Existe-t-il une sagesse de l’apiculteur ?

Is There Such a Thing As a Beekeeper’s Wisdom?

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1831

Résumés

Il existe depuis Virgile une tradition poétique et littéraire prêtant à l’apiculteur une certaine forme de sagesse épicurienne, celle qui associe à un retrait du monde et à une existence frugale dans un cadre champêtre une forme d’équilibre ataraxique et de bonheur paisible. Or, au cours des dernières décennies, l’évocation de cette sagesse associée à l’élevage des abeilles a trouvé un nouveau souffle littéraire sous la plume des auteurs contemporains, qui ont multiplié les figures d’apiculteurs philosophes dans leurs productions romanesques, et ont le plus souvent eu tendance à voir en eux des modèles de sagesse, le plus souvent en rupture avec la modernité et ses valeurs. L’article propose donc un parcours à l’intérieur de ce massif de textes pour proposer tout à la fois un balisage de ces productions et une tentative de cerner ce que pourrait être une sagesse de l’apiculteur.

Since Virgil, there has been a discrete but constant association of beekeeping with some sort of epicurean wisdom. Living a frugal live in the quietness of Nature, far from the urban whirl of agitation, the beekeeper was supposed to experience the happiness of the philosopher detached from the world. This old vision, as illusory as it might be, seems to have encountered a new popularity in the contemporary novel. Many current writers tend indeed to depict beekeepers characters in their fictions as philosophing misfits, good-hearted wise men or anti-modernity fighters. This article tries to make an inventory of all these textual appearances and to define what could possibly be a beekeeper’s wisdom.

Index

Mots-clés

apiculteur, abeille, sage, sagesse, philosophe

Keywords

beekeeper, bee, wise, wisdom, philosopher

Texte

Qu’il existe une sagesse de l’abeille perceptible à travers l’harmonie de sa cité et la noblesse de son comportement, c’est là une vieille idée. Que cette sagesse soit le reflet de la divinité qui, à travers elle, agit et déploie dans le monde sensible sa perfection, c’est une idée à peu près aussi vieille1. Et que l’homme gagnerait à s’inspirer de la conduite de l’abeille pour agir d’une façon plus vertueuse et plus juste, c’est là encore une idée très ancienne, nous ramenant aux origines de la philosophie (Sénèque2) et de l’herméneutique chrétienne (Basile de Césarée, Origène, Saint-Ambroise3). Pour autant, que celui qui fréquente bien concrètement les abeilles, vit au milieu d’elles et tire sa subsistance de leur activité ait un accès privilégié à la sagesse et soit, en conséquence, l’une des figures possibles du philosophe, voilà une idée nettement moins répandue dans le concert des penseurs. Le philosophe peut aimer à fréquenter les jardins, méditer agréablement sous les portiques ou doctement disserter sur les places publiques ; il se fait en revanche plus rare dans les ruchers, où les fragrances du miel et le ballet des butineuses ne suffisent pas à l’attirer.

On aurait tort toutefois de généraliser absolument ce constat-là. Au niveau des imaginaires du sage, des représentations qui lui sont associées, il existe en effet une exception, que l’on rencontre chez Virgile et qui, du fait de la notoriété de son auteur, a connu un large écho à travers les siècles : celle du vieillard de Tarente, présente au livre IV des Géorgiques, où le poète latin, après avoir traité des ruches, des ruchers et de l’essaimage, et avant de se pencher sur les mœurs pacifiques et laborieuses de l’insecte, nous propose le tableau touchant d’un vieux jardinier de sa connaissance vivant heureux loin du monde en la seule compagnie de ses arbres et de ses abeilles. Voici le portrait qu’il en donne :

Je me souviens ainsi d’avoir vu au pied des hautes tours de la ville d’Oebalus, aux lieux où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, un vieillard de Coryce, qui possédait quelques arpents d’un terrain abandonné et dont le sol n’était ni docile aux bœufs de labour, ni favorable au bétail, ni propice à Bacchus. Là pourtant, au milieu de broussailles, il avait planté des légumes espacés, que bordaient des lis blancs, des verveines et le comestible pavot ; avec ces richesses, il s’égalait, dans son âme, aux rois ; et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés. Il était le premier à cueillir la rose au printemps et les fruits en automne ; et, quand le triste hiver fendait encore les pierres de gel, et enchaînait de sa glace les cours d’eaux, lui commençait déjà à tondre la chevelure de la souple hyacinthe, raillant l’été trop lent et les zéphyrs en retard. Aussi était-il le premier à voir abonder ses abeilles fécondes et ses essaims nombreux, à presser ses rayons pleins d’un miel écumant ; les tilleuls et lauriers-tins étaient pour lui extrêmement féconds ; et autant l’arbre fertile, sous sa nouvelle parure de fleurs, s’était couvert de fruits, autant il cueillait de fruits mûrs à l’automne4.

Détenteur d’une parcelle en apparence ingrate, le vieillard de Tarente a su faire fructifier par son labeur un sol hostile pour en tirer un petit paradis où fruits et légumes germent de ses mains habiles sous le charmant regard des fleurs. Travailleur inlassable, qui se lève aux aurores et ne revient qu’au soir, il y goûte au bonheur d’une vie réglée par le retour régulier des saisons et le décor toujours changeant de la nature. Existence sereine et tranquille que les abeilles viennent animer d’une présence bourdonnante et chaleureuse, comme pour parachever un tableau qui, sans cela, pourrait sembler un brin trop solitaire. Sous la plume du poète, on le voit, l’apiculture s’inscrit dans la promotion d’un modèle de sagesse rurale, où le bonheur est appréhendé comme le fruit d’un mode de vie simple et frugal. L’on s’y contente certes de peu – la contemplation de la nature, le travail manuel dans le verger et le potager et la satisfaction morale d’être son propre maître –, mais il s’agit là des vrais biens, les seuls propres à assurer à l’individu une existence dénuée de troubles et dispensatrice de satisfactions durables et solides. Aussi le vieillard a-t-il la sagesse de s’en contenter, lui qui en son âme s’estime aussi bien pourvu qu’un roi.

Liberté, labeur et grand air, telles sont en somme les composantes du bonheur virgilien, où l’apiculture vient harmonieusement trouver sa place aux côtés de la taille des arbres et de l’arrosage des légumineuses pour susciter la paix de l’âme et la plénitude du corps. Si poétiquement chanté par l’auteur des Géorgiques en des vers inspirés, cet idéal a sûrement fait rêver des générations de lecteurs urbains, lesquels, à défaut de partir à la campagne pour se livrer bien concrètement aux difficiles travaux des champs, ont pu du moins caresser depuis leur cabinet de lecture l’idée d’aller méditer au milieu des fleurs et du doux bourdonnement des mouches à miel. Mais il a aussi constitué un modèle littéraire à imiter pour les écrivains ultérieurs, une référence incontournable fréquemment évoquée lorsqu’il s’agissait de chanter les joies de la vie champêtre et les bienfaits d’une existence éloignée de l’agitation des villes. On en trouverait par exemple la trace chez La Fontaine, dont la fable « Le philosophe scythe » joue clairement avec l’intertexte virgilien, ou chez le Rousseau qui, rédigeant sur le tard ses Confessions, se souvient avec nostalgie du bonheur goûté jadis à Annecy dans la maison de Mme de Warens : là, délaissant quelquefois ses livres, il se livrait aux plaisirs bucoliques du jardinage et de l’observation amicale des abeilles5. Mais plus encore que chez ces deux auteurs, c’est chez Maurice Maeterlinck que l’héritage du poète latin apparaît le plus vivace lorsqu’il s’agit d’unir à l’exaltation d’un bonheur champêtre l’éloge des bienfaits procurés par la fréquentation paisible des abeilles. Brossant un tableau des joies de l’apiculture très proche de celui proposé deux mille ans plus tôt par le Cygne de Mantoue, celui-ci fait d’ailleurs explicitement référence au modèle assumé que sont pour lui les Géorgiques, et cela, d’une façon qui n’est pas sans intérêt dans le cadre de notre propos. Revenant au début de sa Vie des abeilles sur les origines de sa connaissance et de son intérêt pour celles-ci, Maeterlinck y évoque en effet une rencontre ayant joué un rôle déterminant dans sa vocation d’apiculteur : celle d’une « sorte de vieux sage, assez semblable au vieillard de Virgile », qui, s’étant retiré à la campagne, « là, où la vie semblerait plus étroite qu’ailleurs, s’il était possible de rétrécir réellement la vie », y vit en la seule compagnie de ses abeilles. Comme chez Virgile, l’évocation de ce maître en sagesse et en vie solitaire est alors l’occasion de brosser le tableau d’un bonheur rêvé dans un cadre bucolique – locus amoenus –, où la beauté du décor fait écho à la sérénité intérieure de l’individu :

Il y avait élevé son refuge, non dégoûté – car le sage ne connaît point les grands dégoûts –, mais un peu las d’interroger les hommes qui répondent moins simplement que les animaux et les plantes aux seules questions intéressantes que l’on puisse poser à la nature et aux lois véritables. Tout son bonheur, de même que celui du philosophe scythe, consistait aux beautés d’un jardin, et parmi ces beautés la mieux aimée et la plus visitée était un rucher composé de douze ruches de paille […]. En ce lieu, comme partout où on les pose, les ruches avaient donné aux fleurs, au silence, à la douceur de l’air, aux rayons du soleil, une signification nouvelle. On y touchait en quelque sorte au but en fête de l’été. On s’y reposait au carrefour étincelant où convergent et d’où rayonnent les routes aériennes que parcourent, de l’aube au crépuscule, affairés et sonores, tous les parfums de la campagne. On y venait entendre l’âme heureuse et visible, la voix intelligente et musicale, le foyer d’allégresse des belles heures du jardin. On y venait apprendre, à l’école des abeilles, les préoccupations de la nature toute-puissante, les rapports lumineux des trois règnes, l’organisation inépuisable de la vie, la morale du travail ardent et désintéressé, et, ce qui est aussi bon que la morale du travail, les héroïques ouvrières y enseignaient encore à goûter la saveur un peu confuse du loisir, en soulignant, pour ainsi dire, des traits de feu de leurs milles petites ailes, les délices presque insaisissables de ces journées immaculées qui tournent sur elles-mêmes dans les champs de l’espace, sans nous apporter rien qu’un globe transparent, vide de souvenirs comme un bonheur trop pur6.

Plus encore que chez son maître Virgile, Maeterlinck, en ces lignes superbes, vient étroitement associer sagesse et apiculture, pour faire de cette dernière une sorte d’éthique épicurienne mise en acte. À le suivre, en effet, celui qui, prenant le parti de rompre avec les plaisirs frelatés de la vie citadine, entreprend de gagner la campagne pour se mettre « à l’école des abeilles » en retire un bénéfice triple : d’abord l’apaisement procuré par le retrait, la prise de distance vis-à-vis des affaires humaines, qui se révèlent à l’expérience illusoires et décevantes et ne justifient pas la somme des soucis qu’elles entraînent ; ensuite, la sérénité délicieuse que procure la vie dans un cadre bucolique, où la jouissance des parfums jointe aux douceurs naturelles de l’air, aux coloris des fleurs et aux bourdonnements des insectes, viennent plonger le sage retiré du monde dans une plénitude sensorielle charmante ; et pour finir, enfin, la satisfaction intérieure de saisir intimement l’inscription de l’espèce humaine dans un cosmos qui la dépasse, jubilation tranquille que l’on éprouve à se sentir l’humble partie d’une totalité magnifiquement ordonnée. Messagères lumineuses de l’être venues dispenser joyeusement leur leçon d’enthousiasme et de bonheur, les abeilles de Maeterlinck font dans ce cadre-là figure de petites initiatrices obstinées, minuscules philosophes ailées entraînant ceux qui ont la modestie de se reconnaître leurs élèves sur la voie de la plénitude et de l’accomplissement. Bourdonnant gaiement dans le chaud soleil d’été, elles délivrent les âmes qui se mettent à leur diapason du fardeau illusoire de leurs tracas ; voltigeant gaiement d’une corolle à l’autre, elles montrent à ceux qui savent regarder la voie d’une sagesse en acte, celle de l’activité sereine et consentie.

Toutefois, quelle que puisse être la ressemblance unissant ces deux textes espacés de deux millénaires, laquelle sans doute illustre la permanence d’un imaginaire et laisse entrevoir la profondeur d’une aspiration humaine, on n’en aurait pas moins tort de croire cantonnée au domaine de la poésie l’association d’une forme de sagesse ataraxique avec un mode de vie alternatif où l’élevage des abeilles jouerait un rôle central. On trouve en effet dans le roman contemporain, où la figure de l’apiculteur connaît depuis quelques années une vogue étonnante, de nombreuses évocations d’éleveurs d’abeilles philosophes – ou du moins dépositaires d’une certaine sagesse –, qui, surgissant dans la fiction avec leurs silhouettes atypiques, y dessinent des contre-modèles et laissent entrevoir d’autres possibilités d’existence plus porteuses de sens que celles qui se sont diffusées dans le monde développé avec la postmodernité7. Sagesse romanesque appelée à prendre diverses formes et à atteindre des niveaux variables de profondeur suivant les auteurs et les textes – nos personnages pouvant tour à tour endosser les traits de mentors bourrus mais bavards, d’illuminés quelque peu déroutants ou encore d’ermites bienveillants – ; mais sagesse reposant toujours sur une prise de distance plus ou moins explicite avec les valeurs dominantes d’une société, et même d’une humanité, devenues folles8.

Il existe ainsi dans ce sous-genre du « roman apicole » que constitue le roman de guerre une forme de sagesse a minima partagée par la plupart des personnages d’apiculteurs qu’on y rencontre9, celle d’un retrait du monde couplé à une réticence à se laisser entraîner sur la pente des passions nationalistes comme le reste de leurs concitoyens. Sagesse relative, on le voit, car consistant davantage à demeurer imperméables aux affres de l’Histoire et aux errances de l’idéologie qu’à mettre en œuvre consciencieusement une éthique ; mais sagesse tout de même, si l’on en juge par ses effets, qui la voient soustraire nos héros à la folie qui semble s’emparer de leurs concitoyens. Tout se passe en effet dans les œuvres que nous avons passées en revue comme si la fréquentation des abeilles, la sollicitude quotidienne nécessaire à leur élevage et la tendresse attentive présidant à leur entretien, en occupant l’esprit de l’apiculteur et en lui imposant un ensemble de gestes récurrents à effectuer chaque jour, immunisaient celui-ci contre les illusions grégaires et le préservaient des emballements meurtriers.

C’est par exemple ce que l’on peut observer dans l’excellent roman d’Andreï Kourkov Les Abeilles grises10 (2022), qui propose à son lecteur de suivre le quotidien de Sergueïtch, un modeste apiculteur ayant fait le choix de rester chez lui et de continuer à vivre dans le petit village où il est né, alors même que celui-ci se trouve en plein cœur de ce qu’on appelle « la zone grise ». Dans ce no man’s land situé sur la ligne de front et que se disputent armée ukrainienne et séparatistes prorusses, il survit dans des conditions rudimentaires au milieu des bombardements sporadiques et des coupures de courant, jusqu’au jour où, voyant poindre la fin d’un hiver à la fois glacial et monotone, il se décide à charger ses ruches sur la remorque de sa vieille Tchertviorka et à se lancer sur les routes pour leur trouver un lieu de villégiature moins dangereux. S’ensuit alors une odyssée picaresque de l’Ukraine jusqu’à la Russie, faite de quelques belles rencontres et surtout de déboires et de tracasseries multiples, infligés tour à tour par des vétérans de guerre traumatisés, des douaniers tatillons ou d’inquiétants membres des services de sécurité russes. Mais là n’est pas le cœur de notre propos d’aujourd’hui. Si l’on revient par contre à la question de la sagesse et des rapports entretenus par celle-ci avec la figure de l’apiculteur, force est de constater qu’à première vue, Sergueïtch n’apparaît pas comme un candidat vraiment convaincant : vivant chez lui comme un semi-clochard, il a réduit l’ordre de ses préoccupations quotidiennes à entretenir un niveau de chaleur acceptable dans sa maison en alimentant son poêle à charbon et à maintenir chargé le plus longtemps possible son téléphone portable – son seul lien avec le reste du monde – dans un village privé d’électricité depuis bien longtemps ; et s’il affiche une certaine forme de tranquillité stoïque face aux dangers de sa situation très exposée, celle-ci doit sans doute davantage à l’hébétude qu’engendre en lui l’ingestion fréquente de vodka qu’à la méditation philosophique. Et pourtant, derrière cette façade qui n’annonce rien d’exceptionnel, le héros de Kourkov fait montre, en bon silène, d’une profondeur cachée, celle d’une humanité préservée, dans un monde qui ne connaît plus que l’hostilité et la haine. Perpétuellement soucieux du sort de ses abeilles et inquiet des malheurs qui pourraient leur arriver en ces temps de guerre, Sergueïtch se montre aussi plein de compassion pour les hommes, qu’ils soient vivants ou morts. Ainsi est-il le seul à se soucier de la dépouille d’un combattant abattu sur la ligne de front et qu’aucun des deux camps ne revendique pour sien, cadavre anonyme auquel il ne cesse de penser et qu’il finira par aller enterrer seul au risque de sa vie. Foncièrement indifférent au conflit, auquel de toute évidence il ne comprend rien, même s’il semble plutôt pencher pour le camp ukrainien, il se montre à plusieurs reprises absolument imperméable aux élans nationalistes des deux camps, entre lesquels il refuse de choisir. Sommé de toutes parts d’épouser le parti des « nôtres » contre celui de « l’ennemi », il opte résolument pour le non-alignement, ce qui lui vaut bientôt la suspicion de tous et la destruction à coups de hache de sa vieille guimbarde. Refusant de jouer les va-t-en-guerre et les patriotes de l’arrière, Sergueïtch montre également une belle humanité dans la dernière partie du livre, lorsque, entré en territoire russe, il se montre un observateur fraternel et curieux des mœurs de la minorité tatare qu’il est amené à côtoyer, attitude éminemment suspecte aux yeux des nouvelles autorités, qui s’en méfient et ont entrepris de la persécuter.

Refusant d’être hostile à ce qu’il ne connaît pas ou de rejeter ce qui n’est pas comme lui, foncièrement paisible et honnête, Sergueïtch se révèle ainsi peu à peu au fil des pages du livre comme une silhouette attachante, dont la résignation tranquille face aux malheurs du temps et le bon sens non dénué de sagacité s’apparentent à une forme de sagesse sans prétention. Plus préoccupé du sort de ses colonies d’abeilles que du sien propre ou que de l’évolution du conflit dans lequel il se trouve malgré lui englué, il n’est pas sans ressemblance avec Egidius, le héros des Abeilles d’hiver11 de Norbert Scheuer (2021), qui comme lui est apiculteur et comme lui ne partage pas la fièvre guerrière enflammant ses contemporains. Dans ce roman qui se passe dans l’Eifel, région située dans la zone frontalière entre l’Allemagne et de la Belgique, et dont l’action se déroule dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, le narrateur se trouve tout comme le héros de Kourkov dans une situation de marginalité le préservant de la folie des temps. Ex-instituteur mis au ban de la société par le régime nazi, qui lui reproche son handicap – il est épileptique – et l’a privé de son emploi, Egidius partage ses journées entre les soins qu’il procure aux pensionnaires de ses ruches et le travail de traduction d’un vieux manuscrit du xve siècle qu’il a entrepris. Passionné d’aviation, il se plaît également à observer les bombardiers alliés qui passent au-dessus de chez lui pour aller lâcher leurs bombes sur les villes allemandes. Et célibataire n’ayant pas renoncé à assouvir les exigences de sa chair, il n’hésite pas non plus à profiter de sa situation de seul mâle disponible du village pour aller visiter de temps à autre les chambres à coucher des femmes de soldats privées d’hommes par le conflit. Mais là ne s’arrête pas sa vie de civil éloigné des combats. À toutes ces activités plus ou moins avouables, il en joint en effet dans le plus grand secret une hautement criminelle, celle qui consiste à mettre à profit sa connaissance du réseau de grottes locales pour y cacher des Juifs en fuite et à utiliser l’alibi que lui procurent ses activités apicoles pour leur faire ensuite traverser la frontière, dissimulés dans une ruche factice. Loin toutefois d’être une figure héroïque de Juste désintéressé, Egidius ne s’est pas lancé dans cette entreprise risquée par un souci d’humanité, mais pour des raisons pécuniaires. S’il joue les passeurs à ses risques et périls, c’est qu’il a en effet lui-même désespérément besoin d’argent pour pouvoir s’acheter les médicaments nécessaires au traitement de sa maladie, que le pharmacien local, un profiteur de guerre véreux, lui prodigue au compte-goutte et au prix fort.

À défaut donc d’être véritablement sympathique – il apparaît trop individualiste et dépourvu d’émotion pour cela –, le héros de Norbert Scheuer a du moins pour lui de n’avoir en aucune façon été contaminé par l’idéologie nazie qui gangrène ses concitoyens. S’il semble inapte à toute forme d’amour réel d’autrui, se contentant dans sa vie affective d’étreintes illicites et superficielles avec des femmes auxquelles il ne s’attache pas véritablement, il apparaît tout aussi inaccessible à la haine de l’autre, ne témoignant par exemple d’aucun mépris pour les Juifs qu’il transfère ou d’aucun ressentiment pour les aviateurs américains abattus par la DCA locale et maraudant dans la région. Comme si, au fond, la notion d’ennemi lui était parfaitement étrangère. Mutilé dans sa chair et dans son âme, Egidius constitue ainsi malgré tout une figure de l’humanité préservée dans un monde où les autres semblent s’être perdus sur les voies du fanatisme et de la violence. En cela, il peut apparaître comme une figure de sage en demi-teinte, certes peu exaltante, mais peut-être d’autant plus humaine et crédible.

Quelques années avant les ouvrages de Kourkov et de Scheuer, on trouvait déjà dans Le Miel12 (2013) de Slobodan Despot une figure de sage apiculteur pris dans la tourmente d’un conflit meurtrier. Évoquant les déchirements de la guerre civile en Yougoslavie dans les années 1990, et plus particulièrement la liquidation de l’enclave serbe de la Krajina en Croatie, ce roman, retrace en effet le périple tragi-comique d’un fils amené à son corps défendant à s’y rendre en plein conflit pour y récupérer son père, oublié sur place par son frère au moment de la fuite précipitée de la famille. Présenté comme brutal et colérique, mais plutôt couard au fond sous ses faux airs de dur, le bien nommé Vesko le Teigneux, le personnage clé de l’intrigue, est à tout point de vue un antihéros, qui tranche fortement avec son père, le vieux Nikola, auquel il ne ressemble guère. Ayant refusé de fuir comme les autres Serbes, celui-ci a assisté depuis son rucher à la destruction de son village par l’armée croate. Resté seul en la compagnie de ses abeilles, il s’est ensuite occupé à leur prodiguer ses soins et à mettre en pot le miel récolté, sans plus se soucier d’un conflit auquel il n’a pas désiré participer. Vieillard paisible et doux, aussi confiant en la capacité du miel, devenu rare en ce contexte de guerre civile, à lever les obstacles que son fils apparaît comme un angoissé irascible, Nikola est une figure sereine et bienveillante, tout à la fois désarmante par sa gentillesse et réconfortante par l’humanité profonde qui la caractérise et la distingue des autres personnages de l’œuvre. Humanité qui lui évite de succomber à la peur ou à la colère en dépit des drames subis et des épreuves traversées, et qui peut prendre la forme aussi bien d’une offre généreuse de miel aux personnages croisés tout au long du livre, qu’il s’agisse d’amis ou d’ennemis, que d’une aptitude à comprendre et à partager la douleur de l’autre, même lorsque celui-ci appartient au camp d’en face. Profondément attaché à la terre qui l’a vu naître et dans laquelle il a toujours vécu, plus préoccupé du sort de ses abeilles qu’il se refuse à laisser derrière lui que du sien propre, Nikola est un être à la parole rare, mais juste. S’il constitue, à son insu sans doute, une figure typique de sage détaché du monde, c’est toutefois celle d’un sage demeuré accessible aux hommes.

En cela, il n’est pas sans ressembler au personnage central de L’Amas ardent13 (2017), cette fable politique de l’auteur tunisien Yamen Manaï, qui propose elle aussi à son lecteur une évocation d’un vieil apiculteur empli de sagesse et confronté à la sauvagerie d’une époque troublée. Mettant explicitement en parallèle la montée du terrorisme islamique et du fondamentalisme religieux dans son pays avec les déstabilisations écologiques induites par la modernité, à commencer par l’arrivée soudaine et inattendue d’une espèce de frelon inconnue et particulièrement destructrice, l’ouvrage se présente à la fois comme la chronique d’une résistance à ces deux invasions – résistance dont le point culminant se produit lorsque le héros du livre, le Don, témoin horrifié d’un massacre commis par les islamistes, entreprend de les mettre en déroute en lançant sur eux un nid de frelons préalablement capturé par ses soins –, et comme la quête d’une arme susceptible d’enrayer la destruction dramatique de ses ruches par l’intrus biologique – la solution adoptée à la fin du livre étant l’apport de reines japonaises habituées à lutter chez elles contre ces frelons gigantesques –. Ermite vivant à la marge du monde mais que vient rattraper une désolante actualité, le Don est, tout comme le Nikola de Despot, une figure de vieux sage relativement classique. Trouvant son bonheur dans une existence tranquille et régulière, sans grand besoin, ni autre ambition que de prendre soin de ses colonies d’abeilles, c’est un solitaire bienveillant qui a trouvé dans sa vie retirée équilibre et sérénité. Mais s’il goûte ainsi sans misanthropie aucune à une forme de paix profonde, il se caractérise aussi par une sagacité certaine qui lui permet d’y voir clair sous les masques et de ne pas se laisser tromper lorsque survient le danger. Acuité du regard dont ne disposent pas les autres habitants de son village et qui lui évite de tomber dans les mêmes pièges qu’eux. Car là où ces derniers se laissent abuser par les promesses trompeuses des islamistes venus prospecter chez eux et acheter par leurs cadeaux pleins d’arrière-pensées, lui sait tout de suite déceler l’hypocrisie sous les visages souriants et la menace mortelle sous la main opportunément tendue, ayant été instruit là-dessus par les déconvenues jadis rencontrées dans sa jeunesse. Aussi est-il le plus susceptible de mener la lutte et de réveiller les consciences.

Étroitement associée à la thématique de la guerre, la problématique sapientale se retrouve également dans des contextes différents, et notamment dans des romans s’inquiétant des ravages infligés aux écosystèmes par la rapacité des hommes. Lieu d’expression de nos inquiétudes actuelles sur l’environnement, le roman écologiste contemporain a ainsi pu proposer lui aussi des figures de sages apiculteurs. Sagesse qui serait là encore plus ou moins liée à une forme de résistance : non plus celle d’un refus d’adhérer à une idéologie ou de choisir un camp, mais plutôt celle d’une prise de distance à l’endroit d’une échelle de valeurs que l’on conteste et que l’on décide de remettre en cause. Confronté journellement à la disparition des colonies d’abeilles et témoin malgré lui du déclin rapide de la biodiversité, l’apiculteur romanesque apparaît aux auteurs comme une figure commode pour sensibiliser les lecteurs aux périls environnementaux. Aussi le retrouve-t-on fréquemment dans un rôle de lanceur d’alerte fictionnel ou de porte-parole de la cause écologiste. Gautier, le héros des Ruchers de la colère14 (2015) de Sylvie Baron, est un bon exemple de ces figures d’apiculteurs raisonnables et vigilantes qui tentent de maintenir une éthique dans un monde déréglé par la recherche du profit et noyé sous les faux semblants. Militant reconnu de la lutte pour la protection de la biodiversité et chantre d’une apiculture respectueuse des abeilles, il s’oppose courageusement aux mensonges d’une multinationale cherchant à inonder le marché d’un miel bas de gamme en abusant la crédulité des consommateurs, comme il s’oppose aussi aux escroqueries d’un collègue peu scrupuleux cherchant lui aussi à tromper le public en jouant sur les failles de la législation. Garant d’une apiculture traditionnelle soucieuse de maintenir les équilibres anciens, il s’oppose aux tenants d’un libéralisme cynique qui, sous couvert de modernité, ne songent qu’à accroître leurs bénéfices sans se soucier des conséquences. Face à ces deux faces d’une même réalité – l’apiculteur véreux, la multinationale opportuniste et malhonnête –, qui est celle du marché, il vient incarner la droiture morale et le lien préservé avec l’héritage du passé ; authentique et sincère, croyant passionnément à ce qu’il fait, il est le digne représentant d’une humanité ne s’étant pas encore coupée de la nature et refusant de se livrer à une forme d’exploitation sans âme. Mais si, par ce mélange d’intégrité et de lucidité sur le monde qui le caractérise, il peut faire figure d’homme à principe et de conscience éclairée, la narration prend soin toutefois de lui ménager quelques failles et fêlures pour n’en pas faire un personnage trop dénué de relief : à l’aise avec les abeilles et sur les étals des marchés où il vend ses produits, Gautier est ainsi présenté aussi comme un père maladroit et un écorché vif blessé par son divorce. Mélange de limites et de vulnérabilité qui, sans remettre en cause les qualités qui sont les siennes, lui confèrent une fragilité et viennent nuancer l’image de sage que l’on serait tenté de lui coller par ailleurs.

  • Autre figure d’apiculteur écologiste, le Thomas Savage imaginé par Maja Lunde dans son ambitieux roman Une Histoire des abeilles15 (2017) apparaît lui aussi comme une sorte de sage, mais cette fois a posteriori. Dans cette vaste fresque centrée sur les abeilles et leur possible disparition dans les prochaines décennies, qui suit en parallèle le destin de trois personnages vivants en des lieux et des temps différents16, l’auteur brosse en effet le portrait d’un apiculteur américain du début du troisième millénaire confronté à l’effondrement inquiétant de plusieurs de ses colonies et à la déception de voir son fils, avec lequel il ne parvient pas à s’entendre, renâcler à reprendre après lui l’exploitation familiale. Si donc rien ne semble prédisposer ce dernier, Thomas, à devenir apiculteur, l’histoire nous montre un progressif rapprochement du père et du fils, évolution qui aura des conséquences dans un autre arc narratif situé plus tard dans le temps, où l’on apprendra que par la suite, Thomas est devenu finalement apiculteur à son tour et a proposé dans un livre visionnaire des solutions pour endiguer la disparition des abeilles. Redécouverte bien des années après son décès à travers les yeux de Tao, une jeune ouvrière chinoise de la fin du xxie siècle, qui lit son livre dans un monde où les abeilles ont disparu depuis des décennies, la figure de l’ancien fils récalcitrant et maussade qu’avait connue le lecteur se modifie alors pour devenir celle d’un sage ayant proposé jadis un modèle d’apiculture écologiquement viable. Reposant sur une éthique du juste milieu et du respect de l’animal – absence de déplacements des ruches sur de longues distances, modération dans les prélèvements de miel opérés, etc. –, celui-ci propose une alternative convaincante aux dérives actuelles de l’apiculture industrielle, laquelle apparaît pour sa part marquée d’une évidente forme d’hubris. Plus soucieux du bien-être de ses abeilles que de la courbe de ses bénéfices, plus conscient sans doute également que d’autres de la menace que font peser sur celles-ci leur exploitation sans scrupule et la pollution toujours croissante des milieux, Thomas, tout comme avant lui le Gauthier des Ruchers de la colère, est un sage avant tout parce qu’en lui la soif de profit n’a pas su éteindre les valeurs de l’âme et du cœur, et parce qu’à la lucidité il a su ajouter l’ambition de sauver et l’envie de lutter.

Entre génocides et conflits interethniques, pression sur l’environnement et extinction des espèces, l’apiculteur d’aujourd’hui surgit donc on le voit bien souvent dans un univers fictionnel à la toile de fond peu réjouissante. On aurait toutefois tort de croire que sa figure romanesque ne soit appelée qu’à se décliner sur le mode de la gravité et de la responsabilité. À cette sagesse intemporelle qu’on aime à lui prêter et qui vient faire de lui un pôle de stabilité dans un monde en crise voué à l’affolement ou au délitement, il est en effet possible d’en ajouter une autre, plus ludique et légère, qui préfère voir en lui une figure de la marginalité sympathique et de l’excentricité amusante. C’est ce qu’illustre par exemple le roman de Martin Page L’Apiculture selon Samuel Beckett (2011), qui s’amuse à réinventer la figure austère de l’écrivain irlandais pour faire de celui-ci un esprit facétieux et mystificateur. L’histoire est la suivante. Chargé par l’auteur de Molloy de l’aider à classer ses archives personnelles, convoitées par diverses institutions prestigieuses, un jeune étudiant en anthropologie fait la rencontre d’un homme fort différent de son image officielle : chaleureux, aimant le gombo, le bowling et d’improbables chemises à fleurs, le Beckett imaginé par Page n’a pas grand-chose à voir avec celui qu’a retenu la postérité. La preuve, il en vient même à inventer de fausses archives qu’il mêle aux authentiques dans le seul but d’égarer les critiques et de brouiller les pistes sur sa personnalité profonde. Aussi n’est-on presque plus surpris d’apprendre au milieu du livre que ce Beckett inattendu est aussi dans la vie un apiculteur amateur se passionnant pour l’élevage des abeilles et qu’il en élève plusieurs colonies sur le toit de son domicile parisien. Car celles-ci, explique-t-il, lui sont nécessaires à son équilibre ; apaisante, en effet, leur fréquentation lui procure un équilibre intérieur précieux qui le tire du marasme existentiel auquel il se sait sujet par ailleurs :

Il avait acheté ces ruches huit ans plus tôt, à un moment où il traversait une période dépressive. S’occuper d’autre chose que de ses écrits et de ses angoisses l’avait sorti de l’asthénie. L’apiculture était devenue une éthique. « Nous devons être à la hauteur des abeilles. Être des alchimistes, et faire notre miel. […] Les abeilles sont les créatures d’Hermès, nous avons à apprendre d’elles. Toute chose est une fleur dont nous devons faire notre miel17 ».

Et d’ajouter : « J’ai besoin des abeilles pour me rappeler que des choses merveilleuses sont possibles18. » Miracle de la nature, vivante image de l’activité industrieuse et du labeur joyeux, les abeilles sont en somme pour l’écrivain mélancolique un remède et un encouragement. Inattendues dans la vie d’un auteur à l’image austère, voire sinistre, elles y inscrivent une plaisante note de fantaisie au même titre que bien d’autres détails farfelus imaginés par Martin Page ; mais elles contribuent également à alimenter en lui une réflexion philosophique. Car élever des abeilles en ville, ça n’est pas que s’entourer d’une troupe de petites compagnes ardentes ; c’est également apprendre à regarder le monde différemment et rafraîchir le regard que l’on porte sur lui :

Il avait constaté ce fait étrange : ses ruches fournissaient du miel à profusion alors même qu’elles se trouvaient en plein centre-ville. Cela l’avait obligé à regarder différemment Paris et à s’apercevoir qu’il y a des fleurs partout. Pour une abeille, la ville c’est la nature (d’autant plus qu’il n’y a pas de pesticides). Depuis il se sentait toujours un peu à la campagne, même parmi la foule des jours de solde et la circulation automobile19.

Sympathique et imprévisible, refusant le sérieux qui vous fige dans une image d’Épinal et vous embaume de votre vivant, sans pour autant renoncer à toute profondeur, puisque sous chacune de ses excentricités semble se cacher une excellente raison d’agir de la sorte, le Beckett du roman prête autant à sourire qu’il donne à penser au lecteur. Amateur de miel et de canulars, tout à la fois lucide et mystificateur, il est une figure de sage-fou invitant le lecteur à se défaire de ses idées toutes faites et un encouragement à faire un pas de côté hors des sillons que trace trop souvent pour nous l’existence.

Plus loquace que les apiculteurs mentionnés précédemment, il s’inscrit de ce fait dans la lignée de quelques personnages imaginés avant lui par les romanciers de la deuxième moitié du xxe siècle, qui avaient souvent vu dans l’apiculteur retiré du monde une image possible du sage. Sarcastique et tranchant, volontiers critique à l’endroit des institutions et des prétendues élites, ce Beckett à fond plus ou moins anarchisant n’est ainsi pas sans faire penser au truculent Balthazar proposé quelques décennies plus tôt par Henri Vincenot dans son dernier livre, Le Maître des abeilles20 (1987), avec lequel il partage un même goût pour les formules bien senties et les propos définitifs. Dans ce dernier roman, le Bourguignon Louis Chagniot, qui s’est quelque peu perdu à Paris où il mène depuis des années une existence sans grand relief de fonctionnaire, revient après plusieurs décennies dans son village natal, Montigny-le-Haut, à la suite d’un étonnant rêve prémonitoire l’ayant informé de la destruction de sa maison natale. Il est accompagné dans ce voyage par son fils Loulou, un étudiant en sociologie réduit à l’état de loque humaine par sa toxicomanie. Sur place, il retrouve Balthazar, dit « le Mage », un apiculteur haut en couleur, qui va entreprendre de lui guérir son fils tout en lui tenant régulièrement des discours bien sentis contre la civilisation moderne et le prétendu progrès. Figure sapientale la plus affirmée comme telle de notre tout notre corpus, Balthazar apparaît sous la plume de Vincenot comme un personnage aux multiples visages. Présenté à plusieurs reprises par la narration comme une sorte de sorcier détenteur d’un savoir ancestral mystérieux, il fait tout à la fois figure de rural arriéré, de rebouteux étrange et de savant lettré. Soignant Loulou à l’aide de gelée royale, de cataplasmes de plantes et d’ingestions de foie cru, il est ainsi capable de remettre celui-ci sur pieds en quelques semaines et de lui faire retrouver un sens à son existence en l’initiant à la vie au grand air et aux travaux des champs. Tout comme il est aussi capable de parler doctement d’étymologies gallo-bourguignonnes lorsque l’envie l’en prend ou de disserter avec une étonnante précision des propriétés chimiques des plantes composant sa pharmacopée empirique. Aussi, sous ses faux airs de péquenot inculte et dépenaillé vivant du troc de son miel et dormant au milieu des fientes de ses poules, Balthazar se révèle-t-il un esprit étonnamment aiguisé, libre-penseur adepte du verbe haut et non exempt d’un certain conservatisme, qui le rend prompt à la diatribe contre les impasses et les illusions de la modernité. Chantre d’une société traditionnelle dont on retrouverait ailleurs chez Vincenot – dans La Billebaude (1978) – l’évocation nostalgique et inspirée, Balthazar tonne ainsi tout au long du roman contre le féminisme, qui a mis les femmes au travail et les a coupées de leurs fonctions maternelles et conjugales ; contre l’individualisme moderne, qui rend les êtres plus soucieux de leurs plaisirs que de leurs devoirs et finit par faire d’eux des étrangers à leur propre famille ; ou encore contre le progrès technique, qui n’est à ses yeux qu’une arnaque asservissant les êtres au lieu de les libérer. Réactionnaire en guerre contre une modernité qui brise les familles et aliène les êtres, le « mage » se révèle aussi sur le plan politique un anarchiste disert, qui ne voit dans l’État qu’une instance répressive et vampirique dont il faut se garder autant que possible en vivant dans une semi-clandestinité, celle qu’autorise un système économique autarcique reposant sur la modération des besoins, l’agriculture vivrière et la débrouillardise. Conception qui le voit se faire le défenseur du recours au troc – qu’il pratique avec les habitants des vallées environnantes, moins coupées du monde –, et le chantre du braconnage, auquel il revendique hautement de se livrer. Revigorant ou exaspérant, selon les points de vue, Balthazar est un personnage bavard et vindicatif dans lequel Vincenot a sans doute mis beaucoup de lui-même. Plus proche d’un Diogène égaré au vingtième siècle que d’un Socrate trop consensuel, il incarne ainsi une sagesse rurale s’opposant aux errements et à l’anomie du monde citadin, contre lequel il ne cesse de vitupérer pour défendre la tradition.

Avant lui, on trouvait chez Armand Lanoux une autre figure d’apiculteur philosophe dans Le Berger des abeilles21 (1974), roman qui se proposait de brosser une vaste fresque de la Résistance en Occitanie lors de la Seconde Guerre mondiale. Personnage secondaire de l’œuvre, mais doté cependant d’emblée d’un statut particulier par le simple fait qu’il donne son titre au roman, Capatas, le personnage de l’histoire qui nous intéresse, y est un apiculteur pratiquant l’apiculture itinérante sur les pentes des Pyrénées. Ne jouant en apparence qu’un rôle secondaire dans l’histoire, à l’arrière-plan duquel il se situe le plus souvent, sans doute pour en mieux tirer les ficelles, il est un personnage énigmatique, mais doté d’un prestige certain, auquel les autres ne font allusion qu’avec une forme de respect et d’admiration, sur l’origine desquels le mystère n’est jamais levé au fil de l’histoire, mais qui a peut-être partie liée avec sa tendance à philosopher. Car Capatas n’est pas plus un taiseux que le Balthazar de Vincenot. Ayant rompu avec la civilisation à la suite d’une déception amoureuse, il n’en a pas pour autant renoncé à discourir et, si dans ses discours, il s’écarte de la voie prise par l’éructant « maître des abeilles », dont il ne partage ni les préoccupations sociétales ni la forme discursive, il se montre lui aussi un apiculteur disert. Sorte de Zarathoustra catalan, il aime en effet à s’exprimer par maximes, multipliant les aphorismes plus ou moins obscurs et les considérations hermétiques, sur la profondeur et le sens desquels le lecteur demeure libre de s’interroger, mais qui sont recueillis précieusement par un auditoire attentif voyant en lui une sorte de maître en sagesse. On trouve notamment de nombreux échantillons de cette sagesse cryptique dont le sens se dérobe, non sans ce faisant suggérer une insondable profondeur, dans le journal d’un officier allemand féru d’abeilles et élève du fameux von Frisch, le Hauptmann Lindauer, qui a eu l’occasion de rencontrer Capatas et l’écoute avec beaucoup d’intérêt, voyant en lui une sorte de Zarathoustra des alpages22 :

Capatas dit souvent des choses que rien ne précède et rien ne suit, versets d’une sagesse elliptique. J’ai noté : « Les abeilles qui font le miel ne le mangent pas. » « Une abeille seule ne peut survivre. Les anarchistes ne feront jamais une ruche. » Ceci, qui m’a frappé : « Il n’y a que dans les livres qu’il y a des solutions. »
Il dit, mais veut-il dire ? Et quoi23 ?

Laconique et obscure, la parole du berger fascine autant qu’elle invite au déchiffrement, plongeant l’auditeur qui s’y laisse piéger dans un labyrinthe de doutes et de spéculations dont il peine par la suite à se sortir :

Certaines phrases du Berger me fascinent. Il faudrait, avec von Frisch, travailler scientifiquement sur les connaissances préscientifiques. Je suis de plus en plus persuadé que notre connaissance expérimentale prend tout, sauf l’essence !
Le Berger dit :
« Nous pensons que les abeilles, ça sert à nous donner du miel ! Mais les fleurs, elles ? Eh bien, les fleurs elles pensent que les abeilles, ça leur permet de faire l’amour ! » Ça va loin pour un primaire. Et aussi : « L’abeille en sait plus que moi sur les buts de la nature. » Nous savons que ce n’est pas vrai. Mais nous savons aussi qu’il y a là quelque chose que nous n’appréhendons pas, et qui est vrai24.

Parfois, toutefois, cette sagesse que l’on prête à l’apiculteur ne relève ni du logos, ni de la pensée, mais de l’essence même d’un individu, qui le plus souvent demeure inconscient de ce don qui est le sien. C’est le cas par exemple de celle dont Maurice Genevoix dote un braconnier de sa connaissance dans ses Images pour un jardin sans mur25 (1956). Faisant partie de « ces hommes privilégiés dont la fraîcheur d’âme persiste, source toujours vive, toujours pure, et qui ne saurait tarir 26», Robin est un homme des bois et des prés chez qui l’apiculture n’est que l’une des facettes d’une complétude humaine plus vaste. Aussi habile à tendre ses lignes de fond qu’à sortir un grillon de son trou, il est l’image même de l’homme qui sait tout sur la nature, qui est initié à tous ses mystères et qui en connaît tous les gestes nécessaires :

Bien sûr, il nage comme une loutre. Il est capable, quand le rossignol mâle chante la nuit près de sa maison, de moduler dans l’ombre tiède des sifflements si doux, si purs que l’oiseau abusé lui répond, exalte éperdument son chant comme pour triompher d’un rival. Mais tout cela procède du même charme, du même don merveilleux qu’il a d’être en accord avec le monde vivant : apiculteur, comme il est braconnier. Bluter un essaim à mains nues ou saisir entre deux pierres, au fond de l’eau, un barbeau de six livres qui broute, c’est la même chose, et c’est être Robin27.

Moins porté à la parole qu’à l’action, Robin est, on le voit, le représentant d’une sagesse mutique, inapte certes aux grands discours, mais qui émane de tout son être et qui prend la forme d’une inscription harmonieuse dans le cosmos.

Au terme de cette promenade littéraire à travers les prairies du roman et les pâturages de la poésie, qui, on l’espère, aura permis de mettre en évidence les liens anciens et durables entre une certaine pratique, celle de l’apiculture, et un imaginaire ancien, mais en recomposition permanente, celui de la sagesse, il ne nous semble pas inutile de confronter ces représentations littéraires avec ce que certains apiculteurs véritables ont pu écrire sur eux-mêmes et sur leurs métiers. Entre la vie réelle et l’existence rêvée, entre les séductions du topos et la véritable nature des choses, il y a en effet bien souvent un écart qu’il importe de mesurer et de mettre en lumière.

Or le fait est qu’à parcourir les écrits d’apiculteurs qui, ne se souciant pas d’écrire un énième traité de l’abeille ou un nouveau manuel d’apiculture pour débutant, préfèrent revenir sur leur parcours et sur leur expérience, on est frappé par la diversité des réponses obtenues à cette question. À lire des mémoires de professionnels, tels que le très intéressant L’Homme qui courait après les fleurs28 (1984) de Marcel Scipion ou que l’ouvrage plus récent de Max Stèque Le Maître des ruches29 (2006), on s’aperçoit en effet que ces ouvrages éludent complètement le sujet et ne proposent qu’un mélange d’anecdotes et de conseils techniques, sans que rien n’y renvoie de près ou de loin à ce qui pourrait s’apparenter à une philosophie de vie particulière. Raconter les commencements d’une passion, évoquer les types de ruches employés ou se souvenir de belles rencontres faites autour de l’insecte, tout cela nos mémorialistes le font fort bien ; par contre, réfléchir à ce que la fréquentation de l’abeille a pu leur apporter tout au long de leur existence ou s’interroger sur le rôle que l’apiculture a joué dans la constitution progressive de leur vision du monde, cela ne semble guère leur traverser l’esprit. À l’inverse, cette problématique sapientale, si absente chez eux, se retrouve au contraire absolument surdéterminée dans d’autres écrits d’une nature toute différente, ceux que l’on peut trouver aux abords des rayons « new age » ou « développement personnel » de nos librairies, dans lesquels des apiculteurs prétendent dévoiler à leurs lecteurs les messages qui leur auraient été adressés par leurs abeilles et les diverses leçons de vie qu’elles leur auraient transmises pour les aider à évoluer en tant que personnes30. Mêlant alors généralement à un discours écologiste un enseignement spirituel, ces livres viennent faire de l’apiculteur un passeur de savoir autant qu’un guide de sagesse, sans qu’il soit toujours bien facile de discerner la part dans tout cela qui relève du chamanisme, de l’ésotérisme… ou de l’escroquerie pure.

À égale distance de ces deux extrêmes du spectre, on trouve toutefois des témoignages d’apiculteurs traçant une voie médiane et pour lesquels la question de la sagesse, sans être omniprésente, n’est du moins pas totalement passée sous silence. C’est le cas par exemple du récent ouvrage d’Yves Élie La Vallée de l’abeille noire31 (2021), dans lequel celui-ci revient sur son parcours d’apiculteur et présente son projet de défense de l’abeille noire des Cévennes, espèce endogène menacée de disparition dans son aire d’origine. Ancien réalisateur de documentaires ayant décidé de se reconvertir dans l’apiculture biologique au début des années 2000, Yves Élie explique dans ce cadre-là comment sa reconversion professionnelle découla en partie d’une rencontre effectuée lors d’un tournage avec un vieil apiculteur, Paul l’Ancien, qui lui avait fait une forte impression. Celui-ci, en effet, dégageait un tel sentiment de sérénité et d’accomplissement qu’il avait cru retrouver en lui l’Elzéard Bouffier, de Jean Giono, l’homme qui plantait des arbres et qui était « arrivé heureux au terme de sa vie 32». Au fil de leurs conversations, une complicité était née, qui avait permis au plus jeune des deux de recevoir une leçon de vie et une initiation à la sagesse :

Il me donnait également sa confiance, me parlait de sa vie, de la liberté qu’il avait acquise en vivant avec les abeilles noires, en restant au plus près des pratiques anciennes, ne déplaçant jamais ses ruches, n’achetant jamais des abeilles en dehors de la région, les nourrissant très peu, les laissant se réveiller à leur idée et se mettre au repos quand bon leur semblait, vers le milieu de l’été. Il ne leur demandait jamais de travailler plus que ce qu’elles pouvaient accomplir spontanément, et il s’en est toujours bien porté. Au point qu’il est devenu depuis un centenaire, en possession de toutes ses capacités physiques et mentales.
Comparé à la course au rendement que j’avais filmée dans les exploitations agricoles des grandes plaines, c’était un autre monde. Dans l’atelier de Paul, aucune machine sophistiquée, ni pompe à miel, ni doseuse de remplissage de pots, ni étiqueteuse et encore moins de déshumidificateur électrique. Que des outils simples, animés de toute une vie passée avec leur propriétaire. Chacun était poli par l’usage, en parfait état malgré une longue utilisation. Un peu comme le bonhomme lui-même, devenu apiculteur professionnel à l’âge de soixante ans. À l’époque où la plupart pensent à prendre leur retraite, il avait commencé une vie avec les abeilles. Rescapé de l’univers frénétique des grandes villes, j’étais fasciné par son calme serein, l’exactitude de ses gestes, qu’il effectuait sans effort, les traçant dans l’espace comme des idéogrammes. Tout son monde respirait la cohérence. Sans que je lui en demande la recette, Paul m’expliqua que les abeilles noires l’avaient libéré de tous ses soucis, lui avaient permis de vivre une vie libre, à son idée, sans faux pas, avec ses proches comme avec les étrangers. J’admirais sa manière de bouger sans heurt parmi les ruches, de les ouvrir comme un trésor, dans une parfaite quiétude, vêtu d’un bleu de travail qui semblait tout droit sorti d’un tableau de Van Gogh. De l’agencement de l’atelier jusqu’à sa manière d’évoquer ses soixante ans de vie commune avec Lucette, sa femme, tout témoignait d’un équilibre de l’être peu commun. Comme si les abeilles noires avaient transformé le bonhomme. Cela ressemblait à ces métamorphoses qu’opèrent les animaux sur les hommes dans les mythes33.

« Cohérence », « équilibre » et absence de soucis, le « calme serein » du vieil homme évoqué dans ce beau portrait ne peut que faire songer à l’ataraxie des Anciens ; liberté, santé et longévité, les bénéfices procurés par la vie qu’il s’est choisie correspondent à un idéal de vie universel. Tel un sage surgi du passé, Paul l’Ancien semble être une vivante image de ce bonheur tranquille qui consiste à vivre en accord profond avec soi-même et à se satisfaire de ce que l’on a, sans courir après les faux biens et les satisfactions clinquantes. Modèle de réussite et d’authenticité, il est une source d’inspiration pour celui qui, déboussolé par le rythme frénétique de la modernité, cherche un sens à sa vie. Maître en sagesse ayant su renouer avec la lenteur et une certaine forme d’oisiveté bénéfique (otium), il tranche non seulement avec l’univers de la ville, factice, agité et stressant ; mais aussi avec une certaine apiculture, intensive, onéreuse et destructrice, qui sous couvert de rendement et de rentabilité fragilise les abeilles et vide de son sens le métier.

Ainsi mis à l’école d’un philosophe en acte, l’auteur raconte comment il a pu progressivement changer de rapport au monde et goûter à une sérénité nouvelle au contact des abeilles. Sous l’égide de Paul l’Ancien, en effet, Yves Élie fait l’expérience à son tour d’un mode de vie restaurant du sens à son existence et lui procurant une plénitude intérieure qu’il ne connaissait pas dans son ancienne vie. Évolution positive qui s’opère à travers le retour à l’activité physique et au travail manuel, comme c’est le cas par exemple lorsqu’il lui faut creuser des troncs d’arbres pour fabriquer de nouvelles ruches – expérience de déprise libératrice où le travailleur accepte de perdre du temps dans un monde marqué au contraire par une accélération constante34 – ; mais également par l’adoption d’un mode de vie plus lent, structuré simplement par les visites régulières aux divers ruchers disséminés dans la montagne35.

Cette sérénité que procure la vie au grand air au milieu des abeilles, une autre apicultrice avait su l’évoquer quelques décennies avant Yves Élie. Dans son best-seller Une année à la campagne36 (1983), dans lequel elle retraçait son expérience de retour à la nature dans les Ozarks au début des années 1970, Sue Hubbell avait en effet proposé la chronique au jour le jour de son existence d’apicultrice isolée dans ces montagnes du Missouri où elle vivait de la production de miel de ses deux cents ruches. Biologiste de formation ayant décidé un beau jour de tout plaquer et de quitter son métier de bibliothécaire pour aller vivre à la campagne, d’abord avec son mari, puis, une fois celui-ci parti, toute seule, elle y racontait les menus événements de son quotidien, lesquels allaient des soins prodigués aux pensionnaires de ses colonies aux travaux d’entretien de son chalet, sans oublier ses diverses rencontres avec toutes sortes d’hôtes de ces montagnes, qu’ils soient humains ou non. Si l’ouvrage ne s’apparente pas à un texte philosophique à proprement parler, il se dégage cependant de sa lecture un charme certain, qui tient autant au plaisir tiré de l’évocation de cette existence menée au plus près de la nature qu’à l’enjouement de la narratrice qui, sans prétention aucune et souvent avec humour, parvient à communiquer à son lecteur une partie de la sérénité qui l’habite. Tirant le bilan de tout ce qu’elle a appris au cours de toutes ces années au milieu des bois, elle écrit par exemple, avec ce mélange d’autodérision et de pudeur qui rend son récit si plaisant à lire, que pendant ces douze années elle a appris « qu’un arbre a besoin d’espace pour pousser, que les coyotes chantent près du ruisseau en janvier, [qu’elle peut] enfoncer un clou dans du chêne seulement quand le bois est vert, que les abeilles en savent plus long [qu’elle] sur la fabrication du miel, que l’amour peut devenir souffrance, et qu’il y a davantage de questions que de réponses37. » À la fois digne et drôle, touchante et pleine de sensibilité, Sue Hubbell nous offre ainsi dans son livre le modèle d’une sagesse sans prétention, mais curieuse de tout et non dénuée d’une certaine profondeur. Opposant à la prétention du concept le charme de l’expérience vécue et aux errances de la spéculation métaphysique une réflexion à hauteur d’homme, ancrée dans le réel et nourrie de l’observation du monde, elle nous invite à réfléchir sur ce qui relève de l’essentiel ou de l’accessoire, comme sur ce qui constitue la matière même du bonheur. Qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce qui relève de la véritable philosophie ? À lire l’apicultrice, on en viendrait à croire qu’il y a peut-être davantage à prendre et méditer dans l’observation d’un recoin d’humus que dans les pages d’un vieux livre de bibliothèque et que la modestie devrait être en tout cas la première caractéristique de celui qui aspire à la sagesse.

À lire l’ouvrage de Sue Hubbell, on est frappé en effet de constater à quel point cette femme reste sereine en toutes circonstances en dépit d’une situation qui pourrait sembler douloureuse à vivre. Quittée par son mari quelques années plus tôt pour une femme plus jeune qu’elle, vivant loin de son fils désormais adulte et réduite à une relative précarité économique par les aléas d’une activité ne lui procurant pas d’énormes bénéfices, elle se montre pourtant parfaitement contente de son sort et ne se plaint jamais. Ainsi, loin d’en vouloir à son mari pour son départ, elle fait preuve au contraire de beaucoup de compréhension à son endroit, réagissant en biologiste qui accepte sans s’en formaliser l’attirance qu’éprouvent les hommes pour des femmes plus jeunes et fertiles. Absence d’amertume ou de ressentiment que l’on retrouverait également au niveau de sa situation de mère de famille ayant achevé d’élever ses enfants. Loin d’en éprouver un sentiment de vide intérieur et d’inutilité sociale, elle préfère voir dans cette situation, qu’elle juge historiquement nouvelle, une opportunité à saisir et faire fructifier, celle d’être une femme affranchie de ses devoirs de mère et d’épouse et donc libre désormais d’être ce qu’elle veut et de vivre comme elle l’entend. Ne pas s’opposer à ce qui doit être, faire contre mauvaise fortune bon cœur sans jamais se départir à l’endroit du monde d’un sentiment de gratitude et d’émerveillement, telles sont les lignes de force d’une éthique personnelle se manifestant également dans la bienveillance pleine de curiosité qu’elle manifeste tout au long du livre à l’endroit des divers représentants du monde animal qu’elle a l’occasion de croiser. Qu’il s’agisse en effet d’araignées venimeuses venant s’installer sous son toit, de vipères trouvées dans ses ruches ou de grenouilles sans gêne, elle ne se montre jamais effrayée de la rencontre ou dérangée, et trouve toujours un intérêt à cette rencontre inattendue, qui lui permet de se livrer à des observations naturalistes. Attitude liée à une conception égalitaire du vivant. Loin de vouloir s’octroyer une position supérieure aux autres espèces composant la faune locale, Sue Hubbell laisse entendre très tôt dans son livre qu’elle se perçoit comme une invitée des lieux parmi d’autres et qu’elle ne se croit pas par exemple plus légitimement propriétaire du bout de terrain qu’elle possède que les oiseaux du cru qui s’en considèrent également les maîtres. De même choisit-elle d’adopter une indifférence toute philosophique face aux méfaits des termites rongeant discrètement les murs de sa maison ou face aux larcins des divers prédateurs qui lui croquent de temps à autre une poule ou lui dérobent un œuf. On le voit la sagesse émanant de cette Année à la campagne ne relève pas vraiment d’un discours construit, mais plutôt d’une disposition d’esprit, d’une attitude générale face à la vie faite de tranquillité sereine et d’acceptation paisible du cours des choses ; mélange de modestie, de bienveillance et de curiosité qui permet à l’auteur de trouver sans heurt sa place dans le monde et qui, pour nous, pourrait bien constituer la forme achevée d’une sagesse apicole.

Existe-t-il une sagesse de l’apiculteur ? À lire nos romanciers, c’est bien ce que l’on pourrait être tenté de croire. Lointains héritiers de Virgile, qui, à travers son vieillard de Salerne, avait vu en lui un visage possible du sage épicurien vivant heureux et serein loin du monde, ceux-ci tendent en effet à proposer, sous des formes variables, des figures d’apiculteurs préservés de la folie des temps et trouvant dans la compagnie de leurs abeilles un équilibre et un ancrage dont sont souvent dépourvus leurs contemporains. Immunisé par son mode de vie plus simple et plus sain contre les illusions mortifères et les emballements grégaires, devenu sage sans toujours le savoir grâce au lien profond le reliant à la nature et grâce aussi à la présence apaisante de ses petites compagnes ailées, pour lesquelles il n’est qu’affection et dévouement, l’apiculteur leur semble en effet à l’abri des passions ravageant périodiquement le reste de l’humanité, qu’il s’agisse des embrasements de l’Histoire ou de la course effrénée au profit.

 

Si flatteur et séduisant qu’il puisse être, ce portrait de l’apiculteur en sage isolé des soucis du monde est sans doute plus un topos littéraire qu’un fidèle reflet de l’état d’une profession qui connaît aujourd’hui bien des difficultés. En proie de nos jours à une constante inquiétude autour du sort de ses abeilles, qu’il sait fragilisées par les assauts du varroa et par le recours massif de l’agriculture aux pesticides, et pour lesquelles il craint également désormais les assauts meurtriers du frelon asiatique, il est le plus souvent bien loin de goûter à cette sérénité que l’on associe traditionnellement à l’existence dénuée de trouble du sage. Appréhension légitime de sa part qu’il faut parfois malheureusement coupler à ce qui ressemble fort à un égarement ou un aveuglement, quand cédant aux sirènes illusoires du marché, il vend son âme et sacrifie le bien-être de ses abeilles pour se livrer à une apiculture intensive aberrante. Alors, dans la soumission aux impératifs de rendements et de profit maximal, dans l’acceptation sans recul des logiques de la mondialisation, la spécificité de l’apiculteur vient à s’estomper et le pacte ancestral noué autrefois avec l’abeille à se défaire. Car à devenir un exploitant sans âme de la nature, à se réinventer en technicien spécialisé plutôt qu’en « maître des abeilles », l’apiculteur contemporain s’éloigne résolument de ce qui a fait son prestige et sa noblesse – le fait d’être un intermédiaire à la croisée du monde humain et du monde animal et de détenir, en tant que tel, un savoir secret et puissant –, pour s’enfoncer dans une banalité morose. Dès lors, désenchanté par la modernité comme tant d’autres figures du monde actuel, l’apiculteur en viendrait presque à passer pour un imposteur, tant son prestige actuel – perceptible entre autres choses dans la floraison de productions romanesques lui étant consacrées –, peut sembler davantage reposer sur la nostalgie et sur une illusion d’urbains que sur une réalité.

Pour autant, il ne faudrait pas croire que l’antique lien de la sagesse et de l’abeille, de la vie retirée et de l’observation émerveillée soit définitivement rompu. Par-delà la méconnaissance du public – et parfois des auteurs – pour les évolutions les plus désastreuses de la profession, qui les conduit à projeter sur celle-ci une image appartenant au passé, il reste encore, comme en attestent les livres d’Yves Élie et de Sue Hubbell, des possibilités de compagnonnage harmonieux et de fréquentations mutuellement bénéfiques. Car dans ces espaces de plus en plus rares où l’on peut accéder, en marge du monde moderne, à une forme de lenteur et de solitude, ces conditions de la paix intérieure et du retour sur soi, une sagesse peut encore émerger peu à peu, envers et contre tout, quand l’individu, renouant avec des gestes simples et chargés de sens, se retrouve à nouveau en accord avec lui-même et à l’unisson du monde.

1 Présente en germe chez Virgile dans les Géorgiques, cette idée se trouve formulée explicitement pour la première fois par Origène au iiie siècle

2 Doté d’un dard mais ne piquant jamais, le roi des abeilles est aux yeux de Sénèque un modèle de clémence à imiter pour le monarque (De la clémence

3 Voir Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot, op. cit., p. 96-99 et p. 251-253.

4 Virgile, Géorgiques, chant IV, dans la traduction de Maurice Rat, Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques, Paris, Classiques Garnier, 1932.

5 « Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n’était pas prêt, j’allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en

6 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, Paris, Le livre de poche, p. 16-17.

7 Notons toutefois qu’il existe des contre-exemples à cette tendance générale. Si l’apiculteur est généralement présenté positivement dans la fiction

8 Nous n’inclurons pas dans cet article les nombreuses figures d’apiculteurs détectives apparues dans le prolongement de la voie jadis ouverte par

9 Sous-genre qui comprendrait, outre les œuvres de Kourkov, Scheuer, Manaï, Despot et Lanoux évoquées ici, celle de Christy Lefteri, L’Apiculteur d’

10 Andreï Kourkov, Les Abeilles grises, Paris, Liana Levi, 2022.

11 Norbert Scheuer, Les Abeilles d’hiver, Arles, Actes Sud, 2021.

12 Slobodan Despot, Le Miel, Paris, Gallimard, « Folio », 2014.

13 Yamen Manaï, L’Amas ardent, Tunis, Elyzad, 2017.

14 Sylvie Baron, Les Ruchers de la colère, Paris, Calmann-Lévy, 2015.

15 Maja Lunde, Une histoire des abeilles, Paris, Presses de la cité, 2017.

16 Il y a William, un apiculteur britannique du milieu du xixe siècle qui cherche à concevoir une ruche révolutionnaire ; George, l’un de ses

17 Martin Page, L’Apiculture selon Samuel Beckett, Paris, Éditions Points, 2014, p. 34-35.

18 Ibid., p. 34.

19 Ibid., p. 35.

20 Henri Vincenot, Le Maître des abeilles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987.

21 Armand Lanoux, Le Berger des abeilles, Paris, Grasset, 1974.

22 La référence à Nietzsche est d’ailleurs explicite dans le texte : « Ce que dit Capatas (Also sprach Zarathoustra) : “Nous ne sommes que les

23 Ibid., p. 424.

24 Ibid., p. 428-429.

25 Maurice Genevoix, Images pour un jardin sans mur, dans Romans, récits et contes, Paris, Omnibus/Plon, 1995.

26 Ibid., p. 738

27 Ibid., p. 740-741.

28 Marcel Scipion, L’Homme qui courait après les fleurs. Mémoires d’un berger d’abeilles, Paris, Seghers, 1984.

29 Max Stèque, Le maître des ruches. Souvenirs d’un apiculteur de Provence, Aicirits, Éditions Aubéron, 2006.

30 Dans cette catégorie des ouvrages plus ou moins ésotériques, le lecteur curieux pourra se reporter entre autres à : Jacqueline Freeman, Le Chant

31 Yves Élie, La Vallée de l’abeille noire, Arles, Actes Sud, 2021.

32 Ibid., p. 21.

33 Ibid., p. 22-23.

34 « Creuser une ruche dans un tronc d’arbre est captivant dans la mesure où cela ne devient pas une activité répétitive et mécanique, ce qui a le

35 « Notre camion une fois éloigné du rucher, nous allons pique-niquer au bord du Tarn, en attendant que les abeilles que nous avons visitées se

36 Sue Hubbell, Une année à la campagne, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988.

37 Ibid., p. 22.

Notes

1 Présente en germe chez Virgile dans les Géorgiques, cette idée se trouve formulée explicitement pour la première fois par Origène au iiie siècle dans son Contre Celse et sera ensuite reprise régulièrement par les auteurs chrétiens jusqu’à Malebranche. Là-dessus, voir Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot, L’Abeille (et le) Philosophe. Étonnant voyage dans la ruche des sages, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 96-99 et 252-253.

2 Doté d’un dard mais ne piquant jamais, le roi des abeilles est aux yeux de Sénèque un modèle de clémence à imiter pour le monarque (De la clémence, I, 19). Quant au labeur inlassable de l’abeille, qui butine par les champs, puis ramène son butin qu’elle range méthodiquement dans les alvéoles afin de le transformer en miel, il est d’après lui le modèle de l’activité intellectuelle : « Imitons, comme on dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleurs propres à faire le miel, qui ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons […] Mais, sans me laisser entraîner hors de mon sujet, répétons-le : nous devons, à l’exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos différentes lectures ; tout se conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur unique ces extraits divers, de telle sorte que, s’aperçût-on d’où ils furent pris, on s’aperçoive aussi qu’ils ne sont pas tels qu’on les a pris » (Lettres à Lucilius, Lettre LXXXIV, dans la traduction de Joseph Baillard, Hachette, 1914).

3 Voir Pierre-Henri Tavoillot et François Tavoillot, op. cit., p. 96-99 et p. 251-253.

4 Virgile, Géorgiques, chant IV, dans la traduction de Maurice Rat, Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques, Paris, Classiques Garnier, 1932.

5 « Avant midi je quittais mes livres, et si le dîner n’était pas prêt, j’allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en attendant l’heure. […] Deux ou trois fois la semaine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j’avais garni de houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur ; nous passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à des entretiens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en faisaient mieux goûter la douceur. J’avais une autre petite famille au bout du jardin : c’étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et souvent Maman avec moi, d’aller leur rendre visite ; je m’intéressais beaucoup à leur ouvrage, je m’amusais infiniment à les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si chargées qu’elles avaient peine à marcher. Les premiers jours la curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois fois ; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que quelque près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que fussent les ruches prêtes à jeter leur essaim, j’en étais quelquefois entouré, j’en avais sur les mains, sur le visage, sans qu’aucune me piquât jamais. Tous les animaux se défient de l’homme, et n’ont pas tort : mais sont-ils sûrs une fois qu’il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient si grande qu’il faut être plus que barbare pour en abuser », Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 239-240.

6 Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, Paris, Le livre de poche, p. 16-17.

7 Notons toutefois qu’il existe des contre-exemples à cette tendance générale. Si l’apiculteur est généralement présenté positivement dans la fiction contemporaine, il peut aussi parfois apparaître sous le jour quelque peu ridicule d’un imbécile incompétent, comme c’est le cas chez Jean-Philippe Toussaint (Nue, 2013) ; sous celui d’un monomaniaque perdant progressivement la raison chez José Luis de Jean (L’Apiculteur de Bonaparte, 1999) ; ou simplement sous celui d’un retraité sans histoire cédant soudainement au démon de midi suite à l’irruption d’une jeune femme dans son quotidien terne et bien réglé (Hubert Nyssen, La Leçon d’apiculture, 2007).

8 Nous n’inclurons pas dans cet article les nombreuses figures d’apiculteurs détectives apparues dans le prolongement de la voie jadis ouverte par Conan Doyle, lequel, rappelons-le, avait fait de Sherlock Holmes un apiculteur amateur dans deux de ses nouvelles (« Son dernier coup d’archet » et « La crinière du lion »). En effet, qu’il s’agisse des héroïnes de Laurie R. King ou de Valérie Valeix, ces personnages nous semblent davantage empreints d’un mélange de perspicacité et d’ingéniosité, couplé sans doute à une certaine connaissance de l’âme humaine, que porteurs d’une sagesse à proprement parler.

9 Sous-genre qui comprendrait, outre les œuvres de Kourkov, Scheuer, Manaï, Despot et Lanoux évoquées ici, celle de Christy Lefteri, L’Apiculteur d’Alep (2020), moins intéressante pour la problématique qui nous intéresse.

10 Andreï Kourkov, Les Abeilles grises, Paris, Liana Levi, 2022.

11 Norbert Scheuer, Les Abeilles d’hiver, Arles, Actes Sud, 2021.

12 Slobodan Despot, Le Miel, Paris, Gallimard, « Folio », 2014.

13 Yamen Manaï, L’Amas ardent, Tunis, Elyzad, 2017.

14 Sylvie Baron, Les Ruchers de la colère, Paris, Calmann-Lévy, 2015.

15 Maja Lunde, Une histoire des abeilles, Paris, Presses de la cité, 2017.

16 Il y a William, un apiculteur britannique du milieu du xixe siècle qui cherche à concevoir une ruche révolutionnaire ; George, l’un de ses lointains descendants et le père de Thomas ; et enfin, Tao une ouvrière chinoise de la fin du xxie siècle, qui gagne sa vie en pollinisant manuellement les arbres fruitiers et tombera un jour par hasard sur le livre écrit jadis par Thomas.

17 Martin Page, L’Apiculture selon Samuel Beckett, Paris, Éditions Points, 2014, p. 34-35.

18 Ibid., p. 34.

19 Ibid., p. 35.

20 Henri Vincenot, Le Maître des abeilles, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987.

21 Armand Lanoux, Le Berger des abeilles, Paris, Grasset, 1974.

22 La référence à Nietzsche est d’ailleurs explicite dans le texte : « Ce que dit Capatas (Also sprach Zarathoustra) : “Nous ne sommes que les abeilles de la ruche. Nous passons. La ruche continue”. Et encore : “Quand autant de temps aura passé qu’il a déjà passé de temps, les hommes seront morts. Les abeilles survivront. Elles les savent. C’est pourquoi elles travaillent”. » Ibid., p. 429.

23 Ibid., p. 424.

24 Ibid., p. 428-429.

25 Maurice Genevoix, Images pour un jardin sans mur, dans Romans, récits et contes, Paris, Omnibus/Plon, 1995.

26 Ibid., p. 738

27 Ibid., p. 740-741.

28 Marcel Scipion, L’Homme qui courait après les fleurs. Mémoires d’un berger d’abeilles, Paris, Seghers, 1984.

29 Max Stèque, Le maître des ruches. Souvenirs d’un apiculteur de Provence, Aicirits, Éditions Aubéron, 2006.

30 Dans cette catégorie des ouvrages plus ou moins ésotériques, le lecteur curieux pourra se reporter entre autres à : Jacqueline Freeman, Le Chant des abeilles. Restaurer notre alliance avec l’abondance (2017) ; Karsten Massei, Les Offrandes des abeilles (2017) ; Simon Buxton, L’Abeille initiée. Pour le chaman d’aujourd’hui (2017), etc.

31 Yves Élie, La Vallée de l’abeille noire, Arles, Actes Sud, 2021.

32 Ibid., p. 21.

33 Ibid., p. 22-23.

34 « Creuser une ruche dans un tronc d’arbre est captivant dans la mesure où cela ne devient pas une activité répétitive et mécanique, ce qui a le don de tuer le plaisir de travailler. Au rythme où le pratiquaient nos ancêtres, qui fabriquaient de 2 à 4 ruches par an, cela commence par une belle rencontre entre un homme et un arbre, dans le projet d’y creuser un nid pour les abeilles. Que rêver de plus beau ? L’avantage des outils traditionnels, du vilebrequin, de la tarière et de la gouge de charron, est précisément que cela “prend du temps”. C’est-à-dire que nous allons donner du temps au tronc d’arbre lors de son façonnage. Prendre du temps étant un acte de liberté des plus importants dans un monde marqué par une accélération globale », ibid., p. 22.

35 « Notre camion une fois éloigné du rucher, nous allons pique-niquer au bord du Tarn, en attendant que les abeilles que nous avons visitées se calment. Nous ne sommes pas pressés. C’est le privilège de notre pratique ancestrale, proche du naturel des abeilles noires. Elle nous permet de retrouver cette paix dont parle si bien Giono et que connaissaient les agriculteurs d’autrefois, qui n’avaient certes pas grand-chose hormis du temps. Ce qui, de nos jours, tout comme l’espace, devient une denrée rare. Notre rythme, calé sur la quiétude des abeilles, est une découverte pour Martha, écovolontaire allemande qui, à l’issue d’une période de travail à l’Institut d’apidologie de Berlin, a travaillé dans une exploitation apicole bio où il fallait aller vite, toujours plus vite. Elle apprécie après le pique-nique de se caler contre un rocher tout en écoutant la rivière. Ce n’est pas du goût de tout le monde, mais la lenteur à un charme indéniable. Elle en aura probablement, à l’avenir, de plus en plus », ibid., p. 42-43.

36 Sue Hubbell, Une année à la campagne, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988.

37 Ibid., p. 22.

Citer cet article

Référence électronique

Vincent JOLIVET, « Existe-t-il une sagesse de l’apiculteur ? », Sociopoétiques [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 12 octobre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1831

Auteur

Vincent JOLIVET

Lycée Camus-Sermenaz (Rillieux-la-Pape)

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