À première vue, rechercher du droit dans les textes mythologiques revient à faire ce que le Doyen Carbonnier appelait du « panjurisme »1, qu’il dénonçait comme une forme d’obsession compulsive consistant à voir du droit partout, y compris là où il ne devrait pas être. Il serait évidemment absurde et vain de plaquer mécaniquement une grille de lecture juridique sur les grands mythes de l’Antiquité, en méconnaissant leur dimension littéraire, poétique ou philosophique.
Mais s’interdire d’explorer les aspects juridiques de certains de ces récits constitue une erreur méthodologique qui revient à confondre le mythe lui-même avec le(s) texte(s) qui nous l’a transmis. Le mythe se définit comme une histoire traditionnelle à portée sociale, mettant en scène dans un temps transcendant des personnages aux qualités surnaturelles2. Mais cette histoire peut prendre des formes variées, selon les époques et les régions, et selon la nature écrite ou orale de sa narration. Le mythe apparaît comme une matière première, qui existe indépendamment du texte qui le diffuse et se veut une conceptualisation universelle ; le texte au contraire en est une illustration concrète et contingente, une actualisation littéraire propre à un temps et un lieu3. En ce sens par exemple, le mythe d’Œdipe ne se réduit pas au texte de Sophocle, mais inclut toutes les versions que l’on en connaît, jusqu’à celle de Freud.
Dès lors, il peut arriver que tel auteur ou tel scribe ait injecté dans son interprétation d’un mythe une dose plus ou moins grande de droit. Il faut cependant se garder de remotiver les sources en leur attribuant un discours juridique qu’elles ne tiennent pas forcément. Ainsi par exemple plusieurs grands textes mésopotamiens abordent-ils le thème du parricide et de l’inceste4 ; on pourra sans doute y déceler une réprobation morale, mais en aucun cas une condamnation au sens juridique. Inversement, d’autres récits peuvent avoir une résonance familière pour les juristes, même s’ils n’ont pas été rédigés à leur intention. C’est le cas dans la célèbre Épopée de Gilgamesh, notamment dans un épisode où le roi (Gilgamesh) consulte deux assemblées, celle des Anciens et celle des jeunes, pour savoir s’il est opportun d’engager une expédition militaire5 ; cette allusion incidente au bicamérisme dans une composition littéraire qui tient plus de la saga que du manuel de droit constitutionnel, pourrait refléter de manière plus ou moins fidèle une réalité institutionnelle en vigueur dans les cités sumériennes du IIIe millénaire avant notre ère, ou au moins dans celle d’Uruk, où régnait Gilgamesh.
Il n’est donc pas incongru de décrypter les mythes mésopotamiens avec les outils du droit, pourvu qu’on en fasse un usage raisonnable. Pour l’assyriologue juriste, le mythe apparaît tantôt comme une illustration de la justice divine, tantôt comme une pédagogie du droit humain. Ces deux axes sont illustrés dans deux mythes mésopotamiens qui seront explorés successivement.
I. Le mythe comme illustration de la justice divine : l’histoire d’Adapa
En Mésopotamie, les rapports entre les hommes et les dieux sont conçus sur le modèle du procès : le tribunal divin est l’instance permanente et attentive qui juge toutes les actions humaines.
C’est ce que montre le mythe d’Adapa6, dont le héros éponyme est un prêtre habitant la ville d’Eridu (dans le sud de l’Irak, près du Golfe), où il est attaché au service du dieu Ea. Il commet un jour une faute qui perturbe l’ordre naturel du monde et doit donc comparaître devant les dieux pour se justifier. Cette audition devant le tribunal divin aurait pu lui permettre d’obtenir l’immortalité, pour lui-même et pour l’ensemble du genre humain, mais il laisse échapper cette occasion, qui ne se représentera plus jamais.
Le texte débute par la description des faits qui vont déclencher le procès : un jour qu’il était parti pêcher en mer pour approvisionner la table de son dieu, Adapa doit affronter une tempête soudaine déclenchée par le dieu Shuttu (le dieu du Vent du Sud), qui fait chavirer son bateau. Sous le coup de la peur et de la colère, Adapa maudit Shuttu ce qui a pour effet de briser les ailes du vent, qui se calme immédiatement7. Mais les paroles d’Adapa ont fait disparaître totalement le vent, qui ne souffle plus du tout, ce qui finit par inquiéter le grand dieu Anu, dieu du Ciel et de la pluie. Après une enquête sur les causes de ce dérèglement, Anu découvre la responsabilité d’Adapa et le convoque pour être jugé.
En prévision de ce procès, le dieu Ea décide de préparer son fidèle serviteur et lui donne deux conseils pour éviter la punition que la juridiction divine s’apprête à prononcer. Il lui recommande tout d’abord de revêtir des vêtements de deuil symbolisant son repentir sincère, et de se présenter ainsi devant les deux divinités qui gardent la porte du tribunal afin de gagner leur sympathie et d’obtenir leur soutien. Ensuite, Ea prévient Adapa qu’on lui proposera à boire et à manger lors de l’audience et qu’il devra refuser d’y toucher, car, dit-il, il s’agit d’une « nourriture de mort » et d’une « eau de mort ». En revanche, il devra accepter les vêtements et l’huile qu’on lui présentera pour se purifier.
Fort de ces conseils, Adapa se rend à la convocation du tribunal céleste. Comme prévu, sa tenue de pénitent lui vaut la bienveillance des deux gardiens, qui lui ouvrent la porte et l’introduisent devant Anu pour être interrogé. Adapa explique les raisons de sa colère et argumente pour défendre sa cause. Il le fait avec tant d’intelligence et de sagesse qu’il impressionne son juge divin, lequel décide non pas de faire mourir Adapa avec l’eau et la nourriture empoisonnées, mais au contraire de lui offrir l’eau et le pain conférant la vie éternelle8. Persuadé qu’on lui présente des aliments mortels, Adapa refuse et se borne à prendre les vêtements et l’huile. Anu lui révèle alors avec un sourire narquois qu’il vient de renoncer à l’immortalité, et le renvoie chez lui.
Ce mythe a suscité de nombreux commentaires9, portant presque exclusivement sur l’attitude d’Ea, qui donne à son protégé de bien mauvais conseils alors même qu’il est le dieu de la sagesse et des prédictions. Comment a-t-il pu se tromper si radicalement en prenant pour des substances mortelles ce qui était en fait un accès à l’éternité ? Certains auteurs ont supposé qu’Ea avait volontairement menti à Adapa pour le punir de sa faute ou parce qu’il voulait le garder à son service10 ; d’autres ont au contraire insisté sur la sincérité d’Ea, qui a agi de bonne foi et n’a pas anticipé le changement d’opinion d’Anu11. Une manière de réconcilier tout le monde serait de supposer que l’alimentation sacrée est tout à la fois un nectar pour les dieux et un poison pour les hommes12.
Une interprétation anthropologique verra dans ce mythe une allégorie du rôle du prêtre dans le monde mésopotamien : partager un repas, recevoir des vêtements et se frotter d’huile sont des rites d’hospitalité bien connus en Orient ; de par sa fonction de desservant du temple d’Ea, Adapa est l’invité quotidien du dieu, mais cette intimité ne doit pas pour autant lui faire quitter sa condition de mortel13.
Une lecture plus juridique s’attachera surtout à la comparution de l’homme devant les divinités pour rendre compte de ses actes14. À certains égards, cette situation rappelle la juridiction du for interne, le tribunal de la conscience évoqué par Saint-Paul notamment (Epître aux Romains II, 14-15) et développée par la doctrine canonique médiévale puis par la philosophie kantienne (Métaphysique des mœurs, II. Doctrine de la vertu, ch. 1 § 13) à travers la figure du juge intérieur auquel personne n’échappe.
Dans l’Orient cunéiforme, le motif sert plutôt à expliquer comment se structurent les relations entre les hommes et les dieux autour de la notion de justice, qu’illustre la métaphore du procès. La référence est à ce point ancrée dans les esprits qu’elle a produit une catégorie particulière de rituels construits sur une véritable mise en scène judiciaire.
Cette pratique s’inscrit dans le cadre d’une discipline que les Mésopotamiens ont érigée en science : la divination. Ce qui peut nous apparaître aujourd’hui comme une superstition était en réalité une technique très élaborée visant à prédire l’avenir à partir de l’observation d’événements insignifiants (comme les comportements des animaux) ou extraordinaires (comme les phénomènes naturels). Ces faits avaient valeur de signes envoyés par les dieux comme autant de messages que les devins et les exorcistes étaient chargés de déchiffrer. Pour échapper à une calamité annoncée par l’un de ces signes, il fallait se délier du mauvais sort au moyen d’un rite précis, dit « de libération » (sumérien namburbi).
Au Ier millénaire avant notre ère, des centaines de ces rituels ont été réunis dans des collections qui systématisent tous les moyens connus pour corriger le destin funeste attribué par les dieux à certains individus15. Le postulat est que le malheur qui frappe quelqu’un sans raison apparente résulte d’une faute, consciente ou non, qui a indisposé les dieux et les a conduits à prononcer un jugement néfaste. Pour inverser le cours des choses, il faut transférer la malédiction du patient, présumé innocent, vers le signe annonciateur de malheur, c’est-à-dire l’objet ou l’animal, souvent symbolisés par une figurine.
Ces rituels sont accomplis en présence des effigies de trois dieux, qui agissent comme un tribunal. On retrouve Ea, le dieu de la sagesse, auquel s’ajoutent son fils, Asalluhi, dieu de l’exorcisme, et Shamash, dieu du soleil et de la justice, qui préside le tribunal. Le patient comparaît devant cette triade pour obtenir une révision du jugement prononcé contre lui, alors même qu’il n’est pas encore effectif. C’est donc une sorte de procédure d’appel contre la sentence divine. Le demandeur amène son adversaire au procès, autrement dit la figurine, qu’il élève devant le tribunal en la dénonçant comme étant la messagère des maux qui le menacent, puis il adresse une prière à chacun des trois dieux. Après cette mise en accusation, le défendeur – à travers son effigie – est soumis à l’ordalie du Fleuve : immergée dans l’eau de la rivière, la figurine coule, ce qui révèle sa culpabilité. L’issue de l’audience est donc toujours favorable au plaignant, du moment que le rituel est accompli correctement, d’où l’intervention d’un conjurateur, qui surveille le bon déroulement de la procédure et intercède auprès des juges pour son « client ».
Tous les éléments essentiels du procès mésopotamien sont réunis ici : la confrontation des parties, le débat contradictoire sous la forme d’une accusation formulée par le demandeur et implicitement réfutée par le défendeur, le recours à la preuve surnaturelle pour convaincre le coupable, le jugement enfin, qui en l’occurrence est souverain, car on voit mal quelle voie de recours serait ouverte contre une sentence prononcée par les dieux.
Attribuer le destin humain à une décision divine est assurément assez banal. Mais l’intérêt du mythe d’Adapa et des rituels de libération est de nous livrer les plus anciennes attestations de cette représentation. Dans l’Orient ancien, la passerelle entre les hommes et les dieux est constituée par la justice, dont l’exercice structure l’univers, dans le strict respect des procédures.
Tournons-nous maintenant vers la fonction pédagogique des mythes mésopotamiens.
II. Le mythe comme pédagogie du droit humain : le mariage d’Enlil
La fonction des récits mythologiques n’est pas explicative, mais plutôt illustrative : il s’agit de décrire les aventures de tel ou tel dieu, dont le comportement pourra être facilement transposé dans le monde humain. La finalité morale de ces œuvres est évidente, mais elles ont aussi une vertu pédagogique, fondée sur le principe d’imitation. Le narrateur raconte ce qu’il faut faire ou ne pas faire, sous une forme poétique, épique, humoristique ou dramatique. Parmi les nombreux exemples fournis par la documentation mésopotamienne, deux mythes complémentaires sont particulièrement représentatifs de cette visée « éducative ».
Les deux textes16 mettent en scène le dieu Enlil, dieu du vent et divinité poliade de la ville de Nippur (sud de l’Irak), célèbre pour son réseau de canaux capables d’irriguer de vastes étendues de champ. C’est au bord de l’un de ces canaux que se situe le point de départ de l’action commune aux deux récits. Les personnages principaux sont Enlil et son majordome d’un côté, une (très) jeune fille et sa mère de l’autre côté. Au début de l’histoire, la mère recommande à sa fille de ne pas aller se baigner dans le canal de peur d’y rencontrer Enlil, débauché notoire qui la séduira, couchera avec elle et l’abandonnera. À partir de là, deux scénarios sont envisagés, qui correspondent aux deux attitudes possibles de l’adolescente, incarnée par deux figures opposées.
Dans la version dramatique, l’héroïne, Ninlil, est une insouciante écervelée qui ignore la mise en garde maternelle. À peine est-elle entrée dans l’eau qu’Enlil la voit et lui fait des avances très explicites. Face à ses protestations, il fait intervenir son majordome pour attirer sa proie à l’écart, dans les roseaux, où il la viole puis la quitte. De cette première rencontre naîtra Sîn, le dieu de la lune. Interpellé quelques jours plus tard par les dieux, Enlil est jugé sommairement pour son crime et banni de la ville. Commence alors une longue et curieuse errance, Enlil fuyant le plus loin possible de Ninlil, qui le suit avec obstination et parvient toujours à le retrouver ; de chacune de ces rencontres naîtront trois autres dieux. Le mythe s’achève par une louange inattendue des bienfaits d’Enlil, qui « a magnifié Ninlil », sans doute en la faisant accéder au statut de mère, qui plus est de grands dieux importants du panthéon mésopotamien. Mais il reste que son destin est bien triste : désavouée par ses parents, délaissée par ses amis, Ninlil n’a plus sa place dans la société ; son seul avenir est de se mettre dans les pas d’Enlil, en espérant qu’il finira par l’épouser et par officialiser leur relation. Ce rêve de jeune fille romantique ne s’est jamais réalisé, du moins dans cette version du mythe.
Car dans l’autre variante, le même personnage féminin (prénommée cette fois Sud) écoute les conseils avisés de sa mère et résiste aux appels d’Enlil qui veut l’attirer hors de chez elle. Sud se tient prudemment sur le seuil de sa maison et lorsqu’Enlil veut lui voler un baiser, elle lui claque la porte au nez ! L’amoureux transi est donc contraint de faire sa demande en bonne et due forme auprès de la mère de Sud. Il envoie son majordome chargé de cadeaux demander la main de sa dulcinée et faire en même temps l’éloge de sa richesse et de sa puissance. Charmée par ce discours, la mère accepte avec enthousiasme ce prétendant et fait venir sa fille devant l’envoyé d’Enlil, qui lui remet les présents et scelle ainsi le projet matrimonial.
Le récit correspond parfaitement à ce que l’on sait du processus matrimonial en Mésopotamie. La remise du don nuptial, sous la forme de cadeaux, ouvre la première phase du mariage, que les modernes appellent « commencée » en reprenant la terminologie du droit canonique17: à ce stade, l’homme et la femme (ici Enlil et Sud) sont considérés comme mari et épouse vis-à-vis des tiers. Mais le mariage n’a pas encore libéré tous ses effets entre les époux, il n’est pas encore « parfait » ou « complet » au sens juridique. Cette seconde étape est atteinte au bout d’un temps indéterminé, laissé à la discrétion des familles, sans doute quand le couple est en âge de s’établir de manière autonome et d’avoir des enfants. On ignore quel acte est nécessaire pour passer de la première à la seconde phase (consommation du mariage, cohabitation, remise de la mariée à son époux), mais il y a certainement au moins un banquet nuptial. C’est ce que montre le mythe d’Enlil et Sud : à peine averti du succès de sa démarche, Enlil fait envoyer toutes sortes d’animaux, de produits laitiers, de fruits, du miel, mais aussi des pierres précieuses, en prévision manifestement du repas de noces qui s’annonce somptueux.
Toute cette munificence laisse de marbre la belle-mère, qui adresse à sa fille une dernière recommandation : elle est et devra rester l’épouse « préférée » d’Enlil, ce qui laisse supposer qu’il y en a ou qu’il y en aura d’autres. On sait en effet que le mariage mésopotamien tolérait la polygamie ou au moins la bigamie18. Le plus souvent, le mari prenait une épouse secondaire à cause de la maladie ou de la stérilité – biologique ou statutaire – de sa femme, laquelle conservait cependant ses privilèges et son rang. Seuls les personnages importants comme le roi avaient un harem. Mais rien n’interdisait à un homme ordinaire d’avoir des concubines, souvent ses esclaves, du moment que l’épouse principale gardait son statut.
Le mythe se termine en apothéose avec l’entrée triomphale et quasi hollywoodienne de Sud dans la demeure de son mari, conduite par sa belle-sœur vers la couche nuptiale. Comme dans les contes de fées, le récit s’achève par un happy end et s’arrête là où commence le glorieux destin du couple.
La comparaison entre les deux mythes produit un effet de contraste saisissant, et permet de faire passer un message à la fois moral et juridique. Le volet moral est détaillé dans le récit de Ninlil, dont la portée est nettement dissuasive. Au contraire, la romance de Sud est clairement incitative et donne au narrateur l’occasion d’enrichir le versant juridique. Cette insertion du droit dans une composition littéraire s’apparente à un effort de pédagogie, la fiction fournissant un support efficace pour mémoriser ou diffuser une pratique juridique.
Bien sûr, on pourra dire que ces lectures juridicisantes des récits mythologiques résultent surtout d’une déformation professionnelle qui laisse croire que les scribes mésopotamiens faisaient du droit sans le savoir, comme Monsieur Jourdain de la prose. Mais s’il faut se rallier à l’hypothèse du non-droit défendue par le Doyen Carbonnier, il ne faut pas pour autant se priver d’une approche qui, à travers le droit, permet d’accéder à une pensée non pas technique, mais philosophique et morale, restituant aux normes juridiques leur épaisseur humaine.