Sociopoétique du genre

DOI : 10.52497/sociopoetiques.657

Texte

Après plusieurs décennies de réticence vis-à-vis d’un outil critique venu d’outre-Atlantique et plus rapidement accueilli par certains de nos voisins (l’Angleterre et la Suisse, par exemple), les études de genre semblent désormais s’installer dans la recherche littéraire française. Plusieurs types d’enquêtes se sont en effet répandus, qui croisent littérature et genre : étude de la littérature comme lieu de représentation de la différence des sexes et de leurs relations ; examen du rôle de la littérature dans la construction des représentations sexuées ; description des poétiques littéraires selon le sexe des auteurs ; analyse des processus de canonisation ; etc. Si donc les objets de ce champ critique sont en train de se définir, celui-ci est encore en quête de sa méthodologie. Le concept de « genre », entendu comme principe de différenciation qui détermine la construction des rôles sexués, est aujourd’hui mobilisé très diversement dans les études littéraires : en l’absence d’un véritable consensus sur son utilisation, chacun en use un peu à sa manière. Comme le constate Damien Zanone dans le récent numéro de Romantisme consacré au genre, « Dans le domaine des études littéraires françaises, il n’est pas d’ouvrage faisant synthèse théorique qui se serait imposé comme la référence principale à discuter ; le corpus méthodologique est resté ouvert, perméable à des influences diverses mais ne s’arrêtant de manière privilégiée sur aucune1 ». Les études de représentation du masculin et du féminin en littérature, par exemple, qui sont sans doute celles qui ont le plus mobilisé la critique jusqu’à présent, adoptent des approches très diverses sans se discuter mutuellement. Or, si l’ouverture théorique est en soi un gage de fertilité pour la recherche, elle se retourne contre elle quand le manque de repères conduit à une simplification du concept, utilisé à mauvais escient, et que le manque de rigueur théorique délégitime le champ critique.

Interroger les résonances des études de genre avec les différentes approches du littéraire et construire des interactions entre ces disciplines serait sans doute souhaitable pour faciliter le maniement de cet outil en littérature et son acclimatation critique. C’est le défi que se donne le présent numéro à partir de la sociopoétique en tant que domaine novateur de la critique littéraire contemporaine. La sociopoétique, par son intérêt pour le tissu textuel et pour les traces conscientes ou inconscientes qu’il conserve des représentations sociales, constitue une approche privilégiée pour évaluer le rôle fondateur du genre dans le fait littéraire. Par son regard précis et diachronique, qui privilégie le microtextuel pour interroger ses manifestations dans un corpus transhistorique et panoramique, elle donne à cette recherche une profondeur historique et culturelle significative. L’approche sociopoétique est donc particulièrement pertinente pour illustrer les interactions entre les études littéraires et les études de genre.

Les neuf articles réunis dans ce numéro s’exercent donc à une sociopoétique du genre et tentent de répondre aux questions suivantes : Quelle est la part des représentations sociales du masculin et du féminin dans la dynamique de la création littéraire ? Quelle histoire de la relation entre les sexes la littérature véhicule-t-elle dans son écriture même, et quel sens propose-t-elle pour cette histoire ? Gravitant autour de trois perspectives particulières (les codes et rôles sociaux de sexe ; le cas particulier du statut des femmes dans le mariage ; les reconfigurations modernes des identités sexuées), ces textes mettent en évidence les ressorts de l’idéologie genrée du langage littéraire.

Les trois premiers articles prennent pour foyer d’observation les rôles dévolus à chaque sexe dans quelques instances sociales – la religion, la famille, le champ littéraire – au cours de l’histoire. Nicolas Pelleton (« Sociopoétique de l’oraison funèbre : représentation et traitement du masculin et du féminin dans les oraisons funèbres de Bossuet ») montre que les Oraisons funèbres de Bossuet concilient la représentation des sexes de la doxa et de l’axiologique catholique avec la lecture personnelle que fait l’auteur du péché originel, qui reconnaît la rédemption du genre humain. Il donne ainsi à voir comment un texte donné et reconnu pour canonique peut se montrer dissident par son travail rhétorique et énonciatif. Marie-Laure Massei-Chamayou (« Si je suis une bête sauvage, je n’y peux rien. Ce n’est pas ma faute ») repère dans l’œuvre de Jane Austen un rejet de l’idéal féminin codifié dans les manuels théologiques à la mode dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et éclaire ce positionnement de l’écrivaine par sa situation sociale (une situation d’entre-deux, à la croisée de cultures distinctes, appartenant à une famille lettrée mais exclue du marché matrimonial faute de dot suffisante). L’article analyse la conduite des héroïnes austiniennes et la déconstruction par l’autrice des modèles littéraires hérités (puisqu’elle combine le roman sentimental et le conte avec la comedy of manners et le Bildungsroman). Thierry Poyet (« Louise Colet, ‟écriture féminine” et codification du féminin ») montre comment Louise Colet déconstruit l’image de l’écrivaine codifiée par le XIXe siècle en mettant en place et en revendiquant l’« écriture féminine » décriée par ses contemporains.

Les trois articles suivants s’attachent aux cultures et aux imaginaires qui régissent les rapports sexuels entre hommes et femmes. Les deux premiers se penchent sur les figures de la fille à marier et de la divorcée et éclairent le rôle attendu des femmes dans l’institution du mariage. Goulven Oiry (« Rire du patriarcat : la comédie française des années 1550-1650 au prisme du genre ») montre comment la comédie qui se met en place dans le champ dramatique français de la fin de la Renaissance est foncièrement marquée par l’idéal de la masculinité qui domine alors les esprits, et comment elle se réinvente au fur et à mesure que ce modèle s’émousse : la conquête amoureuse, systématiquement assimilée à une conquête guerrière, reçoit d’autres métaphores sous les plumes de Molière et de Marivaux. Marion Glaumaud-Carbonnier (« Le thé des divorcées : figures entre chien et loup ») observe la naissance du personnage de la divorcée dans la littérature de five o’clock de la IIIe République, qui élabore un cadre expressément destiné à sa mise en scène. Elle repère, dans les difficultés de la littérature à mettre en récit cette figure qu’elle n’esquisse que dans la pénombre des soirées de thé ou dans les seconds rôles du roman de la vie domestique fondé sur le scandale des intrigues extra-conjugales, les réticences qu’elle suscite au regard de la morale et de la religion fin de siècle. L’article d’Hermeline Pernoud (« La Belle au bois dormant fantasmée. Culture du viol et consentement dans les réminiscences contemporaines d’un conte de fées ») étudie les variations poétiques et structurales des Belle au bois dormant contemporaines pour définir la culture du viol dans nos sociétés actuelles.

Enfin, les trois derniers articles examinent les reconfigurations contemporaines des identités sexuées. Jean-Christophe Corrado (« Portrait de Jean Genet en drag queen. Modèle idéal du féminin et performance de genre dans l’œuvre de Jean Genet ») analyse la réévaluation axiologique des clichés homosexuels par Jean Genet, en particulier du cliché de l’efféminement. Anne Tomiche (« Figures de ‟femmes nouvelles” ») analyse les représentations de la figure de la « femme nouvelle » dite de seconde génération (1910-1940) dans deux romans précurseurs de son apparition : de Virginia Woolf, Night and Day, et roman de Victor Margueritte, La Garçonne. Elle montre comment les récits de Woolf et de Margueritte, qui vont à contre-courant d’un discours dominant antiféministe, disent la modernité subversive de ces figures de « femmes nouvelles » mais trahissent aussi les angoisses d’une société en pleine évolution. Sophie Guignard (« De l’irrationnel à l’irr(el)ationnel. Perspectives sociopoétiques du féminin et du posthumain chez trois auteures contemporaines (Castillon, Martinez, NDiaye) ») décrit l’imaginaire irrationnel mis en place par trois écrivaines contemporaines, Claire Castillon, Carole Martinez et Marie Ndiaye, et analyse cet imaginaire posthumain comme un refus du point de vue androcentrique sur lequel s’est construit le réalisme selon elle. Elle identifie ainsi un nouveau féminisme, fondé sur la rupture symbolique et sur le défi.

Les articles réunis ici démontrent chacun la part importante des représentations genrées dans l’écriture littéraire, dans le tissu textuel des œuvres analysées. Ils attestent en effet que ces représentations interviennent dans des mécanismes majeurs de l’histoire littéraire tels que le renouvellement des types et des formes : c’est le souci ou l’instinct de réagir aux changements qui touchent la définition des sexes et de leurs relations qui sont à l’origine des diverses figurations de la divorcée, de l’homosexuel, de la femme nouvelle ; ce souci ou cet instinct peuvent aussi guider le renouvellement des formes littéraires comme dans le cas de l’évolution de la comédie française au tournant des XVIe et XVIIe siècles, de la brève apparition du récit de five o’clock sous la IIIe République ou encore du passage d’un réalisme androcentrique à un irréalisme plus ouvert qui est en train de se constituer aujourd’hui sous des plumes féminines. L’observation de ces interactions entre l’histoire littéraire et les représentations genrées dans le temps long et dans des aires culturelles diverses invite à penser qu’il s’agit là d’une constante universelle, d’une propriété du fait – ou du faire – littéraire, dont la sociopoétique peut aider à faire l’histoire.

La présence des représentations sociales dans le tissu textuel peut être consciente, par exemple quand un changement des mentalités pousse les écrivains à penser les enjeux et les significations de ce renouveau (ainsi pour la création du personnage de la divorcée et, plus tard, pour celui de la femme nouvelle) ou à promouvoir plus franchement un point de vue personnel (ainsi le regard alternatif de Genet sur l’homosexualité et celui de Claire Castillon, de Carole Martinez et de Marie Ndiaye sur la binarité qui caractérise nos relations intersubjectives et sur notre vision anthropocentrique du monde, qui vont de pair avec une oppression du sexe féminin dans la société). Le plus souvent, le positionnement de la littérature sur ces questions de genre n’est pas univoque mais ambivalent voire ambigu, les écrivains faisant place aux interrogations et aux frilosités de leurs contemporains, comme le souligne bien l’article d’Anne Tomiche dans son analyse de la figure de la suffragette et celui de Marie-Laure Massei-Chamayou pour les contradictions qu’il repère chez Jane Austen. La littérature « de genre », c’est-à-dire qui pose une question de genre, est volontiers dialogique au sens que Bakhtine donne à ce terme (une confrontation de points de vue sans « réponse » définitive de la part de l’auteur).

Ainsi la littérature accompagne les méditations de son siècle en s’efforçant de penser l’évolution des représentations sociales. Les ressources qu’elle peut déployer pour cette analyse sont multiples : la réécriture générique, par croisement de plusieurs formes littéraires ou déconstruction plus franche d’une forme choisie (Jane Austen, Marie Ndiaye, l’« écriture féminine » de Louise Colet) ; la représentation plus ou moins réaliste (l’homosexuel surjoué de Genet ; la caricature de la divorcée dans les récits fumeux de five o’clock) ; la métaphore (la comédie française pré-moliéresque et le motif de l’assaut matrimonial) ; la rhétorique (les emplois énonciatifs subtils de Bossuet).

Les représentations sexuées imprègnent les textes littéraires dans leur écriture même : les analyses sociopoétiques des articles réunis ici le montrent bien, invitant ainsi à leur manière à déconstruire le scepticisme persistant suscité par l’introduction de la variable du genre sexuel dans l’analyse du littéraire2.

1 Damien Zanone, « Introduction », Romantisme, « Questions de genre au XIXe siècle », no 179, 2018, p. 2.

2 Nous avons laissé libre choix aux auteurs et autrices de ce numéro pour la féminisation des noms de métier.

Notes

1 Damien Zanone, « Introduction », Romantisme, « Questions de genre au XIXe siècle », no 179, 2018, p. 2.

2 Nous avons laissé libre choix aux auteurs et autrices de ce numéro pour la féminisation des noms de métier.

Citer cet article

Référence électronique

Laetitia HANIN, « Sociopoétique du genre », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 18 novembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=657

Auteur

Laetitia HANIN

CELIS, Université Clermont Auvergne

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