La synthèse suivante porte sur le film documentaire Bartolí, le dessin pour mémoire (2019) de Vincent Marie. Après une courte description de son documentaire, Vincent Marie propose une relecture approfondie de l’œuvre de Josep Bartolí menée à partir d’interviews et d’une connaissance des archives personnelles de l’artiste.
Bartolí, le dessin pour mémoire est une enquête cinématographique sur les traces de la Retirada centrée sur Josep Bartolí, artiste catalan et militant républicain. Dans ce film documentaire, les dessins de l’artiste sont appréhendés comme des œuvres-palimpsestes. Ils sont mis en perspective avec les témoignages des membres de sa famille (sa veuve, son neveu), les interprétations et analyses des historiens (Geneviève Dreyfus-Armand, Antoine de Baecque) et le point de vue d’autres artistes (Aurel, Antonio Altarriba…). Interroger la mémoire des images, retrouver les lieux de l’itinérance de Josep Bartolí, incarner son histoire avec des archives photographiques, audiophoniques et filmiques contribuent à (re)construire le puzzle des fragments de la vie de l’artiste dans le mouvement de l’Histoire. Mais le cœur du film est le dessin, en particulier les croquis et esquisses réalisés au crayon dans les camps. Le dessin défie notre mémoire aujourd’hui défaillante et morcelée, soulignant plus que jamais la présence de la mort. Bartolí, le dessin pour mémoire n’est pas un film historique ; il est tout simplement le récit d’une histoire qui se dit au présent, par le truchement des archives dessinées imbriquées dans le réel. L’écriture du film est ainsi tissée d’échos, de réminiscences. La musique du contrebassiste nîmois Guillaume Seguron accompagne la fragilité et la nervosité du trait de Bartolí pour dire la souffrance et la douleur. En conjuguant images, lieux et archives, l’étude des dessins, tout en esquissant la silhouette de Bartolí, permet de mettre en scène l’épisode historique de la Retirada.
Témoignage de l’histoire de l’Espagne du xxe siècle, l’œuvre graphique de Josep Bartolí1 (1910-1995), artiste catalan et militant républicain constitue un sujet d’étude particulièrement captivant. En 1990, son amie et écrivaine Anna Murià déclare : « son œuvre secoue, fait mal, fouette, révolte » (Murià, 1990 : 7). À partir de février 1939, Bartolí doit quitter son pays pour fuir la dictature franquiste et s’exiler en France où il passe par divers camps de concentration. Puis il réussit à s’échapper et à gagner le Mexique, pays qui offre l’asile à de nombreux réfugiés espagnols en 1943. Enfin, installé aux États-Unis, il devient un artiste reconnu et meurt à New York en 1995. Ses dessins traduisent à la fois son itinérance personnelle et les soubresauts de l’histoire. Dans la préface de Conversation avec Bartolí de Jaume Cañameras2, Anna Murià souligne que sa trajectoire artistique s’inscrit avec force dans le siècle :
Bartolí est comme le xxe siècle, agité, utopique, iconoclaste, passionné, vindicatif… Ceux de notre génération, ceux d’entre nous qui ont une existence qui appartient au xxe siècle, sont marqués par son caractère contradictoire, orageux, manichéen, barbare, invocateur d’idéaux […] Être un homme du xxe siècle, et se sentir comme ça c’est en porter toutes les conséquences ; Bartolí les a assumées. Il a travaillé, il a lutté, il a prêché dans ce monde du xxe siècle. Il a prêché oui, et pas seulement avec le crayon ou le pinceau, mais aussi avec la parole quand il avait quelqu’un pour l’écouter, ce qui a souvent été le cas (Murià, 1990 : 10).
Voir, dans les dessins de Josep Bartolí, les traces d’un combat politique et les stigmates d’un traumatisme du siècle dernier que le récit officiel franquiste a cherché à occulter, c’est faire acte de résistance « au monde de la terreur » pour reprendre les mots de Georges Didi-Huberman (Didi-Huberman, 2009 : 8). Pour l’historien, il est impossible de considérer la disparition de cette mémoire. Quand on est confronté à la disparition des traces et qu’il faut nettoyer la mémoire du sentiment de honte ou d’amnésie volontaire, il est alors nécessaire d’interroger d’autres voies de restitution du passé que celles proposées par l’histoire officielle. Dans ce domaine la création artistique intervient avec pertinence. L’art comme un acte de résistance, l’art comme source historique. À ce titre, le geste nerveux de l’artiste et ses traits incisifs racontent la douleur des événements dont il a été le témoin : la guerre, l’exil, l’incarcération. Nous émettons alors l’hypothèse qu’à travers le corpus3 d’œuvres graphiques et picturales de Josep Bartolí dont nous disposons, il est possible de lire un parcours, une pérégrination qui s’inscrit dans l’histoire collective. Ainsi, il semblerait que l’analyse de son œuvre permette de définir les contours d’une mémoire historique et visuelle du xxe siècle et notamment de l’histoire espagnole, de la guerre d’Espagne à la dictature de Franco. Comment le travail de Josep Bartolí fait-il mémoire ? L’étude de ses dessins, complétée par ses propres écrits4 et confessions5 personnelles ainsi que les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé permet d’éclairer l’engagement politique, social mais aussi intime de l’artiste.
Josep Bartolí, un artiste engagé au service de la République
Né à Barcelone en 1910, fils de Salvador Bartolí et de Ramona Guiu, Josep est le quatrième enfant d’une fratrie de cinq. Pendant sa jeunesse, il fréquente de nombreux artistes, amis et connaissances de son père comme Gaudí, Torres García et Barradas. Mais, s’écartant du chemin tracé par son ascendant, Josep renonce à suivre une formation musicale et obtient une autorisation spéciale pour étudier l’art à l’école de Llotja puis à l’académie Baixas. En 1931, il publie des dessins et des caricatures sur des sujets politiques dans La Veu de Catalunya, premières œuvres d’une fructueuse collaboration avec d’autres revues et journaux catalans comme La Humanitat, Solidaridad Obrera, L’Auca de Roya Villanova, L’Esquella de la Torratxa, Papitu, Icària, L’opinió, El Noticiero Universal, La Rambla… Disciple et peintre du metteur en scène Salvador Alarma i Tastàs, il présente à Barcelone, entre 1933 et 1934, une exposition de ses créations. En 1936, avec Shum et Helios Gómez, il fonde le Syndicat des dessinateurs professionnels (SDP) de Catalogne. Il signe par exemple de nombreux dessins de presse mettant en cause la politique de la Société des Nations. Regard personnel sur l’actualité, l’un d’eux évoque Don Quichotte et Sancho Panza sur une estrade de la SDN, discourant devant une plage vide. Le ciel est dégagé mais personne n’est là pour les regarder ! Seule une autruche a la tête enfouie dans le sable. Sur la plage, se trouve un chapeau appartenant sans doute à un diplomate britannique peut-être celui de Chamberlain. La scène obéit ici à des codes graphiques qui relèvent de l’épure et de la synthèse (Figure 1).
Évitant tout dogmatisme et contrairement à certaines indications6, Josep n’a pas été commissaire pour le POUM7, ce qui n’empêche pas un engagement militant en tant que dessinateur et caricaturiste. Josep est un républicain et un antifasciste convaincu. Parmi le corpus abondant de ses œuvres, un dessin montre que Josep est un fervent anticlérical : au sommet d’une cathédrale, un curé aux traits antipathiques combat les armes à la main aux côtés d’un soldat qui arbore sur son couvre-chef un emblème représentant cinq flèches jointes par un joug. On retrouve d’ailleurs ce symbole du franquisme sur un petit drapeau décorant l’édifice religieux. Dans le contexte de la guerre civile espagnole, cet emblème était omniprésent : on le trouvait sur les bâtiments, les plaques et les uniformes. Le dessin de Bartolí a pour but non pas de faire rire mais plutôt de parodier, ridiculiser, railler, dénoncer une situation, un groupe social ou le comportement d’une personne. Le trait incisif de Bartolí dénonce ici le ralliement rapide de l’Église catholique à Franco. Il faut préciser qu’elle avait perdu le monopole sur l’éducation à cause des lois républicaines. Certes « si le clergé basque était du côté des républicains et, en Catalogne, quelques religieux ont hébergé des républicains durant toute la période de la clandestinité, l’Église a souvent attisé le feu en invoquant des croisades exigées par Dieu » (Bartolí, García, 2009 : 25). Le dessinateur défigure exagérément ses personnages. Au travers d’un faciès peu avenant, la mise en évidence de caractéristiques physiques et morales négatives du clergé touche efficacement le spectateur. D’ailleurs, en 1972 dans Calibán, Josep Bartolí reprend ce dessin comme une sorte de « rémanence visuelle de « sa » guerre d’Espagne ». Si son trait est plus épuré, c’est pour mieux amplifier la caricature (Figures 2 et 2 bis).
Figure 2 : La defensa de la fe (date initiale 1936 ; date finale 1949).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, N° 24879.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 2 bis : La defensa de la fe.
©Bartolí, Calibán, 1972, avec l’aimable autorisation de la famille.
Développant son art de la contestation, l’engagement militant de l’artiste se poursuit au service de la République. En compagnie de ses collaborateurs du SPD, il intervient dans le conflit fratricide qui frappe l’Espagne en réquisitionnant avec l’autorisation de la généralité catalane le palais des marquis de Barbera, d’où ils vont prendre en charge la communication de guerre et dessiner des affiches de propagande. En 1937, le syndicat organise le départ au front des graphistes et des imprimeurs. Josep s’engage dans la colonne de Caridad Mercader puis intègre la 2e division composée de miliciens volontaires. Il se bat sur le front d’Aragon. En 1938, blessé, il effectue sa convalescence à Barcelone où il poursuit son travail artistique de propagande pour le syndicat des métallurgistes de l’Union générale des travailleurs (UGT). À presque 30 ans, il y rencontre María Valdés. Ils deviennent amants. En janvier 1939, alors que Barcelone va tomber aux mains des fascistes, María, enceinte, doit partir pour se réfugier en France. Le train, vraisemblablement bombardé du côté de Figueras, n’arrivera jamais à destination. En parcourant les archives historiques de Barcelone, j’ai eu l’impression que ce drame intime se jouait inconsciemment aussi sur le papier (Figure 3). Ainsi, dans le détail d’un dessin représentant une ville contrôlée par le fascisme, on aperçoit, à l’arrière-plan, une femme qui se jette d’une montagne. L’hypothèse que ce fantôme représente María Valdés, sa compagne enceinte qu’il quitte en gare de Barcelone est corroborée par la présence d’un train bombardé au pied d’un piton rocheux. Il semblerait ainsi que les dessins de Josep Bartolí sont comme des palimpsestes où il est important de dépasser la seule caricature pour déceler la part intime de son auteur.
Refusant de croire à la mort de l’amour de sa vie, Josep cherche María en vain pendant des années :
À Chartres, j’ai cherché ma femme, María Valdés. C’était le 14 juillet et les gens dansaient dans les rues. On nous a dit que la police ne serait pas aussi active. Nous sommes sortis dans la rue voir les gens danser et tout près, j’ai vu deux filles qui parlaient espagnol. Elles m’ont dit qu’elles étaient réfugiées et qu’elles étaient dans un camp de concentration de femmes où il y avait des enfants aussi. Je leur ai dit : « par hasard, avez-vous entendu parler d’une certaine María Valdés ? ». Et l’un des deux me dit « oui je pense que oui ». Je leur ai demandé de m’expliquer où était ce camp, comment y aller, et moi qui avait tout essayé sans succès, je me suis dit que cette fois-ci je l’avais trouvée. Il fallait passer à côté d’un terrain d’aviation de l’armée, un grand terrain. Il faisait nuit et j’ai marché jusqu’à ce que j’arrive devant l’entrée du camp (…) Au bout d’un petit moment, je vis arriver une femme toute de noir vêtue. Elle s’approcha du grillage, j’en fis de même et je lui dis : « où est María Valdés ? ». Elle répondit : « C’est moi… ». C’était une vieille, une pauvre vieille qui portait le même nom…8 .
De fait, Josep n’aura jamais d’enfant.
Figure 3 : Pueblo ocupado (date 1936 ; date finale 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte initiale AHCB3-235/5D.19, n° 24904.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
En regardant les dessins de Josep, ces représentations du passé, l’historien se trouve face à une évidence. Dès 1939, son trait brise un silence historique et ouvre une nouvelle voie, celle de l’étude de l’iconographie des vaincus, des exilés et des internés.
Dessiner dans les camps : un acte de survivance9 ?
Le 14 février 1939 représente un tournant dans la vie de Josep. Alors que les fascistes sont à leurs trousses, Josep et ses camarades espagnols dont certains sont membres des Brigades internationales traversent les Pyrénées. Depuis Beget, ils franchissent le col de Malrems et arrivent en France « avec l’armée républicaine, avec mon unité »10 précise Josep. Un dessin – une colonne de réfugiés fuyant le franquisme – évoque cet épisode. Parmi ces milliers d’Espagnols traversant les Pyrénées, on distingue des civils et des militaires. À l’avant-plan de l’image, deux soldats blessés semblent épuisés. L’un d’eux, les yeux hagards, fixe l’objectif (Figure 4).
Figure 4 : Pasaje a Francia (date initiale 1936 ; date finale 1949).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24908.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Dans une telle situation, témoigner par le dessin s’avère difficile mais les scènes s’enregistrent à jamais dans sa mémoire. Quand on a les fascistes aux trousses (des avions surplombent la colonne de réfugiés), quand on est embarqué dans la débâcle de l’exil, dessiner n’est pas la préoccupation principale. Les présences de la borne frontière, d’une valise ouverte, d’un casque et d’un amoncellement d’armes synthétisent a posteriori les événements de la Retirada. Josep Bartolí dessine ici de mémoire. Si les événements ont bien imprégné sa rétine, ce dessin narratif, inscrit dans le continuum historique, ne voit le jour sur le papier que bien plus tard, lors de son exil mexicain.
Après sa traversée des Pyrénées, Josep arrive à Lamanère où, avec ses camarades, ils restent parqués comme des animaux plus d’une semaine dans une plaine gelée. Dans ses entretiens, Josep témoigne de sa première expérience dans les camps :
Lamanère, de l’autre côté, en France, près de la frontière. Un camp glacial, j’étais gelé… c’était un camp de transit et de là, ils nous ont amenés en camion jusqu’au camp de Rivesaltes. On dormait dans un froid glacial. On est resté là sans manger, sept ou huit jours. On était gardés par des soldats et des gendarmes… des soldats blancs, pas encore des soldats noirs. Ils nous faisaient tellement peur… ils nous mettaient ensuite au pas colonial. Ils nous appelaient les communistes, les rouges ! Les “Rojosˮ !
Encore une fois, dans les tourments de l’événement, pas le temps de dessiner, la survie l’emporte.
Josep va connaître le quotidien de nombreux camps d’internement comme ceux de Barcarès, de Saint-Cyprien, d’Agde… En mars 1939 au Barcarès, il réalise ses premières esquisses au crayon sur des bouts de papier, comme l’indique la date mentionnée sur les dessins conservés à New York. Pour tenir le coup psychiquement, l’artiste croque la vie quotidienne du camp : son besoin de dessiner s’est transformé en fonction vitale. Même si les motivations de Josep évoluent au fil du temps en fonction de son moral, dessiner représente un moyen d’enjamber les barbelés, de s’évader et de goûter à la liberté. Il s’agit de combattre le désarroi causé par la défaite, surmonter l’humiliation de l’internement et remédier au désœuvrement. Pour Josep comme pour d’autres camarades dessinateurs, il faut s’occuper, seule façon de ne pas sombrer dans cette maladie obsessionnelle appelée la « arientis », la psychose des barbelés. S’accrocher à un espoir, si fragile fût-il, était vital. C’est pourquoi, dans les camps, les réfugiés poursuivent l’action culturelle et éducative menée sous la République et on voit fleurir ce que les historiens appellent les « baraques de la culture » où étaient organisés des récitals de poésie, de chants… Si les activités artistiques et intellectuelles se multiplient, il est souvent difficile de les dissocier des activités proprement politiques comme en témoigne l’étude de brochures, tracts ou revues de cette période11.
Les esquisses et croquis de Josep Bartolí réalisés sur le vif et sans gomme révèlent au grand jour l’enfer quotidien des « indésirables ». Du Barcarès à Bram en passant par Agde, ses dessins plantent le décor des camps : barbelés, miradors, latrines, intérieur des baraquements, objets réalisés par les internés (Figures 5 à 10).
Figure 5 : Al Dr. Diego Ruiz (Hospital).
Encre sur carton (juillet 1940), dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n°2492
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 6 : Al Camarade Pere Sunyol.
Encre sur carton (date initiale 1936 ; date finale 1944), dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n°24 940.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 7 : Barracón (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24935
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 8 : Letrinas (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24924.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 9 : Intentaba salir (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24951.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 10 : Vida en el campo (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24928
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Josep réalise des vues documentaires mais dresse aussi les portraits de ses camarades qui le soutiennent en lui trouvant du matériel et le cachent quand il dessine :
Les dessins […] je les avais faits dans le camp de concentration au crayon […] je les cachais sous la chemise […] je les cachais comme je pouvais au Barcarès, ils sont même restés enterrés un mois sous le sable… ensuite, dans la maison de Mécheras, ils sont restés enterrés… je ne sais pas combien de temps… dans une cruche… avec des papiers qu’on m’avait également confiés durant la Résistance… pour ne pas que la police mette la main dessus….
La trace perpétuelle de l’histoire s’inscrit dans la chair et dans les traits des visages dessinés par Bartolí. Cette présence graphique traduit ainsi toute la souffrance de l’internement. Les corps deviennent miroirs de la réalité racontée. Les mutilations contiennent le souvenir de la guerre et Josep construit ses images à la manière d’un dessinateur de presse dénonciateur. Les réfugiés sont malades, affamés, les regards tristes et les attitudes résignées. Ici une main traverse les fils barbelés, une femme crie son désespoir, là, une autre femme victime d’un viol est prostrée et se cache le visage dans ses mains. Dans une autre image intitulée Petites satisfactions : un gendarme est empêtré dans les fils barbelés (Figures 11 à 13bis).
Figure 11 : Croquis réalisé en 1939.
Source : Carnet du bazar Pomiès conservé par la famille Cañameras.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 12 : Adiós Papá, 1944.
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24938.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 13 : Viol (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24953.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 13 bis : Pequeña safisacción.
Encre sur carton (date initiale 1939 ; date finale 1944), dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n°24 954.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Au final, la création artistique participe de la constitution d’une mémoire collective pour ceux qui ne peuvent s’exprimer.
Josep parvient à s’enfuir plusieurs fois :
De Rivesaltes12, je me suis enfui avec un groupe de dix ou quinze, de nuit… Il y avait une équipe de spécialistes espagnols qui avaient tout le matériel pour détecter les barbelés électriques […] On s’était mis d’accord avec eux, je ne me souviens plus comment. Les prisonniers politiques, on se réunissait la nuit dans un coin du camp […] y en avait certains […] quel nom on leur donnait déjà ? C’était ceux qui sifflaient pour nous avertir de la présence d’un soldat ou d’un gendarme.
Dans l’enfer des camps, Josep contracte le typhus : « je suis resté des jours et des jours avec une fièvre épouvantable. Je ne savais pas ce que j’avais, j’étais allongé dans une baraque à même le sol, avec une couverture. Sans manger, ni rien ». Josep n’est sauvé que grâce à l’aide de son ami Farinyes « mon grand ami de toute la vie […] Farinyes a vu passer un capitaine de l’armée française René Sidrove13, franco-catalan. Il avait vécu longtemps à Barcelone et avait joué au rugby avec l’équipe de la cité catalane […] Il me connaissait de nom. Farinyes savait qu’il était médecin, il est allé le voir en courant […]. Il faut savoir qu’il y avait aussi des médecins espagnols dans les camps. Tous les deux sont venus me voir à la baraque et voyant que j’étais en train de mourir, ils m’ont fait transporter dans la baraque du camp qu’ils appelaient l’hôpital (Figure 5). Et là, dans cette baraque-hôpital où certains mouraient, le docteur Mounis a fait pression pour qu’on me transporte à l’hôpital de Perpignan ». Ce témoignage confirmé par Ignasi Farinyes Gasalla14, descendant de Salvador Farinyes et ami de Josep, a imprégné la mémoire de l’artiste. Cet épisode tragique se perçoit dans certains dessins où Josep décrit les conditions d’hygiène déplorables des camps et notamment les baraques-hôpitaux :
Je suis allé à l’ancien hôpital militaire de Perpignan, qui ressemblait à un haras. C’était effrayant. Ils étaient des milliers en train de mourir. Ils étaient tous au sol […] C’était trempé, plein de pisse, de détritus. Il y avait de la paille, ils nous mettaient là […] et au mur, avec de la peinture noire, au-dessus de chaque malade, ils faisaient un dessin noir. La situation était telle qu’un jour, la Croix-Rouge internationale est venue faire une inspection dans cet hôpital. Sont arrivés deux généraux français en uniforme, un général suisse également en uniforme et la directrice de la Croix-Rouge internationale […] une femme grosse, pleine de médailles.
Ensuite dans son itinérance, Josep parvient à s’enfuir vers Paris où il réside dans un hôtel avec son frère Joachim :
Quim et moi vivions dans un hôtel à Montmartre […] rue Lepic […] la patronne de cet hôtel était amoureuse de Quim et elle me permettait de me cacher tout en haut de l’hôtel dans une petite chambre où elle cachait aussi son maquereau italien […] les Allemands et les Italiens sont entrés dans la guerre […] Les Parisiens ont alors commencé à pourchasser les Italiens à coups de trique […]. Dans les rues quand ils voyaient un Italien, ils le rouaient de coups de trique […] même les enfants […] Tout ça parce qu’ils étaient italiens […] en plus, avec le nom que je portais, Bartolí, tout le monde pensait que j’étais italien […] du coup, s’ils me chopaient, sans papiers et réfugié, c’était le coup de trique garanti […] avec ce nom-là […] tout allait contre nous. J’étais mort de peur.
Pendant cette période, il collabore avec Max Weldy, un scénographe reconnu du music-hall parisien des Folies Bergères et du Moulin Rouge autour d’un projet de spectacle sur Marco Polo. Mais, devant l’avancée des troupes allemandes, il doit quitter Paris pour le sud de la France. Là aussi les traces de ce parcours clandestin dans les camps puis vers Paris se lisent dans ses dessins (Figure 14).
Figure 14 : Solidaridad nacional.
Encre sur carton (date initiale 1939 ; date finale 1944), dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n°24 929.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Ainsi une composition où l’on voit un citoyen français aux traits immondes qui se goinfre à côté des camps et dont la carte d’identité dépasse de sa poche révèle la vie mouvementée de Josep à cette époque. Dans la partie supérieure gauche où l’on voit la situation dramatique des réfugiés espagnols sont évoqués les noms d’un certain nombre de camps par lesquels Josep et ses camarades ont transité. Un orage s’abat sur ce groupe d’hommes, de femmes et d’enfants prisonniers ligotés par des fers barbelés. À l’arrière- plan de ces corps cadavériques, la mer est le tombeau de mains menottées qui ont sans doute cherché à gagner un bateau, symbole d’espoir. En vis-à-vis, dans la partie supérieure droite, la petite vie tranquille des Français et notamment les Folies Bergères où Josep a travaillé. Devant l’Assemblée nationale à Paris, des policiers en vélo poursuivent un Espagnol sans visage. Un rat se cache dans les égouts.
Josep, arrêté en 1940-1941, est interné « dans un camp de concentration, il était terrible celui-là […] c’était le camp de Bram ». Il dessine dans un carnet du Grand Bazar Pomiès (Bram), aujourd’hui la propriété de Jaume Cañameras. Dans ce carnet se lit la matérialité historique (Figures 15 et 16).
Figure 15 : Gonzalez Salgar (camp du Barcares, septembre 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24934.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 16 : Croquis réalisé en 1939.
Source : Carnet du bazar Pomiès conservé par la famille Cañameras, image extraite du film Bartolí le dessin pour mémoire de Vincent Marie. On y voit une brûlure de cigarette.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
On y voit des trous dans le papier très certainement causés par des brûlures de cigarette. Ce camp est « le dernier par lequel je suis passé, et duquel on a encore réussi à s’enfuir […] » précise Josep. Il se cache alors à Chartres, Orléans puis à Bordeaux, où il espère embarquer pour le Mexique :
D’Orléans, nous sommes arrivés à La Ferté. On nous avait dit qu’il y avait un bateau à Bordeaux qui accueillait tous les réfugiés espagnols. Il nous attendait dans le port avec l’autorisation des Allemands. Mais, ce n’était pas vrai. Nous sommes arrivés à Bordeaux, et quand nous avons vu à quel point la situation était dangereuse (à ce moment ce n’étaient pas les Allemands qui étaient dangereux mais les fascistes français), nous sommes allés dans un village à côté de Bordeaux. Là-bas, la police belge nous a arrêtés et nous a emprisonnés dans un petit camp que l’on disait d’attente15.
Par la suite, Josep échappe plusieurs fois à des arrestations avant d’être capturé par la Gestapo près de Lyon. Il devait alors être envoyé au camp nazi de Dachau mais parvient à sauter du train. Il échappe une nouvelle fois à une mort programmée : « En 41, je me suis échappé d’un train rempli de Juifs qui allait au camp de Dachau […] On a sauté du train, croyant qu’on était loin de Lyon, mais on était à côté, à un kilomètre… ».
Recomposer l’histoire : le dessin, espace de représentation au service de la mémoire
En 1942, Josep réussit finalement à embarquer depuis le port de Marseille sur le Lyautey en direction de l’Afrique du Nord :
C’était terrible […] ensuite avec le Lyautey […] à Marseille […] il y avait plus de désordre mais plus de sécurité […] chance qu’il y avait Tarradellas […] il m’a aidé à monter sur le bateau, je n’avais pas de papiers pour monter à bord […] Tarradellas, c’est lui qui m’a attrapé par le bras et on est monté ensemble… Ce bateau s’appelait le Lyautey, du nom du maréchal Lyautey… Ce bateau m’a amené à Casablanca….
Après quelque temps passé à Casablanca et un long périple à bord du bateau portugais Le Nyassa, il débarque à Veracruz au Mexique en novembre 1942. Pendant son séjour mexicain, il côtoie des compatriotes catalans exilés comme lui et d’autres artistes. Il fréquente Bosch, Anna Murià, Agustí Bartra, Enric Adroher, Vladimir Kiblachich Rusako dit « Vlady ». Un réseau d’artistes, d’intellectuels et d’hommes politiques se constitue alors. Il s’intègre ainsi à ce petit monde et fait notamment partie de l’entourage de Diego Rivera et de Frida Kahlo, avec laquelle il entretient une liaison. L’activité est effrénée et les liens artistiques et d’amitié avec ce cercle vont survivre à jamais. Ses dessins sont exposés au palais des Beaux-Arts. Au Mexique, en 1944, avec l’aide de son ami le journaliste Narcís Molins i Fàbrega (qui lui avait permis de rencontrer Frida Khalo), Josep publie Campos de concentración 1939-4…, un ouvrage documentaire qui témoigne de son expérience concentrationnaire : « je suis venu en Amérique seulement pour écrire mon livre. C’est un devoir que j’ai envers ces yeux vitreux de moribonds, qui tant de fois m’ont demandé de raconter pour qu’un jour on sache comment ils trouvèrent la mort dans ces baraques en bois pourri, sous la cruauté des gendarmes », écrit-il dans ses entretiens avec Cañameras. Dans cet opus, il s’inspire des dessins réalisés dans les camps, les recompose et produit un « espace iconographique mémoriel » pour prendre le lecteur à témoin. Mais Josep avait aussi pris beaucoup de notes et il était alors question d’accompagner ses dessins par un texte rédigé en trois langues (français, catalan et espagnol) :
À Mexico il y avait des Français du parti socialiste français… et ce Soustelle qui a ensuite été fasciste16… il avait été gouverneur en Algérie. Il était avec nous… et quand il a lu mon texte, il a dit : c’est pas possible… c’est trop fort comme texte… c’est pas le moment pour parler de ce sujet… Et du coup, ils ont dit que ce serait Molins qui le ferait le texte… comme c’était Molins, j’ai été d’accord….
Dessiner un traumatisme, c’est se poser la question de la représentation de la mort. L’étude des tableaux ou des gravures de Goya peut, à cet égard, apporter un éclairage intéressant sur l’art de Bartolí. Il est important de noter que les œuvres recomposées pour l’édition de son livre Campos de concentración, font surgir du passé une forme de narration visuelle historique. Les messages véhiculés par les croquis sont parfois doubles. En effet, au-delà du simple témoignage, Bartolí cherche à exprimer quelque chose de plus profond : l’évidence d’un traumatisme. On peut y percevoir à plusieurs reprises un exercice de recomposition. Fruit d’un imaginaire historique fragmentaire que Bartolí a certainement vu et vécu, la force de l’image de l’arrivée dans les camps s’inscrit dans sa reconstitution. Josep se manifeste ici comme un véritable reporter-dessinateur. Une femme allaite son enfant sous la surveillance d’un gendarme, des soldats surveillent l’arrivée des internés et à l’arrière-plan, près de la mer à l’intérieur du camp, nous pouvons observer une bastonnade (Figure 17).
Figure 17 : Llegada (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24922
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Cette image-icône est la synthèse de plusieurs croquis sans doute réalisés sur place par Josep Bartolí lui-même. En effet, dans le fonds d’archives de la famille Bartolí, deux calques différents, celui du gendarme et celui de la jeune femme avec son bébé, ont vraisemblablement aidé à la recomposition a posteriori de l’image éditoriale du livre Campos de Concentración. Dans cet ouvrage, nous pouvons considérer des dessins de taille et de nature différentes qu’il est possible de classer par thématique :
- L’un des principaux thèmes représente la vie quotidienne dans les camps et regroupe différentes scènes. Cette thématique permet d’imaginer une journée dans les camps.
- Un second thème englobe l’ensemble des croquis des vues de camps. Grâce à ces images, il est possible de reconstituer l’intérieur des baraquements. Ces dessins révèlent l’univers concentrationnaire dans lequel vivent les internés et traduisent graphiquement l’étouffement, l’entassement et la surpopulation des prisonniers (Figures 18, 19 et 19 bis).
Figure 18 : Distracciones (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24933.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 19 : Alambrada (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 19 bis : Vista Del campo (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24927.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
- Une troisième thématique consacrée à des portraits individuels d’hommes et de femmes. De ces quelques coups de crayon surgit l’immortalité collective de dizaines de camarades. Ces visages dessinés sont autant d’hommages rendus aux victimes. Ces figures échappent à l’anonymat dans lequel les a plongées l’univers concentrationnaire. Ce qui frappe alors dans les dessins de Josep Bartolí, ce sont les regards des survivants. Des regards exorbités, des regards d’outre-tombe qui s’inscrivent dans « ce regard caméra » qui témoigne d’un point aveugle de l’histoire explique Antoine De Baecque dans une réflexion sur les archives visuelles (notamment cinématographiques) du xxe siècle (De Baecque, 2008 : 27) (Figure 20).
Figure 20 : Soldado (date initiale 1939 ; date finale 1944).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24925.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
- À l’opposé, force de la caricature, Josep croque aussi ses oppresseurs. Il ne dessine pas un ennemi mais le représente à dessein politique. La caricature de Bartolí emprunte ici ses références à l’univers animalier. Les gendarmes, grotesques, sont des chiens, des cochons qui adoptent même parfois un faciès simiesque (Figures 21 et 22).
Figure 21 : Caza al español (date initiale 1936 ; date finale 1939.
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24948.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 22 : Barcarès, septembre 1939.
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24931.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Chaque dessin se fait représentation. Véritables clichés de l’horreur concentrationnaire, il dévoile avec vigueur une réalité crue et accablante. Si le dessin semble rendre plus « supportable », l’expérience concentrationnaire, la preuve photographique ou filmique possède, dans l’acte machinal de son enregistrement, quelque chose d’intolérable. Le privilège de l’art graphique est d’être à la fois irréfutable et innocent : son témoignage n’est ni complaisant ni indifférent. Ceux de Bartolí doivent toutefois être considérés comme des clichés pris avec ses yeux et que ses mains traduisent sur le papier.
En 1945, il s’établit à New York où il peint et expose. Artiste reconnu, il côtoie Mark Rothko, Charles Pollock et Willem de Kooning. Si Josep se consacre essentiellement à la peinture et au cinéma hollywoodien pour lequel il devient scénographe, il dessine également pour des revues comme le New York Holiday, le supplément du Saturday Evening Post. Mais ce qui nous intéresse ici est son projet Calibán. Il est intéressant de noter que ses dessins et ses textes n’ont trouvé d’éditeur ni au Mexique ni à New York en raison de son contenu subversif, raison pour laquelle Calibán n’a été publié qu’en 1972 à Paris par Ruedo Ibérico. Dans cet ouvrage, Bartolí évoque son expérience traumatique des camps d’internement français. À la lumière d’un style plus abstrait inspiré du cubisme de Picasso et selon la technique du collage, il reprend, recompose, redessine les contours d’images choisies au sein de son propre corpus. D’ailleurs la phrase d’exergue de l’introduction de l’ouvrage est programmatique : « la guerre civile espagnole nous a légué Franco. Mais elle nous a aussi légué le Guernica de Picasso » (Bartolí, 1972 : 8). Si Calibán est un personnage de fiction vil et monstrueux inspiré notamment de la pièce de théâtre La tempête de William Shakespeare17, sa noirceur est évoquée dans les traits et le style de l’artiste. Ainsi, à l’aune de ces considérations, nous redécouvrons la puissance des dessins de Bartolí (Figures 23 et 24).
Figure 24 : Viol (date initiale 1936 ; date finale 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24903.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Le noir et blanc et la technique du collage permettent d’organiser ses créations par la combinaison d’éléments de nature diverse. C’est alors l’occasion pour Josep d’étendre le répertoire des signes qui pouvaient être mis en jeu pour dénoncer la dictature et les violences de la guerre d’Espagne. Dans cette perspective surréaliste, il reprend certains motifs de Campos de concentration comme la fureur de la guerre (bombardements, violences, viols…) ou la caricature des gendarmes… (Figures 25 à 29).
Figure 25 : Hospitalidad francesa (date initiale 1936 ; date finale 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24909.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 26 : Vive la France (septembre 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24936.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Figure 28 : Bombardeo civil (date initiale 1936 ; date finale 1939).
Dessin conservé aux archives historiques de la ville de Barcelone sous la côte AHCB3-235/5D.19, n° 24899.
©Bartolí, Campos de concentración (1939-194…), avec l’aimable autorisation de la famille.
Le dessinateur modèle son « propre Guernica » et s’amuse avec les détails de ses images. Par exemple, la présence d’un chien tenu en laisse ou disposé sur les genoux d’un geôlier cohabite avec celle d’internés derrière les barbelés. Ce motif permet ainsi de dénoncer le traitement infligé aux réfugiés (Figure 30).
Avec Calibán, Josep précise la noirceur des contours de son traumatisme. Le dessinateur dénonce ainsi les drames et les angoisses de l’internement usant d’une caricature grinçante à la modernité de trait déconcertante : « l’idée est plus importante que la peinture ou le dessin… J’ai besoin d’expliquer quelque chose et comme je n’ai pas d’autre langage je dois l’exprimer avec ce que j’ai, le dessin et la peinture, mais en sacrifiant les canons artistiques, en oubliant le classicisme plastique des lois qui régissent la peinture » avoue Josep Bartolí lui-même. En 1977, deux ans après la mort de Franco, Josep revient en Catalogne. Alors qu’il perd progressivement la vue, la fin de sa carrière artistique se caractérise par une abondante création d’illustrations littéraires et de caricatures politiques pour Ibérica, España Libre et Mundo… Mais si son œuvre est devenue polymorphe, elle demeure toujours empreinte d’un engagement politique, comme le souligne la série de dessins18 réalisés sur les taureaux, allusion probable à l’instrumentalisation de la tauromachie par le franquisme19. Josep Bartolí meurt à New York en 1995.
En guise de conclusion
Le xxe siècle est marqué par de nombreux antagonismes qui ont permis l’instauration de régimes despotiques provoquant des périodes traumatisantes pour une grande part de la population. En Europe, le franquisme a été une des plus longues dictatures à la suite d’une violente guerre civile. Or il apparaît que les cicatrices de ce conflit n’ont pu être totalement refermées. Aujourd’hui, le silence sur le traumatisme de la dictature de Franco et des camps d’internement du sud de la France est réinterrogé par les nouvelles générations. C’est pourquoi l’étude des dessins de Josep Bartolí permet sans doute de mieux comprendre les relations complexes et révélatrices qui se nouent, chez lui, entre imagination, mémoire et perception intime. Les créations de Josep Bartolí, témoin de son temps, portent les empreintes précieuses et imprescriptibles des événements tragiques du xxe siècle. Citons ici l’historienne de l’art Pilar Parcerisas :
[I]l n’a pratiquement jamais été un artiste dans son atelier. Il a été un artiste et une valise, un créateur en exil, sur les terres de tout le monde et de personne, un créateur dans un non-lieu. Il avait perdu le sien et il ne l’a jamais retrouvé20.
C’est donc sur la feuille ou la toile que Bartolí a trouvé le lieu où il pouvait déposer ses fêlures et ses névroses. Avec Campos de concentración 1939-194…, l’artiste catalan met en image son expérience de l’Histoire. Il dessine de manière saisissante l’épreuve concentrationnaire, suite à la Retirada, là où peu d’images photographiques ou filmiques subsistent.