Dans le domaine des traditions orales, spécifiquement celui du conte, le discours prononcé par le conteur est un support des représentations sociales en vigueur. Par représentation sociale, nous entendons « l’image collective simplifiée et figée des êtres et des choses que nous héritons de notre culture, et qui détermine nos attitudes et nos comportements1 ». En tant que fait de société, la sexualité bénéficie également de certaines représentations sociales, qui varient d’une communauté à une autre, en fonction des codes et préceptes éthiques caractéristiques de chaque société. En Afrique, plus particulièrement au Cameroun, la sexualité est considérée chez certains peuples comme un phénomène normal et chez d’autres comme un sujet tabou, en fonction des aires culturelles, des représentations et des mœurs qui prévalent au sein de celles-ci. La présente étude, inspirée de la stylistique de l’expression de Charles Bally2, se propose donc d’interroger les paramètres énonciatif, langagier et stylistique liés à la poétique3 et aux modes d’expression de la sexualité. Elle s’appuie sur des textes de tradition orale, les contes en l’occurrence, dont l’aptitude à traduire la doxa et à exprimer les faits de société émanant de la communauté émettrice a déjà depuis longtemps été attestée et soutenue par des chercheurs avant nous4. Le recueil intitulé Contes d’initiation sexuelle de Séverin Cécile Abega, qui assemble des textes relatifs à la problématique de la sexualité dans les aires culturelles bantoues et sahéliennes du Cameroun, est donc pris comme support de cette analyse. L’examen de quelques récits y figurant – notamment Le Lépreux (T.1), La Belle-sœur du chef (T.2) et Le Couple sous le lit (T.3) du Sahel5 ; Evu Mana Bodo (T.5), Zama Ya Mebe’e (T.6) et Initiation (T.7) de l’aire culturelle bantoue6 – s’intéresse au choix des moyens d’expression qui caractérisent chacune de ces cultures ou civilisations. La stylistique de Bally permet donc de porter un regard attentif aux mots, aux expressions, aux outils de la langue et aux facteurs énonciatifs en rapport avec les effets qu’ils connotent. Le questionnement de ces différents procédés permet ainsi de comprendre comment se construisent les stéréotypes et représentations propres à chacune des cultures de ces communautés. Dans cette perspective analytique adoptée, trois faits stylistiquement pertinents retiennent notre attention dans le corpus constitué. Il s’agit notamment des repères spatiaux, de la caractérisation et des figures du discours qui en disent long sur le système de valeur et sur la posture idéologique relative à la problématique de la sexualité chez les Bantous et les peuples du Sahel au Cameroun.
Significativité des repères spatiaux et du cadre érotique
Les repères spatiaux sont les premiers outils hautement significatifs dans le corpus. Leur choix n’est donc point fortuit. Il émane d’un désir de traduire la posture idéologique du texte, en rapport à la thématique de la sexualité développée. C’est la raison pour laquelle leur structure (micro ou macro espace, espace clos ou ouvert), leurs occurrences et les connotations qui en découlent nous intéressent dans le cadre de cette analyse. Pour Pierre N’Da, les repères spatiaux s’avèrent d’ailleurs être des « opérateurs de lisibilité très importants de tout texte7 ». Ainsi, dans le corpus, la description et le choix des cadres érotiques opérés sont fonction des considérations sur la sexualité propres à la culture sahélienne d’une part et bantoue d’autre part.
Indices spatiaux, médiateur du tabou dans les contes du Sahel
Les indices relatifs au cadre spatial où se meuvent les personnages et où a lieu l’acte érotique dans les trois contes de la zone sahélienne sont légions. Le tableau récapitulatif suivant présente les plus significatifs d’entre eux, regroupés en deux grandes classes : les indices du cadre macrostructural et ceux du cadre microstructural.
Tableau 1 : Les indices spatiaux dans les contes sahéliens.
Le lépreux (T1) | Total occurrences (T1) | La belle-sœur du chef (T2) | Total occurrences (T2) | Le couple sous le lit (T3) | Total occurrences (T3) | Totaux | |
Cadre macrostructural | Village (2) p. 159, au bord de la route (1) p. 159, maison (1) p. 159. | 4 | Concession (5 fois) p. 153, 154, 156. Au marché (1) p. 155. Village (1) p. 156. | 7 | Concession (2) p. 161, 162. Demeure amis (1) p. 161. Lieu de ses forfaits (1) p. 162. La case (2) p. 161, 162. | 6 | 17 |
Cadre microstructural | Sur le lit conjugal (2 fois) p. 159, sur le lit (3) p. 159 | 5 | La chambre (5) p. 154, 155. Entre les mains (1) p.156. Dans le lit (3) p. 154,155. | 9 | Sous le lit (4) p. 161, 162. Le lit (2) p. 162. La cachette (3) p. 162, 163. Lit conjugal (1) p. 162. | 10 | 24 |
De prime abord, l’on constate que les indices du cadre macrostructural ouvert, qui structurent les contes T1, T2 et T3, sont supplantés par la présence d’autres indices spatiaux plus importants et plus expressifs, en relation isotopique directe avec la thématique de la sexualité. Ce sont les repères spatiaux du cadre microstructural (ou de l’espace restreint) où se réalise l’acte sexuel. Ils sont repérables dans les trois textes (moundang et peuls) de l’aire culturelle sahélienne par un répertoire de lexies riches en occurrences (24). Certains de ces repères microstructuraux tels que « lit », qui revient constamment dans les trois contes, sont mis en relation avec des prépositions circonscriptives telles que sous (sous le lit), dans (dans le lit) ou sur (sur le lit). Cette construction prépositionnelle ajoute alors une dimension plus circonscrite et plus dissimulée à l’acte érotique qui s’y déroule. L’emploi de la préposition sous (particularité du T3) vient souligner, à travers les sèmes « en bas », « inférieur » affectés à sa signification en contexte, le caractère fourbe, non épanoui et illégal de l’acte sexuel consommé. En rapport avec les sèmes génériques : « espace » « restreint » et « petit » qui caractérisent le vocable « lit » et d’autres repères complémentaires tels que « cachette », « lieux de ses forfaits » (p. 62, 63) qui appartiennent au même texte, cet indice vient suggérer et déterminer la thématique générale du conte qui est celui de l’adultère. L’abondance des indices microstructuraux atypiques (24 occurrences) qui caractérise les trois textes revêt dès lors une fonction expressive et idéologique importante. Elle suggère le tabou et traduit les connotations péjoratives qui entourent la question de la sexualité en contexte. Les repères microstructuraux de ces trois contes s’arriment ainsi aux différents angles thématiques sous le prisme desquels la problématique de la sexualité est abordée. Il s’agit d’un regard essentiellement réprobateur qui ne met en avant que le caractère vénal de l’acte sexuel, actualisé au moyen des thèmes tels que l’adultère, l’inceste, la violence sexuelle etc. qui sont tous des approches péjoratives de la sexualité.
Indices spatiaux et symboliques d’une sexualité éclose dans les contes bantous
Dans les contes bantous, les repères spatiaux sont tout aussi importants pour la compréhension de l’intrigue générale du conte et la détermination de la position idéologique du texte, par rapport à la problématique de la sexualité. La présentation du cadre spatial dans ces contes se fait également par le recours à plusieurs indices assez explicites pour déterminer l’appartenance socio-culturelle des textes8. À des proportions distinctes, trois catégories d’indices spatiaux sont mises en valeur : ceux des espaces naturels et sauvages, ceux de l’espace social habité, et ceux de l’espace intime restreint et clos.
Ainsi, dans « Evu Mana Bodo » (T4, p. 39-65), les indices se rapportant au champ lexical de la nature sont nombreux : la forêt » (20 fois, p. 40, 41, 44, 49, 50, 51, 58, 60), « l’espace » (p. 3), « les nuages » (2 fois, p. 39), « entre ciel et terre » (p. 39), « dans le sol » (2 fois, p. 39), « du sol » (2 fois, p. 43), « dans la brousse » (2 fois, p. 44,47), « dans les marécages » (p. 47), « sur la berge (1 fois, p. 54). Ces indices, qui renvoient également au cadre macrostructural où se déroulent les ébats de certains amants, revêtent, pour la plupart, une valeur symbolique et référentielle. La valeur symbolique s’explique par le fait qu’ils traduisent le caractère libre et naturel des procès de sexualité qui s’y déroulent par moment ainsi que l’importance anthropologique des lieux (la sacralité de la forêt en milieu bantou et, par implication, des actes érotiques dont elle est souvent le théâtre). La valeur référentielle quant à elle s’explique par le fait qu’ils permettent de marquer, de manière fort emphatique, l’appartenance de ce conte à l’aire socioculturelle bantoue.
En marge de ce champ lexical, l’on peut également identifier d’une part des indices spatiaux renvoyant au cadre social habité ou domestique où se déroulent des évènements sans grande importance à l’instar de : « derrière leur maison » (p. 53), « à travers le village » (p. 57). D’autre part, une troisième catégorie d’indices microstructuraux, présentant un cadre plus restreint, sont en rapport direct avec la thématique de la sexualité dans le conte. Elle regroupe un ensemble d’adverbes et de locutions prépositionnelles à l’instar de « à côté de lui », « à ses côtés », « partout », et des groupes nominaux compléments circonstanciels de lieu encore plus explicites tels que : « sous la couverture », « aux côtés de Evu », « sous le ventre de Evua ». Si les trois premiers indices microstructuraux ont pour but de situer la position d’Adzem Mama auprès de son amant la nuit, les trois seconds quant à eux décrivent explicitement le cadre où se consomme l’acte sexuel entre les amants.
Les occurrences des trois catégories d’indices spatiaux répertoriés dans le conte « Evu Mana Bodo » permettent donc d’aboutir à la construction du tableau récapitulatif et de la figure pyramidale suivante.
Tableau 2 : Statistiques de la répartition des indices spatiaux dans T4.
Indices textuels | occurences | total | |
Espace naturel sauvage | la forêt | 20 | 32 |
espace | 01 | ||
nuage | 02 | ||
Entre ciel | 01 | ||
Terre | 02 | ||
dans le sol | 02 | ||
sur le sol | 02 | ||
dans la brousse | 01 | ||
dans les marécages | 01 | ||
Espace social habité | derrière leur maison | 01 | 02 |
à travers le village | 01 | ||
Espace intime | à côté de lui | 01 | 07 |
à ses côtés | 02 | ||
sous la couverture | 02 | ||
aux côtés de Evu | 01 | ||
Sous le ventre de Evua | 01 |
À partir de la figure ci-dessus, il est possible de lire un lien hiérarchique entre les différentes représentations des espaces naturel, intime et social habités dans le conte. La différence statistique entre les indices se rapportant au cadre macrostructural naturel (32 occurrences) et ceux du cadre microstructural intime (7 occurrences) est frappante. L’abondance d’indices du cadre naturel liés aux scènes de sexualité permet d’envisager un rapport déductif entre le caractère épanoui, libre qu’on reconnaît à l’espace naturel (précisément à la forêt) et les faits de sexualité spécifiques à ce récit. De ce rapport, il se dégage donc une certaine représentation sociale de la sexualité : celle qui la considère non pas comme une réalité taboue et un sujet clos, telle qu’illustrée dans les contes T.1, T.2 et T.3, mais comme un comportement libre et naturel.
Dans « Zama Ya Mebe’e » (T5, p. 85-92) et « Initiation » (T6, p. 83), les mêmes indices sont présents. L’analyse permet de distinguer clairement la même catégorie et les mêmes proportions d’indices relatifs au cadre macrostructural naturel tels que « fleuve » (5 fois, p. 85, 88, 89, 90, 91), « rive » (p. 90), « sentier » (p. 89), « monde » (p. 87), « brousse » (p. 86) et les mêmes statistiques d’indices microstructuraux renvoyant au cadre intime à l’instar de « chambre » (2 fois, p. 87), « lit » (p. 87) dans T5 et « sur elle », « y » (p. 83), « en » dans T6.
Dans une perspective comparatiste, les repères spatiaux relevés dans les contes bantous et sahéliens offrent deux angles de lecture et deux approches idéologiques de la sexualité. La première dans laquelle la sexualité est décrite comme un fait naturel, un acte libre et épanoui se réalisant aussi bien dans des espaces ouverts qu’intimes est celle des contes bantous (T4, T5 et T6) caractérisés par l’abondance des indices spatiaux macrostructuraux. La seconde, où elle est appréhendée comme un acte pudique, un tabou, une déviance sociale appelée à se produire en marge du regard et des principes sociaux, est spécifique aux contes mundang et peuls du Sahel, caractérisés par la prédominance des repères spatiaux microstructuraux, restreints et clos.
Toutefois, bien que cette lecture des représentations sociales de la sexualité soit d’ores et déjà livrée par les indices spatiaux permettant de localiser les procès érotiques et d’inférer la symbolique des faits sexuels dans le corpus, ces indices à eux seuls ne suffisent pas à apprécier la poétique de la sexualité telle qu’elle se construit dans les contes des deux aires culturelles cibles de cette étude. La caractérisation, élément clé de cette construction idéologique, joue également un rôle fondamental.
Caractérisation et évaluation qualitative des personnages érotiques
La caractérisation des faits et des personnages dans les contes est généralement sous-tendue par la posture idéologique que le texte désire véhiculer en arrière-plan9. Elle est également liée aux rôles actantiels qui leur sont assignés dans le récit. Dans le corpus, deux types de caractérisation10 sont mobilisés pour présenter les actants des scènes érotiques des contes. Il s’agit notamment de la caractérisation méliorative dont la fonction est de vanter les attributs (physiques et moraux) de certains personnages présents sur la scène et la caractérisation péjorative dont le but est de mettre en valeur les caractères grotesques d’autres personnages. Sur le plan énonciatif, les deux types de caractérisation dans les six contes s’adossent à des objectifs11, des subjectifs (axiologiques)12 et des noms de qualité13. La typologie de ces subjectivèmes, utilisés à proportion inégale dans les différents textes pour évaluer les actants du point de vue de leur faire et de leur être, sont des éléments de construction idéologique qui font toute la différence entre les récits du Sahel et ceux issus de l’univers culturel bantou.
Caractérisation péjorative et figure de l’amant grotesque dans les contes sahéliens
Dans les contes du Sahel comme « Le lépreux » (T1, p. 159) ; « La belle-sœur du chef » (T2, p. 153-156) ou « Le couple sous le lit » (T3, p. 161-163), la caractérisation péjorative est le procédé principal sur lequel repose l’évaluation des amants. Elle participe ainsi à l’enlisement dans les textes des différents stigmates sociaux relatifs aux acteurs et personnages des pratiques sexuelles.
Ainsi, dans le conte T1 par exemple, cette caractérisation péjorative participe à la construction de l’image risible du mari cocu. Les subjectifs non axiologiques péjoratifs « outré », « trompé » et « bafoué » (p. 159) le montrent bien. L’utilisation de la caractérisation péjorative comme support d’évaluation et de stigmatisation des personnages est encore plus marquante lorsqu’il s’agit de décrire l’attitude de l’amant dans le texte T3 par des adjectifs axiologiques comme « violente colère », « indigné… » (p. 161) et ses attributs par les noms de qualité « ami perfide » et « ami infidèle » (p. 162).
Dans le conte T2 (p. 153-156), cette évaluation dépréciative porte plutôt sur les performances sexuelles des amants. Ici, est principalement prise pour cible de ce dénigrement la prétendue « belle-sœur du chef » dont l’être et le faire sont jaugés au moyen de l’adjectif péjoratif « fatigué » (p. 154).
Par la prédominance de la caractérisation péjorative mobilisée pour décrire les personnages centraux des scènes érotiques, la posture idéologique des textes du Sahel évoqués en amont se consolide. Celle-ci met en valeur la représentation sociale de la sexualité en tant que phénomène risible et tabou. Cette représentation se justifie et trouve son ancrage dans les textes du Sahel à travers la prétention des narrateurs à dépeindre de manière grotesque tous les actants liés aux pratiques érotiques au cours du récit. Par cette évaluation satirique des personnages, la morale des contes du Sahel fortement empreinte des valeurs traditionnelles locales se profile en arrière-plan. Morale dans laquelle le statut de l’amant est sévèrement réprimandé et critiqué, ce qui n’est par ailleurs pas le cas dans les contes T4, T5 et T6 provenant d’autres cultures.
Caractérisation méliorative dans les contes bantous : vers une sublimation des amants ?
Dans les contes bantous, la caractérisation joue également un rôle fondamental dans la présentation des personnages. Elle contribue à dresser leur éthopée tout en vantant leurs atouts exceptionnels. Elle participe à leur calibrage en fonction des valeurs culturelles en vigueur.
Ainsi, dans « Evu Mana Bodo » (T4), et « Zama Ya Mebe’e » (T5), contes ntumus, la caractérisation méliorative dominante permet d’évaluer de prime abord les atouts des héroïnes à la base de l’attirance physique et sexuelle dont elles sont la source. Participent ainsi à cette évaluation, d’une part, les adjectifs axiologiques utilisés pour décrire le corps séduisant de la petite Adzem Mama tels que « belle », « pleine lune » (p. 40), « beau », « joli petit corps » (p. 42), « agréable, très agréable », « bonne », « bonne et agréable » (p. 45). Même la présence d’autres formes d’évaluation péjorative telles que « capricieuse » « effrontée », « hardie », « orgueilleuse » (p. 40), « lamentable », « seule » (p. 42), qui la décrivent du point de vue de son faire et de son état psychologique, n’amoindrissent en rien la valorisation de ces attributs physiques. Au contraire, ces évaluatifs péjoratifs renforcent d’une certaine manière la féminité14 du personnage considéré dans le contexte africain comme un être faible, doux et sensuel certes, mais aussi capricieux, aux humeurs changeantes. D’autre part, les axiologiques mélioratifs « très jolies » (p. 85), « chaleureux » (p. 86), « extraordinaire » (p. 87) permettent de mettre en valeur les compétences physiques et morales de l’héroïne du conte T5, source du désir et de sa convoitise.
Puis, à un second palier des mêmes textes, la caractérisation méliorative permet également au lecteur d’apprécier les performances sexuelles et les attributs des hommes. C’est le cas d’Evu Mana Bodo, le héros éponyme évalué au moyen des adjectifs axiologiques mélioratifs « fier », « perspicace », « capable » (p. 44), « discerné » et « heureux » (p. 53). Par cet acte d’évaluation, un effet de sympathie est donc créé vis-à-vis du personnage.
La mobilisation d’une caractérisation méliorative dominante liée à la description de chaque amant dans les contes T4 et T5 traduirait ainsi un désir de les sublimer. Cette sublimation recherchée s’inscrit dans la droite ligne de la perspective idéologique des contes bantous dégagée dans les analyses précédentes, réservant à la sexualité une place importante dans les rapports sociaux et la considèrant ainsi comme un phénomène social normal.
De l’étude de la caractérisation effectuée sur le corpus, deux systèmes de représentation de la sexualité se profilent et se côtoient dans le recueil. L’une plus conciliatrice, plus tolérante, dépeint les partenaires sexuels sous un angle sympathique et considère le sexe comme une valeur15 et un objet de socialisation entre les individus des deux sexes. L’autre plus sévère, intolérante sur les rapports entre genres (homme/femme), ne conçoit la sexualité et les protagonistes qui l’exercent que sous l’angle de la perversion.
Dès lors, la caractérisation devient un procédé important de la poétique de la sexualité dans le recueil, en ce sens qu’elle présente les personnages qui la pratiquent du point de vue de leur faire et de leur être. Elle s’érige par conséquent en un facteur de lisibilité et d’interprétation profonde des contes du corpus. Toutefois, en dépit de son importance dans l’herméneutique des contes, la caractérisation n’est pas le seul fait stylistiquement pertinent qui définisse explicitement l’image et le rôle assignés à la sexualité dans les deux aires culturelles. Les figures de style, particulièrement suggestives à cet égard, ont une importance équivalente.
Figures du discours et image de la sexualité
Pierre Fontanier16 définit les figures du discours comme :
les traits, les formes ou les tours plus ou moins heureux par lesquels le discours, dans l’expression des idées, des pensées ou des sentiments, s’éloignent plus ou moins de ce qui en eût été l’expression simple et commune.
Les figures sont donc un écart par rapport à la norme langagière commune partagée dans chaque communauté linguistique. Dans notre contexte, elles renvoient à la manière propre à chaque narrateur-conteur de s’approprier des outils de la langue, de les réorganiser en fonction de ses compétences linguistiques et de son savoir culturel, d’exprimer des réalités de manière à produire un certain effet qui soit le reflet réel de sa pensée et de ses émotions17.
En effet, chaque communauté culturelle et linguistique possède sa façon d’exprimer et de représenter les choses, les phénomènes sociaux et les réalités du monde qui l’entourent. Ainsi, d’une culture à une autre, la manière de désigner ces réalités sociales au moyen des différents procédés de la langue et de les représenter dans le discours diffère. Et c’est généralement de ces modes d’expression préalablement établis par la communauté que les conteurs s’inspirent pour créer leur propre style. Les conteurs bantous et sahéliens du présent corpus ne dérogent pas à cette règle. Pour créer des énoncés atypiques fortement empreints de la doxa locale, ils se servent du matériau langagier, l’ordonnent de manière à traduire l’univers de croyance et à favoriser la lecture des représentations sociales de sa communauté dont il est le porte-parole18. Ainsi, dans le cas du présent corpus, trois principales figures du discours prolifèrent : l’hyperbole pour les contes sahéliens, la périphrase et la métaphore pour les contes bantous.
Hyperbole et satire de la sexualité dans les contes du Sahel
Le discours sur la sexualité dans les contes du Sahel repose principalement sur l’usage de l’hyperbole à laquelle viennent s’ajouter d’autres figures de construction, de sens, etc. Par hyperbole, Pierre Fontanier désigne ainsi :
La figure d’expression par réflexion qui augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu’elles sont, dans la vue, non de tromper, mais d’amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réellement croire.
Ainsi, dans le texte T2 « la belle-sœur du chef » par exemple, l’hyperbole19 est au service de la description des agissements grotesques du mari cocu, le chef, et de l’amant perfide, sa prétendue belle-sœur. L’extrait suivant permet d’ailleurs d’apprécier la manière dont les différents procédés de construction de cette figure sont mis en place dans le récit :
C’était le moment choisi par le visiteur pour livrer l’assaut le plus fougueux à l’épouse de son hôte. De l’extérieur le chef criait […] Chaque jour, des serviteurs empressés égorgeaient un poulet pour lui et lui apportaient à boire. Ils puisaient aussi de l’eau pour son bain. […] Ainsi cette visiteuse accueillie, régalée, traitée depuis une semaine comme sa belle-sœur, avec tout le respect, toute la cordialité, tous les égards dus à une alliée était un homme (p. 155) !
Ici, l’hyperbole ressort de la description des agissements démesurés du chef et de l’enthousiasme excessif de l’amant de son épouse, mis en relief grâce à des lexies et expressions isolées telles que « criait », « livrer l’assaut le plus fougueux » qui, du point de vue sémantique, expriment des faits au-delà de la réalité contingente20. La répétition de l’adjectif indéfini à valeur quantitative « tous » présent dans le même extrait renforce davantage cet effet de démesure et cette construction hyperbolique.
La même hyperbole, dominante dans « Le couple sous le lit » T3, est utilisée dans le but de mettre en valeur la fourberie du maître d’initiation vis-à-vis du berger. Elle peut s’apprécier dans l’extrait suivant :
Et quand il entendit les pas du maître du logis, il se leva précipitamment et se mit à vociférer […] l’homme le trouva en train de proférer des menaces présentant toutes les manifestations d’une violente colère. Il expliqua entre deux hurlements indignés que la femme avait eu l’outrecuidance de lui manquer de respect et qu’il avait violé le seuil de cette demeure amie pour l’incliner à plus d’égard (p. 161).
Ici, la construction hyperbolique repose notamment sur la présence des expressions marquées en gras dans l’extrait. Comme on peut le voir à la lecture du texte entier, les lexies et expressions « vociférer », « violente colère », « hurlements indignés » offrent des possibilités de sens qui vont au-delà de ceux imposés par le contexte énonciatif auquel elles appartiennent. Dans ce cas, l’exagération provient donc de l’excédent, de l’intensité suggérée par les procès décrits qui est largement au-dessus de celle définie par le contexte de leur énonciation.
La manière dont l’hyperbole est utilisée dans ces deux contes fait donc écho à la satire des mœurs visée par les textes. Elle sous-tend l’humour noir et traduit l’angle d’approche idéologique de la sexualité assortie aux systèmes de représentations sociales caractéristiques des sociétés sahéliennes ; rôle qu’assument aisément d’autres figures du discours dans les contes bantous.
Périphrase, métaphore et considérations du sexe en milieu bantou
Jean-Jacques Robrieux21 définit la périphrase comme toute figure de substitution qui exprime une idée de manière extensive, symbolique ou descriptive et par métaphore celle qui consiste à établir une relation d’analogie entre deux réalités sans outil de comparaison ou à transférer les caractères et les attributs d’un objet A à un objet B.
Dans les contes bantous du corpus, ces figures d’analogie et de substitution sont prégnantes. Elles définissent le domaine général des images dans les textes, en l’occurrence celui de la sexualité concerné par cette analyse. Le rôle de la métaphore et de la périphrase dans ce contexte est ainsi de traduire et d’exprimer les représentations sociales du sexe en milieu bantou, ossananga et ntumu en l’occurrence.
Dans « Evu Mana Bodo » (T4, p. 39-65) par exemple, la présentation des parties intimes des personnages et de l’acte sexuel proprement dit se fait au moyen de la périphrase. Les expressions périphrastiques suivantes en sont quelques illustrations : « la nudité de son père », « une sorte de chose énorme », « un membre de son corps » (p. 44) et « le joli petit corps de sa sœur » (p. 42). Toutes ces expressions sont porteuses d’une connotation neutre ou méliorative à l’instar du dernier groupe nominal, « le joli petit corps de sa sœur », qui célèbre l’anatomie féminine d’Adzem Mama.
Toujours dans ce texte, la périphrase est par endroits associée à l’euphémisme qui atténue le caractère animal, brutal de l’acte sexuel consommé entre protagonistes.
Illo Pogo et Mangono […] se plaisaient ensemble, ils se réchauffaient mutuellement (p. 39) ; Quant à Evu Mana Bodo et Adzem Mama, ils ne se quittaient plus[…] Adzem Mama […] désirait la chaleur de son frère Evua […] Elle s’approchait aussi nue que Evua lui-même et s’étendait doucement à ses côtés pour se pénétrer de la chaleur d’Evua […] Il trouvait lui aussi du plaisir à la chaleur de Adzem Mama […] Ce que leur père leur défendait se révélait agréable, très agréable […] Adzem mama préférait la chaleur de Evua […] elle se coucha sous le ventre de Evua ce jour-là […]. Au bout de quelques mois, Evua et Adzem Mama tous les deux se mirent à aimer la chaleur du mâle et de la femelle au point où ni l’un ni l’autre ne purent plus s’en passer même pour une seule nuit. Evu mana Bodo se mit aussi à la lutte, la lutte sous la couverture, avec Adzem Mama, ils la trouvaient bonne et agréable du plaisir du fruit défendu (p. 41- 45).
Dans cet extrait, les scènes érotiques marquées en gras sont désignées par différentes formules euphémiques comme « se réchauffaient mutuellement », « désirait la chaleur de Evua », « pour se pénétrer de la chaleur de… », « se coucha sous le ventre de… », « aimer la chaleur du mâle et de la femelle », qui se rapportent toutes à l’acte sexuel. Ces manières de nommer les rapports charnels entre protagonistes participent ainsi d’une stratégie à la fois discursive et sémiotique consistant à donner un côté poétique et romantique aux ébats des amants. À travers cette dénomination bien particulière de l’acte sexuel, le narrateur-conteur célèbre presque la sexualité, ceci à la faveur du sème « euphorie » affecté à la lexie « chaleur » récurrente dans ces mêmes expressions. Cette célébration s’explique également par l’emploi de la gradation22 « bonne et agréable » « agréable, très agréable » (p. 42) utilisée pour montrer l’évolution de l’extase des personnages.
Dans « Initiation » (T6, p. 83), conte ossananga, les mêmes figures font office de figures dominantes. La métaphore et la périphrase sont concomitamment adoptées pour décrire l’intimité de la femme « blessures », « machin » et rapporter les faits liés aux rapports sexuels entre amants : « monter sur elle », « se laisser étouffer ».
Dans « Zama Ya Mebe’e » (T5, p. 85-92), la métaphore est principalement adoptée pour donner une connotation instrumentale au sexe féminin. Elle est présente dans les expressions périphrastiques telles que : « une blessure à l’intersection des jambes » (p. 86), « son champ d’arachides » et « la chose » (p. 87) qui confèrent au sexe féminin une dimension exotique, le présentant ainsi comme une réalité à explorer. La périphrase associée à l’euphémisme dans « désherber son champ d’arachides », « partager le lit d’une créature aussi inattendue » et « vissé à sa femme » (p. 87) quant à elle soutient le projet de sublimation des actes érotiques disséminés à travers le texte. En recourant à ces deux principales figures comme mode d’expression et de description du fait érotique, ce texte présente ainsi le désir sexuel comme le motif à la base de l’union de chaque couple. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il l’associe étroitement à l’expression « épouser et fonder une famille » dans l’extrait suivant :
Ayant pris goût à la chose (le sexe) Zama Ya Mebe’e vécut désormais vissé à sa femme. Il comprit enfin ce qu’épouser et fonder une famille signifiait (p. 87).
Somme toute, la métaphore, la périphrase et les autres figures qui leur sont associées permettent de lire une certaine image de la sexualité dans les sociétés bantoues (ossananga, et ntumu) auxquelles les trois textes que nous venons d’analyser appartiennent. Cette image résume le rôle du sexe et de l’acte sexuel à celui de la procréation, du motif d’union entre l’homme et la femme et à la source du plaisir. Partant de cette représentation, l’on peut donc inférer que chez les Bantous, la sexualité n’est liée ni à des considérations péjoratives (adultère) ni au tabou comme chez les Sahéliens. Ces deux perceptions opposées de la sexualité expliqueraient la présence de deux tons distincts dans le corpus appartenant pourtant au même recueil. Il s’agit d’une part du ton satirique, humoristique et sévère propre aux contes sahéliens qui critiquent et blâment sévèrement les rapports entre homme et femme et n’abordent la thématique de la sexualité que sous l’angle de l’adultère. D’autre part, le ton épique et héroïque (Evu Mana Bodo), le ton didactique (Zama Ya Mebe’e, Initiation) sont ceux spécifiques aux contes bantous. Par eux, les textes célèbrent et enseignent les fonctions de la sexualité au sein de la communauté. Ils présentent ainsi le rôle du sexe dans l’union intergenre, dans la procréation, le don de la vie, et l’assimilent ainsi à un « lieu de refuge et de sécurité pour l’homme en cas de danger et d’attaque métaphysique23 ».
En somme, le discours sur la sexualité tel qu’il est conçu diffère d’une aire culturelle à une autre. La différence, qui se manifeste sur le plan énonciatif et stylistique par une poétique bien particulière, reflète les considérations et représentations que les aires culturelles cibles de cette étude se font de cette réalité. Le recours aux repères spatiaux, aux types de caractérisation, et aux figures du discours pour présenter le cadre érotique, le faire et l’être des personnages dans les contes du Sahel et les contes bantous permet de véhiculer deux visions du monde contradictoires : l’une en faveur d’une sexualité épanouie libre, sans tabou ni restriction socioculturelle, l’autre contre le libertinage sexuel, soumise aux restrictions et aux valeurs morales en vigueur dans la société sahélienne. L’analyse des textes bantous et sahéliens du corpus soulève de manière générale le problème d’éducation sexuelle qui est le fil d’Ariane des contes de tout le recueil. Cette initiation dont les formes, le contenu et les orientations varient énormément chez les deux peuples emprunte sur le plan langagier à deux registres, à deux canons d’écritures différents qui gagneraient à être exploités à d’autres fins littéraires et anthropologiques.