Variations des représentations genrées dans les Oraisons funèbres de Bossuet

Variations in Representations of Genders in Bossuet’s Funeral Orations

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1095

Résumés

Certes, Bossuet est tributaire de représentations de l’homme et de la femme, défavorables à celle-ci – il hérite ces représentations à la fois de la doxa et du dogme catholique. Or la rhétorique épidictique, propre au genre de l’oraison funèbre, suppose, pour le prédicateur, de dépasser cette dichotomie, et de brosser le portrait d’hommes, mais aussi de femmes extraordinaires, conformément à leurs origines aristocratiques ou au caractère exceptionnel de leur destin. L’article montre comment la poétique de l’oraison funèbre fait varier les représentations doxiques du masculin et du féminin.

Bossuet inherited both from doxa and catholic dogma representations of man and woman, which are unfavorable to the last one. Nevertheless, epidictic rhetorics, which is one of the aspects of funeral oration, supposes that the preacher exceeds this dichotomy and creates an image of extraordinary men but also women, according to there aristocratic origines or their exceptional destiny. This article analyses how poetics of funeral oration can change doxical representations of male and female aspects.

Index

Mots-clés

genre, e siècle, oraison funèbre, rhétorique, frontispice

Keywords

gender, 17th century, funeral oration, rhetorics, frontispiece

Plan

Texte

La représentation que le Grand Siècle avait des genres était défavorable à la femme. Cette représentation était amplifiée par la pratique religieuse1. Aussi, bien que Bossuet, l’un des plus éminents représentants de l’Église catholique de France, ne puisse pas être considéré comme misogyne, son regard sur le genre correspond-il assez fidèlement à celui de ses contemporains. Dans un passage des Élévations sur tous les mystères, il parle de la femme comme « une douce société » pour les maris, qui exercent sur leurs épouses un « dur empire » :

Il [l’homme] était supérieur par raison, il devient un maître sévère par humeur : […] la femme est assujettie à cette fureur, et dans plus de la moitié de la terre les femmes sont dans une espèce d’esclavage. Ce dur empire des maris, et ce joug auquel la femme est soumise, est un effet du péché2.

C’est dans ce contexte idéologique que Bossuet prononce ses dix oraisons funèbres, dont six ont été publiées du vivant du prédicateur. L’oraison funèbre est un discours de louange en mémoire d’un homme ou d’une femme illustre, impliqué(e) dans l’espace public, social et politique. Elle relève du genre épidictique, celui de l’éloge (et du blâme) : le prédicateur a charge de faire l’éloge des vertus de ces personnalités publiques, que ce soit un homme ou une femme. De fait, c’est le statut social du défunt ou de la défunte qui est nécessaire et suffisant pour construire l’éloge propre à l’oraison funèbre. Aussi les quatre femmes et les deux hommes auxquels Bossuet consacre un éloge ont-ils en commun d’être des personnalités publiques, en lien avec le pouvoir royal. Marie-Thérèse d’Autriche et le Prince de Condé sont des parents proches de Louis XIV : la première est son épouse, le second est son cousin. Henriette de France est reine d’Angleterre, et elle est aussi la mère d’Henriette d’Angleterre, première épouse de Monsieur frère de Louis XIV. Anne de Gonzagues de Clèves, princesse palatine, est la tante par alliance d’Élisabeth-Charlotte de Bavière, seconde épouse de Monsieur. Quant à Michel Le Tellier, son ascension sociale le conduit au poste de chancelier de France et à des titres de noblesse.

Aussi, si la structure rhétorique et énonciative de l’oraison funèbre est donc tributaire à la fois du discrédit porté sur la femme, l’orateur se doit-il de dépasser ces représentations propres à l’axiologie chrétienne et à la société du XVIIe siècle, afin de se conformer à l’éloge dû à des aristocrates proches du pouvoir, que ce soit un homme ou une femme.

L’oraison funèbre est à la fois une pratique sociale et politique, une actio, par laquelle la voix et les gestes de l’orateur rendent le discours plus convaincant, et rapproche son art de celui du comédien3 : elle s’effectue au cours d’une cérémonie officielle, au sens social marqué, qui constitue un hommage conjoint de la nation et de l’Église (c’est le pouvoir royal qui commande à Bossuet de prononcer ces discours d’éloge). Nous étudierons le parcours du discours adressé au discours édité, qui suppose autant de représentations sociales du genre, et de métamorphoses de celles-ci.

La pratique de la voix : pour une répartition énonciative du masculin et du féminin

L’ethos de celui qui est chargé de rendre hommage aux grands de ce monde est avant tout une construction rhétorique, tributaire d’une pensée ecclésiologique, par laquelle Bossuet rappelle que l’autorité est un privilège masculin. Une femme chargée d’annoncer l’Évangile est en soi un fait exceptionnel, comme le donne à entendre le Panégyrique de sainte Catherine, dont la thèse consiste à faire de la sainte un docteur de la foi chrétienne :

Mais je ne crains point d’assurer que c’est quelque chose encore de plus admirable qu’elle tienne rang parmi les docteurs, et que, Dieu unissant en elle, si je puis parler de la sorte, toute la force de son Saint-Esprit, elle ait été aussi éclairée pour annoncer la vérité, qu’elle a paru déterminée à mourir pour elle4.

Selon l’ecclésiologie de Bossuet, c’est à l’homme qu’est dévolu le privilège de la prédication. Il est celui qui maîtrise la parole biblique, convoquée comme un ressort d’autorité :

Écoutez comme il [Dieu] parle par la bouche du prophète Zacharie : Leur âme, dit le Seigneur, a varié envers moi, quand ils ont si souvent changé la religion, et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur, c’est-à-dire : je vous abandonnerai à vous-mêmes, et à votre cruelle destinée ; […]5.

Les discours rapportés s’imbriquent les uns dans les autres : comme archi-énonciateur, Bossuet rapporte les paroles de Zacharie, qui rapporte les paroles de Dieu ; grâce à la glose, le dialogisme fait boucle sur lui-même. Ce vertige énonciatif lie l’orateur au prophète, puis, à Dieu lui-même, dont il va chercher la brebis égarée. Nulle place pour le féminin dans cette représentation de l’autorité. Sur le plan moral, Bossuet tend à assimiler le féminin à l’erreur et à l’errance.

L’orateur est le détenteur d’une autorité morale. Il est autorisé à donner la parole à la femme, comme dans l’Oraison funèbre de la princesse Palatine (1685), la quatrième publiée par Bossuet : « […] elle [la princesse Palatine] crut, dis-je, que marchant seule dans une forêt, elle y avait rencontré une aveugle dans une petite loge » (p. 274). Ce récit symbolique du récit de la conversion de la princesse par elle-même s’ouvre sous le prudent contrôle énonciatif du masculin, grâce à l’incise « dit-elle ». Finalement, la parole est confiée à la princesse : « Et, dit-elle, il se répandit dans mon cœur une joie si douce et une foi si sensible qu’il n’y a point de paroles capables de l’exprimer » (p. 275-276).

Le prédicateur est aussi le symbole d’un pouvoir politique détenu par les hommes, il en est le symbole par délégation, en ce sens qu’il est le porte-parole du pouvoir royal :

Après avoir pleuré ce grand homme […], il [le roi] assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince ; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre (p. 370).

C’est à Bossuet que le roi commande à l’hommage de la nation à Condé, il lui délègue ses actes et sa parole (qui est à la fois celle de l’autorité et celle du sang), et le reconnaît ici comme digne de confiance pour cette mission. L’oraison funèbre suppose l’hommage d’un groupe social tout entier à un défunt ou une défunte. Elle joue donc sur les émotions collectives, qui sont aussi une représentation du corps social et des représentations du masculin et du féminin. Le destinataire du discours est alors un auditoire complexe.

L’apostrophe « Messieurs » constitue la forme la moins axiologiquement marquée de la présence de l’auditoire. Néanmoins, elle l’est fortement sur le plan de la représentation sociale du masculin et – implicitement – du féminin : elle désigne un auditoire qui ne serait composé que d’hommes, alors même des femmes étaient présentes, ainsi qu’on peut le constater sur les gravures de l’époque6. Même dans l’éloge d’une femme, le prédicateur s’adresse à un auditoire d’hommes, qu’il entretient des mystères de la mort à partir d’une figure féminine : « Et vous, Messieurs, eussiez-vous pensé, pendant qu’elle versait tant de larmes en ce lieu, qu’elle dût si tôt vous y rassembler pour la pleurer elle-même ? » (p. 161). Sur le plan énonciatif, la femme le cède à l’homme : la polyphonie dans les Oraisons funèbres renvoie à la place socialement minorée à laquelle l’homme veut cantonner la femme dans l’espace public7.

Le lexème « Mes frères8 » présente la particularité d’englober à la fois le clergé et les fidèles. Grammaticalement, le masculin domine, et la forme « mes frères » peut également contenir les femmes présentes dans l’assemblée. Or le masculin est symboliquement en position avantageuse, et correspond aux préjugés sociaux du XVIIe siècle sur les femmes, vues notamment par l’Église. Deux interprétations de cette apostrophe, différentes mais pas complètement contradictoires, sont possibles. D’une part, la racine commune des termes « frères » et « fraternité » tend à dissoudre l’aspect masculin qu’implique le mot « frères » : « mes frères » est un vocatif à destination des hommes et des femmes de l’assemblée, utilisé dans un souci d’efficacité oratoire. Or sur le plan de la représentation sociale, le masculin et le féminin sont sur le même plan. D’autre part, le terme « frères » peut renvoyer symboliquement et socialement à une représentation du masculin dominateur et détenteur de l’autorité, et qui seul possède toute la dignité d’être instruit par le prédicateur lors des funérailles. Les éléments féminins se dissolvent dans les marques morphologiques du masculin. Toujours est-il que le masculin domine symboliquement et linguistiquement l’énonciation.

La captatio benevolentiae (l’ensemble des procédés par lesquels l’orateur capte l’attention des auditeurs) se réalise par la désignation d’un auditoire simple, grâce au lexème « Monseigneur ». Ce mot peut tout d’abord désigner un membre de la famille du défunt : par exemple, l’Oraison funèbre de Condé est adressée au fils du défunt. L’orateur peut s’adresser à la famille éloignée, comme dans l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre, qui est adressée à Condé, cousin germain du roi, lui-même beau-frère de la défunte. Des femmes sont présentes comme auditrices simples de Bossuet, par exemple Anne de Bavière, l’épouse de Henri-Jules de Condé, à qui s’adresse le prédicateur dans l’Oraison funèbre de la princesse Palatine (p. 291). Or c’est moins à Anne de Bavière en tant que femme qu’il parle, qu’à Anne de Bavière en tant que personnage public. Le statut social transcende l’appartenance au sexe féminin. L’Oraison funèbre de Le Tellier fait exception, avec un « Messeigneurs ». Une note marginale précise que ce destinataire complexe se compose de « Messeigneurs les évêques qui étaient présents en habit » (p. 309) : le seul pouvoir ecclésiastique est ici signifié. Ce lexème reste la marque de la déférence faite à la famille du défunt, mais il actualise aussi la suprématie phallocratique dans le triple champ politique, religieux et social. Le prédicateur convoque dans son discours le clergé présent, ce « corps de spécialistes religieux », compétents dans la « gestion des biens de salut9 ».

La religion au XVIIsiècle est une pratique sociale extrêmement présente et même dans certaines manifestations particulièrement courues par la société (c’est le cas des sermons de Carême), mais elle reste inextricablement unie à la pensée d’un au-delà que l’orateur a charge de montrer et de rendre présent à l’auditoire qui se trouve face à lui, en bas de la chaire. À cet égard, la prière est un comportement personnel et intime qui, dans le cas de l’éloquence de la chaire en général et dans celui de l’oraison funèbre en particulier, est un discours d’apparat. Sur le plan énonciatif, la prière peut avoir deux catégories de destinataire : Dieu, ou le défunt ou la défunte. L’oraison funèbre est un discours et – sur le plan social – un moment d’action de grâces de l’Église et de la nation française tout entière ; à ce titre, il est en priorité un appel collectif du peuple à Dieu, qu’il lui soit directement ou indirectement adressé. Elle se donne comme prière pour la paix, comme dans l’Oraison funèbre de Henriette de France (p. 143). Elle peut aussi s’intégrer dans la construction d’un exemplum : « […] et quand vous songerez à vos devoirs, ne manquez pas de considérer à quoi vous obligent les immortelles actions de Louis le Grand et l’incomparable piété de Marie-Thérèse » (p. 239). Elle peut également prendre la forme d’une prosopopée, et s’adresser au défunt afin de le rendre vivant aux auditeurs :

Jouissez, Prince, de cette victoire, jouissez-en éternellement par l’immortelle vertu de ce sacrifice. […] Au lieu de déplorer la mort des autres, Grand Prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : […] (p. 409).

La référence qui va suivre au « troupeau » que Bossuet doit « nourrir de la parole de vie » renseigne sur la fonction sociale de la prière adressée au défunt dans l’oraison funèbre : les représentations et les répartitions sociales et genrées ne concernent pas le prédicateur. Son souci est d’assurer le salut de tous les chrétiens. Toutes formes de distinction semblent s’annuler dans la métaphore du « troupeau » en bas de la chaire.

Pratique de la cérémonie : la répartition des sexes dissolue ?

Bossuet conçoit ses discours comme moment d’une cérémonie où l’Église et l’État font mémoire d’un homme ou d’une femme illustre. Pour autant, on peut se demander si la représentation de la pompe funèbre, de la cérémonie funèbre dans le texte même du discours, ne contribue pas à dissoudre la répartition et la représentation du masculin et du féminin, écrasées par la majesté toute baroque de ce moment de la vie sociale et politique.

Les funérailles donnaient lieu à la création de grandioses pompes funèbres, dont le spectacle tient de l’événement mondain : « Tout le monde a été voir cette pompeuse décoration [la pompe funèbre de Condé]. Elle coûta cent mille francs à Monsieur le Prince d’aujourd’hui ; mais cette dépense lui fait bien de l’honneur10 ». Des livres décrivaient ces décors superbes11. Dans le Sermon sur la mort, dans un passage consacré à l’omniprésence de la mort dans la vie sociale des hommes, Bossuet évoque les réactions de l’assemblée lors d’une cérémonie funèbre :

On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l’a entretenu ; et tout d’un coup il est mort12.

Les funérailles se donnent ici comme pratique sociale, mais on ne peut pas y voir une quelconque représentation du masculin et du féminin, ce qui tend à mettre à mal le postulat initial de notre réflexion.

Pour le prélat, les funérailles sont au contraire un moment dans l’organisation du temps social où le peuple, où la société se rassemble – elle se rassemble symboliquement au moyen des grands de ce monde – pour célébrer un défunt ou une défunte. Ainsi, si l’on voulait prêter à Bossuet une réflexion sociopoétique avant l’heure, celle-ci ne porterait pas sur la représentation du féminin, mais sur la nécessité pour le prédicateur de rappeler l’humilité chrétienne aux grands de ce monde, quel que soit leur sexe : la pratique sociale de l’oraison funèbre est théologique. Le Sermon sur la mort tend à le montrer : « Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c’est que l’humanité : […]13. » Dans l’Oraison funèbre de Condé, Bossuet fait allusion à la pompe funèbre, qui – même selon les auditeurs – était particulièrement impressionnante :

Jetez les yeux de toutes parts : voilà tout ce qu’a pu faire la magnificence et la piété pour honorer un héros : des titres, des inscriptions, vaines marques de ce qui n’est plus ; des figures qui semblent pleurer autour d’un tombeau, et des fragiles images d’une douleur que le temps emporte avec tout le reste ; des colonnes qui semblent vouloir porter jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant ; et rien enfin ne manque dans tous ces honneurs, que celui à qui on les rend (p. 407-408).

Rien, dans cette représentation des funérailles, qui permette de dire que le traitement de la répartition sociale du masculin et du féminin fasse sens pour le prédicateur : l’ordre représenté dans l’oraison funèbre n’est pas de nature sociale.

L’axiologie chrétienne et biblique place le féminin sous la domination symbolique et énonciative du masculin. Mais cet ordre moral est mis à mal par le sens symbolique qu’il convient de prêter à la représentation de la pompe funèbre dans l’oraison funèbre elle-même. Dieu transcende tout, même les pratiques sociales ; le masculin et le féminin s’anéantissent devant le Créateur. La vanité est l’un des thèmes préférés de Bossuet. Aussi est-ce le motif du vide, du trou béant qui est mis en avant. Ce moment social de la célébration est paradoxalement celui « où la viduité est regardée » (p. 263) ; ni les privilèges de sexe ni les privilèges de classe n’ont plus la moindre valeur. Pour autant, Bossuet affirme que cet état de « viduité » n’est pas « un état de désolation », mais « un état désirable » où « on n’a plus à contenter que soi-même » (p. 263). Quel choc, pour un auditoire essentiellement composé de nobles habitués dans cette société de fastes qu’est la Cour ! Cependant, on peut analyser cette réflexion sous l’angle sociopoétique : Bossuet invite son auditoire à contempler dans son discours que les êtres humains ont « une même origine » (p. 164), dont la « viduité » est le motif symbolique. Le genre de l’oraison funèbre semble donc propre à faire bouger la répartition du masculin et du féminin.

Pratique du portrait : la perméabilité du masculin et du féminin

La perméabilité du masculin et du féminin implique une confusion des sexes qui, dans le cadre social de référence, serait scandaleuse. Mais la représentation sociale des genres dans l’oraison funèbre doit s’accommoder des nécessités du genre épidictique. Les femmes auxquelles Bossuet rend hommage sont dotées par le prédicateur de vertus traditionnellement associées aux hommes, notamment la force guerrière. La sociopoétique du genre met à mal l’image de « l’homme-suzerain » qui « protèg[e] matériellement la femme14 » pour mieux la dominer.

Condé est caractérisé par ces vertus, il est assimilé à Cyrus (p. 371) et à Alexandre (p. 372), son tempérament « ingénieux » et « habile » en fait un maître de « l’art militaire » (p. 386). Évoquant la bataille de Rocroi (p. 372-377), Bossuet est conscient de faire le récit d’une bataille que son auditoire connaît parfaitement : le récit épique reflète ici les sentiments collectifs d’union du royaume autour d’un héros national qui a lutté « pour le salut de la France » (p. 372). Or la femme aussi est représentée en chef de guerre qui défie ses ennemis, comme Henriette de France : « Elle marche comme un général à la tête d’une armée royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque toutes » (p. 133). Henriette d’Angleterre est qualifiée d’« héroïne chrétienne » (p. 177), qui brave « les tempêtes de l’Océan » (p. 179) en « [d]igne fille de saint Édouard et de saint Louis » (p. 179). Grâce aux éléments du style épique, Henriette de France et Henriette d’Angleterre deviennent des exemples d’héroïsme guerrier. La représentation que Bossuet donne d’elles est celle d’aristocrates qui ont le droit « de se battre15 », à l’instar des hommes. L’oraison funèbre permet presque – mais elle ne le fait pas – de faire d’elles des « garçon[s] manqué[s]16 ».

Henriette de France et Henriette d’Angleterre sont caractérisées par un talent d’union et de réconciliation. À cet égard, Bossuet les montre comme des contrepoints heureux aux conflits guerriers. Bossuet voit dans le protestantisme la raison pour laquelle l’Angleterre est une nation divisée : « C’est le mépris de cette unité [l’unité des chrétiens] qui a divisé l’Angleterre » (p. 128), écrit-il. C’est dans ce contexte que Henriette de France a joué un rôle de « médiatrice » au cours de « conférences secrètes » (p. 131), en vue de l’unification du royaume. C’est un rôle similaire qu’a joué Henriette d’Angleterre, lors de son ambassade auprès de son frère, le roi d’Angleterre. Elle est alors représentée comme diplomate, capable d’apaiser les relations entre la nation anglaise et son voisin français : elle est « le digne lien des deux plus grands rois du monde », dont elle est désormais l’« immortelle médiatrice » (p. 168). Elle fait preuve de talent dans « les affaires les plus délicates » (p. 168), qui relève de la réconciliation, de la diplomatie et de la justice. En faisant l’éloge funèbre de Madame devant la Cour de France, Bossuet rappelle le rôle politique de la défunte, en en faisant une figure d’union nationale qui déborde les privilèges que l’axiologie chrétienne reconnaît à la femme. Or d’un certain point de vue, le sens de la justice de Le Tellier est à rapprocher des motifs de l’union et de la réconciliation. Comme dans le cas de l’autorité ecclésiastique, l’autorité judiciaire est socialement une prérogative masculine au XVIIsiècle. Il est un « grand magistrat » (p. 312) dont le cursus honorum est exemplaire (p. 311). Il sait faire preuve de bienveillance et de sévérité, qui sont « les deux visages de la justice » (p. 334). À l’instar du prédicateur, garant de l’autorité religieuse – masculine –, Le Tellier tient son autorité de sa maîtrise de la parole : « Lui seul, disaient-ils [les factieux de la Fronde], savait dire et taire ce qu’il fallait » (p. 324). La modération n’est pas l’apanage du féminin17, mais celui du Chrétien, et à cet égard, elle permet une représentation perméable du masculin et du féminin18.

S’il est exact que, dans les Oraisons funèbres, la femme est représentée comme mère et comme épouse, le prédicateur fait bouger les lignes, du fait du caractère officiel de son discours, qui tend à dissoudre les frontières entre l’espace privé et l’espace public. Henriette de France et Henriette d’Angleterre sont elles-mêmes liées par les liens du sang, et Bossuet le rappelle au début de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre :

Elle, que j’avais vue si attentive pendant que je rendais le même devoir à la reine sa mère, devait être si tôt après le sujet d’un discours semblable ; et ma triste voix était réservée à ce déplorable ministère (p. 161).

Si les thèmes de la guerre et de la réconciliation font bouger les lignes de la représentation du masculin, la représentation de la vie privée se rapproche de l’image de soumission de la femme, selon les schémas du XVIIsiècle. La filiation se donne à la fois comme le fardeau et le privilège de la femme.

En honorant Henriette de France, Bossuet entend honorer « la mémoire d’une grande reine » (p. 112) : le prédicateur donne ici une représentation d’une chef d’état. Pour autant, c’est à partir du lexème « reine » qu’il développe l’image privée de la femme : elle est « fille, femme, mère de rois si puissants » (p. 112). Cette énumération ternaire se résorbe sur elle-même, fait boucle, et revient à l’idée de royauté, c’est-à-dire, d’une femme publique. L’image de la femme que construit ici l’oraison funèbre mêle la représentation sociale de la femme dans son cadre privé – conformément à l’axiologie catholique et à l’image que Bossuet propose dans les Élévations19 – et la vérité historique d’une femme qui a agi en faveur des relations entre la France et l’Angleterre. Pour autant, Le Tellier et Condé, figures masculines d’autorité, sont aussi associés à la représentation d’un cadre privé, dans lequel apparaît également le thème de la filiation. Or ce thème n’est plus lié au privilège d’engendrer, mais à la représentation de l’homme comme patriarche. Le Tellier est un « heureux vieillard » qui « jouit jusqu’à la fin des tendresses de sa famille », et devient alors « un autre Abraham » (p. 344). En tant que prince du sang, Condé est représenté comme un homme qui sait « gouverner sa famille », il est un « agréable père de famille » (p. 396). Sa valeur militaire contraste avec sa « tendresse » (p. 397) dans le cadre privé, et ne sont pas sans rappeler les Élévations et le Panégyrique de sainte Catherine.

Pratique du livre : les frontispices, entre représentation réaliste et représentation allégorique

Du fait des techniques de représentation des défunts, les frontispices20 des éditions originales des Oraisons funèbres actualisent un traitement du masculin et du féminin qui n’est pas réaliste, comme pour signifier la glorification des défunts dans la mort, qu’ils soient hommes ou femmes. La publication des Oraisons funèbres avec « Privilège du Roi » consacre ces représentations au niveau politique.

Oraison funèbre Marie-Thérèse d’Autriche

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Marie-Terese d’Austriche, Infante d’Espagne, Reine de France et de Navarre, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1683

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La représentation utilise à la fois des éléments référentiels et l’allégorie. La figure du tombeau est présente. On distingue également la reine décédée. Mais sa place (sur le tombeau), sa position (en prière, les mains tendues vers le ciel) et son aspect vivant, font signe vers une représentation du corps ressuscité. De part et d’autre du catafalque, on voit des figures humaines en larmes. On a affaire à une représentation complète, symbolique et allégorique de l’orchestration sociale du deuil. À l’instar du moment des funérailles, le catafalque est là, qui protège la dépouille de la reine, les vivants pleurent autour du cercueil (la douleur des auditeurs de l’oraison funèbre devient maintenant celles des lecteurs du texte de Bossuet). Enfin, le mode de représentation allégorique permet de figurer la résurrection de la défunte, figure qui par là même devient glorieuse, non pas de la même gloire que Condé, mais d’un retour vers le Créateur, un retour vers l’origine, dont on a vu qu’il appartient à la représentation du féminin.

Oraison funèbre de Condé

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Tres-Haut, et Tres-Puissant Prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, Premier Prince du Sang, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1687

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Le Grand Condé, héros national, est clairement identifiable à la droite de la vignette, et il l’était pour les contemporains de Bossuet. Il est escorté par la Victoire (au fond, sur la droite, on distingue une armée), qui le présente à l’Église. Aucun tombeau n’est présent (comme c’est le cas dans le frontispice pour l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche), le lieu semble être en dehors de tout lieu social identifiable ; la représentation est purement allégorique. Les deux figures féminines représentent les deux vertus que la société reconnaît à Condé : sa valeur militaire et sa piété. Elles ont pour fonction de rendre présents et visibles les qualités du cœur et celles de l’esprit, autour desquelles Bossuet construit son discours (p. 371). Surtout elles s’inscrivent dans la pratique éditoriale comme des valeurs transcendantes, grâce auxquelles la « gloire des âmes extraordinaires » (p. 370) est susceptible d’être célébrée. Le féminin a ici valeur de catalyseur social, en ceci que les deux figures allégoriques féminines sont la personnification des valeurs militaires et religieuses, fédératrices pour la société d’Ancien Régime.

L’approche sociopoétique de l’oraison funèbre, genre oratoire, peut être enrichie par les outils d’analyse du discours. L’énonciation a alors une valeur sociopoétique. Différentes pratiques sociales se donnent comme des reflets de la représentation du genre au XVIIe siècle. L’oraison funèbre est pourtant traversée par une tension entre les représentations sociales préexistantes et l’écriture épidictique. Les représentations sociales du masculin et du féminin dans l’oraison funèbre ne sont pas aussi cloisonnées que la pensée catholique pourrait le laisser penser. La structure sociopoétique de l’oraison funèbre tend à montrer l’idée que « [p]ar la rédemption du genre humain, le supplice d’Ève se change en grâce21 ».

1 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1998, p. 92-93.

2 Bossuet, Élévations à Dieu sur tous les mystères, dans Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, éd. Renaud Silly, Paris, Robert

3 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715, Versailles-Paris, Tallandier-Château de Versailles, 2015 ; voir

4 Bossuet, Panégyrique de sainte Catherine, dans Œuvres oratoires, éd. J. Lebarcq, revue et augmentée par Ch. Urbain et E. Levesque, Bruges-Paris

5 Bossuet, Oraisons funèbres, éd. Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1961 rééd. 1998, p. 128. Dans la suite, les

6 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715,op. cit., p. 98, 118, 124.

7 « Lorsqu’elles participent à un débat public, elles [les femmes] doivent lutter, en permanence, pour accéder à la parole et pour retenir l’

8 Dans l’Oraison funèbre de la princesse Palatine, on relève « Mes Chères Sœurs » (p. 278). Dans notre corpus, c’est un hapax.

9 Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12-3, 1971, p. 304.

10 Madame de Sévigné, citée par Jacques Truchet dans son édition des Oraisons funèbres de Bossuet, op. cit., p. 353.

11 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715, op. cit., p. 92-101.

12 Bossuet, Sermon sur la mort, dans Œuvres oratoires, op. cit., t. 4, p. 263.

13 Ibid., p. 265.

14 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », t. 1, 1949, p. 23.

15 Ibid., p. 306.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Le rôle joué par Henriette de France et Henriette d’Angleterre est actif et consiste à « [r]efuser la complicité avec l’homme » dans une société

19 Cf. introduction du présent article.

20 L’édition originale de l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche et de Condé (dont nous étudions ici le frontispice) est également visible et

21 Bossuet, Élévations sur tous les mystères, op. cit., p. 327.

Notes

1 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1998, p. 92-93.

2 Bossuet, Élévations à Dieu sur tous les mystères, dans Élévations sur les mystères, Méditations et autres textes, éd. Renaud Silly, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017, p. 327.

3 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715, Versailles-Paris, Tallandier-Château de Versailles, 2015 ; voir notamment Francis Assaf, « Oraisons funèbres et pamphlets à la mort de Louis XIV », p. 82-91.

4 Bossuet, Panégyrique de sainte Catherine, dans Œuvres oratoires, éd. J. Lebarcq, revue et augmentée par Ch. Urbain et E. Levesque, Bruges-Paris, Desclée-De Brouwer et Cie, 1926, t. 3, p. 549-550.

5 Bossuet, Oraisons funèbres, éd. Jacques Truchet, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1961 rééd. 1998, p. 128. Dans la suite, les références à cette édition de référence seront faites entre parenthèses.

6 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715, op. cit., p. 98, 118, 124.

7 « Lorsqu’elles participent à un débat public, elles [les femmes] doivent lutter, en permanence, pour accéder à la parole et pour retenir l’attention […] », écrit Bourdieu (La Domination masculine, op. cit., p. 65).

8 Dans l’Oraison funèbre de la princesse Palatine, on relève « Mes Chères Sœurs » (p. 278). Dans notre corpus, c’est un hapax.

9 Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12-3, 1971, p. 304.

10 Madame de Sévigné, citée par Jacques Truchet dans son édition des Oraisons funèbres de Bossuet, op. cit., p. 353.

11 Gérard Sabatier et Béatrix Saule (dir.), Le Roi est mort. Louis XIV – 1715, op. cit., p. 92-101.

12 Bossuet, Sermon sur la mort, dans Œuvres oratoires, op. cit., t. 4, p. 263.

13 Ibid., p. 265.

14 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », t. 1, 1949, p. 23.

15 Ibid., p. 306.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Le rôle joué par Henriette de France et Henriette d’Angleterre est actif et consiste à « [r]efuser la complicité avec l’homme » dans une société où « toute l’histoire a été faite par les mâles » (ibid., p. 23). D’un certain point de vue, l’image de la femme forte dans les Oraisons funèbres de Bossuet déconstruit l’image de la femme comme un « être-perçu », produit d’une histoire androcentrée (Pierre Bourdieu, La Domination masculine, op. cit., p. 70).

19 Cf. introduction du présent article.

20 L’édition originale de l’Oraison funèbre de Marie-Thérèse d’Autriche et de Condé (dont nous étudions ici le frontispice) est également visible et consultable sur Gallica.

21 Bossuet, Élévations sur tous les mystères, op. cit., p. 327.

Illustrations

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Marie-Terese d’Austriche, Infante d’Espagne, Reine de France et de Navarre, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1683

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Marie-Terese d’Austriche, Infante d’Espagne, Reine de France et de Navarre, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1683

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Tres-Haut, et Tres-Puissant Prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, Premier Prince du Sang, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1687

Frontispice de l’édition originale de l’Oraison funebre de Tres-Haut, et Tres-Puissant Prince Louis de Bourbon, Prince de Condé, Premier Prince du Sang, Sébastien Mabre Cramoisy, Paris, 1687

Citer cet article

Référence électronique

Nicolas PELLETON, « Variations des représentations genrées dans les Oraisons funèbres de Bossuet », Sociopoétiques [En ligne], 4 | 2019, mis en ligne le 13 novembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1095

Auteur

Nicolas PELLETON

CELIS, Université Clermont Auvergne

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