L’affaire des cirques avec animaux sauvages s’est présentée devant le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand dans un contexte d’évolution législative. Par une loi du 30 novembre 2021, les spectacles incluant des espèces d’animaux non domestiques dans les établissements itinérants ont été interdits. Cette mesure entrera en vigueur à l’expiration d’un délai de sept ans à compter de la promulgation de la loi1. Les juges locaux sont des acteurs privilégiés de ces changements normatifs. L’affaire des cirques avec animaux sauvages s’inscrit en effet dans une volonté de certains élus politiques d’accélérer la prise en compte du bien‑être animal. Sous couvert de ce différend opposant les circassiens à la commune de Clermont‑Ferrand, la juridiction clermontoise a pu interroger les limites des composantes de l’ordre public.
Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a été saisi d’un recours déposé par l’association de défense des cirques de famille et d’un déféré introduit par le préfet du Puy‑de‑Dôme. Les requérants questionnaient la légalité de l’arrêté du 2 octobre 2020 par lequel le maire de Clermont‑Ferrand a interdit l’installation de cirques avec animaux sauvages en vue de leur représentation au public sur le territoire de la commune. Par deux jugements du 8 juillet 20212, la juridiction clermontoise a annulé cet acte. Celui‑ci édictait une interdiction générale et absolue de l’installation de cirques et spectacles d’animaux sur le territoire communal. En ce sens, il portait une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l’industrie dont peuvent jouir les personnes dirigeant les établissements autorisés à présenter des spectacles utilisant des animaux sauvages.
Plus précisément, le tribunal administratif a analysé l’ensemble des composantes de l’ordre public. Selon lui, les mauvais traitements des animaux ne relèvent ni de la sûreté, ni de la sécurité, ni de la salubrité publique. Il n’existe pas, pour les animaux sauvages, un principe équivalent à celui du respect de la dignité de la personne humaine. S’il est immoral, et donc contraire au bon ordre, de maltraiter des animaux, l’interdiction générale des cirques et spectacles d’animaux en vue de leur présentation au public est disproportionnée en l’absence de circonstances locales particulières.
Également, il retient l’incompétence de l’auteur de l’acte dans l’instance où le moyen était soulevé. Celui‑ci pouvait pourtant être écarté à la condition de réinterroger les composantes de l’ordre public. Certes, une police administrative spéciale est confiée au préfet par les dispositions de l’article L. 412‑1 du Code de l’environnement, en matière d’utilisation des animaux non domestiques au cours de spectacles itinérants. L’objet de cette police est la protection de ces animaux ainsi que leur utilisation. Il appartient à l’autorité préfectorale de délivrer les autorisations nécessaires à l’activité des établissements de spectacles itinérants et d’en effectuer le contrôle. Toutefois, des concours entre polices générale et spéciale sont envisageables3. En admettant que la condition animale puisse être un objet de la police municipale, le moyen tiré de l’incompétence du maire pouvait être écarté. Comme l’indique Gilles Le Chatelier, la notion de police administrative « s’adapte à toutes les questions nouvelles pouvant intéresser l’ordre public4 ». L’affaire des cirques avec animaux sauvages s’inscrit pleinement dans cet élan d’innovation.
Le périmètre des composantes de l’ordre public reste cependant à déterminer. Par son arrêté, le maire de Clermont‑Ferrand a interrogé leurs limites. La commune a donné la possibilité au tribunal administratif d’enrichir les règles régissant l’ordre public, notamment en sollicitant une substitution de motif tendant à la consécration du respect de la condition animale comme composante de l’ordre public. La juridiction clermontoise a toutefois refusé de faire évoluer l’ordre public, matériel comme immatériel. Cette mise en retrait du juge local est traditionnelle en la matière. L’affaire s’apparente à une série, au sens que nombre de tribunaux s’étaient déjà penchés sur la problématique5. La juridiction clermontoise s’est inscrite, par ses deux décisions annulant l’acte attaqué, dans la continuité de beaucoup d’autres jugements rendus sur une problématique identique. La jurisprudence administrative clermontoise en la matière n’est alors en rien singulière. Elle reste cependant pertinente dans la présente étude. Au‑delà des possibilités offertes aux juges locaux, elle démontre les limites du processus de création d’une jurisprudence locale.
En effet, l’affaire des cirques avec animaux sauvages a ouvert un débat jurisprudentiel. Les composantes de l’ordre public peuvent être enrichies, tant dans leur contenu que par leur nombre. Cependant, l’évolution ne sera pas à l’initiative du tribunal administratif de Clermont‑Ferrand. La série dont relève l’affaire bâillonne la création d’une jurisprudence locale, qui au surplus est chaperonnée par le contrôle du Conseil d’État. Ainsi, les composantes de l’ordre public sont adaptables au regard du caractère prétorien du droit administratif (I), mais restent immobiles en raison des caractéristiques de l’ordre administratif (II).
I. Des composantes adaptables, une affaire ouvrant un débat jurisprudentiel
En interdisant l’installation de cirques avec animaux sauvages en vue de leur représentation au public sur sa commune, le maire de Clermont‑Ferrand questionne les limites de l’ordre public général. Comme l’indiquait Philippe Chacot, rapporteur public sur ces affaires, il est incontestable que l’acte attaqué est politique6. L’arrêté peut être perçu comme une proposition d’innovation et d’action dans un domaine particulier, celui de la condition animale. D’un point de vue plus juridique, l’arrêté ouvre un débat jurisprudentiel nécessaire qui est loin d’être tari. La protection de l’ordre public suit les évolutions de la société. Ses composantes sont multiples et comportent un large champ. L’affaire des cirques avec animaux sauvages permet d’interroger cette adaptation. Les composantes de l’ordre public sont encore susceptibles d’être enrichies. Le juge administratif peut encore étendre les définitions attribuées à ces composantes, qu’elles relèvent de l’ordre public matériel comme de l’ordre public immatériel (A). Il peut également étoffer les composantes dans leur nombre. La consécration du respect de la condition animale comme composante autonome de l’ordre public était en effet sollicitée devant le tribunal administratif par la commune de Clermont‑Ferrand (B).
A. Une adaptation des définitions
La définition de l’ordre public matériel s’appuie sur les dispositions de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. L’objet de la police municipale est textuellement fixé comme étant le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Ainsi, l’ordre public général est traditionnellement défini, à la suite de Maurice Hauriou, comme un ordre matériel et extérieur. Il se compose de la trilogie classique suivante : la sécurité, la tranquillité et la salubrité publiques. Pour chacune d’entre elles, le législateur a listé de manière non exhaustive des objets concrets. Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand s’est emparé des uns comme des autres dans ses jugements.
Il rappelle les dispositions du 3° de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. Elles prévoient que la police municipale a pour objet le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements de personnes, tels que les spectacles. Les précisions de l’article ouvrent plusieurs possibilités en matière de respect de la condition animale. En ce sens, le tribunal administratif de Strasbourg fut précurseur dans la protection du bien‑être animal. Il a, par un jugement du 8 juillet 20097, fait application du 5° de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. Ces dispositions prévoient que la police municipale peut pourvoir d’urgence à toutes mesures d’assistance et de secours. En l’espèce, le maire de la commune de Didenheim avait chargé une association de procéder à l’enlèvement d’un poney et d’un veau appartenant au requérant et de placer ces deux animaux. Le juge strasbourgeois a considéré que l’autorité municipale pouvait légalement faire application de ses pouvoirs de police en la matière. Il s’agissait d’une mesure d’assistance et de secours au sens du 5° de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. Cette jurisprudence locale novatrice a toutefois trouvé ses limites au regard de l’appel du propriétaire des animaux. La cour administrative d’appel de Nancy a annulé l’arrêté en s’appuyant sur les composantes textuellement consacrées8. La décision de la cour a notamment inspiré le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand pour l’analyse de l’affaire des cirques avec animaux sauvages à l’aune de la trilogie classique.
Le juge clermontois reprend explicitement ces composantes, pour mieux les écarter. Il indique que :
Les mauvais traitements des animaux ne relèvent ni de la sûreté, ni de la sécurité ou de la salubrité publiques9.
Le tribunal fait notamment référence à l’arrêt précité du juge d’appel nancéien. Celui‑ci retenait que les mauvais traitements envers les animaux ne relevaient « ni du bon ordre, ni de la sécurité ou de la salubrité publiques10 ». Le remplacement du bon ordre par la sûreté n’emporte pas de conséquence, le second englobant le premier. En effet, la trilogie classique de l’ordre public matériel s’émancipe de la lettre de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. La sûreté et la sécurité sont notamment regardées comme interchangeables11. Les définitions de chacune des composantes sont malléables, mais il faut encore que le juge administratif accepte de faire entrer une mesure dans l’objet de la police municipale. Selon le tribunal administratif, les mauvais traitements sur les animaux ne relèvent pas de l’ordre public matériel. Ce cadre ne permet pas de mettre fin à de tels comportements. Si l’emploi des composantes législatives semble verrouillé, les composantes jurisprudentielles paraissent davantage laisser place à l’ouverture.
Le juge administratif a, en effet, fait évoluer l’ordre public en dépassant son caractère matériel permettant l’enrichissement des composantes. La moralité publique, puis le respect de la dignité de la personne humaine, ont été successivement consacrés par le Conseil d’État. Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand fait référence dans ces jugements à ces deux composantes de l’ordre public immatériel.
La moralité publique fut la première composante à être consacrée. Plusieurs décisions admettaient déjà que la police administrative générale puisse avoir pour but la protection de la moralité publique12. Le Conseil d’État a affirmé solennellement qu’elle était incluse dans l’ordre public général par son arrêt « Les films Lutétia », le 18 décembre 195913. Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand reprend les termes de cette jurisprudence et reconnaît explicitement le caractère immoral de la maltraitance des animaux14. Cependant, l’absence de circonstances locales particulières ne lui permet pas de retenir le trouble à l’ordre public. La juridiction reprend la formulation d’un intéressant jugement du tribunal administratif de Versailles du 20 octobre 202015 au sujet d’un arrêté similaire pris par le maire de la commune de Viry‑Châtillon en 2016. L’autorité municipale faisait valoir que les mauvais traitements et la souffrance infligés aux animaux sauvages de cirque portaient atteinte à la moralité publique, composante de l’ordre public. La motivation du juge, lue a contrario, est la suivante : le caractère immoral du traitement des animaux sauvages dans les cirques peut fonder légalement un tel arrêté en présence de circonstances locales particulières. Ces dernières n’étant pas démontrées en l’espèce, le juge versaillais a annulé l’acte attaqué. Cette formulation tend pour autant à consacrer la condition animale comme partie intégrante de la moralité publique. Cependant, la condition des circonstances locales particulières est dans les faits rarement remplie. La seconde composante de l’ordre public immatériel est alors, sur ce point, plus pertinente.
Le respect de la dignité de la personne humaine a été consacré comme une composante de l’ordre public par deux arrêts rendus en assemblée par le Conseil d’État le 27 octobre 199516. Même en l’absence de circonstances locales particulières, l’autorité investie du pouvoir de police municipale peut interdire une activité portant atteinte au respect de cette dignité. Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand refuse d’étendre à l’animal cette composante attachée à la dignité de l’humain. Plus précisément, il indique que la commune clermontoise ne peut pas faire valoir « qu’il existerait, pour les animaux sauvages, un principe équivalent à celui du respect de la dignité humaine17 ». La juridiction écarte ainsi l’ensemble des moyens portant sur les composantes existantes de l’ordre public. Elle considère que la mesure prise par le maire de Clermont‑Ferrand n’entrait pas dans le champ de celles‑ci. Pour autant, les conclusions à fin d’annulation de l’arrêté pouvaient être rejetées au regard d’une autre possibilité qui s’offrait au juge clermontois. Il lui était demandé de faire évoluer le nombre des composantes de l’ordre public.
B. Une adaptation du nombre
Dans son arrêté, le maire de la commune de Clermont‑Ferrand retient plusieurs motifs. Il considère comme nécessaire la prise en compte de la santé et du bien‑être de l’animal lors de son transport et son exploitation à des fins récréatives. Il indique que les cirques ne peuvent pas répondre aux besoins biologiques et être adaptés aux mœurs des différentes espèces présentes. Il expose enfin que les cirques présentant des spectacles mettant en scène ces animaux dans des postures contre nature, nécessitant un dressage parfois violent, ne prennent pas en compte leur sensibilité. Ces motifs font écho aux dispositions de l’article L. 214‑1 du Code rural et de la pêche maritime, qui prévoient que tout animal est un être sensible devant être placé dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce.
Toutefois, la commune a sollicité une substitution de motif devant le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand. Elle fait valoir que le respect de la condition animale est une composante de l’ordre public au sens des dispositions de l’article L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. Il ne fait aucun doute que l’administration aurait pris la même décision si elle s’était fondée initialement sur ce motif. Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand a ainsi fait droit à cette demande de substitution18. Elle tend à accélérer un droit animalier19 qui ne se construit que trop lentement. Comme le fait valoir la commune de Clermont‑Ferrand, la ministre de la Transition écologique avait déjà annoncé la mise en œuvre prochaine d’une interdiction de la présentation d’animaux sauvages dans des cirques itinérants20. Quelques mois après les jugements du tribunal administratif de Clermont‑Ferrand, était promulguée la loi visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter le lien entre les animaux et les hommes21.
Au‑delà de ces règles nouvelles, la police municipale disposait déjà d’autres champs d’action pour prendre en compte le respect de la condition animale. Comme l’indique le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand, le Code de l’environnement et l’arrêté du 18 mars 201122 ne retirent pas au maire l’exercice de ses pouvoirs de police qu’il tient des dispositions des articles L. 2212‑1 et L. 2212‑2 du Code général des collectivités territoriales. Il reste responsable de l’ordre public sur le territoire de sa commune. Il peut dès lors interdire un spectacle organisé par un établissement disposant pourtant des autorisations et agréments nécessaires. Il lui appartient en effet, par voie de décision individuelle, d’interdire tout spectacle susceptible d’entraîner des troubles sérieux ou d’être préjudiciable à l’ordre public. Plusieurs juridictions ont en ce sens eu l’occasion de confirmer la légalité de tels arrêtés municipaux23. Toutefois, si des clefs sont déjà offertes à la police municipale, le juge administratif clermontois aurait pu lui en donner davantage.
En interrogeant le tribunal sur l’existence d’une nouvelle composante de l’ordre public, la commune de Clermont‑Ferrand questionne l’ampleur du pouvoir municipal. Plus particulièrement, la condition animale fait l’objet d’un débat en la matière. La note de Florence Nicoud sous l’arrêt précité de la cour administrative d’appel de Nancy raisonne toujours dix ans plus tard. Elle rattachait la légalité de l’arrêté du maire de la commune de Didenheim à la légitimité de celui‑ci. Cette décision visait à ce qu’il ne soit pas porté atteinte au « respect de la dignité de l’animal24 ». L’avocate de la commune de Clermont‑Ferrand est ainsi allée plus loin. De manière explicite, elle propose de reconnaître le respect de la condition animale comme composante autonome de l’ordre public. En effet, la naissance d’un doute quant à la prise en compte de cet élément au sein de l’ordre public général est pertinente. D’autres matières interrogent également les contours de ces composantes, notamment l’existence d’un ordre public écologique25.
Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand s’est, en l’espèce, refusé à consacrer la protection du bien‑être animal comme composante de l’ordre public26. Il indique que le maire ne peut utilement soutenir qu’il existerait pour les animaux un principe équivalent à celui du respect de la dignité humaine. Rapprocher la composante proposée à la composante existante aurait pourtant été opportun quant aux exigences juridiques. Si le respect de la personne humaine était transposé au respect de la dignité de l’animal, l’absence de circonstances locales n’aurait pas empêché le maire d’interdire de façon générale les spectacles exploitant les animaux sauvages.
Le juge clermontois reproche en ce sens à la commune de Clermont‑Ferrand de se borner à faire état de considérations générales sur la maltraitance imposée aux animaux sauvages exploités, sans se prévaloir de circonstances particulières locales. Cette référence rappelle la condition posée par le Conseil d’État dans l’affaire « Les films Lutétia » à propos de la composante de la moralité publique. Elle est surtout une stratégie du tribunal. Comme l’indique Pierre Bon, l’exigence de circonstances locales particulières « n’étant pas la plupart du temps avérée, cela dispense le juge de prendre position sur le caractère immoral de l’activité qui a suscité l’intervention du maire, une prise de position qu’il cherche sans doute le plus possible à éviter27 ». Peu de doute existe en l’espèce quant à l’absence de ces circonstances sur le territoire de la commune de Clermont‑Ferrand, au même titre que la plupart des communes françaises28. Il serait alors plus adapté qu’une potentielle composante relative au bien‑être animal ne soit pas conditionnée à l’existence de circonstances particulières locales. Une interrogation similaire s’est posée à propos du respect de la dignité de la personne humaine. Le commissaire du gouvernement Patrick Frydman, dans ses conclusions sur l’arrêt « Commune de Morsang‑sur‑Orge », s’est questionné sur ce point :
Les contours de la notion de dignité de la personne humaine ne varient évidemment pas d’une commune à l’autre et il est clair que l’appréciation portée à cet égard par l’autorité de police municipale n’est nullement appelée à se fonder ici sur des circonstances à proprement parler locales29.
La transposition du raisonnement en l’espèce est aisée. Les contours de la notion de condition animale ne varient pas d’une commune à l’autre. Il n’aurait alors pas été opportun de conditionner son respect à la caractérisation de circonstances particulières locales.
Le juge clermontois détenait ainsi toutes les clefs pour confectionner une jurisprudence originale en apportant sa pierre à l’édifice des composantes de l’ordre public. Il ne s’est toutefois pas aventuré sur ce chemin. La voie tracée par les autres tribunaux, qui se sont prononcés avant lui, paraissait moins semée d’embûches. La conséquence, récurrente, est la suivante : l’étincelle d’une innovation issue des juges locaux – par ailleurs souvent trop éclairés par le « soleil30 » jurisprudentiel du Conseil d’État – s’éteint rapidement dans les couloirs de leur juridiction.
II. Des composantes immobiles, une série étouffant la jurisprudence locale
Les composantes de l’ordre public n’ont pas été enrichies quantitativement depuis près de trente ans. L’évolution de la construction du droit administratif et les caractéristiques de la justice administrative entérinent cette stabilisation, si ce n’est cet immobilisme. Le refus du tribunal clermontois d’innover n’est pas surprenant en l’espèce. D’une part, l’émergence d’une jurisprudence locale à l’occasion d’une affaire qui s’apparente à une série est limitée. Le juge clermontois est, en effet, intervenu après que plusieurs tribunaux administratifs ont annulé des arrêtés similaires, en précisant au fil des décisions une position de principe en la matière. La spécificité de cette affaire est issue de ce constat. La question de droit ne s’est pas uniquement posée devant le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand. Il n’était ni le premier ni le dernier à se prononcer sur la problématique. L’immobilité des composantes de l’ordre public devant le juge clermontois s’explique, par ailleurs, au regard de la prédominance du Conseil d’État dans la construction du droit administratif. La redéfinition des composantes de l’ordre public ou la consécration d’une nouvelle composante n’est pas une tâche aisée pour un tribunal administratif. Ainsi, si la multiplication des contentieux pour une question de droit identique ne laisse que peu de place à la création d’une jurisprudence locale (A), la difficulté tient également au monopole dont dispose le Conseil d’État en la matière (B).
A. Une immobilité issue des tribunaux
Nombre de communes ont pris position en interdisant sur leur territoire la venue de cirques avec animaux sauvages31. Beaucoup de juridictions ont alors eu l’occasion de retenir l’illégalité d’un arrêté interdisant les cirques avec animaux sauvages, avant comme après les jugements du tribunal administratif de Clermont‑Ferrand. Dès le 28 décembre 2017, l’incompétence du maire pour prononcer une telle interdiction a été retenue par le tribunal de Toulon. Le renoncement à accueillir des cirques détenant des animaux sauvages ne relevant :
ni du bon ordre ni de la sécurité ou de la salubrité publiques, ni même d’ailleurs de la moralité publique […], la mesure litigieuse n’est pas au nombre de celles que le maire peut prendre dans le cadre de ses pouvoirs de police municipale32.
Le respect de la condition animale comme composante de l’ordre public a, par ailleurs, été rapidement étudié. Le juge clermontois a repris une formulation du tribunal administratif d’Amiens pour rejeter, à la suite de la demande de substitution de motifs sollicitée par la commune, le moyen tiré de l’existence du respect de la condition animale comme composante de l’ordre public. Le juge des référés amiénois a en effet, dès le 2 mars 2020, indiqué que le maire de la commune de Beauvais ne pouvait :
utilement soutenir qu’il existerait, pour les animaux sauvages, un principe équivalent à celui du respect de la dignité humaine, justifiant qu’en dehors de toute circonstance locale, les spectacles exploitant ces animaux puissent être interdits de façon générale33.
Ainsi, une fois une solution dégagée par un tribunal administratif sur une affaire sérielle, les juridictions du même ressort se mettent en ordre de marche, quand bien même certaines particularités pourraient être mises en lumière en la matière. D’autres tribunaux administratifs ont, en effet, eu l’occasion de rendre des décisions plus originales.
Des divergences parmi les juges locaux existent pour des raisons tenant à des exigences procédurales. Il peut s’agir d’un désistement prononcé d’office des circassiens pour absence de maintien de la requête34, d’un non‑lieu à statuer à la suite du retrait de l’arrêté contesté35, d’un rejet de la demande d’annulation pour tardiveté de la requête36, ou encore, d’un rejet de la demande de transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité37. Des divergences moins formelles s’observent en outre au sein des tribunaux administratifs.
Les référés introduits par les associations circassiennes n’ont pas toujours abouti à une suspension des arrêtés, notamment lorsque ces requérantes n’établissaient pas l’existence d’un préjudice grave et immédiat38. Par ailleurs, les autorités municipales n’ont pas toutes pris pour motif la maltraitance animale pour fonder les arrêtés contestés, sans que toutefois cette stratégie ne fonctionne39. Dans d’autres affaires enfin, le maire n’a pas usé de ses pouvoirs propres afin d’interdire sur la commune l’installation de cirques avec animaux sauvages. Lorsque les conseils municipaux ont pris une délibération sur ce sujet, celle‑ci a été annulée devant certaines juridictions40 ou a été regardée comme n’étant pas un acte décisoire devant d’autres41.
Ainsi, multiples moyens et fondements ont été soumis à l’examen des juridictions administratives sans qu’elles ne permettent au pouvoir municipal de s’emparer sans limite du bien‑être animal. Pourtant, si le juge clermontois s’est inscrit dans des solutions préétablies, il aurait pu se permettre de faire œuvre jurisprudentielle.
Lorsqu’une solution a été déterminée par un tribunal administratif, il est, en toute hypothèse, délicat pour une autre juridiction de s’opposer à son homologue. Au risque d’une divergence jurisprudentielle, l’expression du désaccord reste cependant possible. Un exemple peut être donné à propos d’un contentieux extérieur à l’ordre public. Les tribunaux administratifs ne se sont notamment pas accordés sur la légalité des décisions préfectorales imposant la prise de rendez‑vous sur les sites Internet des préfectures pour les demandes de titre de séjour. Celui de Strasbourg a déclaré irrecevable une telle requête42 quand le juge de Guyane a retenu l’erreur de droit du préfet43. L’émergence d’une jurisprudence locale à l’occasion d’une affaire posant une question de droit déjà examinée par d’autres juridictions est alors possible. Elle n’est toutefois pas assurée de prospérer. En cas de désaccord entre plusieurs juridictions, la résolution du différend se trouve souvent dans la formulation d’une demande d’avis contentieux, comme ce fut le cas pour la divergence entre les juges guyanais et strasbourgeois44. Le Conseil d’État semble ainsi la seule autorité habilitée à confirmer la jurisprudence dégagée localement.
B. Une immobilité issue du Conseil d’État
Les tribunaux administratifs sont réticents à devancer le Conseil d’État. Dans les différentes affaires des cirques avec animaux sauvages, les maires des communes concernées ont pourtant employé une stratégie judiciaire intéressante. Certains ont fait valoir que leur mesure relevait de la moralité publique. Ils rattachaient ainsi leur décision à une composante de l’ordre public existante. Cette manœuvre avait déjà été utilisée par les maires dans les affaires de « lancers de nains ». Un parallèle intéressant peut, en effet, être dressé avec l’origine de la jurisprudence « Commune de Morsang‑sur‑Orge ». Avant que le conflit ne soit examiné par le Conseil d’État, les tribunaux administratifs ont été interrogés par l’autorité municipale quant à l’étendue des composantes de l’ordre public. Si celui de Versailles avait retenu que le spectacle de « lancers de nains » ne portait pas atteinte à la dignité humaine en l’absence de circonstances locales particulières45, celui de Besançon s’était quant à lui fondé sur la moralité publique pour rejeter le recours46. Cette dernière composante de l’ordre public fut au cœur des conclusions prononcées par le commissaire du gouvernement Patrick Frydman47. Le Conseil d’État consacra pour autant une nouvelle composante de l’ordre public, à savoir le respect de la dignité de la personne humaine. Ainsi que l’indique Pierre Bon :
Sans faire de détour, comme l’avait fait P. Frydman, par la notion de moralité publique […], le Conseil d’État a privilégié un nouveau fondement48.
Les juges locaux auraient pourtant pu anticiper cette décision en consacrant eux‑mêmes la nouvelle composante.
L’avocate de la commune de Clermont‑Ferrand s’est inscrite dans cette lignée. Elle n’a pas fait de détour en proposant d’enrichir les composantes de l’ordre public. L’historique de ces composantes ne peut que plaider à la faveur des initiatives jurisprudentielles des juges locaux. Innover à leur échelle peut donner un élan à une nouvelle jurisprudence. La doctrine s’intéressant à la construction des jurisprudences locales s’appuie sur cette liberté jurisprudentielle des juges du fond. Fabrice Melleray, reprenant la vision de René Chapus, indique que, s’il est compliqué pour les tribunaux de se détacher de la jurisprudence du Conseil d’État, cela ne leur interdit pas de « provoquer des évolutions jurisprudentielles49 ». Plus précisément, Jean‑Denis Combrexelle liste cinq champs de la jurisprudence locale : celle naissant du dialogue des juges, des contentieux de masse – dès lors que ces affaires remontent rarement devant le Conseil d’État –, des premières applications des textes nouveaux, des contentieux par nature locaux et des innovations jurisprudentielles50. Cette dernière est particulièrement intéressante pour l’affaire des cirques avec animaux sauvages. Une nouvelle définition des contours des composantes de l’ordre public par le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand aurait pu inciter le Conseil d’État à faire évoluer sa propre jurisprudence. Toutefois, si la « décentralisation du pouvoir de créer du droit51 » se met doucement en place, la pérennisation d’une jurisprudence locale implique l’inaction du Conseil d’État.
L’autorité d’une potentielle jurisprudence administrative clermontoise aurait été particulièrement faible. L’une des limites à l’émergence des jurisprudences locales réside dans la hiérarchie instaurée au sein de l’ordre administratif52. Pour reprendre le constat inscrit dans l’introduction des Grandes décisions de la jurisprudence administrative lyonnaise53, beaucoup de décisions peuvent faire jurisprudence sans pour autant avoir autorité.
La portée d’une décision locale peut être attribuée au Conseil d’État qui ne fait pourtant que reprendre les motifs du premier juge. En effet, lorsqu’il a l’occasion de se prononcer sur une question identique, le Conseil d’État est reconnu comme l’auteur de la jurisprudence. La solution dégagée par le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand dans l’affaire « Dieudonné » en est un exemple. Le Conseil d’État ayant retenu une solution similaire à celle du juge clermontois, la règle jurisprudentielle lui a été attribuée54. À l’inverse, en l’absence d’appel ou de cassation, la jurisprudence dégagée par la juridiction locale demeure. En effet, bien que son autorité puisse être facilement remise en cause, le premier juge garde la parentalité de sa jurisprudence. Par exemple, dans l’affaire « Faurisson55 », le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand reste l’auteur de la jurisprudence, dès lors qu’aucun appel n’a été formé sur l’ordonnance du juge du référé liberté. Cela implique notamment que soit citée l’ordonnance clermontoise dans le commentaire sous la décision « Benjamin aux Grands arrêts de la jurisprudence administrative56 ». Dans l’affaire des cirques avec animaux sauvages, la commune de Clermont‑Ferrand n’a pas formé appel des jugements. L’arrêté a été annulé et le différend local est ainsi clos. D’autres collectivités ont toutefois persévéré.
Le Conseil d’État n’a pas eu l’occasion d’examiner la légalité d’arrêtés municipaux relatif à l’interdiction des cirques avec animaux sauvages. Peu de cours administratives d’appel ont eu l’occasion d’étudier ces arrêtés et toutes ont rejeté la demande d’annulation des jugements57. En cas de pourvoi en cassation par les communes concernées, le Conseil d’État pourra alors se prononcer sur l’existence d’une nouvelle composante de l’ordre public, le respect de la condition animale.
Une intervention plus rapide du Conseil d’État était envisageable par la formulation d’une demande d’avis contentieux. Ce mécanisme, issu de la loi du 31 décembre 198758, permet aux juridictions ordinaires de formuler une question de droit nouvelle présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges. Cette évolution législative tendait à limiter les conséquences de la décentralisation du contentieux administratif59, mais elle a affaibli la liberté jurisprudentielle des juridictions. La procédure d’avis contentieux, lorsqu’elle est actionnée, met un coup d’arrêt à l’expression des juges locaux. À titre d’exemple, le rapporteur public Hadi Habchi a exclu explicitement pour cette raison l’hypothèse pour le tribunal administratif de Lyon de formuler une telle demande au Conseil d’État. La juridiction pourrait :
“montrer patte blanche” [mais] la force d’une jurisprudence locale est bien plus impactante, signifiante, sur le justiciable, qu’une demande d’avis contentieux60.
Le tribunal administratif de Clermont‑Ferrand n’a également pas jugé bon de s’en remettre au Conseil d’État. Il a affirmé lui‑même que les actuelles composantes de l’ordre public ne permettaient pas au pouvoir municipal d’interdire les cirques avec animaux sauvages sur son territoire.
Ainsi, ces composantes étaient adaptables mais sont pourtant restées immobiles. L’affaire des cirques avec animaux sauvages donnait la possibilité au tribunal administratif de Clermont‑Ferrand de les enrichir, tant dans leur contenu que dans leur quantité, mais il a fait le choix de ne pas dégager une jurisprudence administrative clermontoise. C’est peut‑être alors cela, la plus grande particularité d’une jurisprudence locale ; elle peut fleurir dans beaucoup de domaines mais faut‑il encore que le juge accepte de planter la graine.