Ce que la reproductibilité fait à la fiction. Imaginaires du diner, modernité industrielle

What Replication does to Fiction. Imaginary of the Diner and Industrial Modernity 

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1577

Résumés

Résumé : Devenu l’emblème de l’Amérique post-industrielle en proie au consumérisme de masse, le diner, emprunt à l’anglais parfois traduit par « relais routier » ou « restaurant », est un espace omniprésent dans les fictions littéraires et cinématographiques américaines du xxe siècle. Si des études d’histoire ou d’architecture font déjà état des multiples enjeux associés à cet espace, ses fonctions dans le roman et le cinéma à partir des années 1940 restent à étudier. Les « scènes de diner » constituent pourtant des étapes révélatrices pour l’univers fictionnel, tributaires de la construction d’un sujet moderne désorienté. Fondée sur le redoublement et la répétition des mêmes objets et aménagements, la reproductibilité inhérente au diner américain est à l’origine d’un nouveau rapport à l’espace, propice au déploiement de l’intériorité du sujet.

Abstract: The diner has become the epitome of post-industrial America in the grip of mass consumerism and is an omnipresent space in twentieth-century American literary and cinematographic fiction, sometimes translated as "roadhouse" or "restaurant". While studies of History and Architecture have already revealed the many issues associated with this space, its functions in novels and films from the 1940s onwards remain to be studied. However, the diner scenes constitute revealing stages for the fictional universe, dependent on the construction of a disoriented modern subject. Based on the duplication and repetition of the same objects and fittings, the reproducibility inherent in the American diner is at the origin of a new relationship to space, conducive to the deployment of the subject’s interiority.

Index

Mots-clés

Modernité, fiction, reproductibilité, sujet moderne, xxe siècle

Keywords

Modernity, fiction, reproducibility, modern subject, 20th century

Plan

Texte

Dans un article intitulé « Nuits intimes et inimitiés nocturnes1 », Alain Montandon fait de la nuit un moment déterminant pour les représentations de l’intime, notamment à travers les tableaux d’Edward Hopper, parmi lesquels le célèbre Nighthawks. Inspiré à la fois d’une nouvelle d’Hemingway, d’un tableau de Van Gogh et de divers films noirs, l’huile sur toile met en scène des êtres dont il est impossible de comprendre les intentions, intimité insondable et pourtant mise en lumière dans une immense baie vitrée qui fait contraste avec la nuit alentour. Le diner représente ici un espace à part, porteur d’une énigme. L’atmosphère inquiétante est renforcée par l’absence de reflet sur les vitres, qui confère à l’étrangeté de la scène un caractère presque surnaturel. De l’autre côté de l’immense vitre, la présence de la caisse enregistreuse inutilisée suggère que d’autres formes de transactions, hors normes, sont susceptibles d’entrer en jeu pour les noctambules. Peint en 1942, le tableau s’empare ici d’un espace qui commence tout juste à être reproduit au-delà de la ville, sur les aires d’autoroutes2.

Devenu l’emblème de l’Amérique post-industrielle en proie au consumérisme de masse, le diner, emprunt à l’anglais parfois traduit par « relais routier » ou « restaurant », fait l’objet de nombreuses scènes dans les fictions littéraires et cinématographiques américaines du xxe siècle. Si des études d’histoire ou d’architecture font déjà état des multiples enjeux associés à cet espace3, ses fonctions dans le roman et le cinéma à partir des années 1940 restent à étudier. Les scènes de diner constituent pourtant des étapes révélatrices pour l’univers fictionnel, tributaires de la construction d’un sujet moderne désorienté dans un environnement où le changement mène à l’identique. Fondée sur le redoublement et la répétition des mêmes objets et aménagements, la reproductibilité4 inhérente à cet espace qui se développe à partir des années 1940 est à l’origine d’un nouveau rapport à l’espace, propice au déploiement de l’intériorité du sujet.

Cette réflexivité entre l’être et l’espace remonte aux origines étymologiques du substantif de langue anglaise, qui désigne en premier lieu « quelqu’un qui dîne5 ». Un second emploi apparaît à la fin du xixe siècle, lorsque la société ferroviaire Pullman repense l’agencement de certains wagons afin de mettre en place des espaces pour manger et dormir. Le substantif désigne alors un wagon-restaurant. Il accueillait des voyageurs amenés à se déplacer sur de longues distances, le plus souvent amenés à prendre le train pour des raisons professionnelles et susceptibles de pouvoir s’offrir un confort particulier lors d’une traversée qui pouvait durer plusieurs jours. Le wagon-restaurant est peu à peu aménagé, pour faire du voyage une expérience. Ainsi, des banquettes sont placées de part et d’autre des fenêtres qui permettent de manger tout en profitant du paysage qui défile. La disposition des banquettes sur toute la longueur du wagon, et non les unes à côté des autres, contribue aussi à favoriser une certaine intimité construite autour de la fenêtre, que l’on ne retrouve pas dans la salle de restaurant où les tables sont disposées les unes à côté des autres, ce qui facilite les discussions d’une table à l’autre. Pour ceux qui voyagent à plusieurs, une forme de proximité est donc favorisée, tandis que le voyageur solitaire peut s’adonner à la contemplation du paysage le temps d’un repas. À la même époque se développe aussi une forme de cantine mobile, initialement tirée par des chevaux, supposée servir à manger directement aux employés6. Les premiers diner se caractérisent donc par leur mobilité qui les distingue initialement du restaurant.

Sédentarisé par la suite, le diner garde en lui le mouvement qui le qualifiait à l’origine. Ainsi, l’optimisation de son espace est pensée sur le modèle du wagon, notamment par ses banquettes disposées de part et d’autre de chaque fenêtre. Peu coûteux et facile à installer, son aménagement extérieur tout en longueur rappelle aussi l’agencement du wagon-restaurant. Il comporte plusieurs spécificités qui le distinguent des autres espaces de restauration. Initialement construit en préfabriqué, il est ouvert plus tard que les autres restaurants et tous les jours de la semaine, et ce afin d’accueillir les travailleurs de nuit, avec une cuisine peu coûteuse. L’ouverture à des horaires nocturnes fait du diner un espace idéal pour la représentation des rencontres criminelles dans les fictions policières. À ce titre la grande majorité de la nouvelle Les Tueurs d’Hemingway, publiée en 1942 et source d’inspiration pour le tableau d’Edward Hopper, se déroule au sein de cet espace7.

À cette tension entre immobilité et mouvement succède une double évolution. En effet, deux types de diner se développent après les années 1940, celui qui devient une chaîne de restauration rapide et que l’on trouve à la place du restaurant routier et qui s’oppose au diner de la ville moderne. L’espace est donc avant tout une forme de wagon-restaurant à l’arrêt qui se situe au bord d’une route, entre deux villes ou bien en périphérie d’une ville, et qui est traversé par un certain nombre de personnages, parfois anonymes. C’est donc un lieu où l’étape est propice aux rencontres entre différentes catégories sociales et aux dialogues sur des sujets marginaux, loin des normes du simple restaurant.

Au diner des longues distances s’oppose donc un diner urbain, proche du restaurant tel que nous le connaissons aujourd’hui, ancrage dans le quotidien qui se prête aisément aux méditations du personnage qui le fréquente, notamment dans les productions littéraires et cinématographiques des années 2000. Associé à des distances et mouvements divers, leur emplacement géographique significatif porte en lui des éléments constitutifs de l’univers fictionnel dans lequel est plongé le lecteur et que le lecteur ou spectateur est amené à réévaluer lorsque la répétition d’un espace est mise en scène. Mais qu’il soit urbain ou périphérique, la reproduction du diner dans de nombreuses fictions en fait un lieu censé connu du lecteur car il y retrouve un aménagement, des objets et une cuisine similaire d’un établissement à l’autre. Ce redoublement du même espace suggère une authenticité perdue susceptible de produire de l’étrange. Le diner américain est donc un espace actif, agissant, dont le mouvement initial, géographique et concret, est réapproprié par la fiction où il se manifeste sous d’autres formes, narratives et métaphoriques.

Le diner de Kerouac, à la recherche de l’authenticité perdue

Cette recherche d’authenticité motive les déplacements de l’ensemble du roman Sur la route, de Jack Kerouac, dans lequel un personnage issu d’un milieu aisé décide de traverser l’Amérique. L’ouvrage emblématique de la Beat Generation est écrit sous la forme d’un carnet de voyage d’inspiration autobiographique, où le diner rythme l’itinéraire du jeune homme et de ses acolytes qui partent à la découverte du pays à la fin des années 1940 :

Arrêt au bord de la route pour manger un morceau. Le cow-boy s’en va faire réparer une roue de secours et Eddie et moi nous installons dans un diner tout ce qu’il y a de plus ordinaire. J’entends un grand rire, le rire le plus énorme du monde ; c’était un de ces fermiers du Nebraska, de la bonne époque, au cuir cru, qui s’amenait avec une tapée d’autres types ; on pouvait entendre ses cris râpeux jusqu’au fond des plaines, du monde gris des plaines. Tous les autres riaient avec lui. Il n’avait pas le moindre souci au monde mais il donnait à tout un chacun une attention colossale. Hum, me dis-je, écoute cet homme rire. Ça, c’est l’Ouest ; me voici dans l’Ouest8.

Traversé de jour, le diner est ici le lieu de la rencontre entre plusieurs milieux sociaux : le narrateur issu de l’élite new-yorkaise et un fermier du Nebraska qui lui évoque une forme d’authenticité spécifique à l’Ailleurs de l’Ouest. L’espace, en revanche, n’est pas décrit. Dans la traduction en français, la périphrase un diner « tout ce qu’il y a de plus ordinaire9 » suggère qu’une multitude d’espaces similaires sera traversée au sein du roman, notamment lorsque le narrateur part à la recherche de la meilleure tarte des États-Unis, multipliant ainsi les mentions de ce lieu peuplé d’anonymes. Mais la version originale met l’accent sur l’authenticité du lieu car c’est l’adjectif « homemade10 » qui est utilisé, ce qui suggère que le narrateur ne recherche pas une chaîne de restaurant mais un espace spécifique où il peut constater une série de changements. Par sa recherche d’authenticité permise par le déplacement sur une longue distance, le narrateur construit du sens par le voyage à une époque où le sens se perd à cause des nouveaux mouvements déterminés par ce mode de déplacement, fondé sur la découverte et réservé à une catégorie sociale particulière, souvent aisée, ce qui instaure une coexistence entre plusieurs milieux, ici le fermier du Nebraska et le voyageur new-yorkais. À travers eux sont reflétés différents rapports à l’argent et au travail sur un même territoire, pluriel et contrasté.

C’est donc la recherche d’authenticité par le voyageur qui est répétée tout au long du roman. Menée par un narrateur ignorant des changements susceptibles d’affecter l’environnement qu’il traverse, la répétition des déplacements provoque une succession effrénée d’espaces et de personnages, avec un effet de saturation des informations susceptible de désorienter le lecteur. Dans ces conditions, le diner renvoie donc à un ancrage éphémère aussitôt intériorisé par le narrateur et annonce ainsi la perte de sens d’un sujet en crise, à la recherche d’une authenticité dépassée par la reproductibilité des espaces.

Répétition et fuite en avant : dégoût du diner, dégoût de l’Amérique

Associé au voyage et à l’imaginaire du road trip, le diner américain se prête à la représentation du regard étranger, seul capable de mettre en lumière un certain nombre de mécanismes, comme le fait par exemple le narrateur indigne de confiance dans Lolita. Dans ce roman, le narrateur européen fait état du développement économique de l’Amérique avec un regard acerbe. Le passage consacré au road trip contraste avec un souvenir qui hante le roman et que le narrateur utilise pour justifier ses actes : un amour passionné pour une certaine Annabel Leigh (référence à peine masquée au poème d’Edgar Allan Poe) qui achève ainsi de révéler, dans ce regard, une partition bien connue entre une Europe véritable et une Amérique factice car pervertie par les nouveaux modes de consommation. La reproduction du même espace est ainsi associée au dégoût dans Lolita lors de son itinéraire avec Dolores à travers les États-Unis. Dans cette longue description de l’Amérique de la fin des années 194011, les diners sont mentionnés comme autant d’espaces qui semblent être à l’origine d’un profond écœurement du narrateur :

Nous parcourûmes et reparcourûmes dans tous les sens toute la gamme des restaurants routiers américains, depuis l’humble Eat avec son enseigne à tête de cerf (trace sombre d’une longue larme coulant du larmier), ses cartes postales « humoristiques » genre « Kurort », ses additions de clients empalées sur une pointe, ses pastilles à la menthe, ses lunettes de soleil, ses images de sundaes célestes conçues par des publicistes, sa moitié de gâteau au chocolat sous une cloche de verre, et plusieurs mouches horriblement expertes zigzaguant au-dessus du gluant sucrier verseur sur l’ignoble comptoir12

Ajoutons que le dégoût provoqué par la traversée des nombreux diner est lui-même transféré à d’autres espaces touristiques mentionnés les uns après les autres dans les pages qui suivent. L’énumération culmine quand, n’ayant plus de lieu spécifique à mentionner, Humbert Humbert évoque les quantités d’espaces traversés : « notre vingtième Hell’s canyon. Notre cinquantième Gateway vers je ne sais quel site, dixit ce guide touristique qui avait depuis longtemps perdu sa couverture13. » Relatées de jour, les diverses énumérations permettent au narrateur de noyer le lecteur dans un voyage sans fin qui le détourne des activités répétées du criminel, essentiellement nocturnes14. La répétition infinie épuise le narrateur déçu par une Amérique différente de celle qu’il imaginait, et pour qui le voyage ne mène nulle part15. À travers celle-ci est illustrée la trajectoire vaine du criminel en fuite dans une succession d’espaces touristiques pendant un itinéraire sans fin qu’il refera d’ailleurs dans le sens inverse après la fuite de Dolores. La répétition est donc elle-même redoublée par un itinéraire qui ne peut prendre fin qu’au moment de l’arrestation. Ainsi, le voyage n’est qu’une perte de temps pendant laquelle le narrateur vit une forme de déchéance irréversible, un échec qu’il ne peut que retarder. Dénoncée par Humbert Humbert, la reproductibilité encourage donc une fuite en avant dans une Amérique toujours plus décevante. Le diner, parce qu’il est pris dans une succession d’espaces similaires qui l’entourent d’un État à un autre, permet de mettre en lumière une perte de sens dans le monde moderne, où la quête a laissé place à l’errance.

Le diner urbain, répétition de l’étape et vacuité du quotidien

Lorsqu’elle n’est pas tournée vers un avenir vain, cette errance se manifeste parfois par un retour vers un espace qui appartient au passé du narrateur. Ainsi, le roman de Paul Auster Brooklyn Follies, publié en 2005, s’ouvre sur le retour du narrateur à Brooklyn lors de la dernière étape de sa vie, marquée par un cancer en phase terminale. Le diner y est associé à un mouvement bien plus restreint que celui de la traversée du pays. Il s’agit de la promenade urbaine, considérée comme « un nouveau mode d’expérience sensible16 » dans les romans de Paul Auster et souvent limitée à la ville de New York. Le diner est ici associé au quotidien d’un ancien assureur réinstallé à Brooklyn, un espace a priori périphérique, puisqu’il appartient à la ville de New York, mais n’en est pas le quartier central, Manhattan. Ce sont les particularités de ce centre-périphérique propice aux rencontres intellectuelles et artistiques qu’entend décrire Paul Auster dans ce roman, à la veille d’un moment de basculement historique, celui du 11 septembre 2001. Ainsi située dans le centre périphérique urbain, la chaîne de restauration constitue une étape supplémentaire dans la sédentarisation post-industrielle du diner des aires d’autoroute. Elle devient alors un espace associé au quotidien qui accueille une autre forme de répétition, celle du rituel gastronomique, provoquée non plus par la reproduction du lieu mais par le sujet :

Presque tous les matins, je me préparais le petit-déjeuner chez moi mais, comme je n’aimais pas cuisiner et n’avais aucun talent en ce domaine, j’avais tendance à manger au restaurant midi et soir – toujours seul, toujours avec un livre ouvert devant moi, mâchant toujours le plus lentement possible afin de faire traîner le repas autant que je le pouvais. Après avoir tâté de plusieurs possibilités dans le voisinage, je choisis le Cosmic Diner pour mes repas de midi17.

Ici, le diner n’est plus traversé comme chez Kerouac ou chez Nabokov, mais il fait partie du quotidien d’un personnage qui se prête facilement à diverses réflexions, méditations, voire à la formulation d’un sentiment d’étrangeté au monde. Le dialogue absent laisse place à l’expression d’une solitude extrême, ce qui est amené à changer au fil du roman, fait de rencontres entre des personnages issus d’origines sociales différentes, qui donneront lieu à de nouvelles possibilités d’itinéraire. Autant de sorties possibles de la répétition qui mèneront le narrateur à un état de plénitude. C’est donc à la sortie de l’espace clos que le roman peut véritablement commencer, au milieu des possibles de la ville moderne. Au diner urbain de la périphérie new-yorkaise répond celui de Los Angeles, propice aux intrigues policières fondées sur des rencontres éphémères et marginales.

Wagon sédentarisé d’une Amérique périphérique : Mulholland Drive ou le cauchemar de la répétition

Que ce soit dans le célèbre Pulp Fiction de Quentin Tarantino ou dans certains films de David Lynch comme Blue Velvet, le diner est un espace essentiel pour le déploiement de l’intrigue cinématographique, explicitée à travers des dialogues qui font avancer le déroulement des événements. Dès 1986, c’est bien dans cet espace que Jeffrey Beaumont, dans Blue Velvet, demande à Sandy de l’aider à trouver l’assassin de son père. La scène marque donc le début d’une quête dans les bas-fonds d’une ville et la découverte d’un envers du décor, itinéraire typique du roman et film noir depuis les années 1920. Mais lorsqu’elle est répétée, la scène topique du diner fait apparaître certains aspects de l’intrigue sous un autre angle car elle invite le spectateur à réévaluer les éléments déjà perçus, comme par exemple dans Mulholland Drive. Sorti en 2001, le long métrage comporte trois scènes de diner qui correspondent à des niveaux de narrativité différents susceptibles d’être mis en réseau par le spectateur. La première est le résultat du rêve d’une femme amnésique qui s’endort dans l’appartement d’une aspirante actrice, juste avant leur rencontre. Au regard de la fin du film, c’est aussi le résultat d’un double rêve, mise en abyme shakespearienne dans laquelle Lynch se réapproprie un espace du quotidien pour générer du cauchemar. Dans cette scène, le redoublement est décliné sur plusieurs niveaux. À l’intérieur du diner, deux personnages déjeunent l’un en face de l’autre. La confidence de l’un porte sur un cauchemar qu’il a fait à deux reprises. Au fondement de ces deux rêves similaires, un sentiment de terreur existentielle. Et au redoublement succède la reproduction puisqu’aussitôt le récit terminé, le second homme se lève pour régler l’addition et le rêve du premier commence, faisant de l’ensemble du diner une réflexion de sa perception. Mais alors que le narrateur-personnage sort du diner et se dirige derrière celui-ci, l’environnement change et le spectateur voit apparaître des murs délabrés et diverses ordures qui contrastent avec le confort intérieur de l’espace. La terreur culmine au moment où une figure à mi-chemin entre le mendiant et la sorcière surgit, rencontre à la suite de laquelle le narrateur du rêve perd conscience. Au récit a donc succédé un rêve semi-lucide dans lequel le personnage a l’intuition de l’apparition cauchemardesque qui l’attend et va pourtant à sa rencontre. Mais le cauchemar provient surtout de la dimension métafictionnelle contenue dans le discours du personnage effrayé, où la lumière décrite, qui ne ressemble ni au jour ni à la nuit, pourrait renvoyer à la lumière artificielle des lieux de tournages. Dans ces conditions, la rencontre avec la figure humaine met donc le personnage devant les limites de sa propre existence au sein du film. La prise de conscience du redoublement donne lieu à la découverte d’une limite.

Le diner est ensuite brièvement visité par deux jeunes femmes alors appelées Rita et Betty, lorsqu’elles enquêtent sur l’identité de Rita, amnésique, qui se révèle ensuite n’être qu’une projection de Betty, aspirante actrice. Mais la scène du cauchemar, par le déploiement d’éléments réflexifs, annonce surtout la toute fin du film, généralement désignée comme un autre niveau de narrativité – les deux premiers tiers, heureux et paisibles pour le personnage principal, n’étaient effectivement qu’un rêve. Et ce ne sont plus deux anonymes qui peuplent le diner mais le personnage principal et un tueur à gages qu’elle semble engager pour éliminer sa rivale. En faisant le choix de tourner cette scène dans le même espace, David Lynch indique au spectateur que le cauchemar est bien devenu réalité. Réapparaissent alors dans le diner des objets ou des figures susceptibles d’avoir inspiré le rêve du personnage principal. Ainsi, le prénom de la serveuse, « Betty » est sans doute à l’origine de celui dont rêve l’aspirante actrice, Diane. Quant à Dan, le personnage qui racontait ses cauchemars dans la première scène de diner, il reparaît brièvement près du comptoir, première frontière vers l’extérieur, lieu de passage symbolique d’un quotidien rêvé à une réalité cauchemardesque.

La recomposition d’éléments déjà connus du spectateur dans un même espace donne naissance à de nouvelles possibilités de compréhension du déroulement de l’intrigue principale du film. Mais la reconstitution linéaire de l’intrigue à partir des scènes qui se déroulent dans le diner ne peut s’effectuer qu’à la fin du film, par un effet de retour qui appelle une lecture rétrospective. Avec ce type de montage délinéarisé qui met en valeur le déploiement du rêve pour mieux le démanteler, David Lynch met en lumière le pouvoir de narration de la réussite sociale hollywoodienne décrite dans la première partie du film, à laquelle le spectateur a bien voulu croire, et à cause de laquelle il doit faire face à une réalité d’autant plus cruelle, celle d’un sujet marginalisé par ses propres illusions. Par ces scènes, Lynch fait du diner un espace privilégié pour la mise en place d’actions qui déterminent un nouveau mode de narrativité, articulé à la réflexivité du sujet dans son environnement. Qu’il soit représenté dans le roman ou au cinéma, le diner est donc un espace intérieur où le déploiement de l’expression de soi est encouragé par le redoublement et la répétition, reflets de la reproduction industrielle. Mais que ce soit dans les romans d’Auster ou le cinéma de Lynch, les configurations du diner urbain permettent surtout d’illustrer les spécificités de deux villes modernes, New York et Los Angeles, que tout oppose. Le diner du centre-ville new-yorkais favorise le temps de la marche et la répétition solitaire des repas caractéristique d’un mode de vie privilégié et normé qui ne se situe jamais loin de son contraire, tandis que les personnages marginalisés sont au premier plan dans les diners de la périphérie de Los Angeles. Les récits construits autour de ces deux espaces permettent de développer différentes formes de tragiques dans lesquelles la ville moderne et son quotidien répété agissent comme une force oppressante.

 

De l’autoroute au centre-ville, le développement du diner est finalement révélateur d’évolutions économiques et sociales susceptibles de produire de nouvelles formes de romanesque, engendrées par le développement des moyens de transport et la consommation de masse. Mis en réseau avec l’intériorité de chacun, ces bouleversements sont tributaires de changements dans le rapport du sujet au temps et au mouvement.

Le diner est donc un ancrage dans un éternel présent de l’Amérique, fondateur pour la construction fictionnelle du sujet moderne, seul espace capable de l’illustrer dans la complexité de ses rapports au monde, à travers l’errance et l’échec. Dans les différentes fictions que nous avons évoquées, l’itinéraire du sujet provoque plusieurs formes de répétition qui agissent différemment selon l’emplacement géographique du diner traversé par le sujet. Diner routier et diner des villes opèrent donc différemment. La reproduction du restaurant au fil de la route provoque la répétition d’une expérience sensible souvent intériorisée par le narrateur et en décalage avec le déplacement géographique qu’il opère volontairement dans une recherche vaine de nouveauté et d’authenticité, tandis que le diner situé en ville privilégie la représentation d’un déplacement répété du sujet moderne symptomatique d’une certaine morosité. Ainsi, lorsqu’il est traversé, le moment du diner est une étape vouée à être redoublée qui amène à la représentation de plusieurs décalages entre la pensée du sujet et l’espace reproduit qui l’entoure. Mais lorsqu’il est visité au quotidien, il donne aisément lieu à la contemplation d’un certain immobilisme intérieur en attente d’être rompu. Enfin, dans le cinéma de Lynch, les divers modes de répétition explorés se prêtent aisément à une expérience des limites cauchemardesques susceptible de faire disparaître le personnage. Répétition, redoublement et reproduction d’un même espace sont donc des phénomènes déterminants pour la représentation de l’expérience sensible du sujet moderne. Tous impliquent un nouveau rapport au temps, où le rêve côtoie l’illusion.

1 Alain Montandon, « Nuits intimes et inimitiés nocturnes », Miranda, n°20, 2020.

2 Edward Hopper, Nighthawks, huile sur toile, 1942, Art Institute of Chicago [En ligne] URL : https://www.artic.edu/artworks/111628/nighthawks

3 À ce titre l’ouvrage d’Andrew Peter Haley intitulé Turning the Tables : American Restaurant Culture and the Rise of the Middle Class, 1880-1920

4 Nous employons ce terme au sens de Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit par Frédéric Joly

5 Nous utilisons ici la définition du dictionnaire Oxford qui date la première occurrence de ce mot en 1815 : « one who dines ». Ce n’est qu’en 1890

6 Sur les origines du diner, voir John A. Jakle et Keith A. Sculle, Fast Food : roadside restaurants in the Automobile Age, Baltimore, Johns Hopkins

7 Ernest Hemingway, Les tueurs, dans Nouvelles complètes, traduit de l’anglais par Michel Arnaud, Marcel Duhamel, Pierre Guglielmina, Victor Llona

8 Jack Kerouac, Sur la route, traduit de l’anglais par Jacques Houbart, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1960, p. 39-40 ; Jack Kerouac, On the Road

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Leur voyage commence en août 1947 et se termine un an plus tard.

12 Vladimir Nabokov, Lolita, traduit de l’anglais par Maurice Couturier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 265-266 ; Vladimir Nabokov

13 Ibid., p. 269 ; p. 146.

14 C’est ce que montre Marie Bouchet dans son article « De Dolores, CO à Lolita, TX : Détours et retours à travers “the crazy quilt of forty-eight

15 Cette tension entre espace intérieur et réalité concrète dans Lolita a notamment été analysée par Véronique Lord dans un article intitulé « Espace

16 Nathalie Cochoy explore notamment la relation entre marche et roman dans « Marcher, traduire – New York dans l’œuvre de Paul Auster », Sciences de

17 Paul Auster, Brooklyn Follies, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2005, p. 13 ; Paul Auster, Brooklyn Follies, Collected Novels, vol. 3, Londres

Notes

1 Alain Montandon, « Nuits intimes et inimitiés nocturnes », Miranda, n°20, 2020.

2 Edward Hopper, Nighthawks, huile sur toile, 1942, Art Institute of Chicago [En ligne] URL : https://www.artic.edu/artworks/111628/nighthawks

3 À ce titre l’ouvrage d’Andrew Peter Haley intitulé Turning the Tables : American Restaurant Culture and the Rise of the Middle Class, 1880-1920, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2011, fait du diner une catégorie spécifique de restaurant américain dont l’évolution permettrait de comprendre l’influence grandissante du consommateur de classe moyenne, dans l’affirmation d’une certaine identité américaine qui se développe à travers l’ensemble des États-Unis.

4 Nous employons ce terme au sens de Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduit par Frédéric Joly, préface d’Antoine de Baecque, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 2013.

5 Nous utilisons ici la définition du dictionnaire Oxford qui date la première occurrence de ce mot en 1815 : « one who dines ». Ce n’est qu’en 1890 qu’apparaît un emploi du terme qui désigne un espace : « 2.a. U.S. “a railway dining car” (1890, 1894) » puis « A restaurant, orig. and still occasionally one built to resemble a railway dining-car », The Oxford English Dictionary, 2e édition, vol. IV, Oxford, Clarendon Press, p. 680.

6 Sur les origines du diner, voir John A. Jakle et Keith A. Sculle, Fast Food : roadside restaurants in the Automobile Age, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1999, p. 36.

7 Ernest Hemingway, Les tueurs, dans Nouvelles complètes, traduit de l’anglais par Michel Arnaud, Marcel Duhamel, Pierre Guglielmina, Victor Llona, Georges Magnane, Maurice Rambaud, Henri Robillot, Jeanne-Marie Santraud, Philippe Sollers, Ott de Weymer et Céline Zins, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999.

8 Jack Kerouac, Sur la route, traduit de l’anglais par Jacques Houbart, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1960, p. 39-40 ; Jack Kerouac, On the Road, Londres, The Original Scroll, Penguin books, coll. « Viking USA », 2007, p. 124 : « We stopped along the road for a rest and a bite to eat. The cowboy went off to have a spare tire patched and Eddie and I sat down in a king of homemade diner. I heard a great laugh, the greatest laugh in the world, and here came this rawhide oldtimer Nebraska farmer with a bunch of other boys into the diner; you could hear his raspy cries clear across the plains, across the whole gray world of them that day. Everybody else laughed with him. He didn’t have a care in the world and had the hugest regard for everybody nevertheless. I said to myself “Wham listen to that man laugh. That’s the west, here I am in the West. »

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Leur voyage commence en août 1947 et se termine un an plus tard.

12 Vladimir Nabokov, Lolita, traduit de l’anglais par Maurice Couturier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 265-266 ; Vladimir Nabokov, Lolita, New York, Penguin books, coll. « Library of America », 1996, p. 144 : « We passed and re-passed through the whole gamut of American roadside restaurants, from the Lowly Eat with its deer head (dark trace of long tear at inner canthus), “humorous” picture post cards of the posterior “Kurort” type, impaled guest checks, life savers, sunglasses, adman visions of celestial sundaes, one half of a chocolate cake under glass, and several horribly experienced flies zigzagging over the sticky sugar-pour on the ignoble counter. »

13 Ibid., p. 269 ; p. 146.

14 C’est ce que montre Marie Bouchet dans son article « De Dolores, CO à Lolita, TX : Détours et retours à travers “the crazy quilt of forty-eight states” », Caliban,‎ n19, 2006, p. 9-22 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/caliban.2344.

15 Cette tension entre espace intérieur et réalité concrète dans Lolita a notamment été analysée par Véronique Lord dans un article intitulé « Espace imaginaire, espace américain. Lolita de Vladimir Nabokov », dans lequel elle revient sur le moment déceptif que constitue la découverte de l’Amérique pour Humbert Humbert, qui n’est pas sans lien avec Lolita elle-même. « Espace imaginaire, espace américain. Lolita de Vladimir Nabokov », Postures, no 4, 2001, p.45-55 [En ligne] URL : http://revuepostures.com/fr/articles/lord-4.

16 Nathalie Cochoy explore notamment la relation entre marche et roman dans « Marcher, traduire – New York dans l’œuvre de Paul Auster », Sciences de la société, n° 97, 2016, p. 30-45 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/sds.3970.

17 Paul Auster, Brooklyn Follies, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2005, p. 13 ; Paul Auster, Brooklyn Follies, Collected Novels, vol. 3, Londres, Faber and Faber, coll. « Faber Modern Classics », 2008, p. 521 : « Most mornings, I prepared breakfast for myself in the apartment, but since I disliked cooking and lacked all talent for it, I tended to eat lunch and dinner in restaurants – always alone, always with an open book in front of me, always chewing as slowly as possible in order to drag out the meal as long as I could. After sampling a number of options in the vicinity, I settled on the Cosmic Diner as my regular spot for lunch. »

Citer cet article

Référence électronique

Manon AMANDIO, « Ce que la reproductibilité fait à la fiction. Imaginaires du diner, modernité industrielle », Sociopoétiques [En ligne], 7 | 2022, mis en ligne le 05 novembre 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1577

Auteur

Manon AMANDIO

Université Paris Nanterre

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