Introduction

Texte

Dans le sillage des Disability Studies, fortement enracinées dans les pays anglo-saxons et désormais de plus en plus répandues en France, la perspective généralement adoptée, le plus souvent historique et sociale1, interroge les phénomènes et les pratiques d’inclusion ou de refoulement (dans tous les sens du terme) des personnes en situation de handicap dans et par le corps social.

Au fil du temps, de l’évolution de la société et de ses institutions, de celle des lois et des progrès cliniques, la notion de « handicap » a émergé après celle, explicitement dépréciative, d’« infirme » – d’après le latin infirmus « faible, physiquement ou moralement », qui désigne au figuré celui ou celle qui présente des défauts, des faiblesses, des imperfections. Puis s’est imposée dans son sillage l’expression de « personne en situation de handicap », qui redonne une identité plénière aux individus concernés. Comme l’expliquent dans le présent dossier Maria-Fernanda Arentsen et Anne Séchin, l’opposition du handicap à la norme a longtemps régulé les relations du groupe social aux personnes non valides :

Dans cette dynamique de relations de pouvoir au sein de la société, on peut affirmer que la « normalité » est une idéologie. En effet, selon Marc Angenot, « l’idéologie a pour fonction d’adapter les individus à leur rôle social, en rendant ce rôle “intelligible” et en en masquant les contradictions ».

Les deux chercheuses précisent que dans son Glossaire pratique de la critique contemporaine, à l’entrée « idéologie », Marc Angenot reprend la définition d’Althusser :

Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) douées d’une existence et d’un rôle historique au sein d’une société donnée2.

Ce concept clé de « représentations » constitue, de fait, le centre névralgique de toute réflexion liée, de près ou de loin, à la question du handicap et charrie derrière lui une cohorte de notions corrélées, comme celles de préjugé ou de stéréotype : « La pensée préjudicative est bien, comme son nom l’indique, constituée par un jugement préélaboré, représentant une sorte de prérequis pour un groupe donné3 », explique Pierre Mannoni. Le psychologue insiste sur le poids des préjugés qui ressortissent, explique-t-il, à « une espèce de convention globalement consensuelle ». Dès lors, ce « produit mental simple et unifié revendiqué par tous les membres du groupe » et renforcé par une « adhésion qui se fait d’une manière automatique dans l’inconscient où se déploie cette “idée reçue”4 », induit un clivage difficilement résorbable, susceptible de transformer l’autre en « monstre ». Pierre Ancet, philosophe, analyse ces mécanismes d’ostracisation et de relégation à une altérité incompressible dans l’ouvrage qu’il a consacré en 2006 à la Phénoménologie des corps monstrueux. Il y insiste d’emblée sur la notion de regard et donc de représentation :

Il est inacceptable éthiquement de qualifier [de monstre] un être humain réel […], et pourtant ce terme s’impose à l’esprit au-delà d’un certain degré de difformité. Il n’y a pas de monstres en soi mais des monstres pour nous, dans nos représentations collectives […]5.

Il importe donc de suivre au plus près, tant l’évolution lexicale, qui désigne les fluctuations sémantiques associées à cette notion de « handicap » (les dictionnaires, nous le savons bien, en intégrant les séismes de la langue, se font l’écho des mutations sociales d’une époque donnée), que celle des lois. Du reste, toute représentation sociale se forge au croisement de ces différents domaines – dont elle ingère, ignore ou déforme un certain nombre de composantes.

De récents travaux se situant dans l’esprit des recherches inclusives inaugurées à Winnipeg en 19806 se sont appuyés sur l’interaction de multiples approches disciplinaires, en orchestrant de façon novatrice les analyses ou témoignages de juristes, historiens, cliniciens, acteurs de la vie culturelle et sportive, littéraires, pédagogues, acteurs de la vie sociale, etc., dans la double intention d’établir un état des lieux sur le modèle inclusif prôné par les sociétés contemporaines et d’ouvrir une réflexion engagée sur les possibles7 en la matière.

Nous choisissons, quant à nous, l’angle de la sociopoétique pour aborder un ensemble de productions culturelles à l’empan volontairement large mais convergentes. En effet la sociopoétique qui, Alain Montandon l’a maintes fois affirmé, observe la façon dont les textes se nourrissent de l’ensemble des sous-discours sociétaux, implique la prise en compte par les textes littéraires et par l’art de ces données historiques, médicales, juridiques, dont nous avons choisi de donner ici un aperçu, en considérant par exemple que s’interroger sur le sort assigné aux invalides dans la littérature juridique avant 19208, sujet juridique très spécifique, constitue un témoignage précieux des fluctuations d’un certain type de représentations : celles, estimées exemplaires, qui président à la formulation de décrets et de lois dont l’application provoque nécessairement des ondes de choc dans la réception qu’en a le corps social dans les groupes concernés. Si les lois, qui résultent d’un faisceau d’idées estimées consensuelles à un moment donné dans une société donnée, constituent un réservoir fondamental pour évaluer la nature et le degré des reconfigurations culturelles auxquelles elles donnent lieu, il en va de même de l’évolution de la langue.

En focalisant ses travaux sur le handicap sensible (et plus spécialement la cécité), Marion Chottin a ainsi montré à quel point les variations lexicales enregistrées par les dictionnaires étaient révélatrices du regard porté par la société sur les non-voyants, ainsi que des tentatives de remédiation aux préjugés associés à cette catégorie de handicap9 dans l’ouvrage consacré aux Regards croisés sur le handicap publié en 2020 sous la direction de Maria Fernanda Arentsen et Florence Faberon. La chercheuse poursuit ici son enquête en analysant les concepts philosophiques de Descartes sur les aveugles et sonde les diverses implications de la représentation que ce dernier propose de la cécité, fortement empreinte de rationalisation – ce qui, tout en permettant de « rompre avec le modèle moral10 » hérité des représentations antiques, et tout en conférant aux aveugles l’autonomie que des préjugés tenaces leur refusent parfois, les maintient dans une forme relative d’ignorance, leur perception du monde se limitant, selon lui, à une appréhension de surface.

Ces réflexions croisées (juridiques, historiques, lexicologiques, philosophiques) illustrent l’importance fondamentale de la conscience qu’ont les artistes et l’ensemble des créateurs et créatrices de ces idées partagées par la communauté, la plupart du temps convergentes au niveau groupal, parfois sujettes à polémique, parfois encore intégrées sur un mode plus inconscient, et dans tous les cas réappropriées dans et par les œuvres. Ce sont précisément les modalités de ces réappropriations, leur finalité et leurs effets, qu’il s’agit de questionner pour déterminer le positionnement idéologique et esthétique des écrivain(e)s, peintres, cinéastes ou metteurs en scène dont sont analysées les créations.

Dans la perspective de l’anthropologie visuelle, le cinéma propose d’ailleurs un réservoir parallèle de représentations. Comme l’explique Caroline Lardy, la description filmique du/des corps en situation de handicap et du rapport entre corps valides et invalides peut, grâce à certains partis pris « alternatifs », mettre au jour les « interactions sociales ordinaires » en jeu dans ces représentations du handicap. La représentation tend alors vers une forme de rationalisation de l’expérience, elle-même susceptible de nourrir d’autres formes de création. Le spectacle vivant (le théâtre), quant à lui, pour peu qu’il soit inclusif, remplit à cet égard un double rôle : spéculaire – en renvoyant au spectateur un certain nombre de stéréotypes – et politique, par la mise en œuvre d’une critique en acte, voire d’un retournement de ces idées reçues. C’est le cas du théâtre allemand contemporain – celui notamment du Theater Thikwa, du RambaZamba Theater et de l’International Institute for Political Murder11 –, qui propose un bel exemple de démarche inclusive avec pour objectif la déconstruction par le spectacle des réactions et représentations stéréotypées que l’on présume héritées et diffusées par le public.

Enfin, ce système multiforme de transmission, mais aussi d’éventuelles remises en cause des idées véhiculées par différentes instances émettrices à l’intérieur d’une collectivité se complique encore, pour peu que l’on prenne en compte auto et hétéroreprésentation. Les écritures du moi en effet révèlent de façon particulièrement efficace les mécanismes d’intégration des « idées reçues » par le sujet en situation de handicap à condition que, devenu lui-même scripteur, il se révèle apte à les remettre en question en fonction de son expérience personnelle. L’article consacré aux « dynamiques et pratiques de l’écriture de soi, à l’encontre des représentations sociales de la cécité12 » étudie cette variable d’ajustement que constitue l’autoreprésentation. La question du regard posé sur le handicap (comme sur toute autre forme d’altérité) est à l’évidence cruciale lorsqu’il s’agit de déterminer les sources et les enjeux des représentations sociales à l’œuvre dans les textes pris comme objets d’étude.

Quant à la fiction littéraire, elle concerne au premier chef l’approche sociopoétique en mettant en scène des personnages souffrant de handicap et met au jour l’ensemble des mécanismes à l’œuvre : répétition, exacerbation ou au contraire critique et tentative d’éradication des poncifs ostracisants, tous ces cas de figure se retrouvent dans la diégèse et les tensions qu’elle dévoile, dans les dialogues mais aussi les descriptions des personnages, dans le réseau intertextuel qui crée un effet amplificateur ou au contraire engendre des dissonances. C’est alors le parti pris des auteurs, lié à des choix d’esthétique et de poétique, auquel se confronte le lecteur, pour le meilleur et pour le pire. Lecture inclusive… ou pas, les tensions constitutives des représentations sociales sont portées par les textes qui, dans le meilleur des cas, pourraient « transformer notre façon de voir le monde » en engendrant une prise de conscience sur le statut des personnes en situation de handicap. Pour reprendre les propos à valeur paradigmatique, croyons-nous, du cinéaste Cyril Dion : 

De tout temps, ce sont les histoires, les récits qui ont porté le plus puissamment les mutations philosophiques, éthiques, politiques… [C’est] donc par des récits que nous pouvons engager une véritable « révolution13 ».

On verra ainsi se dérouler dans le présent dossier les histoires de « Riquet à la Houppe » avec ses réécritures contemporaines, à l’ère du règne de la « tyrannie des apparences14 » ; celles de tout un ensemble de personnages romanesques du xixsiècle, connus – comme Hippolyte dans Madame Bovary de Flaubert ou le nain contrefait du roman de Balzac, Modeste Mignon, Butscha – ou moins connus : La Clotte ou, surtout, Julie la Gamase dans les romans de Jules Barbey d’Aurevilly, acteurs fort divers (mise à part leur commune difformité corporelle) au service de projets non moins divers dans leur énonciation mais noués dans une même perspective critique15 ; les histoires, enfin, des protagonistes de deux romans canadiens contemporains, Maximilien, dans Homme invisible à la fenêtre de Monique Proulx (1993) et Corinne dans Un jour ils entendront mes silences de Marie-Josée Martin (2012), en lutte contre la force aliénante des représentations dépréciatives toujours actives au sein de la société capacitiste16.

1 Voir par exemple Henri-Jacques Sticker, Corps infimes et sociétés [2006], Paris, Dunod, 2013.

2 Voir ce même numéro.

3 Pierre Mannoni, Les Représentations sociales, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2016, p. 20.

4 Ibid.

5 Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2014, « Avertissement », p. 5.

6 Les Disability Studies ont pris un tournant considérable à l’occasion du Congrès mondial de réhabilitation internationale organisé à Winnipeg en 

7 Florence Faberon et Stéphanie Urdician (dir.), Culture, droit et handicap, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2017, 212 p. ;

8 Date du décret (5 août) inaugurant la mise en place du régime juridique des grands invalides de guerre. Voir ici même l’article d’Éric Martinent.

9 Marion Chottin, « Les articles AVEUGLE, AVEUGLEMENT et CÉCITÉ dans les dictionnaires français des xviie et xviiisiècles : le rôle de l’

10 Voir ce même numéro.

11 Voir l’article de Priscilla Wind.

12 Voir l’article de Céline Roussel.

13 Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine. Régies et stratégies pour transformer le monde, Arles, Actes Sud,2018, p. 14.

14 Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002. Voir l’article de Christiane

15 Voir les articles de Frédérique Marty et de Pascale Auraix-Jonchière.

16 Voir l’article de Maria-Fernanda Arentsen et Anne Séchin.

Notes

1 Voir par exemple Henri-Jacques Sticker, Corps infimes et sociétés [2006], Paris, Dunod, 2013.

2 Voir ce même numéro.

3 Pierre Mannoni, Les Représentations sociales, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2016, p. 20.

4 Ibid.

5 Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF, 2014, « Avertissement », p. 5.

6 Les Disability Studies ont pris un tournant considérable à l’occasion du Congrès mondial de réhabilitation internationale organisé à Winnipeg en 1980 en donnant voix à des personnes souffrant de handicap. Depuis, ces recherches et rencontres inclusives n’ont de cesse de se développer en mobilisant un vaste réseau de chercheurs internationaux.

7 Florence Faberon et Stéphanie Urdician (dir.), Culture, droit et handicap, Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2017, 212 p. ; Maria Fernanda Arentsen & Florence Faberon (dir.), Regards croisés sur le handicap en contexte francophone, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2020, 498 p. ; Florence Faberon, Maria Fernanda Arentsen et Thierry Morel, Handicap, emploi et insertion, Clermont-Ferrand, Université Clermont Auvergne, coll. « Handicap et citoyenneté », 2020, 407 p. Et, dans la même collection, en 2020 : Florence Faberon (dir.), Pratiques, performance sportive et handicap ; Clément Benelbaz et Jean-François Joye (dir.), Identité, dignité et handicap, 349 p. ; Sana Benbelli, Jamal Khalil, Maria Fernanda Arentsen et Florence Faberon (dir.), Handicap et espaces, 353 p. ; Florian Aumond (dir.), Handicap, pauvreté et droit(s). Confusion, conjonction, convergence.

8 Date du décret (5 août) inaugurant la mise en place du régime juridique des grands invalides de guerre. Voir ici même l’article d’Éric Martinent.

9 Marion Chottin, « Les articles AVEUGLE, AVEUGLEMENT et CÉCITÉ dans les dictionnaires français des xviie et xviiisiècles : le rôle de l’Encyclopédie dans le combat contre les préjugés », in Regards croisés sur le handicap en contexte francophone, Maria Fernanda Arentsen & Florence Faberon (dir.), op. cit., p. 47-58.

10 Voir ce même numéro.

11 Voir l’article de Priscilla Wind.

12 Voir l’article de Céline Roussel.

13 Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine. Régies et stratégies pour transformer le monde, Arles, Actes Sud, 2018, p. 14.

14 Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire, Paris, Éditions Odile Jacob, 2002. Voir l’article de Christiane Connan-Pintado.

15 Voir les articles de Frédérique Marty et de Pascale Auraix-Jonchière.

16 Voir l’article de Maria-Fernanda Arentsen et Anne Séchin.

Citer cet article

Référence électronique

Pascale AURAIX-JONCHIERE, « Introduction », Sociopoétiques [En ligne], 6 | 2021, mis en ligne le 03 novembre 2021, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1305

Auteur

Pascale AURAIX-JONCHIERE

CELIS, Université Clermont Auvergne

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