Qui sommes-nous désormais ? Des émigrants. Des étrangers. Ne pourrions-nous pas être simplement des nouveaux-venus comme on dit de celui qui vient au monde qu’il est un nouveau-né1 ?
Dans la perspective d’une étude de la manière dont l’écriture littéraire travaille à partir des représentations sociales de la migration, afin de donner accès à une « sociopoétique des migrations2 », les directrices de ce numéro évoquent la collection « Ces récits qui viennent », éditée chez Dacres à titre d’exemple de ces témoignages littéraires sur les migrations qui peuvent apparaître « comme l’expression des représentations sociales de ces événements ». Et elles proposent de s’interroger sur les manières dont ces témoignages contribuent « à la construction et à la consolidation de représentations sociales sur les migrations ». En tant que co-fondateur, avec Marie Cosnay et Daniel Senovilla Hernández, de cette collection qui a donné lieu à la parution de quatre ouvrages entre 2020 et 2022, j’ai donc opéré un retour analytique sur le travail éditorial et littéraire que nous avons fourni, afin de rendre compte de la manière dont nous avons tenté d’aider ces jeunes auteurs à obtenir un espace littéraire et éditorial et même un statut d’auteur, et donc, à ce titre, de prendre leur part à une sociopoétique des migrations. J’aimerais montrer en quoi cette collection a accompagné ces récits, de sorte qu’à la fois ils exposent les représentations sociales sur la migration (dans leur dimension documentaire) mais aussi les esthétisent (dans leur dimension littéraire).
D’un accueil à l’autre – Genèse d’un projet
Le 20 juin 2018, Philippe Aigrain et Marie Cosnay lancent l’appel « J’accueille l’étranger » :
Un peu partout en Europe, des partis fascisants promeuvent la haine de l’étranger. Ils prospèrent sur la faillite politique et morale de partis traditionnels qui croient les concurrencer en les imitant. En France comme ailleurs, un grand nombre de personnes accueillent et aident les exilés qui y sont parvenus, souvent en fuyant des violences et des crises dans lesquelles notre pays a, comme d’autres, de lourdes responsabilités. Partout où la rencontre avec les étrangers est rendue possible, partout où on ne les rend pas invisibles, où on ne tente pas de les priver de leur humanité par des maltraitances multiples et attestées, c’est la rencontre et l’amitié qui triomphent malgré des conditions souvent hostiles. D’autres, plus nombreux encore, souhaiteraient participer à cet accueil mais n’ont pas encore trouvé les moyens de le faire.
À chacun de nous de manifester, s’il ou elle le souhaite, que nous avons choisi le chemin de l’accueil de l’étranger. Il y aura mille façons de faire, mais nous vous en proposons une qui nous rendra visible comme peuple de l’accueil. Nous vous appelons, à porter, à partir du mardi 3 juillet 2018, un signe dont nous allons organiser, avec votre aide, la disponibilité massive. Il existera sous forme de badge et d’autocollant avec deux variantes, une avec un simple logo, et l’autre avec ce même logo et le slogan « j’accueille l’étranger ». Ce n’est pas le premier signe qui vise ce but et nous saluons tous ceux qui l’ont précédé, mais ne ratez pas cette occasion. Il ne s’agit pas d’une action ponctuelle, le 3 juillet 2018 n’est que le premier jour de ce qui doit être une manifestation continue du peuple de l’accueil3.
L’objectif de cet accueil est bien, dans cet appel, de contribuer à construire des représentations sociales alternatives au discours politique et médiatique dominant en France. Parmi ces « mille façons » de rendre visible ce « peuple de l’accueil », la littérature en est un. Marie Cosnay et moi travaillons ensemble depuis quelques temps ; elle a été invitée comme autrice à Poitiers à plusieurs reprises et nous préparons alors un ouvrage de recherche-création consacré à son travail, qui sortira début 2022 aux éditions L’Ire des marges : Marie Cosnay. Traverser les frontières, accueillir les récits4. Elle a déjà publié plusieurs ouvrages relatifs aux migrations et aux violences institutionnelles faites en particulier aux jeunes5 et cela va devenir central dans son œuvre avec Nos Corps pirogues6 et les trois volumes de Des îles publiés aux Éditions de l’Ogre respectivement en 2021, 2023, 2024 : Des îles (Lesbos 2020-Canaries 2021), Des îles (île des Faisans 2021-2022), et Des îles (mer d’Alborán 2023). Elle écrit dans le premier volume de Des îles : « Les histoires qui ont déjà voyagé sont mes préférées7. »
Elle a rencontré, dans le cadre de son travail relatif à ces textes, Daniel Senovilla Hernández, juriste au laboratoire Migrinter de l’université de Poitiers et fondateur de la revue Jeunes et Mineurs en Mobilité ; elle nous réunira tous les trois. Nous accueillons déjà tous chez nous des mineur·e·s isolé·e·s, nous participons aux actions collectives, nous constatons que ces jeunes ont écrit, avant, pendant et après leur parcours migratoire. Nous nous demandons que faire de ces récits spontanément écrits, qui font contrepoids à l’injonction institutionnelle aux récits faite à ces jeunes lors de leur arrivée en France. Nous réfléchissons ainsi à une autre modalité de l’accueil, un « j’accueille l’étranger » littéraire, éditorial.
La part éditoriale
Origine
Il y avait le texte de Stephen Ngatcheu. Nous l’aimions tous les trois. Il fallait en faire quelque chose, pour Stephen d’abord mais aussi pour l’ensemble des migrant·e·s et pour la littérature. Nous avions plusieurs hypothèses : continuer à publier ces textes dans le cadre de la revue créée par Daniel Senovilla Hernández, Jeunes et Mineurs en Mobilité. Dès son premier volume paru en 2015, la revue intègre une section « Paroles de jeunes », présentée comme suit :
L’objectif de cette rubrique est d’ouvrir un espace d’expression aux jeunes ayant fait l’expérience de la migration et favoriser leur appropriation de celui-ci en publiant leurs productions pouvant revêtir des formes variées (écrits, photos, dessins, vidéos, etc.) Ce faisant, l’intérêt est d’impliquer les jeunes migrants au cœur de la réflexion dont ils font l’objet pour s’extraire de l’écueil consistant à transmettre et diffuser des connaissances « par » les adultes et « pour » les adultes uniquement8.
Mais ces productions sont brèves (un poème, un récit d’une page, quelques photographies, les résultats d’un atelier collectif), d’une part, et concentrées sur la migration, en accord avec l’enjeu de la revue et du laboratoire qui l’édite (« Migrinter » pour Migrations internationales). Le numéro 4 de la revue, paru en 2018, intègre d’ailleurs quelques pages de ce qui deviendra Chez moi ou presque…
De mon côté, je suis en lien avec Ulrich Bounguili, qui a soutenu une thèse en 2018 sur Les Stratégies du rire dans l’œuvre d’Alain Mabanckou : poétique d’un contre-discours en postcolonie. Ulrich est devenu poète sous le nom « Le presque grand bounguili », il fait partie d’un groupe de poètes et poétesses gabonais·es qui ont publié un recueil collectif, Souffle équatorial aux éditions Dacres en 2019, et qui y créeront par la suite, en 2021, la collection « Les Powêtudes »9. Ulrich Bounguili nous met en lien avec la maison d’édition et nous commençons à collaborer avec Cheryl Itanda, auteur qui travaille aussi pour Dacres, qui accueille avec enthousiasme le projet de collection et va en devenir le directeur éditorial suite à la note d’intention que nous lui soumettons :
Nous savons, parce que nous avons été destinataires des textes, que plusieurs jeunes qui ont pris le chemin de l’exil ont, pendant leur traversée ou après l’installation en France, installation plus ou moins précaire, pris la parole. Ils ont raconté. Ils ont écrit. De la poésie, du rap, des œuvres littéraires singulières, après avoir été les héros collectifs d’un rêve qu’ils ont fait, ou dans lequel ils ont été pris.
Ils écrivent des sortes d’épopées maigres qui disent la mer, la nuit, les forêts de CEUTA. Ils ne racontent pas pour informer, pour communiquer ou pour convaincre, ils n’écrivent pas pour s’adapter aux questions, pour répondre de leur vulnérabilité, réclamée et mise en doute systématiquement par leurs interlocuteurs institutionnels. L’écriture est pour eux souvent thérapie, évacuation des pertes, remède contre la solitude et l’incertitude de la vie en exil, mais elle est aussi besoin de transmission et de création. Ils écrivent comme on écrit, pour vivre plus grand. Odes à la terre d’Afrique, récits d’épreuves initiatiques au désert et par la mer. Déceptions et dépressions d’après. Exaltation du trajet, de la vie qui va, chute d’autant plus grande.
Il nous a semblé, nous qui sommes engagés dans l’accueil, la recherche ou la littérature, que c’était une manière enthousiasmante et nouvelle de prendre en charge ces jeunes : accueillir leurs récits. Comment disent-ils le monde, le leur, le nôtre, celui qui est si mouvant malgré les murs ? Qu’est-ce que la façon dont ils mettent en forme leurs récits peut changer aux récits dominants contemporains ?
Nous avons imaginé une collection qui donnerait à connaître ces voix nouvelles. Ces voix qui viennent. Ces récits qui viennent. La collection à construire pourrait être un espace de recherche puis s’ouvrir, pourquoi pas, aux paroles de celles·ceux qui reçoivent ces jeunes dans leurs villes, villages, ces jeunes. C’est une chance de pouvoir compter sur les appuis universitaires mais nous pouvons imaginer une diffusion dépassant les milieux scientifiques et militants. Ce phénomène de jeunes en exil est documenté pour l’instant, mais il l’est par des journalistes qui recueillent la parole des jeunes en tant que « parole de migrants ». Ici, ce serait tout autre chose. Ce serait : comment, moi, Stéphane le Général, je raconte mon pays d’avant, mes attentes, mes analyses, mon nouveau pays. Comment j’en fais littérature.
Car il s’agit bien de faire littérature et pour ces auteurs et autrices, et de prendre acte pour cette collection de ce que ces récits peuvent apporter d’autre (de nouveau, de différent) à la littérature. C’est aussi ce que signifie le nom de la collection « Ces récits qui viennent »10.
Nous entrons alors concrètement dans le processus éditorial (septembre 2019-février 2020), avec un contrat (droits d’auteurs, partenariat avec Migrinter) autour du premier texte que nous avons, Chez moi ou presque de Stephen Ngatcheu, avec des dessins d’Eddy Vaccaro, qui paraîtra en mars 2020. Un sur mille de Mouhamed Sanoussy Fadiga paraîtra en novembre 2020, Sur le chemin de ses rêves de Baba Fotso Toukam Junior en octobre 2021 et Les Héros du quotidien de Dennis Kamerun en avril 2022.
Principes fondateurs
Nous souhaitions par ailleurs immédiatement nous inscrire dans une logique de collection, à la fois mettant en valeur et défendant la spécificité de chaque œuvre mais soulignant aussi la parenté et la complémentarité des œuvres au sein de la collection. Il fallait donc trouver un éditeur qui ne soit pas seulement intéressé par un « récit de migrant », entrant (sans qu’on soit certain que ce soit par humanisme ou par stratégie commerciale) dans la longue liste de ces récits régulièrement publiés11.
Nous avions par ailleurs le désir de passer par l’édition indépendante, afin d’avoir cette cohérence défendue par Thierry Discepolo dans La Trahison des éditeurs :
Aussi pertinentes que soient des idées pour un projet de transformation sociale, si l’on veut produire et diffuser des informations et analyses divergentes et qu’on ne maîtrise rien des canaux de diffusion, on participera surtout à nourrir, à la marge, une diversité de bon aloi en démocratie. Et dans l’idée de diffuser en masse des idées d’émancipation, si on compte sur les canaux médiatiques dominants, on renforcera d’abord le rôle social de ces acteurs majeurs du monde en place, sans faire la preuve qu’on peut s’en passer12.
Passer par un éditeur indépendant permettait ainsi de garantir une totale indépendance de nos choix éditoriaux et du rythme de publication… Il s’agissait aussi de faire en sorte que les ouvrages soient aisément disponibles en librairie ou sur commande, grâce au réseau de diffusion-distribution de l’éditeur. De notre côté, nous assumions, par nos propres réseaux (de chercheurs, d’éditeurs, d’écrivains, de militants hébergeurs…) d’assurer une forme de surdiffusion pour donner de la visibilité aux œuvres et aux auteurs.
Le projet était de faire reconnaître la dimension littéraire de ces récits, pas seulement leur valeur de témoignage de migration(s), d’où un nom de collection assez général, d’où la recherche d’un éditeur général et d’une diffusion qui s’appuie sur les réseaux militants ou de spécialistes de la migration mais ne se limite pas à ces contextes – même si le laboratoire Migrinter de l’université de Poitiers a été dès le départ, par la présence de Daniel Senovilla Hernández mais aussi en tant que laboratoire de recherche, un partenaire de choix.
Nous souhaitions par ailleurs qu’aucun des textes ne soit sollicité et que les textes n’aient pas besoin d’être « accompagnés » par cette forme d’« encadrement discursif » qu’a bien décrit Yagos Koliopanos au sujet de récits de femmes (prostituées), encadrement qui, sous couvert (sincère) de mettre en valeur (« embellir ») est aussi une manière de légitimer (« surveiller13 »), ces textes écrits par celles et ceux que Spivak nommerait des « subalternes14 ». On peut distinguer en fait deux types d’encadrement : l’encadrement énonciatif et l’encadrement discursif.
On peut parler d’encadrement énonciatif pour cet accompagnement par une autre personne, au moment de l’écriture ou de la mise en forme du texte, comme cela arrive souvent avec ces récits, les jeunes migrant·e·s ayant beaucoup écrit durant leur voyage ou après, mais sous une forme fragmentaire, parfois dans un français mal maîtrisé. La question s’est posée pour Sur le chemin des rêves. Nous avons hésité à publier le récit dans la mesure où il avait été « accompagné » (c’est le mot que nous avons choisi) par Claire Clouet. Mais nous avions convenu que ce serait unique.
On peut parler d’encadrement discursif sous la forme de postfaces ou préfaces, souvent rédigées par des auteurs ou autrices, chercheurs ou chercheuses, des sortes d’autorités qui ont pour rôle de soutenir et d’une certaine manière (même involontairement) de légitimer des écrits. Aucune préface donc pour introduire le récit, mais nous avons fini par penser qu’il serait intéressant que la genèse de Chez moi, ou presque… soit documentée, d’où la postface de Daniel Senovilla Hernández ; et nous avons également trouvé pertinent, en raison de l’horizon d’attente documentaire de ce type de récits, que Marie Cosnay rédige une postface soulignant à la fois son enthousiasme et la part de fiction des Héros du quotidien.
Le travail littéraire
Dans le travail opéré avec les auteurs, nous n’avions pas de ligne de conduite mais elle s’est peu à peu créée à la lecture des manuscrits et je la reconstitue ici après-coup car elle n’a jamais été formalisée.
La principale exigence que nous avions était de respecter les œuvres, c’est-à-dire de les accueillir dans leur différence, de nous méfier de notre propre moule normatif ou horizon d’attente du « littéraire ». De fait, nous sommes tous les trois passés par le moule normatif et nivelant du système éducatif français et nous sommes soupçonnables de ne plus être assez analphabètes15 ou barbares16 pour accueillir ces « récits qui viennent ».
Ainsi dans ce travail d’énonciation éditoriale17, nous avons tenté d’éviter la normalisation, de mettre devant le texte notre propre imaginaire littéraire de directeurs de collection, voire d’atténuer l’imaginaire littéraire (parfois stéréotypé) de ces auteurs d’un premier livre.
Cela s’est manifesté concrètement dans trois enjeux de ces textes, que je vais détailler rapidement : respecter et conserver leur dimension génériquement hétérogène (ces récits comprennent tous, à ce jour, une alternance de récit, de poèmes, de réflexions, de dialogues) ; ne pas les limiter à des récits de migrante·e·s ou de migration, permettre que trouvent leur place dans la structure d’ensemble des éléments sur leur vie dans leur pays d’origine, le voyage et l’arrivée en France, donc bien articuler la dimension plus documentaire et celle plus littéraire (même si cette distinction est à relativiser) ; essayer d’être ouverts à un vocabulaire, une syntaxe, un rythme (en particulier à travers la ponctuation) qui ne soient pas habituels, normés (donc qu’on pouvait même parfois considérer comme « fautifs » au regard des normes scripturales ou grammaticales du français standard).
Accueillir l’hétérogénéité générique et linguistique
C’est le mot « récit » qu’on a choisi comme nom de la collection, car il dit le narratif sans forcément le romanesque, sans forcément même la fiction, car il dit aussi la prédominance de la voix, le récit étant caractérisé, selon Dominique Rabaté par « l’exhibition au premier plan de [sa] voix narrative, plus ou moins théâtralisée18 ». Dans les quatre volumes parus, il s’agit d’un autoportrait, une écriture au « je » avec une voix narrative qui est à la fois le personnage et le narrateur, une dimension de récit autobiographique mais avec des réflexions plus générales, des poèmes…
Ainsi, dans Chez moi, ou presque…de Stephen Ngatcheu, ce qui nous a plu et ce qu’il a fallu préserver, c’est précisément l’hétérogénéité. Ainsi le récit s’ouvre sur une réflexion générale sur l’Afrique au présent de vérité générale (« En Afrique, les principales valeurs restent la famille et la tradition ») puis embraie sans transition avec une sorte de conte traditionnel à l’imparfait mais qui s’avère très vite être un possible récit métaphorique de la naissance, de l’enfance et du départ de son pays de l’auteur-narrateur. Après un retour à des remarques générales, le texte va laisser place à un poème au « je », puis à un récit à la première personne qui va devenir le fil conducteur énonciatif principal. Cette hétérogénéité présente dans l’ouverture se poursuit dans toute l’œuvre avec des poèmes en italiques :
Étranger hier, étranger aujourd’hui, étranger demain,
Migrant hier, migrant aujourd’hui, migrant demain,
Je suis le fils du vent, le fils des mers, le fils des océans.
Je traverse des pays, des frontières, l’infini19.
On découvrira et essaiera de mettre en valeur la même hétérogénéité dans Un sur mille, notamment en dispersant dans l’œuvre les évocations de la mère (en italique) qui étaient rassemblées dans la version initiale, mais également les réflexions métadiscursives à valeur généralisante et politique, en particulier dans les parties III et IV qui se situent en France. On a proposé un travail de mise en page, avec l’italique et un retrait d’un quart du pavé de texte pour rendre visible l’hétérogénéité générique.
Nous nous sommes aussi beaucoup interrogés sur la manière de laisser place à l’hétérogénéité linguistique, en particulier lexicale. Là encore, nous avons opté pour une diversité de manières de faire afin de ne pas figer le texte dans une forme de systématisme : ainsi les expressions camerounaises dans Chez moi, ou presque… sont parfois explicitées par une note de bas de page20, parfois juste placées entre guillemets21 ; dans Un sur mille, les mots de la langue soussou sont mis en italique, explicités par des commentaires méta-énonciatifs ou des parenthèses, car cela nous paraissait plus adapté au projet de Mouhamed Samoussy Fadiga dans l’hommage qu’est aussi cet ouvrage à sa mère et à sa langue. D’où le choix de la collection « littératures » de Dacres.
Accueillir la double dimension documentaire et littéraire
Comme une littérature politique ne doit pas oublier qu’elle est aussi littérature22, ces œuvres à forte dimension documentaire – et dont nous savions qu’elles allaient être reçues comme telles avant tout – ne devaient pas négliger la dimension littéraire ou, pour le dire différemment, devaient l’assumer. Parmi l’ensemble des récits qui ont transité par nous, nous n’avons retenu que ceux qui aspiraient à cette double dimension documentaire et littéraire23. Le modèle de couverture que nous avons retenu (à chaque fois une photo de l’auteur retravaillée en dessin), a souhaité rendre compte de cet équilibre, à la fois documentaire/autobiographique et stylisé, mis à distance par le dessin.
Si c’était un choix dès le départ, il s’est affiné et affirmé au fur et à mesure du travail, ce qui nous a conduits à réécrire la présentation de la collection (présente dans les pages de garde) pour la publication du quatrième volume de la collection, Les Héros du quotidien, qui passait un cap littéraire supplémentaire par l’ajout de personnages fictifs :
Affiliée à « Littératures de Dacres », la collection « Ces récits qui viennent » se propose d’accueillir des récits autour du processus des migrations. Les acteurs et actrices des migrations auront la parole. Il s’agira de prendre acte que ces récits peuvent apporter quelque chose de nouveau à la littérature et que la littérature peut apporter à ses auteurs une forme d’expression et de partage non conditionnée par les multiples enjeux de la vie en exil.
Affiliée à LITTÉRATURES DE DACRES en partenariat avec le laboratoire MIGRINTER (CNRS, Université de Poitiers), la collection CES RÉCITS QUI VIENNENT accueille des récits issus de processus de migration (géographique, sociale…) à la fois comme documents et comme œuvres, dans la conviction que le déplacement des corps peut aussi déplacer les formes du récit, que quand les personnes viennent, ce sont aussi leurs expériences et leurs manières de faire récit qui viennent et qu’ils nous offrent.
Concrètement, nos interventions ont consisté à atténuer parfois la dimension trop informative, voire didactique : en supprimant un sommaire (dans Un sur mille), en organisant en chapitres le texte qui se présentait souvent comme un flux (pour Les Héros du quotidien) en donnant des titres pas toujours explicites et qui structuraient les œuvres au niveau à la fois des espaces, des temporalités et des rencontres. Au fond, nous avons cherché à densifier (par la suppression de répétitions), à ce que la suggestion l’emporte sur l’explicitation, ainsi qu’en maintenant une dimension de « style en mouvement24 » comprenant une part d’inachèvement : à chaque fois les récits étaient des parties de textes en train d’être prolongés et nous avons laissé place à ces ajouts lors des échanges, de même que les fins étaient souvent ouvertes (en raison de l’insécurité de la situation des auteurs).
Dans cet équilibre souhaité entre dimension documentaire et littéraire, une grosse partie du travail a évidemment concerné les lieux, les étapes du parcours migratoire. Il s’agissait à la fois de vérifier les noms propres souvent juste entendus oralement, prononcés ou écrits différemment selon les langues des différents pays traversés, et en même temps d’organiser l’œuvre pour qu’elle ne porte pas uniquement sur ce témoignage d’un parcours migratoire.
Ainsi, dans Les Héros du quotidien, le récit se situe, d’abord, au Niger : « Agadez, première station des migrants subsahariens, petite ville célèbre, faisant la une de l’actualité de par sa position stratégique de base arrière des migrants et passeurs25. » ; puis, en Algérie, à Tamanrasset26, In Salah et Oran27 et enfin Maghnia28 ; au Maroc, à Oujda-Nador29 avant la traversée de la Méditerranée qui mène le protagoniste à Almeria en Espagne30. Dennis Kamerun a bien en vue de documenter les étapes de la migration subsaharienne vers l’Europe dont il sait qu’elle évolue avec le temps, comme l’indique cette note de bas de page :
De nos jours : les années 2010, date de l’écriture de ce texte. Nador, et la forêt du Gourougou a été, pendant environ dix ans, jusqu’en 2019, un lieu où les migrants attendaient, nombreux, de traverser cette frontière sud. Puis, cette route s’est déplacée vers l’océan atlantique et les Canaries, une des anciennes routes réhabilitées. De nouveaux trankilos se trouvent au Sahara occidental, à Laâyoune et Dakhla31.
Les étapes spatiales structurent donc l’écriture et documentent le récit de la migration, non seulement autour de parcours à la fois classiques et mouvants, mais aussi à travers des aspects peu connus, voire méconnus. C’est par exemple la description très précise de ce qui se dit sur, et se passe à, la frontière entre le Mali et l’Algérie, dans cette ville que l’ouvrage nomme « Tizawati32 » et qu’on trouve aussi documentée sous les noms de « Tin Zaouatine33 » ou Tinzaouten :
Les migrants interviewés à Gao, Kidal et Tinzaouten, qui venaient juste d’être refoulés d’Algérie, […] racontent avoir été obligés de vivre dans des cellules insalubres, entassés sur quelques mètres carrés, sous-alimentés (un morceau de pain et un litre de lait pour 5 personnes par jour). Les migrants racontent le véritable « engrenage » dans lequel ils sont pris, une fois arrêtés : de l’enfermement au refoulement. Ils sont transférés tous les dix ou quinze jours dans des camps qui se trouvent plus au sud, […] par groupes de 50 à 100 personnes. […] De Tamanrasset, les policiers algériens rassemblent les migrants par groupes d’une centaine de personnes et organisent des convois de « camions prisons », qui traversent le Sud algérien, et les « déversent » ensuite dans le no man’s land de Tinzaouten (à la frontière Algérie-Mali). Les témoignages font état de conditions de voyage très difficiles, plus de dix heures entassés les uns sur les autres, sans pouvoir demander un arrêt34.
Dennis Kamerun le décrit à plusieurs reprises comme l’enfer : « Tizawati ! oui, Tizawati. C’est en cet endroit perdu au cœur du Sahara que, dit-on, Lucifer et ses enfants furent précipités et condamnés pour s’être rebellés contre leur créateur35 », « lieu de résidence de Lucifer »36, avec, tout au long du récit, la crainte de se faire « refouler dans la redoutable tanière du diable : Tizawati37 » et la description de la « chairmania » qui a été très peu documentée38, et qui l’est aussi – plus encore – dans Sur le chemin de ses rêves.
Mais le cœur du projet de Dennis Kamerun réside dans l’expérience, les rencontres (Eden, Tino), les dialogues, les réflexions méta-énonciatives. Dans Sur le chemin de ses rêves, les étapes du parcours de migration issue du Cameroun sont décrites avec précision et assez proches, mais ce parcours est très secondaire (le premier tiers du récit se situe au Cameroun et le dernier tiers en France) car l’enjeu est beaucoup plus dans le parcours personnel.
Les titres ont été retravaillés avec chaque auteur en fonction du projet central, la dimension collective apparaissant nettement dans les ouvrages de Dennis Kamerun (Les Héros du quotidien) et de Mouhamed Sanoussy Fadiga (Un sur mille), le parcours étant plus individuel dans les récits de Stephen Ngatcheu (Chez moi, ou presque…) et de Baba Fotso Toukam Junior (Sur le chemin de ses rêves). Ainsi Chez moi, ou presque… avait pour titre initial Une promesse de général, en lien avec une phrase prélevée dans le récit et relative au voyage en mer qui est principalement effectué au chapitre II :
Je m’étais fait une promesse de Général : tous avaient peur de la mer, je serais le premier à entrer en mer et le dernier à en sortir. Tel était mon devoir39.
Après discussion, afin de ne pas mettre l’accent sur le récit de migration (qui n’occupe qu’une part restreinte de l’ensemble) mais plutôt sur la nouvelle vie en France, nous avons choisi avec l’auteur de l’intituler Chez moi, ou presque…, ce qui était déjà le titre du chapitre III, lui-même issu d’une phrase nominale clausulaire au sein de ce chapitre :
C’est donc par le plus grand des hasards que je me retrouvai en gare de Chambéry et c’est alors que je pensai qu’il avait simplement voulu se débarrasser de moi. Mais ce fut un mal pour un bien. Après vingt mois d’errance, j’étais chez moi, ou presque40.
Accueillir un rythme syntaxique
Si nous avons beaucoup travaillé sur la structuration d’ensemble, en particulier en chapitres, nous avons essayé de conserver un rythme syntaxique non habituel. Cela est sans doute dû à une non-connaissance de certaines normes grammaticales (en particulier l’absence de virgule entre le sujet et le verbe) de la part des auteurs. Ceci est d’ailleurs assumé, revendiqué par Stephen Ngatcheu qui écrit :
Je ne suis pas érudit. Je n’ai pas la parole facile. Je ne suis personne. Uniquement un frère qui a été comme vous. Qui ne peut rien pour vous, mais, avec l’aide de la parole de Dieu, j’écrirai, même si je n’ai pas suffisamment de mots, même si je dois tâtonner, même s’il devait m’arriver de transgresser parfois les règles de grammaire41.
Souvent dans les récits francophones, on rencontre ce que Lise Gauvin appelle une « surconscience linguistique », c’est-à-dire une « conscience de la langue comme lieu de réflexion privilégié, comme territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint » :
La notion de surconscience renvoie à ce que cette situation d’inconfort dans la langue peut avoir d’exacerbé et de fécond. Elle a l’avantage, sur celle d’insécurité définie par les linguistes (Labov la définit comme la conscience nette d’une norme et d’un décalage avec cette norme), de mettre en évidence le travail d’écriture, de choix délibéré que doit effectuer celui qui se trouve dans une situation de complexité langagière42.
Même si on peut estimer que cet inconfort est le lot de tout écrivain (on n’écrit pas si on est dans la littérature comme un poisson dans l’eau), chez l’écrivain francophone, c’est plus sensible, plus vif. Ce sentiment d’insécurité peut amener à deux attitudes scripturales non exclusives : une tendance à l’hypercorrection (écriture classique ou néoclassique, conforme aux normes) et une tendance à l’affranchissement plus ou moins conscient des règles). Nos auteurs étaient trop en insécurité pour oser l’affranchissement, mais pour des raisons en partie liées aux conditions d’écriture (ces textes n’avaient pas été écrits comme livres à venir mais comme des notes, un flux pris sur téléphone le plus souvent), leurs textes témoignaient d’une très faible proportion de ponctuation noire (points et virgules). Nous avons dès lors tenté, dans nos relectures, de préserver le rythme spécifique de leurs textes tout en assurant une lisibilité minimale mais où nos tendances ponctuantes normatives ne prenaient pas le pas. C’est resté le point le plus délicat pour nous concernant chaque texte.
Et il y a eu quelques épiphanies linguistiques, qui ont fait notre bonheur. Ainsi dans Un sur mille, on trouve écrit : « Cet homme aura beaucoup de succès auprès des femmes, il sera traité comme une star et tout le monde voudra lui marier sa fille43. » Rien d’agrammatical dans ce « lui » et pourtant quelque chose qui surprend dans cet usage, à la fois un peu archaïsant et oral. Nous l’avons gardé pour cela.
Quant au récit Les Héros du quotidien, ce texte à la fois nomade et sur le nomadisme, il s’ouvre par une sorte d’« invitation au voyage », un avant-propos à dimension théorique sur l’immigration comme moteur de l’évolution humaine, à la fois source d’espérance, aspiration à la liberté, symbole d’ouverture et de curiosité :
L’immigration est ancrée au cœur de l’humanité comme une source jaillissant d’espérance, poussant des générations d’hommes sous d’autres cieux, vers d’autres horizons, à la conquête de l’inconnue44.
On se souvient du « Voyage » de Baudelaire, qui se termine ainsi :
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
Du « fond de l’inconnu » à la « conquête de l’inconnue », c’est dans ce micro-déplacement d’une lettre que nous avons vu, avec Dennis, son apport, entendant dès la première ligne, en prolepse, l’intervention du personnage – qu’on sait fictif – d’Eden.
Conclusion – Suite ou fin ?
Les récits continuent à arriver, mais la collection est actuellement à l’arrêt. Le travail de direction de la collection, dans la relation avec les éditions Dacres et dans les échanges avec les auteurs s’est toujours parfaitement passé, mais Dacres a manifestement un modèle économique trop fragile pour pouvoir rémunérer les auteurs. Or ce que nous souhaitions avec cette collection, ce n’était pas seulement aider ces jeunes à trouver un espace d’expression mais aussi un statut, celui d’auteur.
D’autant que parmi les auteurs de la collection, deux d’entre eux en particulier, Stephen Ngatcheu et Dennis Kamerun, écrivent encore. Marie Cosnay écrivait déjà au sujet de Stephen Ngacheu dans Des îles 1 :
Stephen Ngatcheu a l’idée de raconter la succession des minutes qui font vingt-deux heures, la succession des minutes qui font les vingt-deux heures de son naufrage. Il faudra vingt-deux heures pour lire à voix haute le livre des vingt-deux heures, le livre des vingt-deux heures mettra son lecteur dans la position du naufragé qui se tient, pendant vingt-deux heures, d’une main, à la corde qui cercle le Zodiac. Qui de l’autre brandit hors de l’eau et plus haut que les flots un tout petit enfant.
Comment dire la durée, si ce n’est par la durée ? Je me souviens de tout, dit Stephen. Avant le naufrage, la mer démontée, les gros poissons, le Sénégalais a dit que c’étaient des dauphins, qu’on pouvait les toucher, qu’ils étaient inoffensifs. Deux fois déjà, dans son premier livre, Stephen a raconté le naufrage. Au passé composé une première fois, tout près de nous. Puis à la manière épique : prières, dieux, forces marines et passé simple. Enfin, il le réécrira une troisième fois, minute par minute. Lecteurs, nous sommes convoqués, ici, dans les vagues, sous leur grain et leur couleur, nous aurons nous aussi une crampe et de la main tiendrons la corde, cœur renversé, nous verrons précisément la couleur du tee-shirt du petit garçon à hisser au-dessus, envers et contre tout, celle de l’ourlet de l’écume, nous respirerons par le dos du dauphin et par le dos de la vague, le tout confondu45.
L’expérience de migration – de souffrance absolue, de désillusion devant l’absence d’humanité des pays d’accueil – ne s’arrête pas à un témoignage de « migrant·e ». Elle devient une expérience constitutive d’un rapport au temps (à la durée), à l’espace, aux autres, à soi-même, qui constitue le socle de nombreuses œuvres littéraires. Par le travail d’accueil de l’hétérogénéité lexicologique, syntaxique, générique, rythmique, cette collection a pris part (éditorialement, littérairement) à la « construction et à la consolidation des représentations sociales sur la migration46 » dans une démarche dont l’énonciation éditoriale relève de la sociopoétique.
Je ne dévoilerai rien de ces récits à venir, mais je sais déjà que la collection « Ces récits qui viennent » a permis que deux jeunes hommes émigrés s’autorisent à être auteurs, contribuant également à ouvrir ce statut hautement symbolique et parfois excessivement mythifié dans les représentations sociales.
