En 2006, une petite maison d’édition de la Haute-Provence publie un récit très bref, très dense, et très intéressant : L’Homme semence de Violette Ailhaud. Il s’agit du premier titre des Éditions Parole1, dont les propriétaires Jean Darot et Marie Clauwaerts se donnent pour mission de « donner la parole » à des écrivains de la Provence qui écrivent surtout sur cette région2. Sans se placer dans une position de rivalité avec les maisons d’édition parisiennes, dont ils ne possèdent ni les moyens financiers, ni le pouvoir d’influence, ils se proposent de faire connaître des bijoux que l’ombre de la tour Eiffel tend à ternir, mais qui séduisent par leur éclat dès qu’on y regarde de près.
La diffusion des œuvres qu’ils publient s’est faite (et se fait toujours) selon les habitudes de cette petite maison d’édition, qui fréquente les foires, les festivals, toutes sortes de manifestations en lisant quelques pages à ceux qui s’approchent de leur étalage : une méthode de travail non seulement contraire à la politique des grandes maisons d’édition, à gros budgets, mais singulière même par rapport aux petites. Quoi qu’il en soit de l’originalité de la diffusion commerciale qu’ils ont choisie, elle suffit aux Darot pour appâter le lecteur et vendre leurs ouvrages.
Cela a été le cas de ce petit récit de 37 pages, intitulé L’homme semence : il raconte l’histoire d’un village situé dans la Haute Provence, région qui, en 1851, lors du coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte, connut une révolte populaire, terminée dans le sang. Pendant les deux ans de guerre civile, dans le village où se passent les événements et qui n’est jamais nommé3, il ne reste plus que des femmes. Ce sont elles qui se chargent de continuer le travail de la terre, suppléant, autant que faire se peut, à l’absence des hommes. Mais il est un aspect de la vie qu’aucune femme ne pourra remplacer. Ainsi, un soir où le mistral souffle plus fort, et que plus fort se fait sentir dans leur chair le manque d’un homme, elles font un pacte : le premier individu de sexe masculin qui montera jusqu’à leur village en quête de travail sera l’homme de toutes. Il importe de continuer l’espèce et peut-être aussi de donner une apparence de normalité à un moment de fracture, de solitude et de sentiment d’abandon. Il importe surtout de résister avec des ressources toutes féminines4 à l’offensive d’un pouvoir illégitime. Les hommes ont été emprisonnés, tués parfois ; les femmes qui incarnent la révolte d’un peuple fier ne se laisseront pas assujettir, ne cèderont pas à la violence du plus fort : elles perpétueront l’espèce.
La femme qui raconte, Violette Ailhaud, avait seize ans à l’époque. Elle déclare dans la préface que la répétition de la même situation en 1919 l’a poussée à écrire cette histoire. Une note – paratexte5 attribuable à l’éditeur – révèle que l’auteure, morte en 1925, a laissé dans sa succession ce manuscrit, qui devait rester chez le notaire au moins jusqu’en 1952, pour que, entre les faits et la publication, s’écoulent au moins cent ans. Le notaire le remit ensuite à une descendante de Violette Ailhaud, nommée Yveline, alors âgée de 24 ans. Celle-ci le garda dans un tiroir encore un demi-siècle, puis en 2006 elle le soumit à Jean Darot, qui le publia.
Au fil des lectures publiques, l’auditoire a immédiatement aimé, voir adoré ce livre, qui a ainsi été diffusé par le bouche-à-oreille jusqu’à obliger l’éditeur à le rééditer plusieurs fois pour répondre à un engouement grandissant6. Après de nombreuses transpositions théâtrales, L’Homme semence en 2014 est devenu une BD, puis un film, Le Semeur, grâce à la mise en scène de Marine Francen ; mais on n’a pas attendu l’adaptation au cinéma pour voir émigrer ce texte à l’étranger, traduit en allemand, suédois, italien, espagnol, néerlandais, espéranto, occitan, anglais7.
Ce succès en termes d’exemplaires vendus et d’intérêt envers tout ce qui touche à cette histoire n’a toutefois pas été suffisant pour que la critique s’en occupe. Dans cette petite étude je me propose d’y remédier, en analysant la stratégie commerciale choisie par les Éditions Parole pour diffuser le volume, analyse qui doit nécessairement passer par une réflexion sur la paternité de l’œuvre.
Des hypothèses
L’histoire de cette publication aussi bien que le succès de l’œuvre ne pouvaient que susciter des questions : qui est Violette Ailhaud, a-t-elle écrit d’autres livres ? D’où vient cette auteure dont on ne sait rien ? Le problème est précisément qu’on n’en trouve aucune trace : la recherche dans les archives départementales des Alpes-de-Haute-Provence à Digne, chef-lieu de la région où se trouve Le Poil, n’aboutit pas8 ; bien que ce patronyme soit très courant en Haute Provence, aucun registre d’état civil de l’époque ne mentionne la combinaison Violette Ailhaud. Le recensement de la population du Poil entre 1919, date et lieu de la Préface, et 1925, date de la mort de l’hypothétique écrivaine, ne cite aucun Ailhaud9. De surcroît, parmi les hameaux du Poil, les actes ne nomment aucun endroit appelé « Le Saule Mort ». Beaucoup trop d’incertitudes s’accumulent autour de cette figure : a-t-on affaire à un pseudonyme ? Et alors, qui se cacherait derrière ce nom qu’aucun document n’atteste ?
Un journaliste, Vincent Quivy, qui le premier s’est intéressé à l’identité de Violette Ailhaud, dans un long reportage publié en deux parties dans la revue en ligne Slate.fr10, avance l’hypothèse qu’il s’agirait là d’un pseudonyme derrière lequel se cacherait l’identité de Maria Borrély11 : ayant préféré, vers la fin de sa vie, la voie mystique et la composition de poèmes d’inspiration religieuse, cette auteure n’aurait pas voulu voir son nom associé à cette histoire scandaleuse ; de là le choix d’un pseudonyme de la part de ses héritiers, soucieux de respecter sa volonté.
L’hypothèse est séduisante et, si on lit les livres de Borrély, on ne manque pas d’y trouver une certaine parenté. Outre les romans publiés de son vivant12, et les œuvres posthumes13, elle a laissé des inédits, dont les manuscrits sont déposés dans les archives de Digne. Rassemblés dans quatre fichiers, à côté des différents tapuscrits des livres qu’elle a publiés, on trouve plusieurs inédits14, parmi lesquels « 28 histoires merveilleuses ». La dernière, intitulée « Le tombeur de chênes » raconte l’histoire d’un homme avide et méchant, dont l’unique occupation est d’abattre des chênes et d’adorer son argent. Il sera puni par les éléments et finira par devenir fou. Ce récit, qui semble le contrechant de L’Homme qui plantait des arbres de Giono, est, comme tous les autres de Borrély, pourvu d’une morale édifiante.
Lorsqu’on s’attarde sur la description des habitants de ces montagnes, on est frappé par un trait que Borrély partage avec Giono, mais dont on ne trouve pas trace dans L’Homme semence : leur méchanceté jalouse. L’homme qui plantait les arbres exerce sa mission presque en cachette, parce que, dit Giono, « si on l’avait soupçonné, on l’aurait contrarié15 ».
Un manuscrit de Maria Borrély intitulé Le Don est peut-être l’histoire qui présente le plus de points de contact avec L’Homme semence : il raconte l’histoire d’une figure christique, Micha, qui arrive dans un village de la Haute Provence pour y dispenser ses bienfaits. Mais il est bientôt très mal vu par les habitants, qui déversent sur lui la faute de leurs difficultés, dues notamment au manque d’eau. Contre celui qu’ils ont choisi comme bouc émissaire, les villageois en arrivent à incendier sa cabane et ses oliviers. De cet autodafé, surgit soudainement une source qui met fin à la pénurie d’eau, et le sacrifice de Micha réussit finalement à tarir la méchanceté de ce village. Il a semé l’amour, son don est arrivé à ceux qui en avaient le plus besoin, et il va donc finalement pouvoir partir.
Ce manuscrit pourrait en effet être une source de L’Homme semence, comme si son auteur s’en était inspiré pour écrire le versant positif et concret de cette histoire : d’une part la spiritualité d’un personnage qui passe de village en village pour semer l’amour, de l’autre le côté bien plus concret d’un homme qui ne se refuse pas à un groupe de femmes pour réaliser leur désir de maternité. Spiritualité d’une part, sensualité de l’autre ; dans les deux cas un don. La sensualité présente dans L’Homme semence ne compromet d’ailleurs pas sa délicatesse : c’est un récit écrit avec une extrême finesse, dont les aspects concrets, matériels, ne tournent jamais à la vulgarité.
Maria Borrély aurait-elle pu écrire cette histoire ? Peut-être. Vincent Quivy fonde son hypothèse sur la base de ce qu’il croit être des similarités stylistiques (comme la prédilection pour l’asyndète, l’utilisation de termes dialectaux, l’antéposition de l’article aux noms de personnes), ou des analogies thématiques (comme la présence du vent, le féminisme, les métaphores liées au paysage).
Tout cela existe, c’est vrai. En lisant les romans de Maria Borrély, celui qui cherche l’identité de Violette Ailhaud perçoit peut-être un air de famille, mais comme peuvent se ressembler les écrits d’auteurs vivant dans un même endroit. Toute œuvre de n’importe quel auteur provençal regorge de dialectismes, et le vent, aussi bien que l’importance du paysage, se retrouvent dans une même mesure chez Giono comme chez Magnan, Proal, Chabaud et d’autres. En somme, ces éléments sont trop vagues pour prouver une paternité.
C’est en revanche l’essentiel qui manque : le style de Borrély se caractérise par l’abondance des dialogues, c’est à travers eux que l’auteure fait avancer l’histoire. Il suffit au contraire d’ouvrir L’Homme semence, pour trouver une écriture compacte, pleine, là où les pages de Borrély sont trouées de blancs, aérées par des discours directs et de fréquents alinéas. L’Homme semence n’a pas le même rythme que les romans de Maria Borrély16.
Chez Borrély, aucune trace non plus de l’audace d’Ailhaud : le climat moral qui connote en profondeur la prose de Borrély caractérise ses personnages ruraux sur lesquels l’auteure jette un regard plein d’indulgence ou de condamnation et qui, avec quelques passages édifiants, est comme la marque d’une époque. La prose de Borrély est datée. Celle d’Ailhaud aussi, mais l’époque n’est pas la même.
Il ne paraît enfin pas vraisemblable que les héritiers de l’écrivaine, après avoir tant fait pour promouvoir ses œuvres, y compris la déposition de ses manuscrits dans les Archives de Digne, à la disposition du public, ne se manifestent pas pour revendiquer le succès de ce récit.
Un récit contemporain
Les doutes qui enveloppent la figure de l’auteur, et que l’enquête de Quivi est loin de résoudre, finissent inévitablement par rejaillir sur le manuscrit retrouvé. Plus qu’une histoire vraie, ce manuscrit a toutes les caractéristiques d’une belle œuvre de fiction, où convergent des thèmes liés à un territoire (la Provence) dans un moment précis de l’histoire (le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte), et des éléments d’universalité qui transposent les faits de ce récit dans un temps mythique, à une époque hors de l’histoire où ce sont les pulsions primordiales de l’humanité qui donnent le ton. L’incipit du texte en témoigne de façon plus qu’évidente :
Ça vient du fond de la vallée. Bien avant que ça passe le gué de la rivière, que l’ombre tranche, comme un lent clin d’œil, le brillant de l’eau entre les iscles, nous savons que c’est un homme. Nos corps vides de femmes sans mari se sont mis à résonner d’une façon qui ne trompe pas17 […]
C’est un incipit polysémique qui fonctionne à plusieurs niveaux : du point de vue strictement linguistique, le sujet impersonnel « ça » renvoie implicitement à une idée ou à un objet mais de manière générique, en affichant son indétermination18. Le pronom revient deux fois, puis on nomme l’ombre et ce n’est qu’à la fin de la deuxième phrase, après que le « ça » et « l’ombre » ont traversé la terre, que le lecteur saura qu’il s’agit d’un homme. Un point sépare ce qui vient après l’expression « nos corps de femmes » en mettant l’un en face de l’autre les protagonistes de cette histoire unis par une ligne de continuité assurée par la terre.
Mais de même que les femmes sont réduites à être des « corps vides » qui résonnent, de même l’homme est d’abord un « ça » ; le sujet générique renvoie aussi, à un niveau de lecture plus abstrait, à une composante essentielle de la personnalité (avec le Moi et le Sur-moi) que Freud définit par ces mots :
[Le ça est] la partie obscure, impénétrable de notre personnalité […] Seules certaines comparaisons nous permettent de nous faire une idée du ça ; nous l’appelons : chaos, marmite pleine d’émotions bouillonnantes. […] Il s’emplit d’énergie, à partir des pulsions, mais sans témoigner d’aucune organisation, d’aucune volonté générale ; il tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir19.
Ce qui monte du fond de la vallée est tout d’abord un instinct, au point que parler d’hommes et de femmes n’est qu’une nécessité épisodique et que les rôles seraient interchangeables sans que le sens en souffre (la société, elle, aurait en revanche réagi scandalisée). Ce qui importe, c’est leur fonction complémentaire et le penchant qui les pousse les uns vers les autres. L’instinct d’abord, et puis l’homme, la terre, les femmes. Voilà les données essentielles qui s’imposent d’emblée grâce à un incipit qui fait débuter l’histoire in medias res.
Au niveau structurel, l’ordre non chronologique des événements invite à renoncer à la secondarité masculine vers laquelle cette histoire risque à tout moment de glisser : elle s’ouvre avec l’homme qui pointe à l’horizon, et c’est ensuite que la narratrice évoquera la solitude, la colère, et puis le pacte que ces femmes scellent entre elles. Placer l’homme en position initiale en souligne l’importance et lui fait dépasser le rôle de simple instrument.
La lecture de ce même incipit à la lumière des faits historiques qui seront racontés permet aussi de mettre en évidence la priorité de l’humain, de la logique émotionnelle de la personne sur l’engrenage pervers de la guerre, des droits de l’individu sur l’abus du pouvoir. C’est le terroir qui prend les armes dont il dispose pour défendre le territoire. Le choix que fait la narratrice de raconter en français cette histoire qui en réalité « s’est déroulée en provençal20 » a un but politique, qui ne se limite pas à la question de sa diffusion : c’est assumer la langue de République que cette révolte voulait défendre contre l’usurpateur.
En même temps, l’incipit superpose le temps humain et le temps mythique : dans l’avancée de l’homme qui « marche d’un bon pas » (HS, 7) et la perception des femmes pour lesquelles ce pas trop lent ne suit pas le rythme précipité de leurs cœurs, l’auteur métaphorise la marche d’un destin qui suit son cours sans tenir compte des exigences individuelles.
Ce constant dépassement du plan individuel vers l’universel est en effet l’emblème de l’histoire : le discours de la narratrice est choral, son « je » se confond avec le je de ses compagnes qui partagent le même destin. Chaque action décrite est immédiatement l’action de toutes. L’exemple le plus évident est le geste de Rose qui, pleurant de rage à la nouvelle du départ à la guerre de son fiancé, pare un épouvantail de son bel habit de mariée et le fait que toutes les autres, loin de l’en empêcher, s’associent à ses larmes (HS, 12).
C’est une choralité non massive, qui lie la singularité de chacune tout en la préservant ; et c’est en même temps une individualité, puisque c’est la voix chorale d’une région qui s’oppose, solidaire, à une loi inhumaine imposée par la guerre civile.
Les couples : je / nous, temps de l’histoire / temps mythique, terroir / territoire, patois / français, ne sont pas des oppositions : le deuxième terme comprend le premier, et même là où le conflit paraît évident, comme dans le couple terroir / territoire, on a affaire à un faux antagonisme. Il est en effet presque paradoxal de voir « ces villageois dont le français n’est pas la langue première, [prendre] les armes pour défendre la loi21 ! » de la République.
Partout, l’antagonisme oppose deux réalités complémentaires qui tendent à l’harmonie d’un équilibre assuré par une sorte de conciliation des contraires, comme le sont l’homme et la femme, différents mais unis justement parce qu’opposés. Le conflit apparent est l’un des thèmes dominants de ce court récit22.
Je m’attarde encore un instant sur les germes d’universalité qui parcourent le texte. On ne trouvera rien au niveau linguistique : aucune maxime, aucune sentence, ni, ce qui est plus surprenant pour une femme tout imprégnée de culture paysanne, aucun proverbe ! Mais son discours est universel dans la mesure où l’histoire racontée fait directement appel à des instincts primordiaux. L’universel réside dans le dialogue constant que le texte crée entre l’individu et le groupe, entre les émotions d’une nature féminine en éveil, et un pacte rationnel visant à la préservation de l’espèce. L’invraisemblance de la situation – il est peu crédible que pendant deux ans personne ne soit venu jusqu’au village – rend cette impulsion encore plus saisissante. Tout un discours sous-jacent touche aux fondements de notre être au monde : l’instinct, les remous primordiaux qui visent à la préservation de l’espèce et font de nous un simple maillon de la chaîne des vivants.
S’il faut croire à l’affirmation de Bruno Blanckeman selon laquelle les écrivains d’aujourd’hui « étudient, en actualisant ses données, ce que l’on appelait à l’époque de Madame de Lafayette la nature humaine, à celle de Balzac la comédie humaine, à celle de Malraux la condition humaine, ce que l’on serait en droit d’appeler aujourd’hui l’espèce humaine […]23 », force est de reconnaître que L’Homme semence représente bien son millénaire, ce début du xxie siècle : il cerne les « invariants ontologiques » qui émergent des « variables de la civilisation24 », et ne porte aucun jugement moral, même pas en passant, sur le fond audacieux de cette histoire.
Une femme vivant dans un milieu rural, au début du xxe siècle, pouvait-elle seulement penser à un homme comme à un semeur, simple outil de reproduction ? Oui, répond l’éditeur Jean Darot en citant, lors d’une interview, une enquête sociologique mentionnant une habitude singulière : les femmes n’ayant pas pu avoir d’enfants de leur mari allaient, une fois par an, chercher « ailleurs » le semeur qui les rendrait enceintes25. Pacte tacite dont personne ne parlait, et moins que toute autre celle qui avait recours à cet expédient hétérodoxe de maternité, condition essentielle de la place d’une femme dans la société. Auraient-elles jamais eu le courage de l’écrire, étant partie liée ? De cela, on peut franchement douter. Rien n’empêcherait, en revanche, quelqu’un qui sait écrire, et qui voudrait intéresser un large public à une histoire du terroir, d’exploiter la donne sociale en inventant une fiction insérée dans un contexte socio-historique plausible.
Une stratégie commerciale ?
D’ailleurs, il y a aussi lieu de se demander si le mystère qui entoure le texte et son origine est pour quelque chose dans le succès qu’il a eu : d’une part le fait qu’il est présenté comme une histoire vraie, de l’autre l’impossibilité de donner un visage à l’auteur sont de sûrs catalyseurs de l’intérêt du public. Walter Siti, écrivain italien de renom, déclarait en 2013 avoir vite compris « qu’on lisait avec plus d’intérêt si on comprenait que c’était une histoire vraie, que de véritables personnes avaient vécue26 ».
Inventer un hétéronyme27 que l’on reconnaît comme typique d’une région permet d’étayer la véridicité de l’histoire. Le lecteur est séduit par ce qu’on lui présente comme étant vrai. Mais le récit a sa valeur en soi, qui ne saurait disparaître en dévoilant un nom. Il faut reconnaître que dans L’Homme semence la plurivocalité, à savoir, dans le sens bakhtinien, l’intersection entre discours auctorial et discours des personnages28, est gommée par la présence d’un auteur fictif. Considérons l’auteur pour ce qu’il est dans cette histoire : le personnage qui prend sur lui la plurivocalité de l’histoire. Il y a donc une nécessité interne29 dans l’invention de Violette Ailhaud qui dépasse de loin la simple stratégie commerciale, probable point de départ de l’opération.
Étant entendu que Violette Ailhaud est un nom fictif, revenons donc à l’identité de l’auteur(e), en énumérant les données qui, par-delà son nom, semblent l’identifier :
- - d’abord l’époque contemporaine : sa prose, les thèmes choisis, la manière de les traiter dénonce une écriture de nos jours ;
- un flair certain quant à la manière de dépasser « l’indifférence du lecteur » ;
- l’amour pour la région, les champs, les villages, le plateau de Valensole, les monts qui l’entourent, le vent qui les balaye ;
- une description des natifs qui va vers l’universel : les personnages de ce bref récit sont autant les habitants d’une région précise que la quintessence de traits humains ;
- la convergence de thèmes et de styles que l’on retrouve chez beaucoup d’écrivains provençaux.
À partir de maintenant, je suis obligée d’abandonner le terrain de l’analyse littéraire pour aborder le champ des hypothèses, que je proposerai non sans quelque hésitation. Ce qui suit a donc une valeur toute relative, n’étant dû qu’à une intuition personnelle née de la convergence de tout ce que j’ai pu glaner dans le texte, le paratexte et le péritexte. Il ne faudra donc pas les considérer comme des preuves, plutôt comme de simples indices renforçant une intuition.
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à ce récit, j’ai échangé plusieurs courriels avec Jean Darot, le patron des Éditions Parole, maison fondée en 2005. Pendant l’été 2018, j’ai pu passer une après-midi avec lui et son épouse, et les interviewer longuement. Lui, plus disert, a révélé avoir choisi le monde des éditions de province dans les dernières années d’une carrière menée comme expert de communication dans les grandes entreprises, puis en travaillant dans une agence de publicité qui créait des journaux pour des sociétés comme Elf, Bouygues, Casino, RATP, Total et autres. Il a été l’« interprète » de gens aussi différents que peuvent l’être le grand chef d’entreprise, ou le dernier des ouvriers turcs qui ne parle même pas français ; ayant chacun leur histoire à raconter, il les a mises en mots : « et je me suis aperçu que je savais écrire » affirme-t-il.
Ensuite, il a été appelé par la direction du Parc naturel régional du Verdon, pour lequel il a travaillé depuis 2004 jusqu’à 2011, son travail consistant à promouvoir le Parc. Pour ce faire, il fallait s’immerger totalement dans la population, connaître leur histoire, écouter leurs récits, et distiller un produit de communication qui puisse être l’expression de leur culture. Il s’agissait aussi d’intéresser les presque 30 000 habitants du Parc à leur patrimoine historique, pour qu’ils puissent être les premiers témoins d’une culture renaissante.
Or Jean Darot et son épouse Marie Clauwaerts30, ainsi que les historiens de l’Association 1851, reconnaissent que la publication de L’Homme semence a donné une impulsion formidable à la connaissance de l’insurrection de 1852, épisode que les historiens considèrent comme fondateur de l’identité culturelle de la région.
On pourrait alors avancer l’hypothèse que ce petit livre soit la condensation d’un savoir absorbé au fil des lectures provençales et de la fréquentation d’un milieu de la part d’un couple aux démarches hétérodoxes, mais ayant un sens très aigu de l’écriture de qualité et de l’efficace communicative.
Et comme le diable se niche dans les détails, il y en a trois puisés dans le texte qui font penser à de bien bizarres coïncidences : le premier est le livre de Jean sur lequel s’arrête Violette et qui traite de la révolution belge de 1830 (HS, 25) : clin d’œil à une révolte populaire comme celle de 1852, ou à la patrie de Marie Clauwaert ? Peut-être les deux…
Le deuxième est le nom du promis de Violette, Martin, tué en 1851 (HS, 9-10). Dans les pages historiques sur le site du Parc régional du Verdon, vraisemblablement composées avec l’aide de Darot, on lit que : « Parmi les hommes de cette période, citons Martin Bidouré, l’insurgé fusillé à Aups lors de l’insurrection de 185131 ».
Le dernier concerne le rythme de la prose : dans L’Homme semence les phrases se succèdent par parataxe, elles sont souvent très courtes, et séparées par des points. Lors des énumérations, rarement la conjonction « et » introduit le dernier élément de la liste :
Personne depuis le février 52 n’est monté au village. Au début nous les avons attendus. Nous attendions de pied ferme les représentants de l’empire, de la morale, de la religion. (HS, 11)
Je prends, je mords, je frappe, je ne sais plus où je suis, je disparais, je perds conscience. (HS, 33)
Je savais que c’était son dû, son droit, sa liberté, son chemin. (HS, 37)
Les asyndètes marquent également le rythme d’une prose qui revient sous la plume de Jean Darot :
On découvre la mer en s’enfonçant dans ses flots, en en buvant le sel, en en affrontant la violence, en en lisant le récit fait de la succession infinie des vagues.
En savoir plus, se tenir au courant, c’est visiter le site Internet des éditions Parole (www.editions-parole.net), venir à notre rencontre, partager une soupe, ouvrir la porte de nos amis libraires32.
Rien n’est sûr à propos de cette Violette Ailhaud, et il n’est certes pas suffisant d’avancer une hypothèse en plus pour résoudre une énigme qui, sans un aveu et une prise en charge, le restera probablement. À la fin, demeure le parfum d’une terre émanant d’un nom, Violette, qui évoque la couleur des prés provençaux fleuris de lavande et de sauge, et en même temps devient jeu de mots à partir de l’italien pour lequel Violette sera d’abord vi-(h)o-lette (= je vous ai lues), œuvres de la Provence. Et de cette lecture féconde de la part de quelqu’un qui sait écrire est né L’Homme semence, un récit qui avait le but, pleinement réussi, de diffuser un épisode historique marquant la culture d’un territoire. Parce que cela aussi peut être la fonction de la littérature.