Qui nous parle ici d’oubli, de renoncement, de pardon ?

La « double commémoration » comme champ de légitimation

Traduit de :
¿Quién nos habla aquí de olvido, de renuncia, de perdón?

Plan

Texte

Les productions artistiques qui ont émergé de la guerre des Malouines montrent une grande hétérogénéité thématique qui permet de comprendre et de penser la guerre. C’est particulièrement le cas de l’art graphique séquentiel qui sera au centre de cette étude. Tout au long de l’histoire de l’industrie éditoriale de la bande dessinée en Argentine, le thème du conflit armé entre ce pays et le Royaume-Uni a été plusieurs fois abordé. En avril 2012, la revue d’anthologie Fierro : la historieta argentina1, dans son numéro 66, a lancé un numéro spécial en commémoration des trente ans du début de la guerre, incluant un supplément de vingt-cinq pages intitulé « Malouines ». Pour bien appréhender cette publication, il est nécessaire de comprendre le repositionnement du conflit dans l’agenda public comme une politique d’État en soi, menée par le gouvernement de Néstor Kirchner et poursuivie par celui de Cristina Fernández Kirchner. Comme l’indique Mariela Acevedo, cela se produit après deux décennies de « démalouinisation » ouverte du discours officiel, des agendas médiatique et éducatif (Acevedo, 2015 : 3). De la page 23 à la page 48, en ajoutant la couverture et le texte éditorial, de courtes bandes dessinées de deux pages sont combinées à des textes d’analyse et à des illustrations dont la guerre est l’axe principal.

Mais le numéro 66 de Fierro : la bande dessinée argentine présente une particularité. L’acte mémoriel, à partir d’illustrations, de dialogues et de notes éditoriales, se construit sur un double plan. En premier lieu, il s’agit de se remémorer le conflit armé, les trois décennies écoulées depuis son début et les conditions atroces dans lesquelles il s’est produit. En second lieu, l’enjeu est de construire un pont direct vers le n° 2 de la revue Fierro a Fierro : historietas para sobrevivientes2 d’octobre 1984, dont le thème central était aussi la guerre. Dans ce double jeu, l’histoire argentine récente s’entremêle à l’histoire récente de sa bande dessinée. Trois décennies d’intersections, de points de rencontre et d’interrelations entre les deux dimensions pour former ce qui sera défini ici comme une « double commémoration ».

30/28, la double commémoration

Ce travail analysera donc cette double récupération proposée par Fierro : la historieta argentina avec la guerre de 1982 et la publication de 1984. En traitant de la Guerre des Malouines depuis des perspectives multiples et hétérogènes, le supplément de 2012 met en avant certains éléments discursifs qui permettent de rassembler toutes ses composantes dans un même cadre interprétatif. Pour Kress et Van Leeuwen (2001), le concept de discours se définit comme l’ensemble de connaissances socialement construites de la réalité, toujours liées à leur contexte de production. Ce contexte de production, selon ces mêmes auteurs, est conçu comme l’organisation de l’expression, l’articulation matérielle réelle de l’événement sémiotique, à travers des moyens concrets. Parmi les multiples possibilités qu’offre le thème des Malouines, quels sont les moyens sélectionnés par Fierro n° 66 pour construire cette « double commémoration » ?

Le dialogue Chichoni-Scuzzo

Bien que cette analyse ne prenne pas en compte les bandes dessinées publiées en dehors du supplément « Malouines », il convient de revenir sur certaines particularités relatives à cette revue. Tout au long de son histoire, Fierro a connu différents commencements, fermetures, annulations, relancements et transformations. C’est pourquoi les lecteurs, chercheurs et artistes ont pour habitude de distinguer chacun de ces moments par des « époques » successives. La « première époque » désigne la période allant de son apparition en 1984 sous le nom Fierro a Fierro : Historietas para sobrevivientes – qui changera pour Fierro : Historietas para sobrevivientes à partir du numéro 13 et Fierro à partir du numéro 20, jusqu’à sa fermeture en 1992 ; elle compte 100 numéros. La « deuxième époque » commence en 2006, quand la revue est relancée comme supplément du quotidien argentin Página/12, perdurant jusqu’en 2017, et comprend 125 numéros. La « troisième époque » commence en 2017, lorsque la revue commence à être publiée de manière trimestrielle, également comme supplément appartenant à Página/12, et se conclut en 2019 avec 8 numéros publiés. Elle utilise alors deux noms différents : Fierro la historieta – du premier au quatrième numéro – et Fierro : la aventura continúa3 – du cinquième au huitième. La « quatrième époque », qui débute en septembre 2020, marque le passage de la revue au format numérique, en tant que supplément bande dessinée du projet journalistique numérique El Destape. Lors de cette dernière étape qui marque la fin de la publication papier, la revue est désormais numérotée par mois. Au moment de rédiger cette analyse, elle fêtait ses douze mois ininterrompus de publication en ligne. Concernant la couverture du numéro 66, on observe une réutilisation de celle du numéro 2 de Ferro a Fierro : historietas para sobrevivientes de 1984, dessinée par Oscar Chichonni. L’œuvre revisitée réalisée par l’artiste Scuzzo maintient en haut et au centre le logo de Fierro : la historieta argentina caractéristique de cette « époque », en transformant le « o » en une cocarde estompée, bleu ciel et blanche (insigne patriotique utilisé lors de fêtes commémoratives, notamment dans les écoles). Au centre, on peut voir la silhouette d’un jeune soldat portant l’uniforme de l’armée argentine et un fusil automatique léger FN FAL dans sa version belge. Les fusils FN (sigle de Fabrication nationale) FAL qui ont été utilisés sur le champ de bataille, encore aujourd’hui, sont sujets à une infinité d’histoires sur leur mauvais fonctionnement. D’innombrables rapports de soldats indiquent que ces armes s’enrayaient et cessaient de fonctionner lorsqu’elles étaient exposées aux températures froides des îles. Le soldat fait un pas en avant ; l’une de ses bottes, maculée de rouge, sort de l’illustration centrale et éclabousse le blanc opaque qui l’encadre. Exception faite du soldat, dont Scuzzo offre une nouvelle version, le dessin est le même que celui de la couverture du deuxième numéro de 1984. On peut y retrouver les noms des artistes qui ont participé à ses pages 28 ans plus tôt. En bas au centre, on peut lire le mot « Malouines » en bleu ciel (en référence au drapeau argentin) et, vers la droite, les mots « 30 ans » en noir. Ces deux éléments sont séparés par le poids de la botte rouge du soldat décrite plus haut. Les artistes participant au supplément spécial sont énumérés en dessous : « Cachimba, Nine, Parés, Ginevra, Soto, Calvi, Decur, Tati, Giménez, El Tomi, Baldó ». Bien que le supplément en soi n’occupe qu’une partie de l’ensemble des pages publiées, la couverture ne nomme que les artistes qui y participent, sans inclure les bandes dessinées qui n’en font pas partie.

Figure n° 1 : Couverture de Fierro a Fierro : Historietas para sobrevivientes.

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Année une, n° 2. Octobre 1984. Œuvre d’Oscar Chichoni.

© Oscar Chichoni.

Figure n° 2: Couverture de Fierro : La historieta argentina.

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N° 66. Abril de 2012. Obra de Scuzzo.

© Scuzzo.

Pour Kress et Van Leeuwen (Kress et Van Leeuwen, 1996 :48), toute image construit un lien entre producteur et observateur, séparant les participants représentés (les personnes, lieux et objets décrits) des participants interactifs (les sujets qui communiquent entre eux à partir de l’image). Ces derniers, comme le théorisent ces auteurs, trouvent un sens à l’image dans un contexte d’institutions sociales spécifiques, lesquelles régulent ce qui peut être dit, comment cela doit être dit et comment cela doit être interprété.

Dans la composition de la couverture du numéro 66 de Fierro : la historieta argentina de 2012, on peut observer un phénomène déjà anticipé. La référence au numéro de 1984 joue un rôle important quant à l’objectif discursif poursuivi. Le trio publié dans ce numéro 2 cohabite avec la série d’artistes qui participent aux pages de ce numéro 66. La présence des premiers légitime le travail des seconds dans une logique de continuité qui est métaphorisée par le mouvement du personnage central. Le soldat qui, en 1984, enjambait une mer rouge sanglant, la tête basse, regarde désormais le lecteur dans les yeux et se détache de sa spatialité née au milieu des années 1980. Il fait un pas en avant, rompant avec la dimension du passé et tache de cette même teinte écarlate la liste de bédéistes du présent sur laquelle il débarque.

Les éléments faisant référence à la guerre, ainsi que la combinaison d’éléments appartenant aux deux publications anthologiques dans le même espace graphique, encadrent la communication entre le producteur et l’observateur. Le « o » formant une cocarde, le soldat aux traits jeunes, la botte éclaboussant de sang la couverture et la coprésence des artistes de ce passé et de ce présent, sont des éléments qui, d’une certaine manière, circonscrivent les caractéristiques que cette conversation aura et anticipent la perspective adoptée. La commémoration du conflit armé devient indissociable de l’acte mémoriel vis-à-vis de l’expérience graphique antérieure.

Lecteurs et soldats, « gosses » et « vétérans »

Dans la section « Contraindicaciones », Juan Sasturain instaure ce double discours, ce double acte commémoratif. Sous le titre « Trente ans, c’est beaucoup »4 qui fait allusion à l’expression « vingt ans, ce n’est rien »5 du tango Volver de Carlos Gardel et Alfredo Le Pera publié en 1934 par la maison de disques Odeón, le directeur de la revue de l’époque entremêle deux dates au même poids significatif : d’un côté, les trente ans depuis le début de la guerre des Malouines ; de l’autre, les 28 ans depuis la publication du numéro 2 de Ferro a Fierro : Historietas para sobrevivientes. Dans le texte, la jeunesse des lecteurs de ce second numéro se confond avec la jeunesse des soldats envoyés sur le champ de bataille deux ans auparavant. Ceux-ci sont définis comme des « des gamins »6, « à peine entrés dans la vie »7, des « des petits soldats »8 ou des « gosses »9. Le mot « pendejo » est utilisé en Argentine et en Uruguay pour désigner la jeunesse. Dans certains cas, il peut prendre une connotation péjorative. Il signifie alors l’immaturité ou l’incohérence des actes d’une personne, associant ces caractéristiques à une attitude jeune, adolescente. Dans d’autres pays du continent, « pendejo » est une insulte qui fait référence à la stupidité, à la lâcheté et au désordre.

Dans le même temps, la répétition dans ce numéro 66 du nom des artistes du numéro 2 les associe à la dénomination de « vétérans », créant un parallèle entre la manière de désigner les personnes qui ont pris leur retraite après avoir servi dans les forces armées et celles qui ont réalisé une longue carrière dans une discipline donnée. Le fait que ceux qui étaient « à peine entrés dans la vie » soient désormais des lecteurs adultes et que l’on répète les noms propres des deux expériences souligne le rôle de Fierro : la historieta argentina en tant que pont intergénérationnel. La frontière entre la guerre et la bande dessinée devient extrêmement floue. L’utilisation de l’adverbe « beaucoup » dans le titre du texte, en tant que quantificateur indéfini, donne une impression de long parcours qui va de ces deux dates situées dans la première moitié des années 1980 jusqu’à ce présent unique représenté par le supplément spécial de Fierro : La historieta argentina. Les deux trajectoires, avec leurs parallèles et leurs interconnexions, semblent déboucher sur un espace commun qu’est ce le numéro de Fierro de 2012. Les mots de son directeur définissent ainsi ce numéro comme une partie non seulement de l’histoire nationale, mais également de l’histoire de la bande dessinée en Argentine.

La conversation entre auteur et lecteur, qui ne se connaissent pas dans la plupart des cas, part d’images préconçues et imaginées de l’un par rapport à l’autre (Kress y Van Leeuwen, 1996). Sasturain construit une idée spécifique de la façon d’imaginer – et, du fait de l’autorité que lui confère le statut de directeur, de la façon dont on doit imaginer – les personnages interactifs en jeu. Il interpelle ces jeunes lecteurs, ces jeunes artistes, ces jeunes « petits soldats », puisqu’il est tenu pour acquis que ce sont les mêmes qui, désormais adultes, sont toujours consommateurs de Fierro.

Oublis, mensonges et injustices

Le supplément spécial est inauguré à la page 23 par une illustration du dessinateur argentin Juan Giménez qui – si l’on se réfère au texte de Juan Sasturain – pourrait se situer dans le groupe des « vétérans ». Sur un fond bleu marine coupé par une bande blanche faisant office de drapeau argentin, on observe la silhouette d’un soldat en plan poitrine, aux tonalités noires et grises, avec le visage en grande partie couvert par un manteau (en référence aux conditions extrêmes auxquelles ont dû faire face les soldats durant le conflit), le regard dirigé vers le lecteur.

Depuis la droite, des taches rouges éclaboussent le dessin. La composition renvoie ainsi à une « tache » maculant deux espaces, celui de la vie des soldats envoyés aux îles Malouines et celui de l’histoire argentine, tous deux marqués par la mort. À la page 24, on trouve le texte « De memoria sobre Las Batallas de las Malvinas », écrit à nouveau par Juan Sasturain. Il décrit le processus de gestation et de développement du numéro spécial « La bataille des Malouines », publié dans Fierro a Fierro : Historietas para sobrevivientes entre 1983 et 1985 (Acevedo, 2016). Ce segment, dirigé par le scénariste Ricardo Barreiro, visait à proposer des bandes dessinées centrées sur la Guerre des Malouines, en partant d’une dichotomie entre le monde civil et le monde de la bataille. Le projet a tenté de suivre le style narratif des bandes dessinées d’Ernie Pike, le correspondant de guerre créé par Héctor Germán Oesterheld en 1957, utilisant même le personnage dans certaines histoires. Ce texte de Sasturain anticipe la structure qu’aura le supplément, puisque celui-ci intercale également des scènes du champ de bataille avec des scènes de la vie quotidienne urbaine.

La première bande dessinée est signée de Max Cachimba et s’intitule « Tras un manto de neblina »10. Le titre est à la fois un jeu de mots en référence à un passage de l’hymne « La Marche des Malouines », et une métaphore dénonçant les dissimulations maintenues pendant la guerre par le gouvernement dictatorial et par les médias qui y étaient associés. Les gros titres de la presse écrite et des journaux télévisés ont déformé les résultats des affrontements, tout en invisibilisant les conditions dans lesquelles les soldats argentins ont dû combattre. Les horreurs commises par les hauts commandants et les conditions extrêmement précaires dans lesquelles ont dû vivre les troupes sont les deux thématiques qui, une fois la guerre et la dictature terminées, allaient être mises en lumière. L’art de Cachimba dépeint le désir du jeune soldat de rentrer chez lui vivant.

Dans « Detective Fierro en : Un caso difícil »11, Rodolfo Santullo (au scénario), et Dante Ginevra (au dessin) illustrent à partir de leurs propres souvenirs l’interaction entre le combat sur les îles et la « vie de civil ». Un détective privé nommé Fierro – en référence à un personnage créé par Santullo quand il était petit et au titre de la revue qu’il lisait durant son enfance – doit chercher une bande dessinée réalisée par Ginevra, également pendant son enfance, et qui a été envoyée sur le champ de bataille pour motiver les troupes. Les auteurs, à partir de leurs souvenirs, s’insèrent dans l’histoire de l’affrontement. Dans le même temps, ils se lient à l’histoire de la revue au moyen du nom de famille « Fierro » et à l’expérience de Santullo comme l’un de ses jeunes lecteurs.

Figure 3 : Detective Fierro en : Un Caso Difficil

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Guiion : Rodolfo Santullo. Dibujo : Dante Ginevra. Fierro: La historieta argentina, n° 66, Editorial La Página SA. Abril 2012.

© Santullo & Ginevra.

« Get back ! », une bande dessinée au ton humoristique qui occupe les pages 30 et 31 du supplément est l’œuvre de Diego Parés. Le titre se construit sur une double référence. Tout d’abord, avec le nom de la chanson de 1969 « Get Back ! » du groupe britannique The Beatles ; ensuite, avec le sens de la phrase en castillan, que l’on peut traduire par « revenir ». Le retour des soldats argentins qui ont combattu aux Malouines, de même que dans le cas du travail de Max Cachimba, se présente comme un sujet dramatique mêlant divers acteurs : ceux qui ont dû affronter les séquelles psychologiques dues à leur participation à la guerre, ceux qui ont dû lutter pendant des décennies pour être reconnus par l’État en tant que vétérans de guerre, et les proches qui pendant des années ont cherché à retrouver les corps de leurs morts. La bande dessinée dépeint la vie commune entre les morts et une société qui s’intéresse à d’autres sujets après la fin du conflit. On observe clairement cette conversation entre la vie urbaine et la vie des tranchées. De plus, à partir de la mort du soldat, protagoniste de la bande dessinée, la récupération du concept de « sacrifice » (Lorenz, 2015 : 279) est intéressante, dans le contexte où le discours officiel concevait la mort comme un devoir patriotique, une injonction civile qu’il fallait respecter.

Tati, dans son histoire « La ballena enojada de los mares del sur »12, située aux pages 32 et 33, relate la rencontre entre Don Santiago, un marin argentin, et une baleine de Puerto Madryn. La ville, située au nord-ouest de la ville de Chubut, est une destination touristique de renommée mondiale en raison de l’arrivée des baleines franches australes et des baleines boréales sur ses côtes. Mais elle a également un lien étroit avec la Guerre des Malouines. Le 14 juin 1982, le gouverneur des îles de l’époque, Marion Benjamin Menendez, signa la capitulation argentine. À partir de là, le gouvernement dut trouver comment ramener les troupes qui avaient combattu. Le gouvernement britannique, qui voulait reprendre le contrôle le plus rapidement possible, participa au transfert. Le 19 juin, à bord du navire britannique Canberra, plus de quatre mille soldats argentins revinrent, débarquant dans cette ville de Patagonie. Dans le récit de Tati, des années auparavant, la baleine avait vu et entendu le naufrage d’un navire de guerre argentin pendant le conflit. Désormais en colère contre la société argentine, le mammifère avait dû entendre les lamentations des soldats alors qu’ils prenaient conscience de leur funeste destin et coulaient au fond de la mer. Tati ne les définit jamais en termes belliqueux, mais parle d’eux comme des « adolescents », des « garçons » ou « un garçon de mon quartier »13. De plus, à travers la baleine, l’auteur dénonce le fait d’envoyer des jeunes à la guerre, décision qu’il considère comme contre nature (« pour n’importe quel animal, ce n’est pas une manière de s’occuper de ses petits »14). C’est la même utilisation du mot « garçon » que celle du texte éditorial de Sasturain. Lorenz analyse la dualité avec laquelle les médias de masse, en connivence avec le discours dictatorial, ont traité l’âge des conscrits. Si, au début du conflit, ces 12.500 jeunes qui avaient entre 18 et 20 ans « concentraient les images idéales de Patrie, de nation et d’avenir »15 (Lorenz, 2005 : 1), après la défaite, cette jeunesse devint au contraire l’une des principales causes de l’échec. La décision de les envoyer au combat fut en effet l’une des politiques les plus critiquées de la part de la société civile et des médias, soit par ceux-là mêmes qui l’avaient encouragée quelques mois plus tôt.

« Isobaras », bande dessinée de Lautaro Ortiz et Juan Soto (pages 36 et 37), « El inglés »16, travail de Diego Agrimbau et Fernando Baldó (pages 40 et 41) et « Postales de Guerra »17, œuvre intégralement réalisée par Lucas Nine (pages 46 et 47), possèdent un point commun. Les trois histoires se déroulent dans un cadre scolaire. La première, « Isobaras » présente un double parallèle : entre le monde des obligations imposées par l’enseignante et le devoir patriotique vis-à-vis de la guerre pendant la classe d’une part, et, d’autre part, entre ces engagements et le monde de la liberté artistique qui a lieu pendant la récréation. Ces deux pôles, l’obligation et la liberté, se reflètent dans deux cahiers, l’un de l’école et l’autre de dessin. Dans « El inglés », l’accent est mis sur les différentes perspectives qui coexistaient au sujet du conflit dans différents environnements scolaires, l’un public et l’autre privé, bien que le discours de « haine des Anglais » soit présent dans les deux. Ce parallèle permet une critique de la manière dont la Guerre des Malouines a été abordée dans l’agenda public et médiatique (McCombs, 2006), ainsi que de son invisibilisation après sa fin. Enfin, « Postales de Guerra » raconte les souvenirs scolaires de son artiste, Lucas Nine, en lien avec le conflit. Se déroulant dans le milieu des « pendejos » tel que le désigne Sasturain, les trois histoires traitent de l’innocence infantile et du passage à l’adolescence. Elles abordent également la manière dont ces jeunes sont confrontés à la gravité de la guerre, puis à un brusque silence lorsque celle-ci s’achève.

« Aventuras espaciales #115. Capitán Magno: viajero de las multidimensiones y el espacio-tiempo. La guerra de las islas vs. las islas »18 est la bande dessinée réalisée par Fernando Calvi (pages 42 et 43). Cette œuvre s’éloigne du genre biographique aux tonalités réalistes pour s’aventurer sur le terrain de la science-fiction. Dans ce cadre, elle analyse l’affrontement entre les deux cultures concernées par le conflit, l’argentine et la britannique, dépeignant la guerre comme un plan conçu par une entité maléfique supérieure aux intérêts occultes, en référence aux motivations du gouvernement réel.

« Juguetes en el mar »19 de Matías Santellán et Daniel Eduardo Mendoza (pages 38 et 39), et « Arco iris »20 de Decur (pages 44 et 45), traitent des relations familiales marquées par la guerre. La première est narrée du point de vue de Tomás, fils d’un soldat tombé au combat, et présente les vestiges matériels d’une vie d’adolescent à travers sa chambre. Le coffre à jouets, les posters de football et le lit une place, utilisés par son fils, construisent cette proximité générationnelle entre lui et son père, avec une insistance sur l’âge qu’avaient beaucoup de ceux qui ont combattu dans les îles dans le camp national. La deuxième histoire, « Arco iris », donne à voir une conversation entre une petite fille et son grand-père. À travers la métaphore d’une partie de pêche entre père et fils sur une île, l’histoire résume l’arrivée aux Malouines et la manière dont les soldats ont échappé à la mort – représentée par la poursuite d’une meute de loups féroces – durant les derniers événements du conflit. De la même manière, l’œuvre reprend l’idée de « cicatrice », à la fois en tant que marque physique visible et en tant que goût amer laissé par les sentiments d’angoisse.

Dans « Dibujar Malvinas »21 (pages 34 et 35), Laura Vazquez analyse les caractéristiques distinctives des Malouines comme élément narratif. Avec le retour de la démocratie, les bandes dessinées qui parlaient du conflit le faisaient sous l’angle de la chronique et du témoignage. Pour Vazquez, cela répond à un besoin de construire la mémoire qui finit par mettre en échec le « pacte fictionnel » (Eco y Miralles, 1996 : 87). Cette négociation entre lecteur et auteur, selon laquelle ce qui est lu est vraisemblable, mais pas réel est rompu puisque tout ce qui est raconté des Malouines est vrai.

Entre les deux numéros spéciaux, celui de 1984 et celui de 2012, l’autrice trouve une différence. Si le numéro 2 prend la forme d’une chronique au sujet d’un passé proche en suivant le point de vue d’un narrateur témoin, le numéro 66 passe au récit autobiographique et à la figure du narrateur protagoniste. Là encore, le lien, même d’un point de vue comparatif, permet de légitimer l’œuvre « Malouines » comme une continuité directe de la « Bataille des Malouines ». De même, malgré cette différence narrative, la ligne suivie par le supplément de 2012 est cohérente avec le format utilisé dans le numéro spécial de 1984, qui intercalait des situations de guerre avec des scènes de la vie quotidienne urbaine. Ce processus de récupération structurelle permet à la revue Fierro : La historieta argentina de se rattacher à sa première époque et d’ainsi se présenter comme son héritière légitime, au-delà des multiples transformations qu’elle a subies. Elle se présente comme un espace de narration sur la guerre, s’inscrivant dans l’histoire nationale. Ce faisant, suivant une structure commune et récupérant certains éléments identitaires de sa « première époque », elle construit un espace pour elle-même dans la généalogie historique de la bande dessinée argentine. En ce qui concerne ce dernier point, et dans la mesure où il dépasse les limites de cet article, il serait intéressant à l’avenir d’analyser la position dominante depuis laquelle Fierro peut construire ces connexions.

Comme nous avons pu le voir, les perspectives abordées dans ce numéro spécial de vingt-cinq pages sont hétérogènes. Bien que le thème principal soit la guerre, on observe que les différentes histoires et textes se situent dans des cercles concentriques plus ou moins proches du conflit, mais également de l’histoire récente de la bande dessinée argentine. Compte tenu de cette particularité, ce supplément peut être considéré depuis deux angles qui, bien qu’ils aient été abordés séparément pour le bien de l’analyse, doivent être compris comme indissociables. Le numéro 66 de Fierro : La historieta argentina est composé d’une relation dialectique entre la revue et la guerre, mais également entre la revue actuelle et l’édition précédente, publiée en octobre 1984. Le poids spécifique de ces deux éléments, le conflit et le second numéro de cette « première étape », est équivalent et permet à l’édition de 2012 de se positionner à une place privilégiée dans cette double ligne temporelle. En recourant à des éléments discursifs emblématiques de la guerre, comme l’âge des soldats et la manipulation médiatique, et à des composantes caractéristiques de la première époque de Fierro, comme sa couverture, la présence des mêmes artistes et la structure à partir de laquelle l’histoire est racontée, Fierro n° 66 forme un discours d’autolégitimation, en tant qu’éminente représentante des deux histoires. L’utilisation d’éléments sémiotiques caractéristiques de l’image, ainsi que l’identification duelle des jeunes lecteurs/combattants de 1984 en tant que consommateurs actuels et producteurs permet de faire émerger certaines thématiques considérées comme invisibilisées : d’une part, les Malouines comme thème narratif et, de l’autre, la bande dessinée comme médium pour la raconter. À travers ce qui a été défini ici comme une « double commémoration », Fierro : la historieta argentina se positionne comme une continuité, et, ainsi, comme un espace légitimé pour travailler sur les blessures de la guerre.

1 Note de la traductrice : traduction du titre : « Fierro : la bande dessinée argentine ».

2 NDLT : traduction du titre : « Fierro a Fierro : bandes dessinées pour survivants ».

3 NDLT : traduction du titre : « Fierro : l’aventure continue ».

4 NDLT : sous-titre original : « Treinta años es mucho ».

5 NDLT : citation originale : « veinte años no es nada ».

6  NDLT : citation originale : « pibes ».

7 NDLT : citation originale : « apenas asomados a la vida ». 

8 NDLT : citation originale : « soldaditos ».

9 NDLT : citation originale : « pendejos ». Dans d’autres pays, on traduirait par « imbéciles ».

10 NDLT : traduction du titre : « Derrière une nappe de brouillard ».

11 NDLT : traduction du titre : « Détective Fierro dans : Une affaire difficile ».

12 NDLT : traduction du titre : « La baleine en colère des mers du sud ».

13 NDLT : citations originales : « chicos adolescentes », « chicos », « un chico de mi barrio ».

14 NDLT : citation originale : « para cualquier animal no es esa la manera de cuidar a sus crías ».

15 NDLT : citation originale : « concentraron imágenes de Patria e ideales de nación y de futuro ».

16 NDLT : traduction du titre : « L’Anglais ».

17 NDLT : traduction du titre : « Cartes postales de Guerre ».

18 NDLT : traduction du titre : « Aventures spatiales #115. Capitaine Magno : voyageur entre les dimensions et dans l’espace-temps. La guerre des

19 NDLT : traduction du titre : « Des jouets dans la mer ».

20 NDLT : traduction du titre : « Arc-en-ciel ».

21  NDLT : traduction du titre : « Dessiner les Malouines ».

Bibliographie

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V.V.A.A. (1984), Fierro a Fierro: Historietas para sobrevivientes, Buenos Aires, Editorial de la Urraca, Nº 2 (septiembre 1984), 91 p. [En ligne] URL : https://ahira.com.ar/ejemplares/fierro-no-2/ [consulté le 25-10-2021].

V.V.A.A. (2012), Fierro : La Historieta Argentina, Buenos Aires, Editorial La Página, nº 66 abril 2012, 74 p.

Notes

1 Note de la traductrice : traduction du titre : « Fierro : la bande dessinée argentine ».

2 NDLT : traduction du titre : « Fierro a Fierro : bandes dessinées pour survivants ».

3 NDLT : traduction du titre : « Fierro : l’aventure continue ».

4 NDLT : sous-titre original : « Treinta años es mucho ».

5 NDLT : citation originale : « veinte años no es nada ».

6  NDLT : citation originale : « pibes ».

7 NDLT : citation originale : « apenas asomados a la vida ». 

8 NDLT : citation originale : « soldaditos ».

9 NDLT : citation originale : « pendejos ». Dans d’autres pays, on traduirait par « imbéciles ».

10 NDLT : traduction du titre : « Derrière une nappe de brouillard ».

11 NDLT : traduction du titre : « Détective Fierro dans : Une affaire difficile ».

12 NDLT : traduction du titre : « La baleine en colère des mers du sud ».

13 NDLT : citations originales : « chicos adolescentes », « chicos », « un chico de mi barrio ».

14 NDLT : citation originale : « para cualquier animal no es esa la manera de cuidar a sus crías ».

15 NDLT : citation originale : « concentraron imágenes de Patria e ideales de nación y de futuro ».

16 NDLT : traduction du titre : « L’Anglais ».

17 NDLT : traduction du titre : « Cartes postales de Guerre ».

18 NDLT : traduction du titre : « Aventures spatiales #115. Capitaine Magno : voyageur entre les dimensions et dans l’espace-temps. La guerre des îles vs les îles ».

19 NDLT : traduction du titre : « Des jouets dans la mer ».

20 NDLT : traduction du titre : « Arc-en-ciel ».

21  NDLT : traduction du titre : « Dessiner les Malouines ».

Illustrations

Figure n° 1 : Couverture de Fierro a Fierro : Historietas para sobrevivientes.

Figure n° 1 : Couverture de Fierro a Fierro : Historietas para sobrevivientes.

Année une, n° 2. Octobre 1984. Œuvre d’Oscar Chichoni.

© Oscar Chichoni.

Figure n° 2: Couverture de Fierro : La historieta argentina.

Figure n° 2: Couverture de Fierro : La historieta argentina.

N° 66. Abril de 2012. Obra de Scuzzo.

© Scuzzo.

Figure 3 : Detective Fierro en : Un Caso Difficil

Figure 3 : Detective Fierro en : Un Caso Difficil

Guiion : Rodolfo Santullo. Dibujo : Dante Ginevra. Fierro: La historieta argentina, n° 66, Editorial La Página SA. Abril 2012.

© Santullo & Ginevra.

Citer cet article

Référence électronique

Demian Germán URDIN, « Qui nous parle ici d’oubli, de renoncement, de pardon ? », K@iros [En ligne], 6 | 2022, mis en ligne le 23 septembre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=757

Auteur

Demian Germán URDIN

Étudiant en anthropologie à l’Université de Buenos Aires, journaliste, conseiller culturel et chargé de diffusion

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Traducteur

Gabriella Serban

ATER d’espagnol à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Chercheuse associée au laboratoire LLA/CREATIS (EA 4152).

Droits d'auteur

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