Sociopoétique du jeu et du jouet dans l’œuvre de Georges Darien (1862-1921)

DOI : 10.52497/sociopoetiques.190

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Mots-clés

Darien, divertissement, fiction, individu, stéréotypes

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Texte

Les héros de Darien sont souvent des personnages jeunes qui connaissent à travers le jeu une socialisation sous influence. Le romancier est constamment en embuscade derrière ses narrateurs homodiégétiques pour figurer un divertissement où la symbolique oblige le lecteur à adopter une démarche de type herméneutique. Il lui faut décrypter derrière les références proposées une certaine vision de la société fin-de-siècle. À la suite des plus grands auteurs français qui ont su rester vivants dans la mémoire littéraire collective par leur refus des lieux communs et des incohérences de leur temps (Voltaire, Zola), Georges Darien aspire à être un écrivain responsable. Issu de la petite bourgeoisie versaillaise, il a connu les événements de 1870 et l’emprise idéologique partisane de son milieu qui veut faire de la jeunesse un modèle “miniature” de l’adulte que le jeune homme ou la jeune fille est censé être plus tard. Dès lors, jeux et jouets acquièrent une dimension qui n’est plus celle traditionnellement partagée. Le jeu dérivé du ludus latin devient une activité orientée tant dans ses règles que ses gains. Darien ne cherche pas à dresser le portrait moral du jeu et du joueur à travers un jugement péremptoire, préférant représenter à travers cette thématique une activité dont l’(a)moralité est complexe. Le jeu oriente la vie de personnages fictifs aux prises avec la réalité d’un divertissement à caractère satirique, voire tragique.

Dès lors, la question se pose de voir comment jeux et jouets dépassent leurs fonctionnalités premières pour offrir à l’écrivain la possibilité de représenter les enjeux d’une époque et d’affirmer un style contestataire où la voix narrative, à travers l’amusement, devient une entreprise paradoxalement sérieuse.

Le divertissement constitue avant tout une forme d’exemplarité à rebours où la fiction représente la “Morale d’un joujou1” darienien vicié. Toutefois, le jeu est aussi une manière de ne plus simplement figurer, mais de suggérer l’influence d’une idéologie partisane et dissimulatrice2. Seulement, loin de s’en tenir à la peinture d’un jeu à la dimension exclusivement politisée, l’écrivain opte également pour un détournement des jeux et jouets ayant trait à la masculinité et à la féminité, moyen de représenter la dimension sociale et ritualisée d’une jeunesse où le modèle paternaliste a encore bien des adeptes.

L’espace romanesque du jeu, une puissance suggestive

À travers des formes et des approches variées, le jeu est d’emblée un paradoxe puisque son omniprésence dans la fiction contraste avec le refus de Darien d’accepter les règles d’un jeu que la société et les institutions lui imposent. L’approche narrative du divertissement reflète cette contestation d’un système corrompu dont l’amoralité est devenue la règle principale. Ce qui est considéré comme ludique prend l’allure d’une leçon où le mélange des registres donne à la critique une dimension ironique, laquelle s’explique, en grande partie, par l’observation d’hydres institutionnelles (famille, école, armée, Église) qui défendent des intérêts économiques. Le jeu dévoile une situation où l’individu entre dans un rapport de prédation avec ceux qu’il rencontre à cette occasion. Tout y est question de profit et les individus sont entraînés, malgré eux, dans une forme de conditionnement social mené tambour battant par les représentants romanesques du profit et du gain.

Ainsi, un roman comme Gottlieb Krumm. Made in England (1904) montre, à travers le parcours picaresque d’une famille expatriée en Angleterre pour affaires, l’influence notoire d’un capitalisme sans morale ni scrupule. Ludwig Krumm est le personnage par lequel le jeu s’invite dans la fiction de manière tragi-comique. Dans une attitude pour le moins théâtrale, le jeune homme se propose d’être le guide du couple Crapot qui souhaite se divertir et gagner de l’argent dans les salles de jeu londoniennes où l’on considère le jeu « comme un vice-roi » qui a « sa Cour3 ». Accompagné de madame Têtard son épouse, l’ancien « croupier [de] Monte-Carlo4 » est rapidement entraîné dans le « vertige du jeu5 », lequel constitue une caractéristique des jeux de hasard et d’argent. Pris au piège, le couple joue son avenir à la « roulette » et court à sa perte. Outre le fait de constituer une péripétie essentielle pour valider le programme narratif que l’onomastique nous annonce dès le titre sous la forme d’une transgression entre corruption et blasphème (« Dieu aime de travers » trad. de l’allemand « Gott liebt krumm »), le jeu est aussi une manière de révéler la personnalité facétieuse d’un romancier qui pratique la surenchère comique. Ludwig est à l’origine de ces images qui caricaturent la candeur du joueur pigeonné. De « Lord Mêlécartes » à « Lord Cœurvautrèfle », en passant par le « marquis d’Atoubury » ou le « marquis de Martingale », le récit devient ludique, à bien des égards. Le lexique du jeu est étroitement associé à une série de titres ronflants qui ne protègent guère les joueurs de la cupidité de la famille Krumm. De plus, la fiction établit un autre jeu, cette fois centré sur la sémantique des mots choisis. Le romancier mêle allégrement l’idée de chance (« trèfle ») avec celle de gain possible (« atout ») et de stratégie (« martingale »). L’aspect comique de ce passage met à jour l’altération de l’« alea6 » qui est une des quatre catégories fondamentales du jeu dans laquelle dominent le hasard et une certaine passivité du joueur face au sort. Le jeu que jouent les personnages fictifs est de toutes parts trafiqué pour dénoncer la rapacité de figures dont le seul moteur est économique. L’alliance entre comique et tragique donne une saveur toute particulière à ce jeu qui dynamise narrativement le caractère picaresque des protagonistes tout en proposant une leçon sur les valeurs d’une société où la socialisation est tributaire d’un « bourgeoisisme7 » capitaliste ignominieux.

À d’autres occasions, les lieux romanesques du jeu prennent une dimension exclusivement tragique. C’est le cas dans Le Voleur (1897), roman mettant en scène le parcours de Georges Randal, jeune homme en quête d’un individualisme nouveau, loin des carcans institutionnels qu’il a connus jusque-là. Après la disparition tragique de leur enfant, Georges et Charlotte partent pour Monte-Carlo et se rendent au casino où ils vivent un semblant de bonheur car le portrait des joueurs résonne comme un balancier narratif maintenant en équilibre une idylle tragique8, déjà morte :

Faces pâles, défaites, de jeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvres amincies par l’angoisse […] ; attitudes sévères de personnages convaincus, amis des martingales, […] qui regardent d’un œil où continue à briller l’éclair de la foi, leur argent s’écrouler suivant la loi d’airain des moyennes. Et puis chose très comique, les rages violentes et les désespoirs mornes, les figures congestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dressés sur les fronts et les bouches entrouvertes pour des jurons grotesques, […] les plastrons de chemises cassés par les doigts nerveux9.

Les joueurs coupés de la réalité deviennent des personnages névrosés. L’accumulation de réactions incite à voir le jeu comme une mécanique dont on ne peut sortir indemne et qui s’apparente aux pathologies addictives qui intéressent la médecine d’aujourd’hui. Le romancier s’amuse également avec son lecteur en l’invitant à une lecture littéraire du passage. D’une part, dans la synecdoque des corps déformés par un jeu presque monstrueux, on se souvient de la description de l’agonie de l’enfant de Georges et Charlotte à Londres, laquelle se centre sur une description physique de la souffrance endurée : « […] sa tête blême dont un œil seul, vitreux, est grand ouvert, et dont la bouche devenue muette ne plus échapper que des plaintes inarticulées […]10. » Les joueurs dépeints peuvent être considérés comme les acteurs d’une tragédie dont l’impact se déploie dans tout le roman, conduisant indubitablement à faire de la salle de jeu un espace narratif qui a du sens et qui s’inscrit, consciemment ou non, dans la logique des « romans de la conscience malheureuse11 ». D’autre part, le portrait des joueurs laisse à penser que l’auteur s’amuse à représenter en quelque sorte des “types” balzaciens “dégénérés”, inscrivant le roman dans un réalisme cruel de l’observation. Au parallèle romanesque, il faut ajouter la valeur polémique du portrait proposé. De fait, le passage n’est pas une simple description de la salle de jeu. L’argent semble avoir altéré les facultés des joueurs, lesquelles sont envisagées avec ironie par le narrateur qui rappelle une règle élémentaire du jeu : « la loi d’airain des moyennes ». Outre cette voix narrative implicitement railleuse, le romancier affirme un style où la satire a toute sa place. Monte-Carlo est l’antre du désenchantement darienien, celui-là même qui conduit au départ de Charlotte, lorsque de retour à Londres, elle constate un éloignement irrémédiable d’avec Georges.

Le roman nous incite à voir les dessous d’une “partie” où Darien est maître d’un divertissement à valeur d’apologue. Les récits peignent des modèles de société et des rapports complexes à l’éthique que jeux et joueurs contribuent à rendre plus lisibles pour le lecteur. Néanmoins, cet éclairage ne doit pas faire oublier que le romancier propose aussi une écriture où le jeu suggère plus qu’il ne dit.

Dans les romans de Darien, le jeu reflète une idéologie de classe influente. Les fêtes foraines sont l’occasion d’affirmer un impératif de réussite qui devient confrontation dans Le Voleur. Georges Randal est mis au défi par son père qui l’observe manœuvrer différents tourniquets chargés, entre autres, de pavés de Reims. Humilié publiquement après l’échec de son fils, il laisse au chien de la famille le soin de réussir là où l’enfant a échoué. Le contrat tacite est rempli par l’animal qui reçoit en récompense le lot gagné : un morceau de pain d’épices. La situation met à jour la puissance d’un modèle paternaliste qui érige le jeune homme en détenteur de valeurs comme le courage, la force et l’honneur. Or, en échouant à ce qui n’a que l’apparence d’un divertissement innocent, Georges s’attire les foudres d’une bourgeoisie peu encline à tolérer pareille déconvenue. Il n’a pas su répondre aux attentes collectives d’un jeu qui s’apparente à une sorte de rite de la virilité. De plus, la présence de témoins qui commentent la scène ouvre cette fois la fiction à la problématique de la lutte des classes puisque des ouvriers blâment le geste du père faisant offrande du gâteau au chien. En réponse, le père affirme que ce sont des « souteneurs12 », notion qui demeure un mystère pour Georges crédule qui « pens[e] que les souteneurs étaient des gens qui aimaient beaucoup les enfants13 ». Derrière la simplicité syntaxique de la conclusion formulée par Georges, le récit rappelle, en réalité, le conflit qui oppose le bourgeois à l’ouvrier, lequel est stigmatisé peu après par la mère. Cette condescendance envers le tiers-état révèle un paradoxe à l’occasion du jeu : le riche condamne l’inaction de la pauvreté autant qu’il vénère l’oisiveté bourgeoise.

De son côté, le romancier n’adhère pas pour autant à la défense de ceux qui ne sont pas bourgeois, bien au contraire. Le peuple assujetti, par exemple, est directement visé dans le texte pamphlétaire de La Belle France (1900) : « Le peuple est une cohue d’esclaves glorioleux, Ilotes qui se croient libres, Parias qui se supposent souverains […] Et tout ça, tout ça, […], tout ça ne crie plus, comme autrefois : Panem et circenses ! mais Ecclesiam et circenses ! Il leur faut deux théâtres, à ces êtres-là : le Cirque militaire et le Cirque religieux ; il leur faut du cabotinage partout […]14. » L’allusion aux jeux antiques dans ce portrait satirique du peuple développe un imaginaire où le pain et les jeux permettent d’affirmer une pensée contestataire : formules péremptoires renforcées par le présent de vérité générale ; recours aux périphrases péjoratives pour assimiler le peuple à l’esclave spartiate et à l’individu indien hors caste ; assimilation du cirque romain célébrant certains jeux aux figures d’une hydre institutionnelle incarnée par l’armée et l’Église. Derrière ce déploiement satirique, le lecteur doit percevoir de manière plus suggestive la philosophie d’un divertissement symptomatique de la décadence fin-de-siècle.

Ce déclin, les événements de 1870-1871 y contribuent fortement (débâcle française suivie de la Commune). La situation nourrit une idéologie revancharde auquel le jeu n’échappe pas. Le roman Bas les cœurs ! (1889) met en scène ce contexte historique à travers le point de vue interne de Jean Barbier. Progressivement, le personnage se désolidarise des siens et prend conscience de l’hypocrisie de la petite bourgeoisie versaillaise qui tient un discours ambigu entre courage et résignation, sincérité et hypocrisie. Âgé de douze ans, Jean affronte cette réalité au moment de la foire du dimanche à laquelle il se rend en compagnie de sa sœur et de son grand-père. On y apprend que « les chevaux en bois […] tournent sur la place du village au son d’un orgue de barbarie qui joue le Chant du Départ » ; qu’aux « tourniquets […] l’on gagne des Guillaume et des Bismarck en pain d’épices » ; que « du reste, tout est à la prussienne, cette année, tout, jusqu’aux tirs enfantins, à l’arbalète ». Le jeu devient l’alibi d’un patriotisme démesuré, moyen comme un autre de figurer par des symboles une idéologie guerrière. On met en scène l’adversaire, à l’instar d’Émile Henriot évoquant le succès des petits soldats de plomb dans Les Temps innocents. Aux côtés de ces figurines dont le Prussien et son casque à pointe, le héros joue en rêvant de gloire militaire et s’imagine être tour à tour Napoléon, César ou Alexandre15.

De la même manière, Jean Barbier participe à cet engouement où l’idéologie prend le pas sur le divertissement puisqu’il se voit offrir un Théâtre de la Guerre sur lequel il place des petits drapeaux pour marquer l’avancement et les victoires des troupes françaises. Or, l’enfant se laisse vite aller à des planifications héroïques sans rapport avec la réalité des revers subis. Le jeu l’entraîne dans une spirale qui prépare tacitement le garçon à ce qu’il doit devenir : un futur soldat capable de mener le jeu, au moyen d’accessoires quasi allégoriques : « Les enfants jouent à la guerre, au cheval, au voleur ; ils reproduisent dans leurs jeux leur destinée d’obéir, d’être exploités et malmenés et la conception du mieux […] ne peut élever chacun qu’au rêve de devenir, à son tour, celui qui commande, celui qui exploite ou qui frappe […]16. » Darien n’est pas dupe de la situation et dénonce d’ailleurs l’idéologie revancharde qui l’emporte après 1870. Dans L’Escarmouche, journal hebdomadaire qu’il a créé et dirigé, il s’attaque dans « Les Étrennes inutiles17 » à une « mode » patriotique et revancharde, devançant par là les analyses de Barthes dans Mythologies18. Le jeu offert aux enfants n’est que récupération idéologique orchestrée par les autorités, lesquelles incluent les familles bourgeoises. L’écrivain oppose à cette corruption du divertissement de l’enfance une réflexion très éclairante au sujet des étrennes en développant deux arguments : l’impossibilité d’« allier l’utile à l’agréable » et « l’inutilité » de l’étrenne qui doit rester un présent désintéressé. Seulement, la réalité du terrain est somme toute différente car à l’influence d’une idéologie partisane vient se greffer la question d’un ordre biologique où le garçon figure symboliquement une forme de gloire et d’orgueil. Là encore, jeux et jouets permettent au lecteur de redécouvrir dans la fiction les problématiques liées à l’appartenance sexuelle. Le jeu dépasse ses fonctionnalités premières pour devenir le reflet d’une socialisation où les idées reçues ont une influence considérable.  

Une matrice sociologique de l’ordre biologique fin-de-siècle

En matière de stéréotypes, le jeu n’échappe pas aux lieux communs qui cherchent à distinguer à travers le jouet le fait d’être un garçon ou une fille. Souvent la littérature suit l’évolution des mœurs et retranscrit la symbolique sexuelle du jeu. Plus généralement, les divertissements de l’enfance sont le reflet d’un ordre biologique établi autour de valeurs patriarcales transmises par l’éducation. Au moment où Darien entre en littérature, ce modèle titube car après la Révolution française (1789) et le parricide royal (1793), un idéal d’égalité apparaît progressivement, lequel concerne également le rapport homme / femme19.

Toutefois, sur le plan du divertissement, une nette différenciation persiste. D’un côté, le garçon doit assumer une virilité20 (étymologie : vir (homme), virtus (du guerrier)), laquelle permet d’arborer une masculinité21 tacite et indiscutable. Le jeu y contribue puisque le joueur peut attester à cette occasion d’une forme de puissance sexuelle en triomphant des défis qui lui sont proposés. De l’autre, la fille est d’ores et déjà exclue des lieux publics où peuvent s’exercer ces jeux dits d’“honneur” (jeux d’adresse entre autres). Dans un rôle de (re)présentation, elle est associée à des valeurs presque exclusivement de l’ordre du paraître : cosmétique, vêtement, maintien. La littérature réinvestit cette dichotomie des rôles.

Ainsi, le tambour est un jouet typique du petit garçon parce qu’il séduit autant par le bruit qu’on fait en tapant dessus que par sa participation à l’épopée militaire. À travers cet instrument, le jeune homme réalise le fantasme de libido academica qui s’illustre « métaphoriquement dans les jeux guerriers22 », lesquels inscrivent cette pulsion de domination dans un ordre social. Déjà attesté chez Molière (Dom Juan, IV, 3), le tambour n’occupe pas une place centrale dans l’univers masculin des personnages de Darien. Le romancier lui préfère l’emblématique jeu des anneaux. Jean Barbier réussit l’exercice dans Bas les cœurs !, triomphant logiquement d’un jeu phallique où seul le garçon peut espérer réussir (libido dominandi23). La dimension sexuelle de cette réussite apparaît comme un rapport social de domination du masculin sur le féminin. D’ailleurs, le jeune homme goguenard, déjà formaté par cette perception de l’ordre biologique, le rappelle à sa sœur présente : « […] avec la baguette de fer, j’enlève une douzaine d’anneaux. Louise n’en a attrapé que deux. C’est si maladroit, les femmes24. » Le jeu fonctionne dans cet épisode romanesque comme le miroir d’une éducation qui prépare chacun à entrer dans le carcan des stéréotypes. Pour le garçon, « l’état d’homme au sens de vir implique un devoir-être, une virtus, qui s’impose sur le mode du “cela va de soi”, sans discussion25 ». Pour la fille, la vision « androcentrique26 » reste omnipotente. Sans que l’auteur n’y adhère, le jeu explore indirectement dans la fiction une misogynie fin-de-siècle27.

Cette dernière passe par le choix de jouets typiquement féminins comme la poupée. Contrairement au tambour du garçon, elle est étroitement rattachée à l’univers de la petite fille chez Darien. Pendant l’ère industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle, l’enfant s’y projette dans son rôle de ménagère et de mère28. La littérature lui donne à cette même époque une importance notable : dans Les Misérables lorsque Cosette se voit offrir par Jean Valjean une splendide poupée admirée à l’étalage d’une boutique29 ; dans La Curée lorsque Renée retrouve ses jouets d’enfant parmi lesquels se trouve une poupée disloquée, symbole de sa vie gâchée30. Darien n’opte pas pour ce genre de considération autour de la poupée, entre fascination ou nostalgie.

Au contraire, il déploie pleinement cette dimension polémique d’un inconscient collectif qui « institue la femme en position d’être perçue condamnée à se percevoir à travers les catégories dominantes, c’est-à-dire masculines31 ». Ces lieux communs s’inscrivent dans une idéologie particulièrement négative concernant les femmes : le Code Napoléon la classe parmi les irresponsables, avec les enfants et les aliénés ; le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse reproduit une idéologie “médico-littéraire” et la rapproche de l’enfant (édition de 1872). Cette forme de dédain qui perdure, Darien la traduit fictivement en se servant des stéréotypes provoqués par la poupée : beauté ; apparence ; absence de caractère ; décérébration.

Dans L’Épaulette (1905), le portrait d’Adèle, un temps la maîtresse du héros Jean Maubart, réinvestit ces clichés : « Avec ses grands yeux bruns, les longues boucles mordorées de ses cheveux soyeux, et sa petite bouche rose à la moue pensive, elle donne l’idée d’une de ces poupées qu’on expose dans les magasins luxueux à l’époque des étrennes. Elle est presque aussi rose qu’une poupée […]32. » Physiquement, et à l’appui d’une exophore mémorielle, le narrateur associe la jeune femme à la poupée, poussant même sa logique comparative jusqu’à faire d’Adèle un bien marchand. Les adverbes de quantification accentuent cette déshumanisation de la jeune femme. On rejoint dans ce passage toute la réflexion développée par Pierre Bourdieu en matière de domination masculine.

Dans Le Voleur, il en est de même au sujet de Renée ainsi considérée par Georges : « Ah ! la petite poupée… Je donnerais bien quelque chose pour pouvoir assister à ses triomphes mondains, pour la voir, faire la belle, parée et pomponnée comme une princesse de féerie, légère et narquoise comme un jeune oiseau […]33. » Le récit développe un imaginaire qui va au-delà du portrait proposé dans L’Épaulette. La rhétorique confirme une misogynie doublée d’une inquiétante étrangeté : antéposition adjectivale de la petitesse et de la jeunesse pour décrédibiliser le personnage ; expression phonique d’une beauté fatale avec l’allitération en [p] ; comparaison animale, paradoxe permettant de détourner les lieux communs qui perdurent, au tournant du siècle, sur cette féminité associée à la faiblesse. Finalement, les images parfont l’archétype d’une femme superficielle, légère, rêveuse et en même temps dangereuse pour l’homme. La description rejoint un imaginaire qui lui est défavorable : femme baudelairienne mi-ange mi-monstre des Fleurs du mal (1857) ; femme inquiétante dans la peinture symboliste de G. A. Mossa (Elle (1905)).

Toutefois, cette représentation en phase avec des poncifs en lien direct avec un modèle paternaliste inspiré de l’Ancien Régime et induisant une différenciation entre jeune homme et jeune femme, à l’avantage du premier, ne doit pas effacer la capacité de Darien à renverser ce que le jouet dévoile en apparence. De fait, l’auteur n’hésite pas à proposer un jeu onomastique où les frontières de la masculinité et de la féminité sont transgressées. L’identité de certains personnages laisse apparaître un ordre biologique à rebours de la misogynie en vigueur. De manière ludique, le romancier remet en cause un ordre établi. Puisque la femme est souvent perçue comme un être maléfique à l’identité toute négative, elle ne peut qu’être tentée à certains moments de transgresser l’ensemble de ces interdits qui pèsent sur elle. Le jeu onomastique de Darien justifie la malignité de la femme en même temps qu’il atteste d’une mutation idéologique en cours, en ce qui la concerne.

Ainsi, un personnage comme Renée dans Le Voleur, incarne cet enjeu. Son identité épicène et son rôle dans le roman (discours pré “féministe” sur l’avortement), où souvent elle exprime le souhait d’être un homme, préparent l’élaboration de nouvelles règles du jeu de l’ordre biologique, certes encore fantasmatiques, mais tout de même présentes dans la fiction. Renée pense que ce nouvel état lui permettrait d’échapper à l’ennui auquel sa condition de femme l’assigne. Ainsi, sociologiquement parlant, faudrait-il peut-être parler de l’envie que les femmes de la fin du XIXe siècle ont d’abolir leur sexe, afin d’accéder au droit de vivre librement et pleinement leur vie. À l’instar de ce qui se passe pour le personnage féminin du Voleur, Darien s’amuse également à refaire, dans ce même roman, le jeu des appartenances sexuelles du côté masculin. De fait, Édouard Mouratet apparaît comme le représentant d’une virilité mise à mal par la satire de l’impuissance qui le caractérise : onomastique moqueuse où le personnage apparaît comme « mou » (prérogative davantage attribuée au féminin) et « raté » ; parodie d’homme puisque l’on apprend qu’il n’est qu’un « fils à maman, portant sa virilité en écharpe34 » (matriarcat versus patriarcat affaibli) ; névrose (habituellement associée à la femme) d’une pratique vaccinale affectionnée par le personnage, au point de le rendre “impuissant” à toute autre forme de liquidité (fécondation en tête). Le lecteur voit donc une fiction qui s’amuse à détourner en même temps qu’elle reflète l’état d’une société qui change et voit évoluer les mentalités. Les jeux identitaires, au même titre que les jouets, permettent de comprendre la remise en question d’une matrice de l’ordre biologique qui commence à être discutée.

Jeux et jouets retranscrivent, au-delà du rôle que traditionnellement on a pu leur assigner, un discours à la fois historique, idéologique, littéraire et sociologique. La fiction devient paradoxalement le lieu d’expression d’une réalité dans laquelle peut se reconnaître aussi bien l’écrivain fin-de-siècle que le lecteur soucieux de comprendre les mécanismes d’un divertissement devenu emblème. À travers la variété des jeux proposés, Darien a su rappeler dans un style pamphlétaire et ironique les règles d’un jeu de dupes qu’il oppose à la sincérité d’un jeu nouveau où le gain rêvé est quasi utopique : l’individu libre sur la terre libre.

1 Charles Baudelaire, « Morale du joujou », Le Monde littéraire, 17 avril 1853.

2 Jean Baechler, Qu’est-ce qu’une idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976.

3 Dans cet article, les références aux œuvres de Georges Darien renvoient à l’édition proposée aux Presses de la Cité, coll. « Omnibus », 1994 (

4 GK, p. 1104.

5 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958, p. 67.

6 Ibid.

7 BF, p. 1197.

8 Titre d’un ouvrage de Paul Bourget paru en 1896 (Œuvres complètes, Paris, Plon-Nourrit, 1902). Le chapitre 1 évoque la société cosmopolite qui se

9 LV, p. 543-544.

10 LV, p. 537.

11 Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse : Svevo, Gorki, Proust, Mann, Musil, Martin du Gard, Broch, Roth, Aragon, Genève, Droz

12 LV, p. 325.

13 Ibid.

14 BF, p. 1359.

15 Émile Henriot, Les Temps innocents, Paris, Émile-Paul Frères, 1921.

16 Léon Frapié, La Maternelle, Albin Michel, 1953 (1re éd. 1904). Repris par Jean-Paul Gourévitch et Jacques Gimard dans Mémoires d’enfances, Paris

17 Georges Darien, « Les Étrennes inutiles », L’Escarmouche, no 8, 31 décembre 1893, p. 2. Réédition complète des dix numéros du journal aux éditions

18 Chap. « Jouets », Paris, Éd. du Seuil, 1957, p. 58 et suiv.

19 André Rauch, La Crise de l’identité masculine (1789-1914), Paris, Hachette, coll. « Pluriel littératures », 2001. Lecture qui peut être complétée

20 Suppose un ensemble de qualités comme la force, le courage, l’héroïsme, le mérite, le talent, la vigueur.

21 Terme anglo-saxon désignant un ensemble de caractères propres à l’homme et que chaque société adapte en fonction de ses valeurs.

22 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Éd. du Seuil, coll. « Points/Essais », 1998, p. 103 et suiv.

23 Expression désignant le désir de domination, lequel passe notamment par le jeune garçon jouant à l’homme lorsqu’il reconnaît, fort de l’éducation

24 BC, p. 222.

25 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 74.

26 Ibid., p. 79. Renvoie à un mode de pensée qui envisage le monde du point de vue des êtres humains de sexe masculin.

27 L’écrivain assume un parti pris à rebours de cette misogynie dans la fiction (L’Épaulette, chap. 4) et le pamphlet (La Belle France, section 6).

28 Maurice Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française (1800-1950), Paris, A. Colin, 1979, chap. 16, p. 337-350.

29 Victor Hugo, Les Misérables, Paris,Lacroix, 1869, chap. 2 et 4.

30 Émile Zola, La Curée, Paris, Lacroix, 1871, chap. 6.

31 Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 97.

32 É, p. 637

33 LV, p. 412.

34 LV, p. 355.

Notes

1 Charles Baudelaire, « Morale du joujou », Le Monde littéraire, 17 avril 1853.

2 Jean Baechler, Qu’est-ce qu’une idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976.

3 Dans cet article, les références aux œuvres de Georges Darien renvoient à l’édition proposée aux Presses de la Cité, coll. « Omnibus », 1994 (Voleurs !, éd. préfacée par Jean-Jacques Pauvert). Pour chaque citation, nous retrouvons la pagination correspondant à cette édition, précédée d’une mention abrégée de l’œuvre dont elle est issue : Gottlieb Krumm. Made in England sera indiqué GK, Le Voleur LV, La Belle France BF, Bas les cœurs ! BC, L’Épaulette É. (dans l’ordre d’apparition dans l’article). GK, p. 1106.

4 GK, p. 1104.

5 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1958, p. 67.

6 Ibid.

7 BF, p. 1197.

8 Titre d’un ouvrage de Paul Bourget paru en 1896 (Œuvres complètes, Paris, Plon-Nourrit, 1902). Le chapitre 1 évoque la société cosmopolite qui se presse autour des tables de jeu du casino de Monte-Carlo, sur fond d’intrigue amoureuse.

9 LV, p. 543-544.

10 LV, p. 537.

11 Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse : Svevo, Gorki, Proust, Mann, Musil, Martin du Gard, Broch, Roth, Aragon, Genève, Droz, 1982. Notion hégélienne envisagée par l’auteur à travers un champ d’observation pluridisciplinaire. À sa manière, Darien appartient à cette “nébuleuse” littéraire car il représente dans ses fictions des héros qui sont le miroir d’événements vécus personnellement : se situer dans une époque à la fois révolue (Naturalisme essoufflé après La Terre de Zola en 1887) et nouvelle (publication d’À Rebours de Huysmans en 1884 et préface du Disciple de Bourget en 1889) ; accompagner l’émergence de la notion d’intellectuel (affaire Dreyfus dans les années 1890) qui redistribue les “cartes” du jeu littéraire et idéologique ; psychologie romanesque qui pousse fictivement à une sentimentalité vécue sur un mode tragi-comique. Cette « conscience malheureuse » entraînée malgré elle dans les soubresauts d’une historicité mouvementée, Darien la conjure en proposant dans ses fictions un cheminement où le héros est sur le point d’opérer le dépassement de la « conscience malheureuse » pour tracer sa propre voie. Ainsi, pour Georges Randal (Le Voleur) ou Jean Barbier (Bas les cœurs !), tout ne fait que commencer lorsque paradoxalement l’épilogue s’annonce.

12 LV, p. 325.

13 Ibid.

14 BF, p. 1359.

15 Émile Henriot, Les Temps innocents, Paris, Émile-Paul Frères, 1921.

16 Léon Frapié, La Maternelle, Albin Michel, 1953 (1re éd. 1904). Repris par Jean-Paul Gourévitch et Jacques Gimard dans Mémoires d’enfances, Paris, Éd. Le Pré aux Clercs, p. 52.

17 Georges Darien, « Les Étrennes inutiles », L’Escarmouche, no 8, 31 décembre 1893, p. 2. Réédition complète des dix numéros du journal aux éditions À l’Écart en 1988.

18 Chap. « Jouets », Paris, Éd. du Seuil, 1957, p. 58 et suiv.

19 André Rauch, La Crise de l’identité masculine (1789-1914), Paris, Hachette, coll. « Pluriel littératures », 2001. Lecture qui peut être complétée par un article de Jacques Le Rider, « Misère de la virilité à la Belle Époque », Le Genre humain, 1984, p. 117-137.

20 Suppose un ensemble de qualités comme la force, le courage, l’héroïsme, le mérite, le talent, la vigueur.

21 Terme anglo-saxon désignant un ensemble de caractères propres à l’homme et que chaque société adapte en fonction de ses valeurs.

22 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Éd. du Seuil, coll. « Points/Essais », 1998, p. 103 et suiv.

23 Expression désignant le désir de domination, lequel passe notamment par le jeune garçon jouant à l’homme lorsqu’il reconnaît, fort de l’éducation qui lui a été donnée, les jeux qui lui permettent d’exercer une domination symbolique.

24 BC, p. 222.

25 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 74.

26 Ibid., p. 79. Renvoie à un mode de pensée qui envisage le monde du point de vue des êtres humains de sexe masculin.

27 L’écrivain assume un parti pris à rebours de cette misogynie dans la fiction (L’Épaulette, chap. 4) et le pamphlet (La Belle France, section 6).

28 Maurice Crubellier, L’Enfance et la jeunesse dans la société française (1800-1950), Paris, A. Colin, 1979, chap. 16, p. 337-350.

29 Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Lacroix, 1869, chap. 2 et 4.

30 Émile Zola, La Curée, Paris, Lacroix, 1871, chap. 6.

31 Pierre Bourdieu, Op. cit., p. 97.

32 É, p. 637

33 LV, p. 412.

34 LV, p. 355.

Citer cet article

Référence électronique

Aurélien LORIG, « Sociopoétique du jeu et du jouet dans l’œuvre de Georges Darien (1862-1921) », Sociopoétiques [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 30 octobre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=190

Auteur

Aurélien LORIG

Université de Lorraine

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