Lorsque l’on parle des mythes du droit, l’un des premiers thèmes qui vient à l’esprit d’un romaniste est sans doute la bonne foi. Le problème du rôle de la bona fides a en effet hanté des générations entières de savants. Pour se faire une idée de l’intérêt que ce concept a suscité, il suffit de faire une simple recherche bibliographique. L’on s’aperçoit rapidement que les contributions consacrées la bonne foi en droit romain sont innombrables1.
L’engouement de la romanistique pour la bonne foi ne relève pas du caprice érudit. L’analyse des sources juridiques confirme le caractère central du concept et cela depuis une époque très reculée. Il apparaît en effet comme probable que la bonne foi, ou du moins la fides2, ait été déjà importante au début de l’époque archaïque. Si le terme n’est pas présent de manière explicite dans les fragments de la loi de XII Tables, il est possible de déduire a contrario la présence du concept. On peut lire dans un des versets3 qui ont survécu que si le patron se comporte de manière frauduleuse envers son client il deviendra sacer4. Le comportement frauduleux du patron est un comportement contraire à la fides, ce qui constitue une rupture de la paix des dieux5. Une telle rupture constitue un danger pour l’ensemble de la cité ce qui explique la dureté de la punition qui frappe le sacer : il doit être éloigné de la communauté civique et il peut être mis à mort par tout citoyen de manière licite. Seule la punition du coupable permet de rétablir la paix des dieux.
Dès les premières sources dont l’on dispose, le thème de la bonne foi s’impose à l’attention du romaniste. La question qui se pose alors est de savoir comment ce concept a changé dans le temps, à savoir comment la fonction raffinée de la bonne foi à l’époque classique s’est développée dans le domaine de la procédure civile et de l’interprétation des contrats. Les études juridiques sur la bonne foi s’accompagnent souvent à des études sémantiques qui visent à comprendre quelle valeur originelle il faut attribuer à la bona fides pour en comprendre ainsi le changement.
La signification originaire du concept de fides est entourée par le mystère, un mystère que la romanistique a essayé de percer de manière acharnée. Souvent, les romanistes attachent une grande importance aux origines des concepts et des institutions ainsi que le déplorait Yan Thomas. Ce savant, prématurément disparu, ironisait sur cette frénésie de la romanistique en observant que « l’origine, chez les historiens des primordia, c’est l’essence »6. La critique de cet auteur souligne la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de parvenir à des résultats sûrs à propos d’époques sur lesquelles les renseignements sont très lacunaires.
La difficulté de la recherche des origines est démontrée clairement dans le domaine de la bonne foi dans laquelle on dénombre plusieurs hypothèses explicatives. Selon une doctrine désormais ancienne, dont on trouve le reflet dans les dictionnaires, la fides indiquerait en origine l’acte de croire ou d’avoir de la confiance7. Au contraire, selon la notice du Thesaurus linguae Latinae la fides est une garantie, dont le caractère est moralement indifférent8. Pour une partie importante de la doctrine, la fides indique le respect de la parole donnée9. Plus récemment l’on a vu dans la fides le crédit sociojuridique dont une personne jouit10.
Il serait inutile multiplier les exemples. La doctrine reste partagée sur la question. En revanche, il est certain que le mot fides ne doit pas être traduit en français par foi. Ce mot est profondément marqué par l’histoire bimillénaire du Christianisme. La religion traditionnelle des Romains est une religion civique et qui est dépourvue de tout profil d’intériorité11. L’idée de foi comme elle est conçue aujourd’hui est anachronique pour la religion traditionnelle romaine.
Quelle que soit exactement sa signification originaire, il apparaît que la fides avant de devenir un concept juridique est un concept profondément enraciné dans la société romaine. La religion romaine nous vient en aide. On connaît par les sources l’existence d’une déesse Fides, qui constitue donc l’hypostase du concept de la fides. Cette divinité est à la base de tout rapport interpersonnel, non seulement entre les personnes physiques, mais aussi entre des entités qu’on pourrait définir d’étatiques. Par ailleurs, les sources rappellent aussi Dius Fidius, une divinité qui est liée à Jupiter et qui veille au respect de la parole donnée12.
Ces témoignages issus de la religion romaine sont précieux. Toutefois, il est toujours question de la fides, alors que dans le domaine juridique elle apparaît rarement seule. Le plus souvent le substantif fides est accompagné par l’adjectif bona13. Le mot bonus ne pose pas beaucoup de problèmes d’interprétation sémantique. Il s’agit d’un terme qui peut être appliqué à toute chose et personne, puisqu’il renvoie à l’idée de diligence chez un homme et de valeur pour un objet14. Si la signification de bonus est claire, en revanche il est bien plus difficile de dire pourquoi l’emploi de cet adjectif devient une constante dans les sources juridiques. Une hypothèse est toutefois séduisante : mettre en rapport l’expression bona fides avec le vir bonus. L’homme de bien constitue en droit romain un critère herméneutique attesté par plusieurs occurrences. La bona fides pourrait être conçue comme la fides de l’homme de bien. Le vir bonus constituerait alors le paramètre qui permet l’application concrète aux rapports juridiques de la fides15.
Quelle que soit la manière dont on conçoit la relation entre bona et fides, l’analyse des sources juridiques montre toute l’importance dont jouit le concept de la bonne foi à l’époque classique. Cette notion joue un rôle fondamental dans le procès romain et elle est en outre un instrument d’interprétation des contrats. L’importance de la bonne foi est manifeste. Mais peut-on vraiment affirmer qu’elle constitue le fil d’Ariane du droit romain des contrats ? En dépit de son importance, la réponse ne peut qu’être négative.
En effet, si la bonne foi joue un rôle considérable (I), il est impossible de dire qu’elle constitue un élément constant du droit des contrats romains. Cela pour deux raisons : d’abord, la bonne foi n’intervient pas dans tous les contrats, ensuite la bonne foi intervient aussi dans des domaines non contractuels (II).
I. L’importance de la bonne foi dans le droit romain des contrats
La romanistique a l’habitude d’opérer une distinction entre le concept de bonne foi objective et subjective. La bonne foi subjective, qui correspond à la conviction personnelle d’agir sans léser le droit autrui, a un rôle secondaire en droit romain puisqu’elle correspond notamment à une condition de l’usucapion16. Bien plus importante est la bonne foi objective, le devoir d’agir correctement et de manière loyale, qui a dès lors attiré de manière prépondérante l’intérêt de la doctrine.
Le fonctionnement de la bonne foi objective présente des caractéristiques spécifiques. Elles découlent des éléments typiques du droit romain qui apparaissent complètement différents par rapport au droit français actuel.
La bonne foi à Rome doit être encadrée dans le domaine procédural. De manière générale, en droit romain la procédure a une importance essentielle. Si aujourd’hui l’existence du droit précède l’action, en droit romain classique c’est l’inverse. En effet, le droit subjectif n’est pas concevable en dehors de l’action en justice qui le protège. L’action précède donc le droit. Pour cerner la fonction de la bonne foi à Rome, il est d’abord nécessaire de comprendre le fonctionnement du procès17. En effet, à Rome il est préférable de parler d’actions de bonne foi (iudicia bonae fidei) plutôt que mentionner simplement la bonne foi. Le rôle de la bona fides est éminent dans le déroulement du procès. Il est vrai que l’on parle aussi de la bonne foi pour l’interprétation contractuelle18, mais une telle démarche est envisageable seulement dans les contrats qui sont protégés par des actions de bonne foi.
Au cours de son histoire millénaire, le droit romain a connu trois types différents de procédures. La plus ancienne est la procédure des actions de la loi19. On parle de procédure des actions de la loi puisque le fondement juridique de cette procédure est la loi. Cette procédure est caractérisée par son formalisme extrême. Les parties au procès doivent prononcer des mots précis (certa verba) pour introduire l’instance. Le non-respect de ces formalités entraîne automatiquement la perte du procès20. En outre, la procédure des actions de la loi permet de protéger un nombre de situations assez limité. Si un acte juridique ne rentre pas dans le cadre strict de ces actions, il ne trouve pas de protection. La bona fides ne peut jouer aucun rôle dans la procédure des actions de la loi à cause de sa rigidité. Dans ce type de procédure, c’est le formalisme caractéristique du droit archaïque qui constitue une garantie pour les parties21. Les actions de bonne foi (iudicia bonae fidei) font leur apparition avec la fin de la procédure per legis actiones.
À partir probablement du IIIe siècle av. J.-C. se développe une nouvelle procédure qui est beaucoup plus flexible. Il s’agit de la procédure formulaire22 : les parties se rendent devant le préteur, le magistrat chargé de l’organisation de la justice, et elles lui présentent le cas objet du litige. Le préteur ne tranche pas un litige sur le fond, mais sur la base des prétentions des parties il délivre au juge, qui est un juge non professionnel, une formule23 qui qualifie l’affaire : par exemple, s’il s’agit d’une action de vente, de louage ou de mandat. Tout en restant dans le cadre d’un système typique d’actions, la procédure formulaire permet de donner une protection à un nombre de situations bien plus important par rapport à celui des actions de la loi. La préture est une magistrature annuelle et au début de l’année de fonction chaque préteur publie un édit24. Dans ce texte, le préteur fait une liste des situations qu’il considère dignes d’une protection juridique et il promet de délivrer une action dans ces cas. L’édit du préteur est valable seulement au cours de l’année de fonction du magistrat, mais en général son successeur reprend pour l’essentiel la liste d’actions de son prédécesseur.
La bonne foi se développe avec l’essor de la procédure formulaire à Rome. La mention de la bona fides est insérée dans la formule des certaines actions qu’on qualifie pour cette raison d’actions de bonne foi. Pour pouvoir cerner en quoi consiste une formule et en quoi consiste l’insertion de la clause de bonne foi, il est nécessaire de donner un exemple. Nous avons choisi la formule de l’action que le préteur délivre à l’acheteur dans une vente (actio empti) :
Caius Aquilius iudex esto. Quod Aulus Agerius de Numerio Negidio hominem quo de agitur emit, qua de re agitur, quidquid ob eam rem Numerium Negidium Aulo Agerio dare fare oportet ex fide bona eius Caius Aquilius iudex Numerium Negidium Aulo Agerio condemnato ; si non paret absolvito25.
Dans le texte26 l’on peut lire quelles sont les instructions que le préteur donne au juge qui est indiqué par le nom conventionnel de Caius Aquilius. En cas de condamnation, le défenseur (Numerius Negidius) doit être condamné à tout ce qu’il doit faire et donner sur la base de la bonne foi.
Le rôle de la bonne foi en droit romain trouve son point de départ dans l’inclusion de la clause oportet ex fide bona (devoir sur la base de la bonne foi)27 au sein de certaines formules. On distingue alors entre actions de bonne foi, qui sont caractérisées par la mention de la bona fides, et actions de droit strict, qui sont dépourvues de cette particularité.
La différence entre les actions de bonne foi et les actions de droit strict caractérise toute l’histoire du droit romain et elle est encore présente à l’époque de Justinien, une époque dans laquelle la procédure formulaire était tombée en désuétude depuis des siècles28. Le tarissement de la procédure formulaire est un phénomène progressif qui commence dès la prise de pouvoir par Octavien et qui s’achève probablement au cours du IIIe siècle apr. J.-C. La procédure formulaire est en effet concurrencée par la procédure extraordinaire qui est introduite par les empereurs. Cette nouvelle procédure implique la disparition de la bipartition du procès entre le préteur et le juge laïc. L’ensemble du déroulement du procès se concentre dans les mains du juge qui est désormais un fonctionnaire impérial.
Ce bref aperçu de l’histoire de la procédure romaine permet de saisir les caractéristiques essentielles des actions de bonne foi. C’est par l’analyse des spécificités des iudicia bonae fidei que l’on peut véritablement cerner toute l’importance de la bonne foi en droit romain.
L’élément distinctif des actions de bonne foi se situe sans aucun doute au niveau des pouvoirs du juge29 qui sont élargis par la mention de la bonne foi dans la formule. Dans le système de la procédure formulaire, les pouvoirs du juge sont limités par la teneur de la formule que le préteur délivre. Le juge est simplement appelé à trancher une controverse sur le fond en appliquant aux circonstances d’espèces la règle juridique qui est énoncée par le préteur dans la formule. Il ne peut pas s’éloigner de la lettre de la formule. Toutefois, la mention de l’oportere ex fide bona change de manière radicale la donne. La clause de bonne foi a comme conséquence essentielle d’augmenter les pouvoirs du juge. Grâce à cette clause, le juge peut tenir compte de tout ce que les parties doivent faire ou donner sur la base de la bonne foi. Le juge doit donc considérer tout ce qui découle de la bonne foi, même des obligations qui n’ont pas été définies de manière explicite par les parties à un acte juridique. Dans les actions de bonne foi, le juge jouit donc d’un important pouvoir discrétionnaire.
Cicéron au De Officiis 3.66 offre un témoignage célèbre qui montre l’augmentation des pouvoirs du juge grâce à la bonne foi :
Ut, cum in arce augurium augures acturi essent iussissentque Tiberium Claudium Centumalum, qui aedes in Caelio monte habebat, demoliri ea, quorum altitudo officeret auspiciis, Claudius proscripsit insulam [vendidit], emit Publius Calpurnius Lanarius. Huic ab auguribus illud idem denuntiatum est. Itaque Calpurnius cum demolitus esset cognossetque Claudium aedes postea proscripsisse, quam esset ab auguribus demoliri iussus, arbitrum illum adegit QUICQUID SIBI DARE FACERE OPORTERET EX FIDE BONA. Marco Cato sententiam dixit, huius nostri Catonis pater (ut enim ceteri ex patribus, sic hic, qui illud lumen progenuit, ex filio est nominandus) is igitur iudex ita pronuntiavit, cum in vendundo rem eam scisset et non pronuntiasset, emptori damnum praestari oportere.30
Dans ce texte31, Cicéron relate le comportement déloyal d’un vendeur qui est sanctionné par le biais de la bonne foi. Les augures ont ordonné à Tiberius Claudius Centumalus de démolir une maison qu’il possédait puisqu’elle empêchait de prendre les auspices. Tiberius Claudius Centumalus, en revanche, la vend à Publius Calpurnius Lanarius pour éviter de perdre de l’argent. Les augures adressent le même ordre de démolition au nouveau propriétaire qui assigne en justice Centumalus sur la base de l’action de l’acheteur. Le juge donne gain de cause au demandeur puisque le vendeur avait connaissance de l’ordre de démolition. Une obligation d’information qui pèse sur le vendeur découle donc de la clause de bonne foi. Cette obligation d’information n’a pas besoin d’être explicitement énoncée, mais elle trouve son origine directement dans l’oportere ex fide bona.
Les actions de bonne foi sont donc définies par le pouvoir discrétionnaire du juge, dont découlent une série de caractéristiques procédurales qui en font la spécificité32. C’est grâce à l’insertion de la clause de bonne foi que le juge peut condamner au paiement des intérêts moratoires33 en dehors de toute stipulation expressément prévue par les parties34. Dans les contrats protégés par des actions de droit strict, en revanche, le juge peut attribuer des intérêts moratoires seulement en présence d’une stipulation des parties.
La distinction entre les actions de droit strict et de bonne foi est présente aussi en ce qui concerne les exceptions. Selon les règles de la procédure romaine le défenseur doit présenter l’exception avant le moment de la litis contestatio35 pour qu’elle puisse être insérée dans la formule. Par l’expression litis contestatio, l’on indique dans la procédure formulaire le moment de la fin de l’instance devant le préteur. Les parties acceptent la formule au cours de la litis contestatio. Théoriquement donc l’exception doit être incluse dans la formule. Cela s’explique aisément par les caractéristiques de la procédure formulaire : la formule lie le juge, qui ne pourra même pas prendre en considération la demande d’exception qui ne résulte pas de la formule.
Les actions de bonne foi ne suivent pas cette règle puisque l’exception peut être introduite à tout moment36. Pour justifier cette dérogation, il est nécessaire de songer à la conséquence essentielle qui découle de la possibilité pour le juge d’admettre les exceptions à tout moment : l’élargissement de ses pouvoirs. Dans les iudicia bonae fidei, il sera moins lié par la teneur de la formule que le juge dans une action de droit strict.
La disparition de la procédure formulaire n’implique pas la fin de ces règles relatives aux exceptions. Elles sont valables aussi pour la procédure extraordinaire, puisque la litis contestatio continue d’exister. Désormais cette expression indique simplement le moment de la fixation définitive de la controverse.
L’importance du moment de la litis contestatio n’est pas seulement liée à l’insertion des exceptions. En ce qui concerne les actions de droit strict qui ont comme objectif de donner ou restituer une chose certaine37, la litis contestatio a un autre effet remarquable pour le déroulement du procès. Dans ce type d’actions, le juge était obligé à condamner le défendeur qui avait accompli son obligation après la litis contestatio, mais avant la condamnation38. Cette règle, dont les conséquences étaient très dures pour le défendeur, a été combattue par les jurisconsultes Sabinus et Cassius, tenants de l’école sabinienne, qui ont forgé le célèbre adage : omnia iudicia absolutoria esse39. Or, dans le domaine des actions de bonne foi, le pouvoir discrétionnaire du juge a fait en sorte que, même avant le triomphe de la position sabinienne, le débiteur était absout s’il s’acquittait de son obligation après la litis contestatio40.
Un autre élément important qui caractérise les actions de bonne foi est constitué par la compensation41. Dans le droit de Justinien, la compensation acquiert un caractère général pour toutes les créances liquides et exigibles, mais à l’époque classique, elle était reconnue seulement dans des cas spécifiques, parmi lesquels les actions de bonne foi. Dans ces actions, grâce au large pouvoir discrétionnaire dont il jouit, le juge peut procéder à la compensation même en dehors de toute exception qui est présentée par le défendeur.
Les pouvoirs accrus du juge dans les iudicia bonae fidei ont aussi des conséquences intéressantes au niveau de la typicité contractuelle romaine. En droit romain, la règle générale est le caractère typique des contrats : les contrats innomés reçoivent seulement dans des hypothèses spécifiques une sanction juridique par voie d’action42. Conformément à cette règle, les pactes trouvent en principe une sanction juridique seulement pas voie d’exception. Ce cadre rigide est atténué dans le domaine des actions de bonne foi. En effet, un pacte ajouté in continenti, à savoir de manière contemporaine à la conclusion, à un contrat de bonne foi peut être pris en compte en voie d’action et non pas simplement comme un moyen d’exception. Cette dérogation, qui est caractéristique des contrats de bonne foi, implique alors un assouplissement du système de la typicité contractuelle romaine43.
L’analyse des règles de la procédure romaine a révélé la prégnance de la clause oportere ex fide bona. Son inclusion dans les formules rend le procès plus flexible en augmentant les pouvoirs du juge. Toutefois, en dépit de la grande importance des actions de bonne foi, il est impossible d’affirmer que la bonne foi constitue à Rome le fil d’Ariane du droit des contrats puisque les actions de bonne foi sont en nombre limité et elles ne protègent pas exclusivement de contrats.
II. L’impossibilité de considérer la bonne foi comme le fil d’Ariane du droit romain des contrats
L’opposition entre actions de droit strict et de bonne foi révèle immédiatement que le rôle de la bona fides à Rome ne concerne pas l’ensemble du procès. Qui plus est, la bonne foi n’intéresse pas tous les rapports contractuels : plusieurs contrats ne sont pas protégés par des actions de bonne foi44. Cela se déduit clairement de la lecture d’un célèbre passage de Cicéron au De Officiis 3.70 :
Nam quanti verba illa : UTI NE PROPTER TE FIDEMVE TUAM CAPTUS FRAUDATUSVE SIM ! Quam illa aurea : UT INTER BONOS BENE AGIER OPORTET ET SINE FRAUDATIONE ! Sed, qui sint « boni », et quid sit « bene agi », magna quaestio est. Quintus quidem Scaevola, pontifex maximus, summam vim esse dicebat in omnibus iis arbitriis, in quibus adderetur EX FIDE BONA, fideique bonae nomen existimabat manare latissime, idque versari in tutelis, societatibus, fiduciis, mandatis, rebus emptis, venditis, conductis, locatis, quibus vitae societas contineretur ; in iis magni esse iudicis statuere, praesertim cum in plerisque essent iudicia contraria, quid quemque cuique praestare oportere45.
Dans ce texte46, Cicéron énonce une liste d’actions de bonne foi : ce sont les actions en matière des tutelles, de société, de mandat, de vente et des louages. Cicéron mentionne aussi le cas de la fiducie, qui est assimilée aux actions de bonne foi. En lisant cette liste on remarque d’emblée qu’à côté des contrats (louage, vente, mandat et société), figure la tutelle qui n’est pas considérée un contrat.
On peut faire des remarques analogues en lisant la liste des actions de bonne foi qui a été rédigée par Gaius (qui a vécu au cours du IIe siècle après J.-C.) dans ses Institutes 4.62 :
Sunt autem bonae fidei iudicia haec : ex empto vendito, locato conducto, negotiorum gestorum, mandati, depositi, fiduciae, pro socio, tutelae, rei uxoriae47.
Selon Gaius, les actions de bonne foi sont alors la vente, le louage, la gestion d’affaire, le mandat, le dépôt, la fiducie, la société, la tutelle et l’action du patrimoine de la femme48. Il découle de cette énumération que les actions de bonne foi protègent plusieurs institutions juridiques et des institutions juridiques qui ont une importance pratique tout à fait considérable, comme la vente, le louage, la tutelle, la société ou la gestion d’affaire. Toutefois, en dehors de cette liste demeurent de nombreuses autres institutions essentielles dans l’économie romaine. On peut notamment songer à des contrats comme la stipulation ou le prêt de consommation. Dans ces hypothèses, pourtant très importantes, le juge ne dispose pas de pouvoirs discrétionnaires. Dans ces types de contrats, il est alors impossible de parler d’une interprétation de bonne foi : ce concept n’entre pas en ligne de compte dans les contrats dont la formule ne le mentionne pas. Il serait alors anachronique de considérer, comme c’est le cas aujourd’hui, que tous les contrats doivent être interprétés de bonne foi et qu’elle constitue un principe général du système juridique49. En analysant le droit romain, il est indispensable de ne pas perdre de vue qu’il est caractérisé par une démarche casuistique et qu’il est moins imprégné par la tendance à l’abstraction et à la généralisation qui est typique du droit français contemporain.
Le caractère spécifique des actions de bonne foi se retrouve encore à l’époque de Justinien, à savoir le moment qui est traditionnellement considéré comme la fin du droit romain. Le paragraphe 4.6.28 des Institutes de Justinien dresse alors une dernière liste des iudicia bonae fidei50 :
Actionum autem quaedam bonae fidei sunt, quaedam stricti iuris, bonae fidei sunt hae : ex empto, vendito, locato, conducto, negotiorum gestorum, mandati, depositi, pro socio, tutelae, commodati, pigneraticia, familiae erciscundae, communi dividundo, praescriptis verbis quae de aestimato proponitur, et ea quae ex permutatione competit, et hereditatis petitio. Quamvis enim usque adhuc incertum erat, sive inter bonae fidei iudicia connumeranda sit sive non, nostra tamen constitutio aperte eam esse bonae fidei disposuit51.
Dans ce texte du VIe siècle après J.-C., les actions de bonne foi sont encore liées au principe du numerus clausus. On peut toutefois remarquer un élargissement des iudicia bonae fidei52, qui se traduit par une application plus large de la bonne foi. En effet Justinien mentionne la vente, le louage, la gestion d’affaire, le mandat, le dépôt, la société, la tutelle, le prêt d’usage, le gage, l’action pour la division du patrimoine héréditaire, l’action pour la division de la copropriété, les actions innomées pour l’exécution du contrat estimatoire et du contrat d’échange, et la pétition d’hérédité. Cette liste hétérogène révèle à nouveau l’impossibilité de réduire la bonne foi au domaine contractuel, ainsi que l’existence des contrats importants, comme la stipulation ou le prêt de consommation, qui ne sont pas protégés par des iudicia bonae fidei.
L’analyse des sources a révélé l’importance, mais aussi les limites de la bona fides en droit romain. Le domaine par excellence de la bonne foi est le procès. L’introduction des iudicia bonae fidei a permis un assouplissement considérable des règles procédurales en élargissant les pouvoirs de décision du juge.
Plusieurs règles qui caractérisent aujourd’hui le droit contemporain français, comme le pouvoir discrétionnaire du juge dans le procès civil, la compensation judiciaire, la satisfaction au cours du procès, la possibilité d’invoquer à tout moment les exceptions, étaient à l’origine des éléments spécifiques de la procédure des actions de bonne foi53.