Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski, L’Imaginaire de la prostitution. De la Bohème à la Belle Époque,

Paris, Hermann, 2017, 267 p.

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Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski, L’Imaginaire de la prostitution. De la Bohème à la Belle Époque, Paris, Hermann, 2017, 267 p.

Texte

Mireille Dottin-Orsini et Daniel Grojnowski sont les auteurs d’une anthologie publiée chez Robert Laffont en 2008 : Un joli monde. Romans de la prostitution, composé de deux volets qui mettent en regard textes de fiction et textes documentaires pour la période 1840-1914. Cette fois, il ne s’agit plus de présenter des textes, mais de proposer l’analyse de tout un ensemble de représentations de la prostitution dans la deuxième moitié du XIXe siècle en France – dans les domaines de la littérature, des sciences, de la presse et de l’art (musique et beaux-arts). L’ouvrage, qui rend hommage aux recherches fondatrices d’Alain Corbin (Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle), définit la prostitution comme une « sexualité vénale et multiple – surtout et avant tout, contrainte » (p. 9). Les auteurs insistent sur la médiation obligée des représentations culturelles et institutionnelles qui lui sont liées, productrices d’« images » véhiculées par la société, images possiblement inexactes donc – ne serait-ce qu’en raison du peu de témoignages féminins sur la question, d’où le choix du terme d’« imaginaire » pour désigner cette constellation d’idées et de motifs culturels. L’ouvrage comporte dix chapitres, qui partent des « poncifs » sur le sujet pour s’intéresser aux « points de vue savants et autorisés » puis journalistiques, avant de traverser les domaines de la musique, de la littérature et de la peinture.

Le chapitre introductif montre à quel point les « prostituées participent à un commun patrimoine » (p. 20), gouverné par le regard masculin. Les discours dominants, qui plus est, sont médiés par le point de vue des autorités (police ou justice) car les témoignages authentiques sont rares, notamment ceux des femmes. Or ces discours dominants orientent durablement l’opinion : ainsi, l’enquête minutieuse réalisée par Parent-Duchâtelet nourrit la littérature du siècle de détails pittoresques, mais aussi de poncifs parfois misogynes (p. 44) D’autres approches enferment les prostituées dans une typologie dégradante : l’aliéniste et médecin légiste Cesare Lambroso favorise une représentation déterministe en dégageant le portrait de la « prostituée-née » tandis que son assistante Pauline Tarnowsky classe les prostituées en « débiles de l’esprit » et en « névropathes ». C’est Lombroso qui assène des conclusions donnant « une redoutable caution scientifique » à « la doxa masculine » (p. 49). Quant aux rapports des commissaires et autres chefs de la Sûreté, ils renseignent de l’extérieur sur les pratiques et renforcent un point de vue normatif que de rares approches personnelles (comme celle d’Octave Mirbeau) peuvent faire bouger en déplaçant la focale sur le client. En revanche, si la presse traite peu le sujet, on peut y trouver de rares témoignages de femmes.

Si l’on compare ce massif de représentations assez réducteur avec le domaine de la chanson et de l’opéra, on observe une double polarisation des valeurs avec une division entre deux champs divergents de représentation : dans un cas – la chanson –, c’est une image plus positive qui émerge : celle de la « prostituée au grand cœur » et d’une certaine solidarité ; dans l’autre – l’opéra – la figure s’édulcore et la scène privilégie le scénario de la purification et de la régénération par l’amour tout en condamnant la loi de l’argent (La Traviata de Verdi). Quant à la transgressive Carmen, elle apparaît dans un opéra-comique au caractère parfois jugé « scabreux ».

Les chapitres V à VIII sont consacrés aux écrits, qui laissent de nouveau apparaître le déséquilibre du regard genré. L’expression masculine ouvre la voie au réalisme avec une certaine liberté : le Journal des frères Goncourt a une valeur documentaire susceptible de nourrir ensuite leurs romans, Huysmans élabore des types, et Maupassant se comporte en observateur naturaliste, plus cru et moins sensible aux situations qu’il ne le sera dans ses fictions. Les journaux intimes ou les lettres renseignent aussi sur la maladie et la contagion. Quant aux rares écrits de femmes, ils consignent des faits sans exprimer de sentiments intimes. Dans le domaine romanesque, le réalisme et le naturalisme, nourris de poncifs croisés et d’observation personnelle, s’emparent de la question car elle permet d’évoquer maint sujet de société : pauvreté, lutte des classes, exploitation, et dénonce une société corruptrice (p. 155). Les images littéraires, comme celle de la boue et de l’ordure, mettent en évidence les associations persistantes entre prostitution et « immondice sociale et morale » (p. 165) et génèrent une représentation du corps féminin qui lui est propre : hypersexualisation, mollesse (voir Chair molle de Paul Adam) voire liquéfaction, animalité. Mais au fil du siècle, la prostituée bénéficie cependant d’une forme d’idéalisation, qui triomphe avec l’esthétique symboliste : dès lors, la « petite » prostituée s’apparente à la sainte et devient figure de compassion ; elle incarne la « misère du monde » (p. 180) sans pour autant aimer ou être aimée, comme autrefois les prostituées romantiques. Dans cette galerie de portraits se distinguent en outre des types, comme celui de la Juive (chap. VIII), qui répond, tant en littérature qu’en peinture, aux deux modèles de Judith (noblesse d’âme) et de Salomé (sensualité et mépris du pouvoir masculin). Mais cette figure incarne bientôt les menaces liées à la perception antisémite : la « belle Juive » est une « menace rampante » (p. 195), mauvaise et folle de son corps.

La peinture (chap. IX et X) permet enfin de mettre en images tous ces types et marque un tournant décisif dans le traitement des nus : il ne s’agit plus de donner à voir « l’essence du Nu » (p. 208), mais bien une nudité réaliste et pour cette raison dorénavant choquante : celle de la femme qui se déshabille ou dont les vêtements jonchent la pièce – détail suffisant pour évoquer l’étreinte sexuelle et la trivialité du quotidien (Rolla de Gervex, Toulouse-Lautrec, Degas). Le volume s’achève sur l’évocation de l’exposition du musée d’Orsay Splendeurs § misères. Images de la prostitution (1850-1910), qui mit en scène une galerie d’images propres à relancer la réflexion (préjugés et fantasmes mêlés) sur ce « monde » qui cristallise tout un ensemble de valeurs.

Si, comme y insistent les deux auteurs, ce livre donne à voir un ensemble (fort riche) de « traces » constituant un « tout culturel communément partagé » (p. 238), son grand intérêt est de proposer tout un réservoir de représentations – dont on voit comment elles s’élaborent – et de retracer une évolution esthétique et idéologique du thème, qui met en évidence la ténacité de certains poncifs, mais aussi les interactions permanentes entre la société et les productions littéraires et artistiques.

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Référence électronique

Pascale AURAIX-JONCHIERE, « Mireille Dottin-Orsini, Daniel Grojnowski, L’Imaginaire de la prostitution. De la Bohème à la Belle Époque, », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 12 novembre 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1056

Auteur

Pascale AURAIX-JONCHIERE

CELIS, Université Clermont Auvergne

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