En 802, Charlemagne engagea une réforme pour harmoniser la pratique judiciaire sur l’ensemble de son territoire et plaça, en son cœur, la rédaction des actes juridiques. Pour faciliter l’écrit et l’uniformiser, il prescrit l’usage des notes tironiennes et inscrit leur apprentissage dans les écoles épiscopales pour tout jeune clerc1.
Si l’on s’en tient à la définition communément admise, les notes tironiennes (notae tironianae) sont un système d’écriture sténographique2 en usage dans la Rome antique et dont la paternité reviendrait au secrétaire de Cicéron, Tiron d’où elles tireraient leur nom3. C’est ainsi du moins que la légende les présente. Il est certain, en revanche, que les Grecs et Romains ont pratiqué un système d’écriture qui permet de transcrire les paroles « au vol ». Cette réalité est attestée dans les écrits littéraires de Diogène Laërce4 et de Plutarque5. Mais de ce système antique, rien n’a survécu. Les premiers exemples de notes tironiennes que l’on peut avoir à disposition datent de l’époque barbare. Les mentions sont attestées dans toute la Romania occidentale (Gaule franque, Italie gothique, Espagne wisigothique), mais il n’y en a guère dans îles Britanniques6. C’est à partir du ixe siècle, date de la réforme de Charlemagne, que l’on trouve un ensemble de notes bien plus consistant dans les manuscrits liturgiques ou juridiques. Les notes deviennent ainsi un système d’écriture alternatif que l’Empereur a essayé d’imposer en même temps que la nouvelle minuscule7.
Ce système est particulièrement complexe. Il est une fusion de deux systèmes abréviatifs : le procédé tachygraphique et le procédé brachygraphique :
- le procédé tachygraphique : simplification artificielle du tracé d’un mot ;
- le procédé brachygraphique : réduction du nombre de signes nécessaires pour transcrire un mot.
Prenons l’exemple du mot Ore. Par un procédé brachygraphique, le mot ORE est réduit à OR. Par un procédé tachygraphique, l’initiale est déformée pour simplifier le tracé à un seul signe.
Ces deux procédés, une fois combinés, peuvent naturellement s’étendre à des mots plus longs, ce qui permet d’attester directement de son utilité. Le mot incurrit, par exemple, peut au final se réduire à un seul signe :
Figure 2. Exemple de mise en forme en note tironienne du mot « incurrit » en application du procédé conjoint de brachygraphie et de tachygraphie.
Il n’existe aucune règle définissant la manière dont le mot doit être précisément noté. Le système a quelque chose d’imprédictible et de spontané ; il appartient au scripteur de définir son propre système. Ces notes sont surtout conçues pour accélérer l’écriture et gagner de l’espace sur le parchemin. Les notes tironiennes marquent le passage d’un système alphabétique analytique à un système synthétique, ce qui est extrêmement rare dans l’histoire de l’écriture occidentale8. Mais ce système, parce qu’il n’est régi par aucune règle, a connu un succès particulièrement limité, au point de disparaître au xe siècle9. Plusieurs raisons peuvent être avancées. D’une part, la formation s’est tarie. D’une autre, le système est trop complexe et instable ; le latin comprend beaucoup de préfixes (con, prae, etc.) et certaines notes ne contiennent pas toujours suffisamment d’éléments pour que le lecteur puisse trancher entre différents mots.
Les notes tironiennes sont aujourd’hui assez peu connues. Peu de chercheurs, en France comme à l’étranger, s’y sont intéressés. C’est à la fin du xixe siècle que les études ont commencé à se développer. C’est à cette époque, en effet, que les bibliothèques ont entrepris des chantiers de catalogage de leurs manuscrits, lesquels mettaient au jour l’existence de ces notes. Par ailleurs, l’apparition de la photographie a permis reproduire, sous forme de clichés, ces notes sans les déformer, permettant par là leur analyse. Enfin, l’apparition de la sténographie, adaptée à la langue française, a relancé l’étude de son histoire. Dans cette mouvance, le travail d’Émile Chatelain reste encore aujourd’hui incontournable ; l’auteur, en adoptant une grille de lecture paléographique, a essayé de poser les jalons d’une esquisse de manuels10. Ce travail d’ampleur, bien qu’essentiel, est resté inabouti. Après la guerre de 1914‑1918, les études des notes tironiennes ont été abandonnées et cet ancien élan se cantonne aujourd’hui à quelques études brèves et ponctuelles11.
C’est au prisme des manuscrits qu’il peut être intéressant aujourd’hui de rouvrir le dossier. À l’appui de nouvelles grilles de lecture, la recherche a entrepris, au cours des dernières décennies, une réévaluation du travail des professionnels de l’écrit altimédiévaux, ces scribes que Jean Gaudemet qualifiait volontiers de « foule des inconnus12 ». La méthode suivie tient principalement à un retour aux manuscrits, lesquels doivent être considérés comme des « documents‑monuments13 ». Chaque pièce est le témoignage unique d’un instrument de la pratique juridique ou judiciaire14. Depuis les travaux de Christian Lauranson‑Rosaz15 et de Pierre Ganivet16 sur le Bréviaire d’Alaric, d’Alexandre Jeannin sur les formules altimédiévales et les droits romano‑barbares17 et de Rémi Oulion sur les scribes toscans18, on sait désormais que les rédacteurs de manuscrits disposaient d’une bonne connaissance du droit et qu’ils savaient le manier pour l’adapter. Quelques manuscrits, rares mais restés peu connus, sont encore à étudier. Leur analyse met en lumière, d’une part la dextérité des scribes, mais également leur capacité à façonner des instruments juridiques efficaces et modernes.
Les notes tironiennes représentent une des tentatives de l’Empereur, visant à uniformiser les pratiques juridiques au sein de son vaste territoire pour mettre un terme aux particularités locales. Elles témoignent singulièrement d’une volonté unificatrice précoce, laquelle malheureusement va échouer, et ce pour deux principales raisons : la complexité du système et sa réappropriation par les scribes.
I. La complexité du système
Ce système, parce qu’il n’est régi par aucune règle, a connu un succès particulièrement limité, au point de disparaître au xe siècle19. Plusieurs raisons peuvent être avancées. D’une part, la formation s’est tarie. D’une autre, le système trop complexe et instable ; le latin comprend beaucoup de préfixes (con, prae, etc.) et certaines notes ne contiennent pas toujours suffisamment d’éléments pour que le lecteur puisse trancher entre différents mots.
Seule une poignée de mots d’usage courant trouvera sa transcription en notes tironiennes et passera dans le langage courant du système abréviatif. On les trouve au bas de diplômes émis par les chancelleries où l’on s’est efforcé de perpétuer les usages de l’administration romaine, mais, dans la plupart des cas, il s’agit de mentions extrêmement brèves attestant que le document a été écrit, souscrit, ou validé par tel ou tel, sur ordre de tel ou tel autre.
Figure 3. Exemples de notes tironiennes classiques utilisées en diplomatique altimédiévale dans les diplômes.
Dans d’autres cas, des mots de liaisons, transcrits en notes tironiennes, vont petit à petit intégrer le système abréviatif classique. La chose se mesure aisément dans un manuscrit de droit romano‑barbare produit à Tours à la fin du ixe siècle et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote 4413. C’est le cas du mot vel20, absque21 et aut22. C’est aussi le cas, devenu plus célèbre car on l’utilise encore aujourd’hui, de l’esperluette (et = &).
Une autre cause d’échec, qui découle directement de la première, tient à la réappropriation du système par les clercs.
II. La réappropriation du système par les clercs
Un manuscrit juridique, comportant de nombreuses singularités, peut ici contribuer à rouvrir le dossier. Le problème de son étude se trouve toutefois posé, à l’heure actuelle, pour des raisons de forme et de fond. Il existe, tout au long de ses quatre‑vingt‑dix‑neuf folios, de nombreuses notes tironiennes23 qui jusqu’ici n’avaient pas été déchiffrées24. Denis Muzerelle ne l’a d’ailleurs pas répertorié dans son récent travail sur les notes tironiennes25. Ce manuscrit est évidemment un document capital, en raison de tout ce qu’il nous apprend sur la nature et la fonction de ce système. Coté Reg. lat. 852 à la Bibliothèque Apostolique du Vatican, ce document aurait été façonné au ixe siècle, probablement dans le premier quart26. Cette pièce est aujourd’hui en très mauvais état. Des lacunes internes sont à déplorer ; quelques feuillets ont disparu, d’autres ont été coupés ou effacés27. La vocation pratique du document se constate notamment par l’un de ses caractères matériels ; le rédacteur a choisi de recourir, pour sa confection, à un système de notes tironiennes, sans jamais indiquer au lecteur leur signification.
Il s’agit d’un manuscrit juridique. Ses quatre‑vingt‑dix‑neuf folios sont occupés par :
- des formules de Tours ;
- une formule de guérison, à base de venin animal ;
- une version de l’épitomé Aegidii, cet abrégé pragmatique de la Lex romana Visigothorum qui réduit son propos à l’essentiel, constituant par là, comme le disait Jean Gaudemet, un « résumé de résumé28 ».
Pierre Ganivet et Alexandre Jeannin ont beaucoup fait pour accréditer l’idée que chaque épitomé, et plus largement chaque texte juridique, mérite une étude particulière, source par source29. Il existe, en effet, parfois des différences sensibles entre les manuscrits encore conservés. Si l’on s’attache au contenu du manuscrit, on s’aperçoit bien vite que l’épitomé a été modifié. La présence de différents ajouts, dans le corps du texte et dans les marges du manuscrit, lui confère une richesse et une originalité particulières qui méritent d’être relevées. Dans le livre 9 du Code théodosien, consacré à la procédure judiciaire, le rédacteur a par exemple ajouté une règle qui ne se trouve pas dans la version initiale et selon laquelle les colons, qu’ils soient de sexe féminin ou masculin, mais nés de parents inconnus, sont de moindre valeur que les autres et peuvent être détachés du domaine30. De prime abord, l’emplacement choisi pour insérer cette règle qui relève du droit des personnes semble étonnant, mais la finalité même de cet ajout en donne l’explication logique : son application permet de contrer ou de fonder en justice d’éventuelles revendications de serfs et, par là, de consolider le patrimoine d’un établissement ecclésiastique. Par ailleurs ont été retirés quelques passages du Bréviaire, relatifs au contrat, aux mariages et à la bonne foi des clercs31. Ce réassemblage incline à penser que ces dispositions ont peut‑être été jugées inutiles.
Par ailleurs, ses annotations marginales, dont on peut situer la confection à une période contemporaine de la rédaction du manuscrit, n’ont guère été étudiées. Il faut, de prime abord, poser une distinction : il est des annotations marginales qui ne sont que des ajouts de morceaux de l’épitomé oubliés par le scribe lors de la rédaction initiale32, tandis qu’il en est d’autres qui visent à préciser en marge du manuscrit le contenu particulier d’une disposition en reprenant textuellement quelques mots du texte (c’est le cas des règles relatives aux colons33, aux captifs34, aux testaments35, aux actes juridiques écrits36, aux chicaneurs37 et aux sacrilèges38), permettant ainsi un meilleur repérage. Une troisième catégorie d’annotations prend la forme de définitions, tirées d’encyclopédies médiévales dont le scribe a probablement les manuscrits à disposition39. Il s’agit là de simples explications destinées à simplifier et guider le travail du praticien. En voici quelques exemples :
Tableau 1. Relevé des gloses marginales du manuscrit Reg. Lat. 852 du Vatican.
Folios | Annotation marginale | Sources de la glose | Emplacement dans l’épitomé |
53r | Negotio principale infrascripto et non celebratur | - | Livre 9, titre 7 |
54r | Christe coelestis medicina Patris, Verus humanae medicus salutis Providae plebis precibus potenter pande favorem | Bréviaire des Apôtres Pseudo‑Isidore. | Livre 9, titre 13 |
54r | Municipales sunt qui honorem non incurtat | - | Livre 9, titre 15 |
56r | Calumniatores sunt non [texte effacé] | - | Livre 9, titre 26 |
59v | Momentum dictum a temporis brevitate, ut quam cito, quam statim salvo negotio reformetur | Etymologiae livre 15, XXV, V Isidore de Séville | Livre 11, titre 12 |
La présence d’une formule médicale à base de venin de vipère, rédigée en note tironienne entre les formules de Tours et l’épitomé, mérite ici de retenir notre attention. Il ne faut pas s’étonner de trouver, au sein d’un même manuscrit, de la médecine et du droit. Au haut Moyen Âge, les gens de savoir sont des personnes qui ont une pluralité de savoirs (le droit, la médecine, la grammaire, l’arithmétique, la musique, etc.) et le cloisonnement disciplinaire, qui n’apparaîtra qu’au xiiie siècle avec l’émergence des universités, n’a pas de sens concret. Nombreuses sont les figures qui, grâce au large spectre de leurs connaissances, ont proposé différentes approches du droit : Fulbert de Chartres, Hincmar de Reims, Adémar de Chabannes, Gerbert d’Aurillac, etc.
Ces formules ne sont pas du savoir médical, mais des indications sur la réalité organique, laquelle permet de tirer des informations qui peuvent être utiles au juriste. Il s’agit globalement d’un savoir à plusieurs facettes qui vise à encadrer les rapports des hommes en société. Il n’est pas étonnant que l’érudit en soit le garant ; les formules médicales, plus encore le droit, ne doivent pas tomber entre de mauvaises mains. Le recueil droit‑formule‑médecine devient alors un instrument personnel de connaissance.
S’il est difficile de connaître le rédacteur du manuscrit, il semble assez évidemment qu’une telle technicité ne peut venir que d’un personnel qualifié, probablement issu des chancelleries40.
À partir de toutes ces observations, il devient possible de raisonner sur les fonctions des notes tironiennes. Quatre hypothèses peuvent ici être avancées :
- La première consisterait à supposer que les notes sont utilisées à des fins budgétaires. Le parchemin étant onéreux, un gain de place permettrait de faire des économies ;
- La deuxième hypothèse consisterait à penser que l’auteur du manuscrit est empreint d’un « maniérisme », lié à la mode des notes tironiennes dont le système serait ici poussé à son paroxysme ;
- La troisième hypothèse, bien plus solide, inviterait à suggérer qu’il s’agit d’un manuscrit personnel. Son auteur, qui maîtrisait les notes, aurait façonné son propre instrument de travail ;
- La quatrième hypothèse, plus originale, consisterait à penser que l’usage des notes tironiennes a servi de cryptage. En effet, on peut penser qu’il n’est pas pertinent de laisser entre les mains de toute personne les formules médicales à base de venin, lesquelles peuvent conduire à l’empoisonnement.
Charlemagne fut à l’origine d’une volonté précoce d’uniformisation de la culture juridique sur les terres de l’Europe occidentale qu’il avait conquises. La rénovation des notes tironiennes, restées peu connues, en est l’un des précieux témoignages. Il est évident que son échec, toutefois, ne tient pas à l’objectif d’uniformisation, mais aux dysfonctionnements internes au système dont les règles précises n’ont jamais été posées.