Entretien avec Espido Freire (Bilbao, 1974)

Texte

Espido Freire est née à Bilbao en 1974. Après une illustre formation musicale et une licence de Philologie anglaise, elle débute sa carrière littéraire en 1998 avec le roman Irlanda (Irlande). Un an plus tard, elle reçoit le prestigieux Prix Planeta pour Melocotones helados (Pêches glacées). Depuis, elle a publié des récits, des essais (Cuando comer es un infierno Confesiones de una bulímica, 2002 ; Querida Jane, querida Charlotte : por la ruta de Jane Austen y las hermanas Brönte, 2004 ; Quería volar, 2014, etc.), de la poésie ainsi que de nombreux romans (Diabulus in musica, 2001 ; La diosa del pubis azul, 2005 ; Nos espera la noche, 2003 ; La flor del Norte, 2011, etc.) qui ont reçu la reconnaissance de la critique et du public. Sa dernière œuvre publiée, Llamadme Alejandra (Appelez-moi Alexandra), a obtenu le Prix Azorín 2017.

SU : Au cours de cet entretien, nous proposons de sonder les relations entre la littérature et la mode. Pour commencer, quelle est l’origine des interférences entre ces deux sphères dans votre formation ? Une mère couturière et la fascination que vous éprouviez à la regarder orchestrer la métamorphose du tissu en vêtement ? Cette filiation a-t-elle déterminé d’une manière ou d’une autre votre métier (vocation) d’écrivaine qui consiste à transformer les mots en fiction ?

EF : Dans mon cas, la littérature est une passion dévorante depuis mon enfance. J’ai appris à lire très tôt et je dispersais des livres dans toute la maison pour en avoir toujours un à portée de main lorsqu’on m’en confisquait un autre. Parfois même, mes parents me « privaient » de lire pour que je sorte jouer ou que je fasse mes devoirs. Mon paradis sur terre c’était la Bibliothèque Municipale… Mais la mode était une fascination différente. Les revues et les « patrons » de ma mère faisaient partie d’une autre catégorie, celle de la beauté physique et palpable.

Mes histoires et mes rêves littéraires se formaient dans l’abstraction. En revanche, la créativité de ma mère prenait forme dans la pratique. Elle avait une grande intuition pour les volumes et elle était très minutieuse. Les clientes qu’elle habillait n’étaient pas des modèles minces aux corps parfaits : la modiste devait tirer partie du meilleur de ces femmes, tout en affichant une volonté de style. Et tous ces outils… les ciseaux, les fils, les boutons, les chutes de tissu… Autant de possibilités de projets à venir.

SU : Qu’en est-il de votre filiation littéraire ? Vous semblez suivre les pas d’un Oscar Wilde engagé dans plusieurs aspects de la mode, dont l’évolution connaît une forte accélération au xixsiècle, en tant que rédacteur de la revue Women’s World, conférencier sur le costume et connu également pour son extravagance vestimentaire.

EF : J’espère ne pas être connue pour mon extravagance vestimentaire ! Mais Wilde est, à plusieurs titres, un père littéraire pour moi. Je ne suis pas ses pas (ces dialogues brillants, ce mélange d’ironie et de tendresse tellement difficile à soutenir) mais j’ai l’ai étudié en profondeur. Sa conscience esthétique était très élevée, un peu snob, peut-être. Ses conférences, que ses lecteurs ignorent souvent, parlent d’une ambitieuse proposition de beauté globale. Jusqu’à quel point était-ce, pour lui, un jeu qui cachait quelque chose d’autre ? Je pense que, comme pour moi, la mode était la promesse concrète d’une beauté abstraite.

Mes autres pères (ou mères) littéraires sont les Brontë (tellement attachées à la simplicité quakeresse), Jane Austen (et ses mousselines), Benito Pérez Galdós, Shakespeare, Tolstoï, Borges…

SU : Pour nommer la relation entre littérature et mode, vous parlez du « tissu des rêves », soulignant ainsi poétiquement l’imbrication de la fantaisie et du tissu – lequel entretient, du reste, une relation étymologique avec le texte. Comment se manifeste cette définition-vision très personnelle dans votre écriture en général et dans la composition des personnages et des costumes en particulier ?

EF : Cette phrase fait allusion à la célèbre citation de Shakespeare, qui apparaît dans plusieurs œuvres mais entre autres dans Le Songe d’une nuit d’été : « nous sommes tissés de l’étoffe dont sont faits nos rêves ». C’est également le titre d’une œuvre de Maruja Mallo.

Je l’utilise avec une intention très concrète : il y a peu de différence entre ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que nous rêvons. Sans être seulement une apparence, la façon dont nous choisissons de nous masquer ou de nous montrer révèle qui nous sommes et quel message nous transmettons. Pour définir un personnage littéraire, le costume est aussi capital que l’action qui l’accompagne. Est-ce qu’il se sent à l’aise dans sa peau ? Lui arrache-t-on ses vêtements ? Manque-t-il de goût ? Est-ce que cela lui importe ?

Quant à ma propre perception du rêve, je fuis les uniformes et les vêtements insipides. J’ai passé cette étape où j’étais totalement étrangère à la mode et aux tendances : cependant, je cherche toujours des histoires dans les vêtements que je porte, celles des jeunes artisans ou des marques qui les confectionnent ou bien, quand ils sont de seconde main, ce qu’ils peuvent bien cacher entre les coutures.

SU : Cette conception très singulière de l’interférence entre littérature et mode a pris forme dans un projet innovant lors de votre collaboration avec un créateur de chaussures et la marque Sacha London. Pourriez-vous relater cette expérience qui connecte très concrètement création de mode et création littéraire et préciser l’impulsion, le processus ainsi que l’objectif d’une telle proposition ?

EF : Ces collaborations ont été une constante depuis que j’ai commencé à publier : l’histoire vole de ses propres ailes, elle a besoin d’un format pour que nous la saisissions. En général, le plus pratique et le plus habituel c’est le livre, mais ce n’est pas une obligation. Pourquoi pas les vêtements ou les chaussures ou encore les parfums… ? Dans le cas de la chaussure « Viuda » (« Veuve »), elle est née parce que le récit éponyme a reçu le prix García Berlanga du récit érotique organisé par le Museo del Calzado (Musée de la Chaussure) de Elda (Alicante, Espagne). Aussi, compte tenu du rapport de la population à la chaussure, il m’a paru naturel que l’esprit du conte puisse être chaussé/de pouvoir se chausser de l’esprit du conte. Ce fut beaucoup plus simple et beaucoup plus évident que cela n’y paraît a posteriori. J’ai l’intention de poursuivre sur cette voie. C’est une manière de faire sortir les histoires des étagères de livres.

SU : Cette « chaussure Espido », cet objet-concept inédit – micro-conte-chaussure – peut interroger également la relation entre lecteur et consommateur. Plus largement, dans quelle mesure le livre et l’accessoire de mode participent-ils de gestes identitaires et sociaux ? Comment le vêtement, qui dissimule et révèle le corps à la fois tels un masque ou un déguisement, contribue-t-il à l’expression des identités et des représentations sociales dans votre œuvre ?

EF : Pour certains, cette création interroge leur relation, pour d’autres elle la renforce… Il y a peu de jeu dans la littérature ces derniers temps. Beaucoup d’écrivains se prennent trop au sérieux car nous sommes préoccupés par l’idée du prestige… Ma conception du littéraire est différente : en tant qu’écrivaine, ce qui m’intéresse c’est d’être présente dans une société réelle, pas seulement dans les débats culturels ou politiques. La consommation et ses contradictions affectent de manière particulière le monde du livre et les auteurs, pour lesquels parler d’argent et de ventes semble tabou. Moi, je m’habille, je me chausse, je voyage, j’utilise la technologie, je mange. Je parle de tout cela dans des livres, dans des articles, sur les réseaux sociaux, parfois avec une portée éphémère, parfois avec une volonté de transcendance. C’est pourquoi la profondeur de l’analyse de tous ces processus fluctue et c’est bien ainsi, je pense.

SU : Vous avez publié plusieurs livres sur le thème des troubles du comportement alimentaire – Cuando comer es un infierno (Aguilar, 2002), Quería volar (Ariel, 2014)1 – que vous définissez comme « le fléau contemporain ». Ces témoignages recueillis ne cessent d’interroger l’image du corps – féminin en particulier – transmise par les revues de mode qui célèbrent la maigreur des modèles. Sans que cela ne soit l’unique cause de ces maladies, l’imposition sociale de la minceur dans nos sociétés contemporaines confirme le pouvoir de la mode comme organisation sociale des apparences, un pouvoir qui dans ce cas peut être dévastateur.

EF : Le dernier d’entre eux, La vida frente al espejo2 (Díaz y Pons, 2016) va un peu plus loin et analyse, précisément, les maladies sociales, les épidémies. Certaines ont trait à l’hygiène, à l’alimentation ou aux conditions de vie, d’autres à la pression, au stress ou à la constitution sociale. Les maladies en rapport avec l’anxiété et la productivité (addictions, dépressions et TCAs – Troubles du Comportement Alimentaire) ne sont pas apparues par hasard. Elles configurent toute une manière de vivre et de percevoir la vie et l’identité.

La mode sert, parfois, de porte d’accès à ces problèmes parce que la relation entre l’individu, les vêtements et les images avec lesquels ils sont vendus est beaucoup plus immédiate que la réflexion sur ces images. Je suis convaincue qu’il y a une responsabilité sociale, non seulement de la mode mais également de la cosmétique, de la chirurgie et de l’industrie diététique lesquelles stimulent un modèle esthétique.

Mais s’en tenir là serait injuste et incomplet. La société de consommation génère nécessairement des besoins et de l’insatisfaction ainsi que les manières de les passer sous silence. Elle exige, avec une énorme pression sur les jeunes et les femmes en particulier, des marques d’identité sociale extrêmes. Rentrer dans le moule (ou le vêtement) est aussi difficile que dans les siècles passés où les exigences étaient religieuses, morales ou de classe. Tous ces problèmes ont à voir avec la fracture qui se produit entre le désir et la réalité, entre ce qu’on nous somme d’être ou d’avoir et ce à quoi nous parvenons.

SU : Dans votre dernier roman, Llamadme Alejandra3 consacré à la dernière tsarine Alexandra Romanova (1872-1918), vous vous intéressez à la contradiction entre la vision qu’elle a d’elle-même et celle que les autres ont d’elle. Pour récupérer sa propre version de l’histoire, la petite-fille de la reine Victoria d’Angleterre raconte sa vie et son époque à la première personne. L’attention minutieuse que vous accordez à la description des costumes est frappante : de la couverture – un gros plan sur le haut col de dentelle boutonné d’une blouse blanche orné d’un rubis entouré de diamants – à la description de la mode dictée par la grand-mère : « las mujeres de todas las clases sociales vestían siguiendo su gusto, con cuellos altos, mangas de bombacho, gorgueras, encajes, muselinas, flores diminutas y camafeos » (chapitre 1, p. 12)4, ou encore lors des cérémonies courtisanes. Comment définir le sens et la fonction esthétique et poétique des vêtements et autres accessoires de mode dans ce roman ? N’ont-ils pas la fonction que Virginia Woolf décrit à leur sujet dans Orlando : « le rôle des habits ne se borne pas à nous tenir chaud. Ils changent le monde à nos yeux et nous changent aux yeux du monde » ?

EF : J’ai oublié de mentionner cette autre mère littéraire, Virginia Woolf…
Je ne pouvais pas parler d’Alexandra sans l’inscrire dans ce fascinant monde post-victorien. Par ailleurs, elle était reine, tsarine : observée comme un mannequin et critiquée de ne pas être à la hauteur de ce qu’attendaient les aristocrates. Sa vision du monde risquait parfois d’être étouffée entre le protocole, les dentelles, les joyaux et les parures. Nous ne pouvons pas oublier que tout cela représentait une part essentielle de la vie des femmes, en particulier des nobles. Dans son cas précis, elle était, aux yeux du public, ce qu’elle portait, ses bijoux et ses mouvements. Tout comme aujourd’hui encore, avec de nombreuses femmes de notoriété publique.

SU : Dans ce roman, la grand-mère transmet à sa petite-fille une vision générique du rapport au vêtement – « los hombres tienen las leyes, Alix. Las mujeres, sus vestidos5 » – se référant à l’organisation sociale d’une époque. Comment situer une telle conception par rapport à la vision critique de Virginia Woolf qui dénonçait le joug de l’apparence féminine lorsqu’elle est la manifestation de la « domination masculine » (Pierre Bourdieu) ?

EF : Virginia Woolf a vécu cette époque comme une rebelle. Dans le cas de mes personnages, comme chez la majorité des femmes de l’époque, il n’y avait aucune rébellion, seulement une espèce de sentiment d’ennui et la nécessité de respecter les normes. Bien entendu, c’était la division générique qui marquait la société au-delà de la classe sociale. Mais, à la différence de la révolution russe, la révolution féministe a obtenu beaucoup moins de soutien et de bien moindres résultats. Ce qui signifie que la plupart des femmes assimilaient cette différence et ce poids comme quelque chose de naturel et contre lesquels elles ne pouvaient rien. Les récriminations d’Alexandra contre le protocole ne sont que celles d’une personne qui obéit à contreœur mais qui obéit.

SU : Comment définir le rôle de la mode dans la société et la littérature du xxie siècle ? Gouverne-t-elle toujours la société comme l’un des piliers d’un « système dominé par le marché » (Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, 19916) ou bien peut-elle devenir un instrument d’émancipation des individus comme vos écrits le laissent entrevoir dans la relation que les personnages entretiennent avec leur corps et avec la société ?

EF : Je crains qu’une grande part de la mode soit effectivement dominée par le marché : n’oublions pas que nous parlons d’un besoin basique, celui de se couvrir, lequel est généralement satisfait, accessible. En revanche, nous avons désiré et décidé, comme pour d’autres besoins, de lui accorder un rôle esthétique et un sens beaucoup plus élevé. C’est précisément parce qu’il est accessible et parfois, standardisé, qu’il devient une des manières les plus immédiates d’afficher une opposition ou une rébellion.

Je ne connais pas assez en profondeur le monde de la mode pour pouvoir le définir mais j’observe l’évidence de ces différentes dimensions que l’on trouve également dans le domaine du livre. Cela reflète la complexité et la permanence de différentes manières de voir et d’utiliser notre environnement.

1 Quand manger est un enfer (NdT), Je voulais voler (NdT).

2 La Vie face au miroir (Ndt)

3 (Appelez-moi Alexandra, Ndt), Premio Azorín, 2017.

4 « […] les femmes de toutes les classes sociales s’habillaient en adoptant son goût, avec des cols hauts, manches bouffantes, collerettes, dentelles

5 « […] les hommes ont les lois, Alix. Les femmes, leurs vêtements ».

6 Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1991.

Notes

1 Quand manger est un enfer (NdT), Je voulais voler (NdT).

2 La Vie face au miroir (Ndt)

3 (Appelez-moi Alexandra, Ndt), Premio Azorín, 2017.

4 « […] les femmes de toutes les classes sociales s’habillaient en adoptant son goût, avec des cols hauts, manches bouffantes, collerettes, dentelles, mousselines, minuscules fleurs et camées » (chapitre 1, p. 12).

5 « […] les hommes ont les lois, Alix. Les femmes, leurs vêtements ».

6 Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1991.

Citer cet article

Référence électronique

Stéphanie URDICIAN, « Entretien avec Espido Freire (Bilbao, 1974) », Sociopoétiques [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 07 juin 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=435

Auteur

Stéphanie URDICIAN

CELIS, Université Clermont Auvergne

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