Trois grandes destinations ont guidé les pas du pèlerin médiéval : Jérusalem où vécut le Christ ; Rome où sont conservées les reliques des apôtres Pierre et Paul ; Saint-Jacques-de-Compostelle où est vénéré Jacques le Majeur dont le culte est attesté dès le viie siècle, mais dont la légende s’est formée surtout entre le ixe et le xiiie siècle. La Légende dorée de Jacques de Voragine en offre une version complète1. L’histoire raconte comment Jacques quitta la Palestine pour évangéliser l’Espagne mais, ayant converti moins de dix disciples, il fut contraint de revenir à Jérusalem où il accomplit des miracles, avant d’être supplicié sur ordre du grand prêtre Abiathar. Décapité, son corps fut jeté pour être dévoré par les chiens, mais ses disciples recueillirent ses reliques qui furent emportées jusqu’à la côte galicienne. Après l’invention de son tombeau au ixe siècle, découvert grâce à la vision d’un ermite, un sanctuaire fut élevé, et, doté de privilèges nombreux, il devint le but du célèbre pèlerinage.
Aujourd’hui encore, ceux qui entreprennent le pèlerinage à Compostelle ont conscience de vivre une expérience physique et spirituelle dans la continuité des pèlerins médiévaux, et beaucoup connaissent l’existence du compagnon de route de ceux qui les ont précédés, ce fameux texte composé entre 1132 et 1135 et traduit du latin en français en 1938 par Jeanne Vielliard et auquel est donné le titre de Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle2. Le succès de ce guide est tel qu’il est constamment réédité, et ceux qui le consultent aujourd’hui finissent par croire qu’ils ont en main la copie d’un véritable guide, l’équivalent médiéval d’un topo-guide. Dans ses Légendes épiques, Joseph Bédier en fait la description suivante :
C’est un Guide des pèlerins, qui donne à la façon d’un Guide Joanne, des indications utiles aux pieux voyageurs : le tracé des routes, les compte des étapes, des conseils pratiques pour parer aux dangers du voyage, des détails pittoresques sur les régions traversées (par exemple un petit vocabulaire basque), la liste des rivières dont l’eau est sainte, la description des églises, etc. Il donne surtout l’indication des sanctuaires auxquels il convient de s’arrêter, des reliques qu’on y vénère, des souvenirs qui s’y rattachent3.
La définition et la comparaison avec le « Guide Joanne », l’équivalent de notre Guide bleu, sont à nuancer. Le texte a été rédigé en latin et n’a donc pu être accessible qu’à une frange très réduite de la population, c’est-à-dire aux clercs et aux ecclésiastiques qui l’ont eux-mêmes conçu. D’autre part, ce que nous appelons le Guide, conformément au titre choisi par son éditrice et traductrice, n’a pas circulé isolément : il est le cinquième livre d’un gros recueil, le Liber sancti Jacobi apostoli, dont le manuscrit originel est conservé aux archives de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle et dont l’exemplaire le plus ancien et le plus complet est intitulé Codex Calixtinus, du nom du pape Calixte II auquel l’œuvre est attribuée. Le nom de Calixte apparaît, en effet, en tête de certains des chapitres qui composent le Livre 5, mais cette attribution est fausse, car il fut vraisemblablement écrit par un moine poitevin, Aimeri Picaud qui se cite ponctuellement mais dont on ignore s’il fut lui-même un viator de Compostelle4.
Le « Guide » ne représente donc que le dixième environ du Liber sancti Jacobi apostoli dont la première partie contient des pièces liturgiques en l’honneur de saint Jacques, la deuxième une collection de miracles réalisés par l’apôtre, la troisième le récit de la translation de ses reliques depuis la Palestine jusqu’à Compostelle, la quatrième une chronique très fameuse attribuée à l’archevêque Turpin, pair de Charlemagne, et connue sous le titre de Chronique du Pseudo-Turpin5. Il n’était donc pas question pour les pèlerins d’emporter avec eux un manuscrit, volumineux et coûteux, écrit, de surcroît, en latin.
Toutefois, on le verra dans la première partie de cet article, le texte reste un document exceptionnel qui donne de réelles informations sur les lieux traversés par les pèlerins, informations qu’ils devaient, peut-être, se transmettre oralement, et que l’auteur du Guide avait, sans doute, collectées auprès d’eux pour les mettre par écrit. Quoi qu’il en soit, le relevé et l’analyse des étapes qui jalonnent la route du pèlerinage permettent de dessiner une trajectoire précise, à même de guider les pas des voyageurs vers Compostelle. Mais la route, telle que ses étapes la tracent, a autant à nous dire sur la géographie du pèlerinage que sur le contexte religieux et politique dans lequel le Guide s’inscrit et qui explique sans doute sa composition et sa place dans le Liber sancti Jacobi où il trouve son sens et sa fonction. Aussi est-ce à la dimension idéologique de l’aire géographique que délimitent les haltes pèlerines que sera consacrée la deuxième partie de cette étude. Enfin, la lecture même du texte imposant un rythme où certaines des étapes évoquées se font pauses descriptives, la troisième partie s’intéressera à l’art de rendre compte des lieux, tous porteurs d’une mémoire, et dont l’importance justifie que l’auteur s’y arrête et impose de la sorte à ses lecteurs une halte.
La géographie du chemin
Le Guide est composé de onze chapitres de longueurs très différentes où sont regroupées des informations variées. Les cinq premiers qui sont les plus brefs évoquent successivement :
- Les chemins de Saint-Jacques ;
- Les étapes du chemin de Saint-Jacques ;
- Noms des villes et bourgs sur le chemin de Saint-Jacques ;
- Les trois grands hospices du monde ;
- Noms de quelques personnages qui ont travaillé à la réfection du chemin de Saint-Jacques.
Les six chapitres suivants sont plus développés :
- Fleuves bons ou mauvais que traverse le chemin de Saint-Jacques ;
- Régions et caractère de leurs habitants ;
- Corps saints qui reposent sur la route de Saint-Jacques et que les pèlerins doivent visiter ;
- Caractéristiques de la ville et de la basilique de l’Apôtre saint Jacques en Galice ;
- Nombre de chanoines de Saint-Jacques ;
- De l’accueil à faire aux pèlerins de Saint-Jacques.
Comme le montrent les titres des chapitres, l’auteur a choisi d’organiser thématiquement son ouvrage et non de suivre un itinéraire d’un point A à un point B, en l’occurrence la ville de Saint-Jacques où le chemin s’arrête. D’autre part, il a distingué un itinéraire géographique, proposé dans les chapitres II et III, où il est question des sites traversés par les pèlerins, d’une géographie hagiographique, exposée au chapitre VIII : « Corps saints qui reposent sur la route de Saint-Jacques et que les pèlerins doivent visiter. » Ces repères hagiographiques reprennent partiellement ceux qui sont donnés dans le chapitre I où il est question des chemins qui mènent à Saint-Jacques et dont la présentation est annoncée d’entrée sous la forme Quatuor Viae sunt... :
Il y a quatre routes qui, menant à Saint-Jacques, se réunissent à Puente la Reina en territoire espagnol ; la première passe par Saint-Gilles, Montpellier, Toulouse et le Somport ; une autre par Notre-Dame du Puy, Sainte-Foy de Conques et Saint-Pierre de Moissac ; une autre traverse Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, Saint-Léonard en Limousin et la ville de Périgueux ; une autre encore passe par Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Jean d’Angély, Saint-Eutrope de Saintes et la ville de Bordeaux6.
À quelques exceptions près, la désignation des haltes fractionnant chacun des quatre chemins, confond le nom des villes énumérées avec celui de leur sanctuaire principal. C’est la preuve que, dans le cadre du pèlerinage, le lieu ne vaut que, comme l’écrit J. Vielliard, « par le saint » qui y est vénéré7. Il est notable, en outre, que seules quelques villes sont citées, ce choix étant la preuve qu’il s’agit de signaler non un parcours mais plutôt une direction. Car ces quatre voies ne sont pas le chemin de Saint-Jacques, comme l’a prouvé, dans son livre consacré à la Légende de Compostelle, l’historien Bernard Gicquel pour qui le titre du chapitre et le début du sommaire sont vraisemblablement abrégés. Selon lui, il faut lire : « De viis que in viam sancti Jacobi coadunantur », soit « des routes qui conduisent à la route de Saint-Jacques ». Aussi ces quatre itinéraires français ne peuvent-ils être qualifiés de chemins de Saint-Jacques : ils sont des voies de communication pour se rendre en Galice8.
Comme il n’est de chemin qu’à partir du moment où les quatre voies se rejoignent à la première étape du chemin de Saint-Jacques, des informations précises sont données, en revanche, dans les deux chapitres suivants intitulés respectivement : « Les étapes du chemin de Saint-Jacques » et « Noms des villes et bourgs sur le chemin de Saint-Jacques. » La route de Saint-Gilles-du-Gard conduit au Port d’Aspe, c’est-à-dire au Somport par la vallée de l’Arga ; les trois autres se rencontrent à Ostabat dans le Béarn et, une fois passé le Port de Cize, c’est-à-dire Saint-Jean-Pied-de-Port, elles viennent rejoindre la route de Saint-Gilles à Puente la Reina, en Navarre, un peu au sud de Pampelune. C’est là que débute le chemin :
La route qui passe par Sainte-Foy, celle qui traverse Saint-Léonard et celle qui passe par Saint-Martin se réunissent à Ostabat et après avoir franchi le col de Cize, elles rejoignent à Puente la Reina celle qui traverse le Somport9.
À partir de Puente la Reina, il y a une voie unique jalonnée de treize étapes que le chapitre II énumère. Elles sont trop nombreuses pour être toutes citées, d’autant que le chapitre III en complète l’énumération par le nom des différents lieux qui ponctuent la route. Les deux chapitres n’ont pas, toutefois, le même objet : dans le premier il est question d’« étape » (dieta), dans le second de « bourg » (villa). Alors que l’étape quotidienne qui détermine la place des gîtes et relais est un élément important de l’étude du pèlerinage, ni la distance ni la durée entre les étapes ne sont chiffrées. Mais, désignée dans le texte latin par le mot dieta dérivé de dies en latin, c’est-à-dire « le jour », l’étape pourrait recouvrir, suivant le sens du mot en latin médiéval, ce que l’on peut parcourir en une journée. Reste qu’il est difficile de savoir si ce que l’auteur nomme dieta est exactement le trajet que parcourt un voyageur chaque jour, ou si les toponymes qu’il cite dans le chapitre II indiquent une direction dont ils ne sont que les repères géographiques. En revanche, les noms des sites égrenés dans le chapitre III correspondent exactement aux haltes de l’actuel chemin de Compostelle qu’il s’agisse d’urbes, des « villes », ou de villae, des « bourgs ». Toutes sont présentées comme des espaces de restauration et de repos : à Estella, qui « regorge de toutes délices […], le pain est bon, le vin excellent, la viande et le poisson abondants » ; et Carrion est « une ville industrieuse et prospère, riche en pain, en vin, en viande et en toutes sortes de choses », autant de précisions qui constituent de précieuses informations pour les pèlerins. Tel est effectivement le dessein qui a guidé l’auteur et sur quel il insiste en guise de conclusion du chapitre : « Et si j’ai énuméré rapidement les dites villes et étapes, c’est afin que les pèlerins qui partent pour Saint-Jacques puissent, étant informés, prévoir les dépenses auxquelles leur voyage les entraînera10. » Il conclut de même le chapitre VI consacré aux fleuves espagnols dont l’eau est déclarée potable ou impropre à la consommation :
Si j’ai décrit ces fleuves, c’est pour que les pèlerins allant à Saint-Jacques se gardent soigneusement de boire les eaux malsaines et puissent choisir celles qui sont bonnes pour eux et pour leurs montures11.
Le Guide n’est donc pas avare d’informations concrètes et pratiques touchant aux conditions matérielles de l’existence des pèlerins, néanmoins, le lecteur est surpris de ne pas en trouver sur leur hébergement, sur ces lieux d’hospitalité et d’assistance que l’on nommait des hospitales, terme que Jeanne Vielliard traduit par « hospices ». De fait, les occurrences du terme sont rares, et seuls trois hospitales sont cités explicitement et nommés dont un seul se trouve sur la voie de Compostelle :
Trois colonnes nécessaires entre toutes au soutien de ses pauvres ont été établies par Dieu en ce monde : l’hospice de Jérusalem, l’hospice du Mont-Joux et l’hospice de Sainte-Christine sur le Somport. Ces hospices ont été installés à des emplacements où ils étaient nécessaires ; ce sont des lieux sacrés, des maisons de Dieu pour le réconfort des saints pèlerins, le repos des indigents, la consolation des malades, le salut des morts, l’aide aux vivants12.
Ce passage tiré du bref chapitre VI rappelle l’existence des trois grands pèlerinages : le premier hospice est celui qui accueille les pèlerins venus à Jérusalem ; le deuxième, celui du Grand-Saint-Bernard par où passe le pèlerinage à Rome ; le troisième, celui de Sainte-Catherine sur le chemin de Compostelle, gîte d’étape situé, après le Somport, sur le versant hispanique des Pyrénées. Cette halte sera supplantée dès le milieu du xiie siècle par l’hospice de Roncevaux, nommé hospitale Rotolandi au chapitre III. Gérard Gros qui a consacré un article à la géographie hagiographique du chemin, souligne que la citation de l’hospice Sainte-Catherine « esquisse une double affinité entre le pèlerinage de Saint-Jacques et celui de Rome » :
[…] une fois traversé le territoire français, dans les deux cas, il faut passer les monts, avec pour relais un gîte en altitude ; et surtout, la dédicace de l’hôpital pyrénéen évoque la ville toscane de Bolsène, haut lieu du culte de sainte Christine, sur l’itinéraire qui conduit le pèlerin vers la ville éternelle13.
La mention de l’hôpital Sainte-Christine, sa nécessité et sa sacralité confirment le caractère sanctifiant du voyage avant même l’arrivée à Compostelle.
Qu’il n’y ait que peu de gîtes cités s’explique en raison du statut de pèlerin qui autorise quiconque entreprend le pèlerinage à demander logement ou nourriture tout au long de la route. Comme le rappelle Denise Péricard-Méa qui a consacré de très nombreux travaux à Compostelle14, « le pèlerin inconnu doit être reçu comme s’il était le Christ, selon le précepte de l’Évangile de Mathieu (XXV, 34-37) : “Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger/J’ai eu soif et vous m’avez donné à boire” ». En raison de ce devoir d’hospitalité, l’auteur, un clerc et un ecclésiastique, rappelons-le, n’avait nul besoin d’informer ses lecteurs sur les conditions d’hébergement des voyageurs qui pouvaient trouver un gîte chez les habitants des villes et des contrées traversées. C’est précisément ce qu’énonce le dernier chapitre du livre :
Les pèlerins, pauvres et riches qui reviennent de Saint-Jacques ou y vont, doivent être reçus avec charité et égards par tous ; car quiconque les aura reçus et hébergés avec empressement, aura pour hôte non seulement saint Jacques, mais Notre-Seigneur lui-même ainsi qu’il l’a dit dans son évangile : « Qui vous reçoit me reçoit » (Mat. X, 40)15.
La présentation des haltes souffre aussi de l’absence des sites religieux, alors que, comme l’a relevé Élie Lambert, il en existait un certain nombre en Espagne, comme la ville épiscopale d’Oloron avec ses sanctuaires, le monastère de Saint-Jean de la Peña, de fondation très ancienne, ou encore, pour citer les plus importants, l’abbaye de San Salvador de Leyre, panthéon funéraire de la maison royale navarraise16 :
De tout cela, écrit Élie Lambert, le Guide ne parle point, quoique ayant été écrit à une époque déjà postérieure, et il se borne à mentionner sur cette route les étapes des pèlerins et les bains chauds de Tiermas17.
De fait, les informations sur le chemin corroborent le plan de l’ouvrage : il existe effectivement une distribution entre des étapes de natures et de statuts différents : d’un côté, le territoire espagnol et ses repères géographiques, à trois exceptions près, et de l’autre, les territoires français et leurs sanctuaires. Cette répartition mérite d’être interrogée, car elle est la preuve que le dernier livre du Liber sancti Jacobi apostoli ne fut pas uniquement écrit dans le but de guider les pèlerins vers Compostelle, mais que sa composition ressortit à d’autres considérations.
Étapes et construction idéologique
Que l’auteur ait procédé à des choix est justifié par la présence des prépositions per devant les noms de villes qui indiquent, comme l’a déjà relevé Gérard Gros, non un point de départ, mais un lieu de passage : « per Sanctum Egidium, per Sanctam Mariam Podii, per Sanctam Mariam Magdalenam Viziliaci, per Sanctume Martinum Turonensem18… ». Car il existait, effectivement, au moment même de la composition du Guide bien d’autres chemins, comme le suggère incidemment la mention, au chapitre VIII, d’Allemands en route vers la Galice – « De même les Bourguignons et les Teutons qui vont à Saint-Jacques par la route du Puy19 » – ; toutefois la route qu’ils ont suivie jusqu’au Puy n’est pas indiquée. Il existait aussi des haltes en amont des villes citées comme l’auteur lui-même le suggère quand il signale, avant Tours, une étape sur la Loire en la ville d’Orléans où les pèlerins peuvent adorer le bois de la Croix et le calice de saint Euverte. Il fait de même à propos de la voie du sud quand, avant Saint-Gilles, il donne des informations sur la ville d’Arles avec ses reliques de saint Trophime, de saint Césaire, de saint Honorat et de saint Genès, et qu’il invite les pèlerins à se rendre au cimetière des Aliscamps.
Ce ne sont là pourtant que des corrections ponctuelles. Car, comme l’a relevé É. Lambert, la liste des sanctuaires est très incomplète. Il n’est pas question, en effet, souligne-t-il, de « Saint-Martial de Limages, dont l’illustre abbaye était pourtant une des plus importantes maisons bénédictines de la route », ou encore de Notre-Dame du Puy. Et, ajoute-t-il, le Guide ne parle pas des nombreuses routes que les pèlerins empruntaient en dehors des quatre voies jacobites : « on venait fréquemment, écrit-il, par mer de Normandie, de Bretagne et d’Angleterre », et, entre Tours et Limoges, « on passait souvent par une autre route qui allait par Angoulême de Charroux à Aubeterre. À Charroux, l’abbaye était au xiie siècle une des plus importantes de ce temps20 ». On pouvait aussi passer par Aurillac, Rocamadour, Souillac, comme le souligne É. Lambert :
En France, les voies jacobites constituèrent dès l’origine un immense réseau routier qui n’a cessé de se développer et dont l’énumération très sommaire du Guide ne saurait donner qu’une idée tout à fait incomplète, car il s’est étendu avec d’innombrables variantes sur tout l’ensemble du pays21.
De ce maillage de routes et de chemins très serré, il ne reste, on l’a dit, que quatre parcours dont le chapitre I rappelle le déroulé mais qui commencent en quelque sorte en cours de route. La citation des villes sur les quatre chemins n’est cependant pas due au hasard, et cette combinaison géographique est calculée et intéressée, selon B. Gicquel qui l’explique par des raisons politiques22. La carte des quatre chemins dont les frontières se trouvent bornées par les quatre grands sanctuaires que sont Tours, Vézelay, Le Puy, Arles, coïncide exactement avec l’aire géographique que les partisans d’Alphonse VIII, petit-fils d’Alphonse VII, roi de Castille et Galice, tiennent à conserver sous l’influence espagnole. Dans une Chronique, écrite peu après la mort de celui-ci, est donnée une liste de lieux qui ont accepté de le reconnaître comme empereur. Alphonse VII y invite les nobles originaires de « toute la Gascogne et toutes les régions qui s’étendent jusqu’au Rhône, ainsi que Guillaume de Montpellier… et des Poitevins en grand nombre » à venir le rejoindre pour « étendre les frontières de son royaume des rives de l’Océan, c’est-à-dire du rocher de saint Jacques, jusqu’au cours du Rhône ». Gérard Gros reprend et confirme l’analyse de B. Gicquel en soulignant que « c’était renouer avec l’origine des Ibères que de rêver l’hégémonie de l’Océan au Rhône, via les Pyrénées23 ». La carte des chemins jacobins en offre elle aussi une illustration. La géographie qui s’y dessine répond à des impératifs politiques et dynastiques et révèle l’appropriation par le roi d’Espagne des lieux qu’elle cite. Il est d’ailleurs question des princes d’Espagne dans le Guide à qui il est demandé d’assurer la sécurité des pèlerins de Saint-Jacques, ce qu’ils feront effectivement à partir du xiie siècle.
D’autre part, de la même façon que les quatre routes d’accès au chemin de Compostelle sont soumises au roi d’Espagne, leurs étapes, celles des sanctuaires, le sont, elles, à saint Jacques. Car les lieux saints que le Guide enjoint les pèlerins de visiter – en témoigne l’emploi de la forme verbale d’obligation : de corporibus sanctorum […] que peregrinis ejus sunt visitanda24 » – ne sont pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes des lieux de pèlerinage, ils valent par leur présence sur la route qui mène au chemin et au saint, et constituent, dès lors, autant de haltes préfigurant celle de Saint-Jacques qui les couronne. Il en est ainsi des sanctuaires espagnols de saint Dominique, celui des saints Facond et Primitif et celui de saint Isidore de Séville25. Le premier est étroitement lié au chemin et à l’une de ses étapes ; il s’agit de saint Dominique de la Calzada qui, en 1044, construisit un pont sur la rivière Oja, et une chapelle dédiée à Santa María, un hôpital et une auberge pour les pèlerins, et dont les œuvres furent soutenues par Alphonse VI de Castille. Quant à Isidore, il s’agit du célèbre évêque de Séville qui vécut à la cour des princes wisigoths. Swinthila, souverain d’Hispanie et de Septimanie de 621 à 631, est présenté par Isidore comme « le premier monarque à régner sur l’Espagne tout entière », lui dont la formule « rex, gens, patria » va en rassembler les peuples en une même nation26. Saint Dominique et saint Isidore sont donc des saints politiques qui confirment la précellence de la nation espagnole, à l’instar de Jacques qui, dès 711 et la conquête des Maures sur la péninsule ibérique, est vénéré comme le protecteur des rois et des Espagnols27.
Les saints des quatre voies jacobites entretiennent eux aussi des affinités avec saint Jacques. Ainsi, ceux dont les sanctuaires sont cités en premier sont, comme l’apôtre de Galice, intimement associés aux lieux où reposent leurs reliques. L’auteur insiste de manière fort singulière sur l’impossibilité de les séparer des tombeaux originels pour les transporter ailleurs. C’est le cas de l’apôtre saint Jacques, c’est le cas aussi de saint Gilles, de saint Martin et de saint Léonard, dont les sanctuaires se trouvent très exactement au départ des quatre voies :
Il y a quatre corps saints qui, dit-on, n’ont jamais pu être enlevés de leurs sarcophages, si l’on en croit de nombreux témoignages : ceux de saint Jacques, fils de Zébédée, du bienheureux Martin de Tours, de saint Léonard du Limousin et du bienheureux Gilles, confesseur du Christ. On raconte que Philippe, roi de France, essaya jadis d’emporter ces corps en France, mais il ne put réussir à les faire sortir de leurs sarcophages28.
La mention du roi de France qui ne peut s’octroyer le privilège de s’approprier les reliques de ces saints confirme l’hégémonie hispanique signalée, selon B. Gicquel, par les points de départ des quatre chemins. De surcroît, beaucoup de saints présentent des vertus en commun avec saint Jacques. Ainsi de la capacité de saint Léonard de libérer les prisonniers et de briser leurs chaînes, qui est aussi la propriété de l’apôtre comme en témoigne un grand nombre de ses miracles29. Ainsi de Jean-Baptiste qui fut décapité comme lui. Et il existe à Compostelle une église dédiée à saint Martin, évêque de Tours où « l’immense et vénérable basilique » est « à l’image de l’église de Saint-Jacques30 ». Par-delà cette dédicace, les églises qui jalonnent les chemins français présentent des affinités d’ordre architectural. En 1922, dans L’Art religieux du xiie siècle en France, Émile Mâle écrit :
Le pèlerinage de Compostelle […] propagea un admirable type d’églises. On rencontre en effet, sur les routes des pèlerins, plusieurs grandes basiliques qui se ressemblent31.
Selon cet historien de l’art, l’église mère était très précisément Saint-Martin de Tours qui influença l’architecture de Sainte-Foy-de-Conques, de Saint-Martial-de-Limoges, de Saint-Sernin-de-Toulouse et de Saint-Jacques-de-Compostelle, comme en témoigne l’architecture de .ces abbatiales qui présentent des caractéristiques communes que sont leur plan à déambulatoire et chapelles rayonnantes et leur transept avec bas-côtés permettant la circulation des pèlerins32.
Le principal point commun entre les sanctuaires français et Compostelle réside dans une fonction mémorielle des sites traversés qui tient, certes, à la présence de saintes reliques, mais surtout au poids qu’exerce sur les lieux la légende carolingienne, dont l’affinité est profonde avec le saint apôtre et avec Compostelle. Le Liber sancti Jacobi apostoli contient, rappelons-le, une partie entière attribuée à l’évêque Turpin, évêque-chevalier de Charlemagne qui, incarnant la figure du miles Christi, combattit avec l’empereur contre les Maures en Espagne.
Cette Chronique, composée en latin en 1119-1120, est une autobiographie, fictive, bien sûr, qui, destinée à répondre au désastre de Roncevaux, raconte comment Charlemagne partant vers l’Espagne y remporte des succès. C’est à l’occasion du concile de Reims que le pape Calixte II, récemment élu à Cluny, la fait rédiger à Saint-Denis33 dans le but d’inciter la chevalerie française à s’associer au projet de croisade espagnole. La Chronique du pseudo-Turpin qui connaît un très grand succès – plus de 300 manuscrits conservés – a été composée pour inciter la chevalerie française à partir en croisade en Espagne et elle contribue à imposer l’image d’un Roland preux et saint34. D’autre part, la Chronique raconte que saint Jacques apparut une nuit en songe à Charlemagne pour lui demander de lever une armée et de partir pour la Galice afin de découvrir et de délivrer son tombeau de la domination des Maures. Pour cela, l’apôtre lui montra un chemin d’étoiles marqué dans le ciel. Le chemin de saint Jacques devient ainsi la projection sur terre de la Voie lactée et ses étapes autant de points lumineux. Enfin, les étapes en Espagne comme en France sont l’occasion de rappeler la mémoire de l’empereur Charlemagne. Les exemples sont très nombreux. Il est question, dans le chapitre III, de l’hospice de Roland et de Roncevaux, et du Port de Cize, au sommet duquel se trouve l’emplacement nommé la Croix de Charles parce que :
[…] c’est à cet endroit qu’avec des haches, des pics, des pioches et d’autres outils, Charlemagne allant en Espagne avec ses armées se fraya jadis un passage et qu’il dressa d’abord symboliquement la croix du Seigneur et ensuite, pliant le genou, tourné vers la Galice, adressa une prière à Dieu et à saint Jacques. Aussi, arrivés ici, les pèlerins ont-ils coutume de fléchir le genou et de prier en se tournant vers le pays de Saint-Jacques et chacun plante sa croix comme un étendard. On peut trouver là jusqu’à mille croix. C’est pourquoi cet endroit est la première station de prière sur le chemin de Saint-Jacques35.
Le pont de Cize est une étape dévolue à la prière, mais aussi un espace de mémoire où le geste originel de l’empereur induit le comportement des pèlerins investis eux aussi, par là même, d’un statut guerrier en relation, sans doute, on le verra, avec le contexte de la Reconquista : sous cette forme, se trouvait souligné le lien étroit entre la foi et le combat. Plus loin le Val Carlos où se réfugia Charlemagne après la défaite de Roncevaux36 ; puis, en descendant du mont, l’hospice « dans lequel se trouve le rocher que Roland, ce héros surhumain, fendit d’un triple coup de son épée du haut jusqu’en bas, par le milieu37 », et enfin Roncevaux « où eut lieu la grande bataille dans laquelle le roi Marsile, Roland et Olivier avec quarante mille autres guerriers chrétiens et sarrasins trouvèrent la mort38 ».
Quant aux haltes formées par des sanctuaires, Saint-Gilles du Gard permet de rappeler le lien du saint avec l’empereur qu’il absout de son péché39 ; la vallée de Gellone, près de Montpellier, où fut fondé un ermitage, est l’occasion de célébrer la figure de Guillaume qui fut, « un comte de l’entourage du roi Charlemagne et non des moindres, soldat très courageux, expert dans les choses de la guerre40 ». Une fois encore, Roland, cité au nécrologe de Saint-Romain de Blaye où il est, suivant le Guide, censé être inhumé, est donné pour le « bienheureux Roland, martyr41 », un Roland sanctifié sous l’effet, sans doute, selon B. Gicquel, des Bénédictins de Conques qui, en 1101 ou 1104, après avoir reçu la propriété de l’hôtellerie de Burguete sous le pas de Cize, apportent au mythe héroïque de Roland une dimension hagiographique qui fera du chevalier de Charlemagne un martyr de la foi42. Quant à la basilique où reposent les saints Facond et Primitif, elle permet à l’auteur de rappeler qu’elle fut « élevée par Charlemagne » et que, près de la ville, « il y a des prés plantés d’arbres dans lesquels, dit-on, les hastes des lances des guerriers fixées en terre verdoyèrent43 ». Enfin, pour citer un ultime exemple, près de Bordeaux, dans la petite ville de Belin :
[…] on doit rendre visite, dit le Guide, aux corps des saints martyrs Olivier, Gondebaud, roi de Frise, Ogier, roi de Dacie, Arastain, roi de Bretagne, Garin, duc de Lorraine, et de bien d’autres compagnons d’armes de Charlemagne qui, après avoir vaincu les armées païennes, furent massacrés en Espagne pour la foi du Christ. Leurs compagnons rapportèrent leurs corps précieux jusqu’à Belin et les y ensevelirent avec beaucoup d’égards. C’est là qu’ils gisent tous ensemble dans un même tombeau ; un parfum très doux en émane qui guérit les malades44.
Ainsi, au fil du chemin, les haltes et le sanctuaire de Saint-Jacques sont reliés entre eux par la figure de l’empereur et le poids du passé carolingien. Les épisodes fameux de la légende de Charlemagne qui se déroulent effectivement dans les Pyrénées et aux confins de l’Espagne, comme les lieux de sa geste et les figures de Roland et des pairs de Charlemagne ne sont pas cités par hasard, mais ils font signe vers l’histoire contemporaine de l’Espagne en guerre contre la domination musulmane. Ainsi, au début du xie siècle, après la dislocation du califat de Cordoue, Cluny va jouer un rôle essentiel d’intermédiaire entre les grandes dynasties féodales françaises, les comtes de Toulouse et les ducs de Bourgogne notamment, et les monarchies hispaniques. Ces contacts vont être consolidés, au tournant des xie et xiie siècles, par le pèlerinage de Compostelle et l’engagement des chevaliers chrétiens dans la lutte contre les Infidèles, ainsi que par la naissance d’ordres religieux et militaires, comme ceux de Calatrava, de Saint-Jacques, d’Alcantara, créés sur le modèle des milices monastiques de Terre sainte. Aussi, existe-t-il, sans doute, un lien entre la composition du Liber sancti Jacobi et la Reconquista espagnole qui lui est quasi contemporaine : les haltes du Guide offrent un tableau de cette théologie de l’action armée avec la mention de Charlemagne et de ses pairs rappelant combien la gloire céleste est promise à ceux qui meurent pour protéger leur terre et défendre le peuple catholique45. Le pèlerin d’alors ne pouvait qu’avoir conscience, lui aussi, de participer à cette lutte antimusulmane, d’autant que, repris aux Sarrasins qui s’en emparèrent en 997, le sanctuaire de Compostelle allait devenir un des symboles de la Reconquista, et le saint apôtre un saint guerrier, surnommé le « Matamoros », le tueur de Maures46.
Les haltes du lecteur
« Au commencement était la route », écrit Joseph Bédier dans ses Légendes épiques où le philologue, cherchant les sources de la chanson de geste, a mis en relation le genre dont elles relèvent et le tracé des chemins de pèlerinage dont les haltes auraient suscité la production de ces textes, composés dans le but de délasser les pèlerins au sein des sanctuaires, des abbayes et des hospices. L’hypothèse a été discutée et ce n’est pas mon propos de reprendre le sujet. En revanche, je voudrais montrer comment le Guide de Compostelle intègre des passages qui échappent à la thématique du cheminement et de la pérégrination, pour former des pauses au sein du récit, poses narratives et pauses descriptives sur lesquelles je souhaiterais m’arrêter dans une troisième partie. Le dernier Livre du Liber sancti Jacobi, en effet, comme d’ailleurs nos guides actuels, est émaillé d’histoires qui ponctuent les haltes des chemins de Saint-Jacques et offrent aux lecteurs le spectacle des « merveilles » au sens médiéval du terme, ces mirabilia qui frappent le regard et étonnent, qu’il s’agisse des habitants des régions traversées, des prodiges des saints ou de l’architecture des sanctuaires.
Le chapitre VII traitant des contrées et du caractère de leurs habitants présente les différentes régions traversées : le pays poitevin, le pays saintongeais, le Bordelais, les Landes, la Gascogne, le Pays basque, la Navarre, la Castille et, enfin, la Galice. Sans que des villes particulières soient systématiquement citées, les informations données témoignent d’une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui d’ethnogéographique tant le donné humain est important47. Ainsi, l’énumération valant description pour le Moyen Âge, l’auteur se plaît à décrire les Navarrais :
C’est un peuple barbare, différent de tous les peuples et par ses coutumes et par sa race, plein de méchanceté, noir de couleur, laid de visage, débauché, pervers, perfide, déloyal, corrompu, voluptueux, ivrogne, expert en toutes violences, féroce et sauvage, malhonnête et faux, impie et rude, cruel et querelleux, inapte à tout bon sentiment, dressés à tous les vices et iniquités48.
Il s’attache surtout aux vices des populations rencontrées : les Gascons, écrit-il, « sont légers en paroles, bavards, moqueurs, débauchés, ivrognes, gourmands, mal vêtus et dépourvus d’argent […] Ils mangent beaucoup, boivent sec et n’ont pas honte de coucher tous ensemble sur une mince litière de paille pourrie, les serviteurs avec le maître et la maîtresse49 ». Les habitants du Pays basque sont « franchement à envoyer au diable » […]. Ce sont des gens féroces », et « la férocité de leurs visages et, semblablement, celle de leur parler barbare, épouvante le cœur de ceux qui les voient50 ». Certes, ces commentaires ont pour fonction d’éveiller la méfiance des pèlerins, de les prévenir des dangers de la route, comme c’est le cas, notamment, quand ils doivent emprunter une embarcation pour passer un fleuve et mettre leur vie entre les mains des passeurs et péagers51 ; toutefois, le regard que l’auteur du guide porte sur les habitants des différentes contrées fait des êtres qu’il rencontre de véritables épreuves à surmonter tant il s’attache à dénoncer leur animalité. Les Navarrais et les Basques ont coutume, signale-t-il, « non seulement de dévaliser les pèlerins allant à Saint-Jacques, mais de les “chevaucher” comme des ânes et de les faire périr ». Ils dévorent gloutonnement comme des chiens ou des porcs, et parlent « comme s’ils aboyaient52 ». Quand les Navarrais se chauffent, poursuit-il :
L’homme montre à la femme et la femme à l’homme ce qu’ils devraient cacher. Ils forniquent honteusement avec les bestiaux ; on raconte que le Navarrais met un cadenas à sa mule et à sa jument pour empêcher tout autre que lui-même d’en jouir. La femme, comme la mule, est livrée à sa débauche53.
Pour l’homme d’Église qu’il est, le contact des habitants de Navarre avec les animaux signale une hybridité essentielle, expression de la puissance démoniaque qui les habite54. Les étapes du chemin ponctuent aussi un voyage vers un ailleurs, vers un univers singulier, voire fantastique qui remplit de stupeur par ses mirabilia. C’est cette même voie que va creuser, près de cinquante ans plus tard, l’écrivain Giraud de Cambrie, dans sa Topographia Hibernica où il décrit avec réalisme un pays et un peuple aux marges du monde connu55. Dans le cadre du pèlerinage, ces haltes sont néanmoins nécessaires, voire qualifiantes, par l’horreur même qu’elles affichent et qu’il convient aux pèlerins de surmonter avant d’accéder au sanctuaire de Saint-Jacques.
À côté du récit de ces merveilles que réserve une humanité marquée du signe de la bête, l’auteur ménage des pauses plus ou moins longues en intégrant lors des haltes hagiographiques le récit de la vie des saints qui reposent dans les sanctuaires. Blaye et la basilique de Saint-Romain sont l’occasion de raconter les exploits de Roland, comment il frappa « un rocher par le milieu du haut en bas avec son épée en trois coups », comment « en sonnant du cor, la puissance de son souffle le fendit de même par le milieu56 ». Se trouvent ainsi résumés les épisodes les plus fameux de la Chanson de Roland. Il en va de même pour Guillaume, chevalier de Charlemagne, dont la geste est résumée depuis les combats menés pour l’empereur jusqu’à sa vie érémitique. Il en va de même encore pour saint Gilles dont tous les miracles que sa vita contient sont rappelés : guérison de l’homme mordu par un serpent, biche qui nourrit le saint de son lait, tempête apaisée, etc.57 ; ou encore pour sainte Foy de Conques et pour Sernin, dont les martyres sont résumés58. Mais c’est surtout à propos de saint Eutrope dont les reliques sont révérées à Saintes que le déroulé du Guide et le mouvement de pérégrination sur le chemin sont suspendus par une très longue pause narrative. Sur près de six pages, soit près d’un tiers du chapitre VIII, est racontée intégralement la vie du saint depuis sa naissance en Perse jusqu’à la construction de la basilique élevée pour accueillir son corps59. Le texte, qui est donné pour la traduction en latin d’une passion de martyre composée en grec par saint Denis, compagnon d’Eutrope, avant d’être retrouvée à Constantinople dans un martyrologe, est attribué à l’auteur du Guide, en l’occurrence le pape Calixte II60. Le récit présente tous les traits formels et génériques d’une hagiographie : un prologue retraçant les circonstances qui ont présidé à la composition de la vita et où sont exhaussés les mérites de souffrir pour le Christ, le récit de la vie du saint avec le catalogue de ses vertus et les miracles qu’il a accomplis, sa mort glorieuse en martyr de la foi, sa sépulture et ses prodiges post-mortem. Il est également prolongé par un épilogue, conventionnel lui aussi, si l’on en juge par la demande des fidèles au saint d’intercéder en leur faveur auprès de Dieu et par son « amen » final. Pourquoi avoir inséré dans le Guide la légende d’Eutrope ? Fils du roi Xersès de Perse, Eutrope aurait fait le voyage en Palestine et, n’ayant pu empêcher l’arrestation du Christ, il revint chez lui pour y lever une armée afin de délivrer le Messie. Étant arrivé une nouvelle fois trop tard, il reconduit les soldats perses chez son père non sans massacrer les Juifs de Perse. Ce passé militaire, qui trouve un écho avec la situation de l’Espagne de la Reconquista, expliquerait-il que l’auteur ait ainsi valorisé l’histoire d’Eutrope ? Ou faut-il chercher la raison de cette prédilection dans le don en 1081 du sanctuaire de Saint-Eutrope que le comte de Poitiers, Guy-Geoffroy, duc d’Aquitaine, offrit à la puissante abbaye de Cluny dont le rôle fut très important dans l’organisation du pèlerinage à Compostelle61 ? Ce ne sont là que des hypothèses.
À ces merveilles hagiographiques s’ajoutent, enfin, les merveilles architecturales qui jalonnent le chemin. Deux sites se distinguent : l’abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard et, bien sûr, la basilique de Saint-Jacques-de-Compostelle. La description du premier constitue le point focal du chapitre VIII ; quant à celle du second, elle occupe l’intégralité du chapitre X. En raison de la longueur des développements descriptifs, il n’est pas possible de les analyser dans le détail, et seuls les traits spécifiques de leur écriture seront dégagés.
Les deux descriptions se caractérisent par leur exhaustivité et le goût des détails. Rien ne semble devoir échapper à l’auteur qui, dans la découverte de Compostelle, s’attache à dresser le tableau des principaux lieux de la ville en faisant circuler son lecteur des églises de la ville à la fontaine des pèlerins jusqu’à la basilique de l’apôtre dont les portails, les tours et les autels sont précisément décrits dans leurs moindres dimensions et décorations :
La basilique de Saint-Jacques mesure en longueur cinquante-trois fois la taille d’un homme, depuis la porte occidentale jusqu’à l’autel du Saint Sauveur ; en largeur quarante fois moins une, depuis la porte de France jusqu’à la porte méridionale ; quant à l’élévation intérieure, elle est de quatorze hauteurs d’hommes ; mais nul ne peut mesurer ce que sont, à l’extérieur, la longueur et la hauteur de l’édifice62.
Et plus loin : « Chacune des grandes nefs mesure en largeur onze fois et demie la taille d’un homme ; nous évaluons la taille d’un homme jusqu’à huit palmes63. »
La peinture de l’abbatiale de Saint-Gilles-du-Gard offre un exemple représentatif de l’art avec lequel l’auteur rend compte de la richesse des lieux saints, détaillant en particulier les faces de la châsse de saint Gilles avec ses registres et son toit :
Une grande châsse d’or qui est derrière son autel, au-dessus de son corps vénérable, porte sur sa face gauche au premier registre, les images sculptées de six apôtres, avec, au même niveau, à la première place, la représentation habilement sculptée de la Vierge Marie ; au second registre au-dessus, les douze signes du zodiaque se trouvent dans cet ordre […] Au registre supérieur – le troisième – se trouvent les images des vingt-quatre vieillards avec ces vers gravés au-dessus de leur tête […] Du côté droit de la châsse, au premier registre, etc.64.
L’auteur se livre à une véritable exploration du sanctuaire et ses descriptions sont d’autant plus précieuses que l’abbatiale a été endommagée au fil du temps, que ce soit lors des croisades albigeoises ou pendant les guerres de religion. De cette châsse, par exemple, il ne reste rien. Aussi le Guide constitue-t-il un document exceptionnel en matière d’art sacré.
Au goût de l’auteur pour la précision s’ajoute un souci pédagogique de concrétisation et d’expressivité. Il affectionne pour ce faire la figure de la comparaison qui permet de rapprocher ce qui est éloigné et de rendre familier ce qui est étranger ou nouveau. Ainsi, les rinceaux de fleurs sculptées qui ornent la face droite de la châsse de saint Gilles sont-ils comparés à la vigne, sa partie supérieure rappelle « les écailles de poissons », et les cristaux de roche placés au sommet affectent « la forme de pommes et de grenades ». Ce principe récurrent trouve une belle illustration lors de la description de la basilique de Saint-Jacques dont le plan donne lieu à une image très belle, très éloquente et fort bien adaptée au cadre :
L’église comporte neuf nefs dans sa partie inférieure et six dans la partie haute, et une tête (caput) plus grande que les autres où se trouve l’autel du Saint Sauveur, une couronne (lauream unam), un corps (corpus) et deux membres et huit autres petites têtes65.
La « tête » figure la chapelle centrale, la couronne de laurier le déambulatoire (il s’agit là d’une image originale, car le terme ne se retrouve pas ailleurs), le corps figure la nef de l’église et les membres les bras du transept. La métaphore corporelle témoigne d’une volonté de décrire le lieu d’une façon simple et évidente.
L’étude des haltes du chemin nous a conduits bien au-delà du pèlerinage et de sa vocation sainte. Elle a permis d’appréhender ce qu’est l’espace pour un homme du Moyen Âge. Le cheminement avec ses étapes est tout à la fois un espace concret et matériel, un espace politique et institutionnel et un espace symbolique avec ses lieux ecclésiologiques qui affirment le pouvoir ici-bas de l’Église et des princes. Dans ce cadre prédéfini, s’inscrit l’histoire des sociétés avec ses cités, ses églises, ses sanctuaires, toutes liées à la construction progressive et encore balbutiante d’un état espagnol où la géographie est investie d’une fresque épique.
Si le cinquième Livre du Codex est un guide pour les pèlerins, il leur montre aussi et surtout une voie où la foi est indissociable d’une lutte contre l’Infidèle à laquelle les peuples de France et d’Espagne sont invités à participer sous l’égide de l’empereur Charlemagne et suivant son modèle chevaleresque. Le livre proclame la nécessité de cette unité dans le chapelet des étapes, pertinemment choisies, qui composent le chemin et que parachève le sanctuaire de l’apôtre. Le Guide est aussi un lieu d’expérimentation, celle d’une écriture soucieuse de donner à voir, qu’il s’agisse des créatures humaines étranges qui peuplent les contrées traversées, des miracles des saints dont les vies exemplaires sont rappelées à la mémoire, ou encore des merveilles de l’art sacré.