Introduction
Avec l’effondrement de l’URSS en 1991, la Russie, principalement pays d’émigration durant la période soviétique, est progressivement devenue un pays d’immigration (Mkrtchian, 2007). En 2020, selon les Nations unies, la Russie se classait au premier rang européen et au quatrième rang mondial pour le nombre d’immigrants en valeur absolue, avec 11,58 millions de personnes, représentant 7,9 % de sa population totale. Le nombre de migrants travaillant de manière informelle (sans déclaration officielle) a, selon les années, été deux à trois fois supérieur aux chiffres officiels (Florinskaïa, 2017).
Bien que cette migration – principalement de travail et issue de l’espace postsoviétique – existe depuis trois décennies, la politique migratoire russe, les représentations médiatiques et les discours politiques restent contradictoires (Galstyan, 2023). Hors des périodes de forte attention médiatique, les migrants sont souvent invisibles ou représentés sur le mode humoristique, comme en témoignent les personnages de Ravchan et Djamchout, travailleurs tadjiks de la série télévisée Nacha Russia (« Notre Russie »). En revanche, lors des phases d’intense attention politique, les discours des médias régionaux, réseaux sociaux et autorités locales deviennent fréquemment hostiles, parfois xénophobes, associant les migrants à des comportements perçus comme criminels (trafic de drogue, agressions sexuelles). Paradoxalement, simultanément, les autorités fédérales et médias nationaux promeuvent ce qu’on appelle le « multiculturalisme à la russe », valorisant la diversité culturelle des peuples de l’ex-URSS (Braux, 2009).
Ce paradoxe n’est qu’apparent. Le modèle de l’espace public dans la Russie contemporaine (Kiriya, 2012), inspiré du cadre conceptuel habermassien (Habermas, 1991), repose sur une logique de coexistence de sphères sociales distinctes. Outre l’espace public officiel dominant – composé principalement de la presse nationale et des partis institutionnels – existe un espace public « parallèle » incluant notamment les médias socionumériques (Kondratov, 2015). Bien que partiellement reconnu par l’État, cet espace est investi tant par des acteurs d’opposition que par des éléments proches du pouvoir. Il remplit une double fonction : réservoir d’idées et de représentations pour l’espace dominant d’une part, interface entre sphère publique et privée d’autre part, facilitant ainsi la pénétration des discours officiels dans l’intimité sociale.
Hohmann (2019) analyse la stratégie médiatique et politique postsoviétique comme marquée par un repli identitaire et une obsession de la « nation », réponse au traumatisme persistant de l’effondrement de l’URSS. Cette lecture rejoint celle de Carof, Hartemann et Unterreiner (2015), qui voient dans les tensions avec les anciennes républiques soviétiques, particulièrement l’Ukraine, l’expression de conflits identitaires liés à la redéfinition des frontières nationales. Le conflit russo-ukrainien initié le 24 février 2022 représente l’aboutissement de ces dynamiques. Ce contexte guerrier a provoqué une rupture dans la visibilité traditionnelle des migrants (Wihtol de Wenden, 2022), révélant de nouvelles modalités de représentation et mettant au jour des logiques structurelles. Cette « visibilité militaire » des migrants en période de conflit constitue une phase déterminante dans la construction identitaire postsoviétique.
Les questions que nous explorons sont les suivantes : quelles figures de migrants deviennent visibles dans le contexte de la guerre entre la Russie et l’Ukraine ? Comment ces différentes figures donnent-elles lieu à des logiques de visibilité distinctes dans ce contexte spécifique ? Quelle est la contribution des médias numériques, en particulier de Telegram, à la construction de la visibilité des migrants durant cette guerre ?
Pour analyser la question de la visibilité, notre approche s’appuie sur les travaux en sociologie de la migration (Mazella, 2014), ainsi que sur les études portant sur la construction de la figure de l’« Autre » migrant dans les sociétés contemporaines. Le concept de l’« Autre » trouve ses racines dans les réflexions du psychanalyste français Jacques Lacan (1981), pour qui il représente l’altérité, l’extériorité et la différence par rapport au sujet. Il ne désigne pas seulement un individu distinct, mais aussi un sujet symbolique, construit par le langage, la culture et les normes sociales. C’est dans cet espace symbolique – en partie façonné par les médias – que le sujet se constitue.
Selon Wihtol de Wenden (2022), les discours et représentations associés à la figure de l’« Autre » s’efforcent de tracer une frontière, souvent perçue comme protectrice, entre le groupe désigné comme le « Nous » et l’« Autre ». Pour Pece et Mangone (2017), dans le contexte instable et incertain des migrations, l’« Autre » est perçu comme une menace, une « cible symbolique », dans la mesure où les comportements des individus se structurent à partir des perceptions qu’ils élaborent de cet « Autre », en tenant compte à la fois du contexte socioculturel d’appartenance et des valeurs de référence qu’ils attribuent à leur interlocuteur et à l’interaction.
Carof, Hartemann et Unterreiner (2015) soulignent que plusieurs crises récentes ont remis en question la définition de l’identité, interrogeant les significations du « Nous » et de l’« Autre » – des notions qui ne sont ni évidentes ni universellement partagées. Dans le contexte de la guerre, la figure du migrant incarne cet « Autre », « à la marge et stigmatisé », permettant de définir qui « Nous » sommes, avec qui « Nous » sommes, et pourquoi.
Dans l’espace postsoviétique, un groupe de chercheurs du Centre analytique Levada (Doubine, 2005 ; Goudkov, 2005, 2007, 2013 ; Goudkov et Pipiya, 2018 ; Levada, 1993) a, depuis le début des années 1990, mené des recherches sur la construction de la figure de l’« Autre » migrant. Goudkov et Doubine soutiennent que cette figure remplit une double fonction au sein de la société postsoviétique : d’une part, elle permet de tracer une frontière entre ceux qui sont perçus comme appartenant à la majorité – le « Nous » – et les « non Nous », l’« Autre » ; d’autre part, cette société se définit elle-même à travers l’acceptation ou le rejet de ce « non Nous ».
Pour cette recherche, nous nous concentrons sur l’analyse des contenus publiés par les blogueurs prorusses militaires (les Z1-blogueurs) sur la plateforme de messagerie instantanée chiffrée Telegram. À l’automne 2023, au démarrage de notre étude, Telegram comptait 605 000 chaînes et 55 500 groupes actifs en Russie, avec une audience cumulée de trois milliards de vues. Dans un contexte où les médias d’opposition, tels que Novaïa Gazeta, Radio Écho de Moscou, et la chaîne de télévision Dojd, ont été fermés, et où l’accès à des médias non étatiques russes à l’étranger, tels que Meduza.io, a été bloqué, de même que les réseaux sociaux comme Instagram, Facebook et X-Twitter, Telegram est devenu une des principales sources d’information sur la guerre en Ukraine, tant pour les Russes et les Ukrainiens que pour les médias occidentaux. Notre choix de focaliser l’analyse sur les canaux Telegram pro-pouvoir s’explique par la faible couverture du thème des migrants par les chaînes des médias et rédacteurs d’opposition.
La méthodologie de cette étude repose sur une analyse de contenu portant sur 23 chaînes progouvernementales actives sur Telegram, observées sur une période allant du 1er septembre 2023 au 1er septembre 2024. Le corpus se compose de 183 publications contenant les mots-clés migrant, migration, immigrant et immigration. Ces chaînes ont été réparties en trois catégories : (1) les chaînes émanant des médias traditionnels dominants ; (2) celles animées par des experts ou journalistes identifiables ; et (3) les chaînes anonymes.
L’analyse de contenu permet de faire émerger trois figures symboliques du migrant dans l’espace public, telles qu’elles sont construites dans le contexte de la guerre. Ces figures, que nous présentons et analysons dans la section suivante, révèlent différentes logiques de visibilité et de représentation à l’œuvre dans les discours médiatiques étudiés.
Migrant périphérique, l’« Autre » qui diffère du « Nous » et sa visibilité négative
La figure du « migrant périphérique » est principalement incarnée par les ressortissants des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, telles que le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Ces territoires demeurent, dans l’imaginaire collectif russe, associés à la périphérie de l’ancien empire soviétique. À la suite de l’effondrement de l’URSS, les migrations en provenance de ces pays vers la Russie s’intensifient, motivées essentiellement par des considérations économiques, notamment le chômage structurel élevé dans les pays d’origine. Ces migrants s’installent majoritairement dans la capitale et les grandes villes, attirés par des opportunités d’emploi, bien que souvent cantonnés à des secteurs précaires et peu valorisés.
En investissant ces niches économiques marginalisées, ces migrants deviennent fréquemment les cibles de discours stigmatisants, qui alimentent des tensions sociales et des sentiments de frustration au sein de la population russe. La guerre en Ukraine n’a pas donné naissance à cette figure du « migrant périphérique » ; elle s’inscrit dans une construction discursive amorcée dès les années 1990, soutenue à la fois par les politiques migratoires et les représentations médiatiques, qui ont contribué à ancrer une perception de ces migrants comme étrangers, culturellement et ethniquement éloignés, perçus comme une menace pour l’intégrité des valeurs et de l’identité de la communauté nationale.
Selon Lev Goudkov (2007), les difficultés rencontrées par la société russe postsoviétique dans la construction d’une identité collective stable ont conduit à l’émergence d’une identité négative, reposant sur l’hostilité envers l’extérieur, la méfiance vis-à-vis des anciennes républiques soviétiques et une xénophobie tournée vers l’intérieur, en particulier envers les migrants. Dans cette perspective, les attitudes xénophobes jouent un rôle de « colle sociale », fédérant la société autour d’un rejet commun, mais freinant en retour son développement et la complexification de ses structures sociales. L’identité russe se construit ainsi, dans une large mesure, par opposition à cet « Autre » migrant, conçu comme différent du « Nous » collectif. Goudkov et Kipija (2018) qualifient ce phénomène de mécanisme archaïque de défense de l’identité collective, visant à préserver les mythes fondateurs et les valeurs perçues comme essentielles face au risque de dilution par le contact avec des figures perçues comme « étrangères ».
Les discours diffusés par les chaînes Telegram analysées contribuent à la construction d’une représentation stéréotypée du « migrant périphérique » comme figure déviante, en rupture avec les normes éthiques et les valeurs morales de la société russe. Ces migrants sont fréquemment décrits comme s’attaquant aux membres les plus vulnérables de la population, tout en étant systématiquement mis en échec par des citoyens russes qualifiés de « véritables », incarnant le courage et la dignité, y compris à un âge avancé.
Ainsi, la chaîne Pravdivosti (dont le nom dérive du mot tchèque pravdivost, signifiant « vérité ») rapporte, dans une publication datée du 25 octobre 2025, qu’un homme de 72 ans aurait « maîtrisé un migrant qui avait volé le téléphone d’un écolier » dans la ville de Chchyolkovo, située dans la région de Moscou, grâce à une « projection spectaculaire ». Un autre exemple, rapporté par la même chaîne le 7 novembre 2023, relate un incident survenu à Togliatti (région de Samara), où « un wahhabite tadjik serait monté dans un bus avec deux autres migrants et aurait commencé à insulter les passagers, majoritairement des retraités et des enfants ». Selon ce récit, après qu’une femme leur ait fait une remarque, « le Tadjik aurait répondu en l’insultant ». La chaîne souligne qu’elle a déjà relayé « des centaines, voire des milliers » de situations similaires, inscrivant ces récits dans une narration récurrente qui tend à essentialiser la figure du migrant comme délinquant, tout en exaltant la résilience morale des citoyens russes. Cette rhétorique contribue à la naturalisation d’un clivage symbolique entre le « Nous » national et l’« Autre » migrant, renforçant les dynamiques de stigmatisation et d’exclusion dans le discours public.
Confrontées à des pertes massives dès le début du conflit, ainsi qu’à une résistance croissante et des contestations liées à la mobilisation2 (Gloriozova, 2024), les autorités russes ont été contraintes d’élargir leurs stratégies de recrutement afin de compenser ces pertes et de contenir le mécontentement. Un décret signé par Vladimir Poutine en septembre 2022 a simplifié l’accès à la nationalité russe pour les ressortissants étrangers s’engageant dans les forces armées pour une durée minimale d’un an, à condition d’avoir participé (ou de participer) à des « opérations militaires » pendant au moins six mois. Il demeure difficile d’évaluer précisément le nombre de migrants ayant acquis la citoyenneté russe dans ce cadre depuis l’automne 2022 et ayant été déployés dans le conflit en Ukraine. Selon les données officielles du ministère russe de l’Intérieur, plus de 106 000 étrangers ont obtenu la nationalité au premier trimestre 2023, une majorité étant originaire des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, avec près de la moitié issue du Tadjikistan. En juin 2024, Alexandre Bastrykine, président du Comité d’enquête russe, a annoncé que plus de 30 000 de ces nouveaux citoyens n’avaient pas rejoint le service militaire, précisant qu’environ 10 000 d’entre eux avaient néanmoins déjà été envoyés dans la zone de l’« opération militaire spéciale ».
Bien que ces migrants soient désormais citoyens russes et participent activement, pour certains, à l’effort de guerre, leur engagement ne modifie pas fondamentalement les perceptions négatives les concernant. Au contraire, le contexte de guerre semble renforcer et accélérer les dynamiques de rejet, en exacerbant les stéréotypes associés à la figure du « migrant périphérique ». La militarisation de ces migrants, qui occupe une place historiquement prestigieuse dans l’imaginaire social russe – l’armée, aux côtés de l’Église, étant l’une des institutions les plus valorisées (Goudkov, Pipiya, 2018) –, engendre une forme de dissonance symbolique. Ces figures traditionnellement reléguées à des fonctions subalternes dans l’espace social apparaissent désormais, au moins symboliquement, comme les égales des soldats russes, provoquant des tensions liées à la transgression de l’ordre social établi.
Dans les discours des chaînes Telegram analysés entre septembre 2022 et septembre 2024, les migrants naturalisés sont fréquemment accusés de chercher à échapper à leurs obligations militaires, tout en bénéficiant des prestations sociales offertes par l’État russe. Ils sont ainsi décrits comme profitant du système sans en assumer les devoirs, ce qui alimente une rhétorique de suspicion et de trahison. Par exemple, la chaîne Poulia (« La balle »), dans une publication datée du 21 décembre 2023, affirme que les migrants ne seraient présents en Russie que « pour les allocations », exprimant leur mécontentement face à une réforme du capital maternité, désormais réservé aux enfants nés en Russie. Selon cette même source, certains envisageraient même de quitter le pays. D’autres récits vont plus loin, accusant les migrants de tirer profit de l’absence des hommes russes mobilisés au front pour cibler leurs familles. Le 21 octobre 2023, la chaîne Mash rapporte qu’un « gang de migrants azerbaïdjanais à Saint-Pétersbourg » aurait harcelé la famille d’un combattant du bataillon de volontaires « Española », Mikhaïl « Pitbull » Turkanov, après que celui-ci ait exprimé des critiques à l’égard d’une communauté ethnique. Selon cette source, les coordonnées de ses proches auraient été diffusées dans des groupes de discussion azerbaïdjanais.
Dans l’ensemble, les migrants apparaissent dans ces récits de guerre comme des figures anonymes, souvent représentées en masse, sans visages ni caractéristiques individualisantes. Cette dépersonnalisation contribue à leur représentation comme une menace collective, omniprésente et difficilement saisissable. Le 3 décembre 2023, la chaîne Rousskaïa Doucha (« L’âme russe ») évoque ainsi un « acte de vandalisme » survenu à Saratov, où des adolescents auraient recouvert de neige le « feu éternel » et partagé les images en ligne. La chaîne insiste sur le fait que l’un des jeunes était masqué, rendant l’identification du site difficile, ce flou étant implicitement associé à une menace exogène et potentiellement migrante. Les auteurs des chaînes Telegram proposent différentes stratégies de passage à l’action immédiate face à cette figure « négative » du migrant périphérique, allant des formes faibles, comme la responsabilisation pour les migrants (qui constitue une réaction « douce » envers la migration si les migrants manifestent une adhésion à la culture russe), jusqu’aux formes plus fortes et violentes, telles que la dénonciation des migrants ayant la nationalité russe pour les envoyer à la guerre ou participer à des raids anti-migrants. Par exemple, une photo d’un poster collé sur le tableau d’affichage d’un immeuble dans la banlieue de Moscou, reproduite par un canal Telegram, appelle les résidents à vérifier si leurs voisins migrants sont recherchés pour mobiliser militairement. Cette affiche reproduit celle de la Grande Guerre patriotique intitulée « La Mère-Patrie appelle ! », créée par l’artiste Irakli Toidze en 1941. L’image de la « Mère-Patrie » est devenue par la suite l’une des représentations les plus répandues de la propagande soviétique. En reproduisant cette affiche, l’usager de Telegram appelle directement à l’action, à dénoncer les migrants de nationalité russe qui refusent de prendre part à la guerre. Plusieurs dizaines de publications de notre corpus évoquent des opérations de contrôle menées par des « volontaires » de mouvements de jeunesse russes en collaboration avec les forces de l’ordre, ciblant les migrants dans la région de Moscou. Par exemple, la chaîne Poulia rapporte que, le 18 novembre 2023, plus de 250 migrants illégaux ont été arrêtés à la ville de Reutov (région de Moscou). De plus, des convocations militaires ont été remises aux migrants n’ayant pas été enregistrés pour le service militaire et ayant obtenu des passeports russes. Depuis avril 2024, débute l’examen de plusieurs lois renforçant le contrôle de l’immigration légale et la répression de la migration illégale. En octobre 2024, la Douma d’État a commencé à examiner des initiatives destinées à lutter contre « l’immigration illégale ». Ces mesures portent sur la lutte contre les mariages fictifs entre Russes et étrangers, ainsi que sur la possibilité de confisquer les biens des organisateurs de l’immigration illégale. Le fait de posséder une nationalité autre que russe et de séjourner illégalement en Russie pourrait être considéré comme une circonstance aggravante pour les crimes et délits. La période de guerre a joué un rôle catalyseur dans le processus de marginalisation de l’« Autre » migrant issu des périphéries. Elle a intensifié son exclusion du socle identitaire russe postsoviétique en accentuant la démarcation entre le « nous » russe et les « autres », perçus comme des migrants périphériques. Cette dynamique reflète une instrumentalisation du conflit pour consolider une distinction identitaire fondée sur l’altérité.
Migrant proche et sa visibilité intégratrice, l’« Autre », semblable au « Nous »
La visibilité de ce migrant type revêt une importance capitale dans la construction de l’identité postsoviétique, remplissant ce que Kossov (2022) appelle une « fonction intégratrice » au sein du modèle identitaire. Dans les discours des autorités et des médias dominants, l’État-nation russe est défini par le concept de « nation pluriethnique » qui implique le respect de la diversité ethnique et de l’égalité entre les peuples au sein du territoire russe, à condition que cette diversité demeure dans les limites d’un cadre patriotique défini par le modèle identitaire.
La figure du « migrant proche » inclut initialement les représentants des 190 peuples vivant déjà sur le territoire de la Russie contemporaine, tels que les Yakoutes, Altéens, Khakasses, Kabardes, Adygués, Circassiens, ainsi que les Tchétchènes, Ingouches, Avariens, Lesghiens et Ossètes, parmi lesquels figurent les peuples autochtones et les petites communautés indigènes. Les défis entourant cette catégorie sont complexes, car elle ne correspond pas à la définition scientifique classique du migrant. Ces ethnies résident en Russie et possèdent la nationalité russe, mais elles sont néanmoins perçues comme un groupe de « migrants internes ». Cette perception découle de leur faible visibilité médiatique, qui se limite généralement aux contextes de guerre, et de leur confinement dans des « ghettos informationnels » (Kiriya, 2007), en dehors de l’espace médiatique dominant. De plus, ces groupes quittent rarement leurs territoires de résidence, ce qui limite les interactions avec la population majoritaire russe. Cependant, pour ces « migrants proches et internes », souvent invisibles médiatiquement en temps de paix, leur participation aux conflits armés constitue une traversée des frontières de la visibilité.
Pendant la guerre en Ukraine, Telegram a activement contribué à la promotion de l’acceptation de l’« Autre », notamment du « migrant proche », souvent négligé dans le traitement médiatique quotidien ou temporairement isolé des Russes par des frontières de visibilité. Notre analyse révèle une glorification de cette figure, où ces migrants démontrent leur proximité avec le peuple russe à travers leur participation aux combats, leurs exploits héroïques sur le champ de bataille. Par exemple, entre mars et mai 2022, plusieurs chaînes Telegram, dont SolovievLive (8 mai 2022), ont diffusé un discours de Vladimir Poutine faisant suite à une réunion avec le Conseil de sécurité. Poutine y cite l’exemple de Nourmagomed Hadjimagomedov, un soldat d’origine daghestanaise et membre de l’ethnie lak, pour illustrer une vision intégratrice des « autres proches » au sein de la nation russe. Selon Poutine, Hadjimagomedov a « dirigé ses hommes avec assurance, protégé ses subordonnés et, malgré une grave blessure, combattu jusqu’à la fin, se sacrifiant avec une grenade pour éliminer les combattants ennemis qui l’encerclaient ». Il conclut par une formule destinée à renforcer la visibilité des « migrants internes » : « Je suis un homme russe. […] Mais lorsque je vois de tels actes d’héroïsme, je veux dire : « Je suis Lak, Daghestanais, Tchétchène, Ingouche, Russe, Tatar, Juif, Mordve, Ossète ». Cette déclaration vise à promouvoir l’unité nationale et la diversité ethnique, tout en valorisant l’héroïsation des soldats issus des minorités dans les opérations militaires. Un autre exemple, daté du 26 décembre 2023, provient du canal Telegram « Idi i smotri » (Viens et vois), qui présente un soldat nommé « Edgar Murzagaliyev », désigné comme « le tireur d’élite principal du 3e détachement du Mouvement volontaire russe » BARS ». La publication met en avant ses compétences, expliquant qu’il a « rapidement repéré le mouvement des forces ukrainiennes, permettant de repousser plusieurs attaques et de maintenir les positions stratégiques ». Bien que ses origines ne soient pas explicites, elles peuvent être déduites de son nom.
Ces migrants proches sont représentés de manière héroïque, leurs noms exposés et leurs histoires narrées, renforçant ainsi leur visibilité. Celle-ci découle non seulement de leur engagement militaire, mais aussi de leur mise en scène à travers des photographies statiques, où ils apparaissent entourés de symboles militaires et nationaux, tels que des drapeaux et des insignes de pouvoir. Si leurs origines ethniques ne sont pas directement abordées, elles peuvent être devinées à travers leurs noms et prénoms. Cependant, dans ces représentations, les migrants proches ne prennent pas la parole en tant qu’individus autonomes, et ne sont jamais montrés en groupe, malgré leur rôle de plus en plus visible dans la narration médiatique.
De manière analogue, cette figure inclut les ressortissants de la Biélorussie et de l’Ukraine. Bien que ces peuples ne résident pas sur le territoire de la Russie contemporaine et aient formé leurs propres États après la chute de l’URSS, cela ne constitue pas un obstacle pour les considérer comme faisant partie de l’actuelle Russie. Comme l’indique Levada (2005), bien que l’Union soviétique ait cessé d’exister en décembre 1991, elle continue de représenter pour la société russe postsoviétique un cadre social, politique et civilisationnel, avec des frontières imaginaires. Une grande partie des citoyens russes projettent encore les relations de leur pays avec les États postsoviétiques (notamment l’Ukraine et la Biélorussie) sur l’image de l’ancienne URSS. Ces pays sont considérés comme des partenaires essentiels, et leurs ressortissants sont perçus non pas comme des étrangers, mais comme des proches, quasi similaires aux Russes. Ces liens identitaires sont renforcés par une langue commune (le russe) et une pratique religieuse majoritairement partagée (l’orthodoxie).
Dans cette perspective, une représentation spécifique du conflit russo-ukrainien est largement diffusée sur Telegram. Dans le discours de canaux Télégram pro-pouvoirs, les nouveaux États postsoviétiques, tels que l’Ukraine et la Biélorussie, sont représentés comme gravitant autour d’un noyau central imaginaire dans les contours de l’ancienne Union soviétique. Ce discours justifie l’intervention russe en affirmant que les Ukrainiens, considérés comme des « peuples frères » des Russes, devraient accueillir favorablement leur « libération » par l’armée russe, ce qui leur permettrait également de travailler librement en Russie. La chaîne Telegram Printemps russe Z : opération spéciale en Ukraine et dans le Donbass relaie régulièrement des contenus qui soutiennent cette vision. Par exemple, une vidéo montre des civils ukrainiens à la ville de Svetlodarsk déclarant : « Nous vous attendions, nous étions inquiets pour chacun de vos soldats ! », renforçant ainsi un discours de gratitude et de légitimation de l’intervention militaire russe. Une publication sur la chaîne Otriad Kovpaka (Le détachement de Kovpak) du 9 février 2024 illustre cette perception : les Ukrainiens y sont présentés comme intrinsèquement liés aux Russes, évoquant une périphérie de la Russie, l’étymologie même du terme « Ukraina » étant associée à « okraina », qui signifie « périphérie ». Ainsi, dans le contexte de la guerre, l’identité russe contemporaine se stabilise autour d’une géométrie symbolique : les Russes au centre, avec les Ukrainiens et les Biélorusses comme « peuples frères » proches, et les autres peuples en périphérie. Dans les discours des canaux Telegram progouvernementaux, les nouveaux États postsoviétiques, tels que l’Ukraine et la Biélorussie, apparaissent comme des entités collectives intermédiaires entre l’indépendance nationale et une identification avec la Russie.
Migrant mercenaire, l’« Autre » comme une extension de « Nous » dans la « lutte sacrée » contre l’impérialisme occidental
La troisième figure identifiée est celle du migrant-mercenaire, ressortissant de pays qui n’ont jamais fait partie, territorialement, de l’URSS ou de la Russie. Cependant, au cours des périodes soviétique et postsoviétique, l’URSS, puis la Russie, ont entretenu diverses relations avec ces pays, incluant des alliances militaires et politiques, un soutien au développement, ainsi que des aides militaires et économiques. Les publications sur Telegram mentionnent les ressortissants des alliés historiques et nouveaux de la Russie, notamment en Europe (la République de Serbie), en Afrique centrale (le Tchad), en Afrique du Nord-Est et au Moyen-Orient (l’Égypte), en Asie de l’Est (la Corée du Nord), en Asie du Sud (l’Inde), en Asie du Sud-Est (le Vietnam), ainsi qu’en Amérique du Sud (le Venezuela). La présence de la figure du migrant mercenaire étranger lointain joue un rôle significatif dans le contexte de cette guerre, cherchant à surmonter symboliquement l’isolement de la Russie face à l’Occident, notamment dans le cadre des sanctions économiques et politiques imposées par ce dernier. Ces migrants représentent des nations qui demeurent des alliés de la Russie et s’engagent même aux côtés des Russes dans la lutte contre l’Occident. La visibilité accordée à cette figure témoigne d’une construction d’une entité idéologique et géopolitique, formant une Internationale mondiale opposée à l’Occident. Dans le discours des chaînes Telegram, la participation de ces migrants mercenaires, originaires de divers pays, dans le conflit contre l’Ukraine aux côtés des forces armées russes, contribue à la revitalisation d’un vaste projet imaginaire, hérité de l’époque soviétique : le rapprochement de diverses identités dans une lutte commune contre l’impérialisme et l’hégémonie de l’Occident, en particulier celle des États-Unis, dans une quête de liberté et d’indépendance des peuples et des pays « oppressés par les Occidentaux ». La participation de ces migrants étrangers éloignés, en soutien à l’armée russe lors de la guerre en Ukraine, est présentée comme une manifestation de solidarité dans cette perspective. C’est à travers ces relations avec les autres étrangers éloignés que l’identité russe se définit. Cette mise en avant de ce troisième type de migrants construit d’autres formes de liens identitaires entre les Russes et les autres nations.
Les liens qui rapprochent ces migrants des Russes se construisent autour de plusieurs aspects, plus moraux qu’économiques, tels que la religion partagée ou la notion de fraternité, comme c’est le cas avec les Serbes (« frères slaves »), ou encore une opposition commune à l’Occident, fondée sur l’idée de la souveraineté nationale (l’Inde, la Corée du Nord, le Vietnam, l’Iran, l’Arabie saoudite). De même, certains pays, depuis leur création, luttent pour leur liberté et leur indépendance nationale contre l’Occident, à l’instar de certains pays d’Afrique (Soudan) ou d’Amérique du Sud (Venezuela). Le 20 janvier 2024, la chaîne Telegram Wargonzo a rapporté une histoire concernant le régiment international « Piatnachka », dont le nom fait référence au nombre initial de combattants, fixé à quinze. À l’origine, cette unité était constituée de combattants russophones, mais, grâce à une « politique de portes ouvertes », elle a réussi à attirer des mercenaires étrangers. Les journalistes ont ainsi mentionné la présence de combattants originaires de Chine, de Serbie, de France et du Japon, ce qui illustre bien le caractère international de cette brigade. Ce régiment se compose de membres issus de divers horizons, incluant des nations d’Asie orientale, telles que le Japon, et même des pays d’Amérique latine. Comme l’indique la chaîne Telegram, il n’est donc pas surprenant d’y retrouver des « frères slaves » serbes. Vladko, accompagné d’un groupe de volontaires serbes, combat avec succès au sein de la « Division sauvage » depuis longtemps. En rapportant l’engagement des migrants-mercenaires, dont le nombre n’est jamais officiellement révélé, aux côtés des Russes dans les combats contre les Ukrainiens et l’Occident, les chaînes Telegram offrent à ces migrants lointains un traitement et une représentation. Par exemple, une publication du 29 janvier 2024 sur la chaîne Telegram d’Anna Dolgareva (« dolgarevaanna ») narre l’histoire d’un soldat égyptien originaire d’Alexandrie qui commence à assimiler la culture russe : « Au début, il ne parlait pas du tout russe, mais maintenant il en a appris un peu. » Cette publication loue le courage et la résilience de ce soldat : « Très courageux. Il ne montre aucune peur face aux bombardements, » et met en valeur les liens d’amitié qu’il a tissés avec un soldat russe surnommé « Farche », avec lequel il s’est particulièrement bien entendu. La construction de la narration et de l’imaginaire autour de cette figure de migrant s’illustre par une série de bandes dessinées développées par les rédacteurs de la chaîne Telegram Rybar. Dans le numéro #14, une bande dessinée, apparemment élaborée avec l’aide de générateurs de contenu, met en scène un personnage fictif nommé Ernesto, un Cubain venu « volontairement pour aider le pays où il avait étudié et vécu ». Ernesto éprouve une forte empathie envers les Russes. Dans la BD, on explique que le personnage « remarque la diversité parmi les volontaires russes. Tous sont prêts à se battre côte à côte, à s’entraider et à se protéger mutuellement. Sur le front, l’amitié évolue vers une véritable fraternité de combat. Le courage, la confiance mutuelle et l’entraide deviennent souvent les clés de la victoire. Chaque jour, le destin met à l’épreuve les combattants, révélant leurs meilleures qualités humaines dans des conditions de terrain difficiles. »
Pour ce groupe de migrants, leurs noms et prénoms sont systématiquement visibles dans les publications Telegram, qui comprennent également des vidéos où ils s’expriment, souvent aux côtés de symboles militaires tels que des drapeaux. Par exemple, plusieurs vidéos diffusées sur Telegram montrent des combattants serbes au sein de l’armée russe affirmant leur fraternité avec les soldats russes. Une publication de Telegram, otryadkovpaka, du 26 novembre 2024, cite une partie du discours des Serbes exprimant leur solidarité avec les Russes : « Nous, les Serbes, sommes fiers d’être venus ici pour aider notre mère la Russie. La victoire sera la nôtre. Dieu est avec nous ! » Les combattants serbes de l’armée russe ont déclaré leur engagement sur le front contre les occupants pro-occidentaux en Ukraine. Malgré l’ambiguïté du pouvoir serbe, le peuple serbe ne peut pas être dupe. Ces migrants-mercenaires jouissent d’une plus grande liberté, pouvant même aller jusqu’à critiquer les autorités militaires, notamment en ce qui concerne leurs conditions de vie, leur traitement et leur équipement. Le 9 janvier 2024, la chaîne Telegram Baza rapporte que le « volontaire serbe » Dejan Beric a dénoncé les mauvais traitements infligés à ses compatriotes au sein de l’armée russe. Selon lui, le commandement les qualifie de « Tsiganes » (Gitans), remet en question leur présence et refuse de leur fournir des armes et des soins médicaux. La chaîne relate également l’histoire de Beric, qui a survécu aux bombardements de l’OTAN en 1999 en Serbie. Après la guerre, il a travaillé à Sotchi dans le secteur du bâtiment avant de rejoindre des camarades d’armes en tant que sniper dans la République populaire de Donetsk (DNR). Il est notable que, dans la photo illustrant la publication, le combattant serbe porte un t-shirt « Komanda Poutina » (« équipe de Poutine »). Beric critique les supérieurs militaires, qu’il accuse de ne pas être de « vrais Russes » et de trahir les intérêts du pays. Lui et ses compatriotes souhaitent rejoindre un autre régiment avec « de vrais officiers russes ». Selon Beric, le régiment militaire tchétchène « Akhmat » incarne parfaitement cet idéal.
Conclusion
La question identitaire s’affirme comme l’un des moteurs clés des conflits hybrides modernes dans les domaines géostratégiques, illustrés notamment par le conflit entre la Russie et l’Ukraine. Dans ce contexte, les débats polarisés autour du rôle et de la place des migrants se voient amplifiés par les technologies contemporaines de diffusion de l’information, renforçant ainsi la visibilité de ces figures migrantes au sein des dynamiques politiques internes. Le conflit militaire entre la Russie et l’Ukraine met en lumière des dynamiques identitaires complexes et des tensions profondes autour de la redéfinition des frontières culturelles et nationales, souvent floues et en constante transformation. À travers l’analyse de trois figures symboliques de l’« Autre » migrant – le migrant périphérique, le migrant interne et le migrant lointain – telles que construites et véhiculées par les chaînes propagandistes russes Telegram, notre recherche démontre que l’intégration de ces figures de l’« Autre » migrant au sein de la société russe répond aux trois logiques distinctes d’acceptation et de rejet de l’« Autre » qui se dégagent : de l’assimilation complète, où l’« Autre » est intégré au « Nous » national, jusqu’à son exclusion radicale en tant qu’opposant. Bien que la construction d’une identité pluriethnique exige l’inclusion des migrants, elle se heurte à des attitudes de méfiance, voire d’hostilité, enracinées dans certaines franges de la population. Ces logiques préexistaient au conflit ukrainien, mais elles ont été amplifiées par les discours véhiculés par différents médias, des grands médias nationaux, promouvant une nation polyethnique, aux médias locaux et aux réseaux socionumériques, porteurs d’attitudes plus xénophobes. Dans le contexte de la guerre, Telegram joue un rôle central dans la médiation entre ces logiques contradictoires de visibilité. Sa flexibilité lui permet de réagir rapidement aux événements et d’intégrer des discours parfois opposés, en conciliant les stratégies étatiques visant à promouvoir une vision inclusive de la nation avec les sentiments xénophobes persistants. Les auteurs de Telegram exploitent cette fluidité pour représenter l’« Autre » tantôt comme un allié stratégique, tantôt comme un traître, ce qui illustre les tensions inhérentes à cette dynamique de représentation. Dans ce contexte de guerre, les conditions d’acceptation de l’« Autre » migrant sont redéfinies. L’engagement des migrants dans des actions militaires, marqué par leurs sacrifices, devient un vecteur d’intégration dans le récit national. Cependant, cette participation soulève également des questions sur leur légitimité et leur reconnaissance au sein de la communauté russe. Cette dynamique s’inscrit dans un modèle plus large de coexistence d’espaces publics dominants et parallèles en Russie, où les médias socionumériques adaptent facilement leurs discours en fonction des objectifs politiques tactiques et des contingences sociohistoriques. Telegram, en particulier, se positionne comme un espace clé de médiation, où se redéfinissent continuellement les contours de l’identité nationale et de l’« Autre » migrant.
