentées nécessitent pour chacune d’entre elles que le projet ait passé l’étape avec succès avant de prétendre se confronter aux épreuves de l’étape suivante. Dans la plupart des cas, le processus est largement itératif entre les quatre modèles idéals typiques, sous la forme d’opérations successives de « cadrages » et de « débordements5 » (Callon, 1999), jusqu’à parvenir à une forme stabilisée du projet innovant, des acteurs qui en sont les parties prenantes, des ressources qui sont mobilisées, mais aussi de l’environnement dans lequel se déploie le projet innovant.

Enjeux de réplicabilité des connaissances produites par les expérimentations

Pour approfondir les enjeux de réplicabilité des projets urbains innovants, il est utile de se référer aux travaux de Pinch (1993) relatifs à une « sociologie des tests ». Celui-ci relève en particulier la projection dans le temps inhérente à la pratique des tests : selon qu’il s’agit de démarches prospectives, actuelles ou rétrospectives. Le test recèle en effet une connaissance relative à des comportements à venir, présents ou passés. Dans nos cas, l’accent placé sur l’innovation rend la démarche des acteurs largement prospective : leurs discours s’appuient sur un certain nombre de projections, non seulement technologiques, voire météorologiques, avec le développement à venir des infrastructures de gestion des données, démographiques avec la concentration des populations dans les villes, économiques avec l’évolution du traitement des données comme facteur de croissance.

Quant aux tests réalisés, ils permettent de lire l’avenir dans le présent et dans le passé, à différentes échelles de temps : par exemple, les tests des dispositifs et procédures d’alerte aux crues et de mise en sécurité doivent assurer un bon fonctionnement lors d’un épisode d’inondation susceptible de survenir sur le site du test à tout moment. Dans un cas très différent, un syndicat de transports en commun s’était associé avec un transporteur pour mettre en place un centre de distribution urbain (CDU) de marchandises. Il s’agissait de centraliser les marchandises sous la responsabilité d’un transporteur local, pour éviter aux multiples transporteurs de longue distance qui livraient la métropole d’avoir à acheminer les produits jusque dans le centre. La congestion et la pollution du centre-ville seraient ainsi limitées, et les transporteurs bénéficieraient d’un gain de temps important : le centre étant situé près de l’autoroute, les camions n’auraient pas à faire le trajet jusqu’à la ville, et auraient ainsi la possibilité nouvelle de gagner la prochaine étape de leur parcours dans la même journée. Du point de vue des échelles de temps considérées, ce projet – qui, du reste, était d’autant plus expérimental que son modèle n’était pas rentable tant que les pouvoirs publics ne s’impliqueraient pas – est beaucoup moins immédiat que celui du système d’alerte aux crues qui répondait à un besoin urgent. Un tel projet vise à prévoir et à montrer comment pourra fonctionner la mobilité des marchandises, dans les villes en général, dans plusieurs années.

Il faut encore remarquer que ce rapport à l’avenir est d’autant plus variable qu’il peut lui-même reposer sur l’observation de temporalités mixtes, entre présent et passé. Dans le cas du système de gestion du risque inondation, la validation du projet passait en partie par sa réactivité aux événements présents. En effet, on l’a dit, de nombreux épisodes prévus ou imprévus fonctionnaient comme des mises à l’épreuve immédiates des dispositifs développés – qui pouvaient confirmer leur bon fonctionnement ou donner lieu à des améliorations. Mais par ailleurs, un élément important, pour les acteurs, de la validation des modèles de prévision à court terme était leur adéquation aux observations passées : les modèles étaient testés sur des séries de données historiques, et l’on s’assurait que leurs prévisions étaient conformes à la suite de ces séries. Les acteurs cherchent donc à produire des connaissances qui se prêtent non seulement à divers niveaux de généralisation spatiale, connaissances applicables à la ville où est mené le test, à toutes les villes méditerranéennes ou à toutes les villes traversées par des fleuves avec de petits bassins versants urbanisés, à toutes les grandes villes en général, mais aussi à divers niveaux de projection dans le temps, principalement dans l’avenir. On ne décrirait donc plus cette activité avec les trois navettes faisant chacune des allers et retours entre deux pôles de Gieryn (2006), mais avec une seule navette, celle de la portée de la connaissance produite, allant et venant entre quatre pôles : ici et maintenant, ici et demain, n’importe où et maintenant, n’importe où et demain.

Fig. 4 : une navette unique pour décrire la portée des connaissances produites par les acteurs des projets du Programme

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En outre, le futur qui fait l’objet des prospections est en partie façonné par l’action des acteurs, notamment lorsque des représentants de laboratoire de recherche ou d’entreprises travaillant en recherche et développement spéculent sur les développements technologiques à venir ; du reste, la mise en place de dispositifs en partie développés « sur mesure » donne lieu à un mélange entre le test technologique et la production de savoir sur l’objet naturel, ce qui est particulièrement visible dans les projets de gestion du risque inondation.

La ville est à la fois un laboratoire et un lieu de vie, à la fois à étudier et à modeler, mais ces deux alternances ne sont pas alignées : ce n’est pas seulement le laboratoire qui doit servir à produire de la connaissance et le lieu de vie qui doit être construit. Le laboratoire lui-même est façonné par les projets de monitoring, de pilotage intelligent qui peuvent être utilisés pour tester d’autres dispositifs, et le lieu de vie en tant que tel est un objet d’étude. En effet, les acteurs cherchent à analyser les usages, lorsque les usagers du véhicule autonome sont observés à l’aide de caméras embarquées ou lorsqu’un syndicat de transports en commun soumet aux citoyens des questionnaires sur leur rapport aux transports publics à la sortie des supermarchés ; ils cherchent à tester les modèles économiques et réglementaires, à travers des projections à partir de l’expérience de mise en place d’un CDU.

Dans le cas du projet portant sur le monitoring des données environnementales d’un territoire, les acteurs du consortium d’entreprises et la collectivité participent ensemble à la mise en œuvre du réseau de capteurs et à la remontée des données, même si seule la métropole a accès à l’ensemble des données collectées tandis que les autres acteurs n’en reçoivent qu’une partie. Le savoir exportable qu’ils en retirent, en revanche, est très varié puisque les opérateurs de réseaux cherchent avant tout à produire des connaissances sur le fonctionnement des réseaux radio en conditions réelles avec les nouvelles technologies, tandis que l’opérateur de services urbains, plus proche des préoccupations de la collectivité, s’intéresse au développement de services intégrant toutes leurs dimensions pour la ville future. Tous les acteurs mentionnés ici cherchent un savoir exportable dans l’espace : les entreprises veulent pouvoir l’appliquer sur d’autres terrains, et la collectivité communique avec d’autres métropoles sur le projet – au Texas, à Taïwan, et plus particulièrement avec Abidjan où ont été envoyés certains nouveaux capteurs développés spécifiquement dans le cadre du projet de monitoring des données environnementales. Surtout, ils soumettent à des tests, éventuellement à leur insu, les autres acteurs en jeu. Dans ce projet de monitoring, les responsables chez les différents partenaires industriels cherchent à comprendre comment les activités de leur entreprise doivent évoluer pour répondre aux attentes des collectivités territoriales, à qui il apparaît qu’il faut proposer un accompagnement dans l’exploitation des données au-delà des infrastructures qui permettent de les rassembler. Au sein du projet, les acteurs impliqués dans le service de monitoring des consommations énergétiques dans les immeubles analysent l’état d’esprit des habitants par rapport à leur propre consommation, avec pour objectif de développer les futurs services qui permettront de conduire les habitants à réaliser des économies d’énergie. Tous ces exemples montrent comment les formes de vie à l’œuvre dans la ville deviennent des objets d’analyse, et comment les modes d’analyse des différents acteurs deviennent eux aussi des objets d’analyse pour les autres.

Les éléments reproductibles sont ainsi de natures et de périmètres divers selon le modèle idéal typique d’un projet urbain donné. Pour les modèles idéals typiques de la « plateforme territoriale » et de l’« adaptation locale d’un prototype », assez peu d’éléments seront reproductibles sur un autre territoire étant donné le caractère situé localement des connaissances produites. Des éléments d’ordre méthodologique ou de pilotage du projet pourront néanmoins être répliqués sur d’autres territoires, mais devront faire l’objet d’une adaptation pour être pertinents. Le modèle du « cadrage des expérimentations », du fait de la formalisation de tests prédéfinis, devrait permettre de répliquer un certain nombre de briques technologiques ainsi que des protocoles de tests sur d’autres projets innovants partageant des caractéristiques proches. Enfin dans le cadre du « prototype reproductible », c’est bien l’ensemble du projet qui est susceptible d’être répliqué, moyennant quelques adaptations locales (i.e. « adaptation locale d’un prototype ») pour accroitre les facteurs de réussite du projet urbain innovant lors de son déploiement sur un autre territoire (négociation et intégration d’acteurs locaux, révision partielle des objectifs visés au regard des besoins locaux…).

Dans une perspective d’évaluation, les différents modèles que nous proposons présentent donc l’avantage d’identifier des formes de valeur ajoutée très diverses en fonction des caractéristiques des projets (ou du moins de leur état d’avancement en termes de trajectoire d’innovation). Une revue de la documentation officielle du Programme tend à montrer que dans les conceptions a priori de la valeur attendue des projets subventionnés, le modèle du prototype reproductible prévaut assez nettement. Cette documentation établie par l’opérateur du programme lors de l’appel à projets met très explicitement l’accent sur les apports locaux complétés par les perspectives de réplication des dispositifs testés. Un tel cadre d’évaluation se prête bien à la valorisation d’un projet urbain innovant comme celui sur l’optimisation de l’éclairage public. Cependant, en considérant une autre action, comme celle relative à l’expérimentation du véhicule autonome, on se retrouve confronté à un autre problème : localement, certains acteurs décrivent cette expérimentation comme un échec, dans la mesure où elle n’a pas permis une amélioration nette des conditions de mobilité des usagers. Dans ces conditions, une évaluation basée sur le modèle du prototype reproductible tendrait à disqualifier le projet, alors que celui-ci a produit de réels apports pour les chercheurs et les ingénieurs impliqués. Il leur a en particulier permis d’identifier différentes améliorations pour le projet. L’utilisation d’un autre modèle, celui des projets expérimentaux (i.e. projets en cours de définition), permet alors de mieux rendre compte de ce type d’apports. De même, dans le cas du monitoring environnemental, avec son déploiement très important de capteurs, il n’est pas nécessairement facile de circonscrire le dispositif à reproduire : les outils développés se présentent sous la forme d’un réseau d’une grande complexité, mettant en jeu nombre d’infrastructures existantes pour les transformer. Dans ce cas aussi, des modèles comme ceux de la plateforme territoriale, des projets expérimentaux, de l’adaptation locale de prototypes existants doivent permettre de mieux valoriser une certaine diversité d’apports, relativement aux dynamiques locales, à la définition des problèmes publics, à l’apprentissage technique, à la production et à la diffusion de connaissances favorisant les apprentissages et la levée de verrous de tout type de nature (économique, juridique, technique, sociétale ou encore d’usage…).

Conclusion

Dans leur Essai sur la démocratie technique, Callon, Lascoumes et Barthe (2001) identifient un contexte d’incertitudes grandissantes, notamment en lien avec les problématiques écologiques. Ils engagent alors à dépasser le modèle de la « démocratie délégative », dans lequel la production de connaissance est entièrement déléguée à des savants, supposés indépendants, qui en informent ensuite la décision politique. Ce modèle devrait, selon eux, être complété par le développement d’une « démocratie dialogique », qui donne, entre autres, davantage d’espace à des formes de savoir produites de façon plus interactive, plus encastrées dans des besoins et liées à des identités émergentes. Dans leur sillage, Jasanoff (2003) attire notre attention sur l’importance du travail d’évaluation, pour apporter à de tels savoirs, construits en marge des cadres scientifiques traditionnels, une nécessaire reconnaissance. Dans le cadre du Programme « Ville de demain », les pouvoirs publics manifestent la volonté de faire des espaces urbains des territoires d’expérimentation dans lesquels, précisément, des réseaux d’acteurs hétérogènes produisent des formes particulières de savoirs. Se donner les moyens de valoriser avec justesse de telles initiatives, en développant des méthodes d’évaluation appropriées qui permettent de rendre possible la reconnaissance et la circulation de ces savoirs, constitue ainsi un enjeu crucial pour les politiques publiques dans le domaine de l’innovation urbaine. Toutefois, il faut remarquer que l’intégration d’usagers finaux à la définition des projets continue de présenter des difficultés : dans les cas que nous avons pu étudier, ils sont parfois consultés, mais le plus souvent envisagés par les porteurs d’action comme faisant partie intégrante de l’objet même de l’expérimentation. Certains porteurs de projet nous ont par exemple décrit les réticences des usagers comme des obstacles à surmonter par une forme de pédagogie.

Notre travail a cherché à mettre en évidence l’importance accordée par les porteurs de projets (et les parties prenantes) à la production et à la circulation des connaissances produites dans le cadre des expérimentations urbaines et la nécessité d’une reconnaissance par les pouvoirs publics de ces enjeux essentiels à plusieurs points de vue (économique, scientifique, politique…). Cette recherche nous a permis d’analyser ce qui se joue concrètement lors de l’expérimentation d’un projet urbain innovant et de questionner l’utilisation du critère de « réplicabilité » pour évaluer le succès d’un projet urbain innovant. Ce travail participe ainsi d’une déconstruction du discours uniformisant sur l’objet « projet urbain innovant », en montrant la diversité des formes d’expérimentation urbaine et des modalités de réplicabilité. Il apporte enfin une contribution théorique et des outils analytiques pour décrire et étudier les trajectoires des innovations urbaines.

1 Les auteurs remercient pour leurs commentaires sur des versions antérieures de ce texte, Philippe Pradier et Benjamin Kerignard, ainsi que Nicolas 

2 Référence : cahier des charges relatif à l’action Ville de demain, tranche 2, septembre 2017, https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/

3 http://www.ecocites.logement.gouv.fr/la-demarche-ecocite-r3.html [consulté le 12 avril 2019]

4 C’est à ce niveau que se joue le début du travail « d’intéressement » par lequel les acteurs de l’innovation s’efforcent de faire converger leurs

5 Pour illustrer les situations de « débordements », on peut notamment mentionner les cas où l’un des expérimentateurs quitte le projet avant la fin

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Notes

1 Les auteurs remercient pour leurs commentaires sur des versions antérieures de ce texte, Philippe Pradier et Benjamin Kerignard, ainsi que Nicolas Chung et Laurent Maronny de la Banque des Territoires. Nous tenons également à remercier les porteurs d’action et référents territoriaux pour le temps qu’ils nous ont consacré dans le cadre de cette enquête.

2 Référence : cahier des charges relatif à l’action Ville de demain, tranche 2, septembre 2017, https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2015/04/aap_ville_de_demain_tranche_2_0.pdf

3 http://www.ecocites.logement.gouv.fr/la-demarche-ecocite-r3.html [consulté le 12 avril 2019]

4 C’est à ce niveau que se joue le début du travail « d’intéressement » par lequel les acteurs de l’innovation s’efforcent de faire converger leurs intérêts et de se donner le statut de « points de passage obligés » dans le modèle proposé par Akrich, Callon et Latour (1988a et b).

5 Pour illustrer les situations de « débordements », on peut notamment mentionner les cas où l’un des expérimentateurs quitte le projet avant la fin du test ou encore si l’expérimentation échoue sur certains aspects testés et nécessite de redessiner les contours du projet innovant (et peut-être de mobiliser de nouvelles ressources, de nouveaux acteurs…).

Illustrations

Fig. 1 : trois navettes pour décrire l’approche des sociologues de l’école de Chicago, d’après Gieryn (2006).

Fig. 1 : trois navettes pour décrire l’approche des sociologues de l’école de Chicago, d’après Gieryn (2006).

Figure 2 : Grille d’analyse de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets innovants.

Figure 2 : Grille d’analyse de l’expérimentation urbaine et de la réplicabilité des projets innovants.

Figure 3 : Apport théorique au « modèle tourbillonnaire » des innovations d’Akrich, Callon et Latour (1988b).

Figure 3 : Apport théorique au « modèle tourbillonnaire » des innovations d’Akrich, Callon et Latour (1988b).

Fig. 4 : une navette unique pour décrire la portée des connaissances produites par les acteurs des projets du Programme

Fig. 4 : une navette unique pour décrire la portée des connaissances produites par les acteurs des projets du Programme

Citer cet article

Référence électronique

Lionel CAUCHARD, Roman SOLE-POMIES et Olivier BONIN, « Expérimentations urbaines et formes de réplicabilité des projets innovants », K@iros [En ligne], 4 | 2020, mis en ligne le 03 septembre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=447

Auteurs

Lionel CAUCHARD

Docteur en sociologie économique et de l’innovation du Laboratoire Techniques Territoires et Sociétés (LATTS/UPEM, ENPC et CNRS).Il conduit depuis une quinzaine d’années des recherches sur les politiques publiques et les dispositifs d’évaluation, de normalisation et de certification dans le domaine de la construction et de l’aménagement urbain durables. Il est chercheur dans l’ITE Efficacity où il codirige le programme de recherche sur l’évaluation des projets urbains. Il siège comme expert dans les comités de normalisation « villes et territoires durables et intelligents » à l’AFNOR (CN VTDI) et à l’ISO (TC 268).

Roman SOLE-POMIES

Élève ingénieur civil en dernière année à l’École des mines de Paris (MINES ParisTech), et étudiant en M2 « Histoire des sciences, technologies, sociétés » à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS). Ses travaux en sociologie des sciences et des techniques, avec le Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI), l’institut pour la transition énergétique de la ville Efficacity et le Centre Alexandre Koyré, portent sur les politiques expérimentales de la ville, et particulièrement sur les procédures d’évaluation et de modélisation.

Olivier BONIN

Géographe au Laboratoire Ville Mobilité et Transport (LVMT/IFSTTAR, ENPC et UPEM), ingénieur des Ponts et docteur en statistique. Ses travaux, principalement fondés sur des approches théoriques et de la modélisation, portent sur la morphogenèse urbaine, les usages de l’énergie et la mobilité dans les espaces peu denses, ainsi que sur la cartographie et des questions épistémologiques liées à la modélisation en sciences sociales. Il est chercheur dans l’ITE Efficacity où il codirige le programme de recherche sur l’évaluation des projets urbains, et directeur adjoint du LVMT depuis 2013.

Droits d'auteur

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